IV

Cendres et Oxford n’eurent pas besoin d’échanger un coup d’œil.

« Mes officiers, à moi ! s’écria Cendres, sans hésitation. Angelotti, Geraint : feu de couverture ! Euen, Rochester, faites-les évacuer ! Ne vous laissez pas retarder ici ! Nous allons passer directement par cette porte et sortir. Ne vous laissez pas retenir par les combats ! »

Un feu nourri de carreaux d’arbalètes et de balles d’arquebuse balaya le toit de la maison Léofric. Cendres se déplaça vers le bord de l’enceinte de la Citadelle, pour presser la masse de ses hommes, en bas, de monter. On entendait à peine les ordres. On ne voyait aucun Wisigoth, le tir les forçant à garder la tête baissée.

Elle hisse les hommes vers le haut, au sein de cent cinquante archers et guisarmiers, les halant jusque sur le mur d’enceinte défensif de la Citadelle – assez large pour accueillir deux charrois de front – parmi un chaos de soldats en train de déplacer des équipements, de porter des blessés qui crient, tous sous un ciel noir et mouvant.

« Pitié de Dieu ! » Oxford, en grognant, revint au pas de course le long du mur dans un tintamarre d’armure, son épée dégainée à la main. « Dickon tient la porte ! Qu’est-ce que c’est que ça ? Un genre d’arme ? »

Du haut des remparts de Carthage, Cendres contempla le sud. Le vent tirait de ses yeux des larmes glacées qu’elle ne remarquait pas, face au paysage sinistre et vide s’étendant au-delà de la ville. Le désert du sud, où une jument à la robe pelucheuse brune l’avait amenée galoper en compagnie de Fernando, de Gélimer et du harif Aldéric.

Pour chevaucher, au milieu des pyramides.

Elles s’étendaient entre la ville et les montagnes du sud, minuscules vues d’ici : des formes régulières et géométriques qui ondulaient, sous ses yeux, comme ondulent les objets sous l’eau. Leurs contours nets luisaient d’argent, tremblant dans la lumière. Des vastes surfaces de pierre aplanie, lumineuses contre le noir contre nature du Crépuscule éternel.

« Les tombes des califes… souffla-t-elle.

— Ma foi, madame, nous n’avons pas le temps de les admirer ! »

Sa vision nocturne temporairement disparue, Cendres s’éloigna en trébuchant, suivant le mur en compagnie de son escorte. La voix d’Euen Huw rapporta, essoufflée : « La porte de la Citadelle… L’escarmouche, finie… La voie est libre jusqu’à la porte de la ville ! »

Carthage, ancienne cité, victorieuse des Romains[51], grande ruine africaine de ce qui fut jadis un empire couvrant la Chrétienté, Carthage est un chaos de feu, d’hommes et de femmes qui hurlent et fuient, d’incendies dans les rues et le port, de pillards qui détalent, de chevaux emballés, de beuglements terrifiés du bétail, d’hommes en cotte de mailles, d’hommes en colliers de fer. Tous les hauts remparts de pierre résonnent de façon assourdissante de leurs cris.

À la porte de la ville, ils sont accueillis par le visage blême, sans trace de sang, de Willem Verhaecht à la tête de cinquante des hommes de Cendres, cette porte n’étant ni prise, ni même attaquée.

Les aqueducs de Carthage courent à travers la ville, à une hauteur vertigineuse au-dessus des toits.

« Dehors, ordonna-t-elle brièvement, sur l’aqueduc. Milord Oxford vous conduira jusqu’au camp que vous avez établi en arrivant !

— J’entends bien, madame. » Deux mots de commandement à ses propres hommes, des cordes lancées aux gardes de la porte dans la rue, des hommes aux livrées du Lion et d’Oxford qu’on hisse sur l’ancien ouvrage de brique, couverts durant leur escalade par des archers, des arbalétriers et des arquebusiers.

« Montez ! » Cendres se pencha pour empoigner des bras, haler des hommes, avec son épée au fourreau qui lui battait contre le plastron à chaque mouvement. Les rebords de son armure entamaient les mains des hommes qu’elle aidait, mais ils ne remarquaient rien, propulsaient leurs camarades de lance vers le haut à portée du sommet de l’aqueduc, pour débouler par-dessus le parapet, agrippant leurs armes, et s’affaler – étonnamment – sur de l’herbe verte.

Les hommes s’entassèrent dans l’escalier qui montait de la porte principale de Carthage pour mener à l’aqueduc. Cendres gravit pesamment les marches à leur suite.

« Allez ! Allez ! Allez ! »

Tout le vacarme est derrière elle, à présent.

« Milord Oxford ! Prenez la tête, décida Cendres avec brusquerie. Vous connaissez le chemin. Geraint, Angelotti, prenez le centre. Je me charge de l’arrière-garde. »

Il n’y a ni le temps, ni la possibilité de discuter : ils aiment la confiance avec laquelle elle leur assigne leur rôle. Angelotti part en avant avec juste une lamentation, murmurée dans un souffle : « Mes canons…

— Trop de poids ! Euen, garde tes gars en arrière, aide les blessés. Angelotti, je veux deux lignes de traits à poudre derrière nous, et deux devant nous. Ne tirez pas sans mon ordre. Geraint, prends position en tête. Oxford, faites-les avancer ! »

Une sonore obscénité en anglais d’Est-Anglie lui revint en écho ; elle prit deux battements de cœur à regarder vers l’avant le long de l’aqueduc pour voir ses hommes se rassembler autour de la bannière au Sanglier bleu de Milord Oxford.

La faible clarté des étoiles éclairait un sol défoncé. Il fait déjà nuit.

« Les voilà qui arrivent ! » gueula Geraint, de plus loin en arrière sur l’aqueduc.

Cendres, en se penchant sur le parapet de brique, vit que le bas de la rue – qui montait du port – n’était plus qu’une masse d’hommes en arme. Des drapeaux de la milice wisigothe. Sans hésiter, elle cria à l’adresse de Thomas Morgan, et sa bannière avança le long de l’aqueduc, dans le noir, à quinze mètres au-dessus du sol, du désert et des statues de pierre du bestiaire du calife.

Le couvercle en brique de l’aqueduc est tapissé d’une herbe maigre, proche des lichens : une végétation de la négligence. Cela dérape sous les pieds de Cendres, en laissant derrière elle des marques noires et froides.

« Courez ! les presse-t-elle. Magnez-vous ! »

Son souffle lui brûle la gorge, et l’armure d’emprunt frotte sous ses aisselles, dans la chair tendre, sous la maille : elle aura des coupures et des écorchures, demain. S’il y a un demain. Et il y en a un, il y en aura un. L’obscurité autour d’eux est ininterrompue par une longue file d’hommes en train de courir, deux cents environ, avec des armes et des arcs, galopant dans un sonore cylindre de brique qui ravitaille Carthage en eau, et les conduit à l’extérieur – à l’extérieur, par-dessus le désert, sous le ciel noir où différentes étoiles pointent lentement, loin des incendies gigantesques du port de Carthage et des émeutes dans les rues. Ils distancèrent leurs poursuivants.

Nous avons laissé le Golem de pierre.

À l’extérieur, dans le silence.

Nous avons abandonné Godfrey.

À l’extérieur, dans des voiles argentés de lumière, qui palpitent contre le ciel, au sud.

Des échelles de siège leur permirent de descendre de l’aqueduc, dix kilomètres au-delà des murs d’enceinte de la ville.

Les pieds de Cendres reprennent durement contact avec le sol du désert. Elle suppute, réfléchit, planifie – tout, plutôt que de porter son attention vers la lumière argentée qui souligne les irrégularités du sol.

« Ils doivent être à nos trousses ! Dépêchons-nous ! »

Rien d’autre à faire, maintenant, que de les presser, la voix enrouée, la visière levée, son visage balafré exposé afin qu’ils puissent bien voir leur commandant. Des grognements maussades montent de quelques-uns de ses hommes : personne dont elle n’ait déjà noté qu’ils étaient susceptibles de se comporter ainsi, dans la sueur et l’effort du combat. Le reste – certains encore ébahis, devant la stupéfiante nouvelle de sa réapparition – agit avec une efficacité professionnelle brutale : rassemblement des armes, décompte des effectifs des lances.

Garde-les en mouvement, sinon ils vont commencer à bougonner des histoires de défaite, décida Cendres tandis qu’elle martelait dans sa course le terrain inégal, en pénétrant dans le camp temporaire fortifié de charrois. Ne leur laisse pas le temps de réfléchir.

Son écuyer accourut, une joie absurde sur le visage.

« Patronne ! » La voix de Rickard glapit, dérapant dans des registres de garçonnet.

« Faites atteler les charrois et mettez-les en route ! Ne perdez pas de temps ! »

Alors qu’elle se dirigeait vers les charrois, Richard Faversham se retrouva à sa hauteur. Le grand diacre aux cheveux noirs portait en travers de ses épaules un homme vêtu d’une armure italienne complète – et il courait. Il ne titubait pas, il courait.

Dickon de Vere, reconnut Cendres. Elle cria : « Continuez à avancer ! » et décrocha vers l’arrière, jusqu’à Floria et aux hommes qui l’accompagnaient, des hommes qui portaient des blessés et des infirmes sur des hampes de guisarme, dans des arrangements improvisés de cordes, de chemises d’autres hommes, ou simplement soutenus entre eux, agrippés par les poignets et les chevilles.

Par-dessus les hurlements, Floria cria : « Je vais en perdre plusieurs. Ralentis ! »

Une éternité les sépare de la tente d’Auxonne, dans l’esprit de Cendres. Et maintenant, Floria est ici – Floria ! – avec son visage crasseux, tellement familier, et encore en train de l’engueuler.

« On ne peut pas… les abandonner. Les prisonniers… seront tués. Continue ! Tu peux y arriver !

— Cendres…

— Tu peux y arriver, Floria ! »

L’éclair vif d’un sourire, des dents dans un visage sale, le blanc de ses yeux, et la chirurgienne déclara, dans l’espace d’un battement de cœur : « Sale conne ! » et « Nous sommes ici, ne t’inquiète pas, ne nous abandonne pas !

— Nous n’abandonnons pas les nôtres ! »

Cela s’adresse en partie à Floria, qui est au bord de l’épuisement dans sa course, en partie aux hommes qui accompagnent Floria. Mais surtout à Cendres elle-même : ils emportent avec eux le cadavre de Mark Tydder, mais pas celui de Godfrey.

Sans sépulture, dans un égout.

« Allez-y !… Oufff ! » Cendres percuta la dossière de Thomas Morgan quand son porte-bannière s’arrêta subitement.

Et il n’y a rien autour d’eux, sinon leur propre camp, un carré de charrois que les hommes se précipitent pour disposer en colonne : deux cent cinquante hommes dont elle connaît les visages. Aucun bruit de poursuite.

« Eh bien…» Floria s’arrêta à hauteur de son coude, laissant ses assistants improvisés poursuivre vers l’avant. Elle se plia pratiquement en deux, la poitrine secouée de spasmes. « Tu me dis toujours que n’importe quel abruti est capable d’attaquer… – … mais qu’il faut de la cervelle pour repartir en un seul morceau ! » Cendres se retourna et serra contre elle avec enthousiasme la femme travestie. Floria fit la grimace quand la cuirasse s’enfonça dans son jacque. « Tu peux remercier De Vere pour ça. On va y arriver…» Elle se signa. « Deus vult.

— Cendres… Mais qu’est-ce qui se passe, ici ? »

Les hommes les croisent pêle-mêle, en pleine course ; Angelotti va et vient derrière ses lignes d’arquebusiers. Cendres rencontre le regard épuisé de Floria.

« Nous essayons d’atteindre la côte, les galères…

— Non. Ça. »

Plus proches, désormais : elles brillent, sous le clair d’étoiles, des pyramides, luisant d’un éclat noir. Un peu plus loin au sud, mais juste un peu, et une sueur froide trempe Cendres sous les aisselles et entre les seins. Des hommes se signent, quelqu’un, criant presque, implore le Christ Vert et sainte Herlaine.

« Je ne sais pas… Je ne sais pas. On n’a pas de temps à perdre à y réfléchir pour l’instant. Charge les blessés dans les charrois. »

Des blessés, certains capables de marcher, d’autres qu’il faut transporter – Cendres estime qu’il y en a en tout vingt-cinq – sont portés devant elle, et elle tourne le dos à toutes les questions de Floria, laisse la femme à la féroce activité de ses devoirs de chirurgienne, crie « Faites l’appel ! » à Angelotti et Geraint en leur indiquant d’entrer dans le camp et va en petites foulées rejoindre le comte d’Oxford.

Aucun écho de poursuite, et même les éclaireurs d’Euen Huw derrière elle ne sont pas arrivés sur leur cheval avec la moindre nouvelle à ce sujet. Mais ici, c’est le cœur de l’Empire, ils sont à proximité des principales routes des caravanes et à cinq kilomètres de la plage oh devraient les attendre – ou peut-être pas – les galères vénitiennes.

Cendres regarda vers le sud, par-delà les kilomètres d’édifices de pierre qui luisaient d’un éclat sombre.

Vers l’endroit où la voix de la machina rei militaris s’était tue dans sa tête, parmi les pyramides et des monuments sans âge, au-delà de toute mesure humaine.

Elle a dans la tête le souvenir visuel de sa chevauchée le long de leurs surfaces écaillées, l’aspect, sous le stuc peint, de la brique rouge dont elles sont édifiées : un million de briques plates confectionnées avec le limon rouge de Carthage.

Cela lui vient dans le genre d’intuition qui va plus vite que les mots ou la pensée : une notion, la certitude qu’elle a raison, avant même de remonter, plus lourdement, pour suivre la ligne de raisonnement qui l’a conduite en ce point.

L’argile rouge de Carthage. Comme celle avec laquelle le rabbin a créé la machina rei militaris, le Golem de pierre, l’esprit-machine, dont le second exemplaire ne possède pas forme humaine.

« Ce sont elles. » Cendres éleva la voix par-dessus le brouhaha des hommes qui criaient des ordres, le hennissement des chevaux, de soudains tirs d’arquebuses, au loin. « Les pyramides. Les voilà, les autres voix. Les voix qui ont parlé à partir du séisme. Ce sont elles, les Machines sauvages.

— Quoi ? s’exclama John de Vere. Où, madame ? »

Les poings de Cendres se nouèrent dans leurs gantelets. Elle ignora le comte, contempla l’horizon dentu, parla, sans intention de prononcer les mots à voix haute : « Miséricorde du Christ, est-ce que, vous aussi, le rabbin vous aurait faites ? »

Une onde de vibration arriva, au-dessous de l’audible, si grave que Cendres la ressentit par la semelle de ses bottes, arriva dans un cisaillement à travers terre et air.

Des voix dans sa tête l’assourdirent, plus sûrement que les canons d’Angelotti :

« C’EST ELLE.

— C’EST L’ÉLUE !

— CELLE QUI ÉCOUTE ! »

« Milord, nous sommes poursuivis !

— Capitaine Cendres ! »

« C’EST – BIEN – ELLE. »

L’âme de Cendres frémit comme une cloche heurtée.

« NON, PAS ELLE ! C’EST L’AUTRE, LA NOUVELLE, L’INCONNUE, CELLE QUI N’EST PAS NÔTRE.

— PAS CELLE QUI ÉCOUTE LA MACHINA REI MILITARIS.

— PAS CELLE QUE NOUS AVONS CRÉÉE…

— CRÉÉE À PARTIR D’UNE SOUCHE D’ESCLAVES…

— … COMPOSÉE DE SANG HUMAIN…

— … SÉLECTIONNÉE, SUR PLUS DE DEUX CENTS ANS…

— NOTRE GUERRIÈRE, NOTRE GÉNÉRAL…

— PAS CELLE QUI AVANCE POUR NOUS, COMBAT POUR NOUS, GUERROIE POUR NOUS ; PAS NOTRE GUERRIÈRE…»

« La Faris. » À travers les chaudes larmes que tiraient d’elle ces voix qui l’assourdissaient, Cendres regarda John de Vere, comte d’Oxford. « Elles sont en train de dire… que… que ce sont elles qui l’ont créée, qui ont créé la Faris-général…»

Le comte dans son armure la retient par les bras, en scrutant le visage de Cendres, les sourcils froncés sous sa visière relevée qu’a éclaboussé de rouge le sang d’un autre.

« Ce n’est pas le moment, madame le capitaine ! Ils sont sur nous !

— Les Machines sauvages… Elles l’ont créée… Mais comment ? »

De Vere tendit un bras, arrêtant son aide de camp, le regard rivé sur Cendres. « Madame, que se passe-t-il ? Vous les entendez en cet instant ? Ces… autres machines ?

— Oui !

— Je ne comprends pas. Madame, je ne suis qu’un soldat.

— Mon cul, oui », répliqua Cendres, avec un sourire parfaitement complice pour John de Vere, dont la bouche s’incurva avec un amusement réticent, et en un instant, les voix tonnèrent à nouveau dans la tête de Cendres :

« ELLE NE NOUS APPARTIENT PAS !

— QUI EST-CE ?

— QUI, ALORS ?

— QUI ?

— QUI ! »

« Qui êtes-vous ? » hurle Cendres, sans vraiment savoir si elle interroge ou reprend en écho, assourdie, ballottée, tombant à genoux. L’armure d’acier grince contre les dalles brisées dans le désert. « Que voulez-vous ? Qui vous a faites ? Qui êtes-vous ? »

« FERAE NATURA MACHINAE[52] : C’EST AINSI QU’IL NOUS A APPELÉES, QUAND IL A PARLÉ AVEC NOUS…»

Cendres ferma les yeux. Des bruits de course résonnaient de part et d’autre d’elle, quelqu’un – le comte ? – la secoua violemment par l’épaule ; elle l’ignora et projeta son esprit, pour écouter. Écouter ainsi qu’elle l’avait fait dans le palais du roi-calife, un mouvement dans son esprit qui était à la fois une traction, un englobement, la création violente et soudaine d’un vide qu’il fallait combler…

« Je veux savoir ! »

La voix de John de Vere lui cria à l’oreille : « Levez-vous, madame ! Commandez vos hommes ! »

Elle est à demi relevée, sur un genou, les yeux ouverts pour voir le visage du comte avec un filet de sang qui lui court de la bouche au menton – une estafilade de flèche – et pratiquement sur ses pieds, puis :

« Peu me chaut que le monde s’écroule, je veux savoir avec qui je partage mon âme ! »

Un puissant grognement masculin d’irritation. « Madame, pas maintenant ! »

Deux hommes la doublent en galopant vers les charrois en mouvement : Thomas Rochester et Simon Tydder, pansé, tenant Carracci entre eux deux, sur une civière improvisée avec deux manches de guisarme et un tabert de livrée au Lion azur. Cendres achève de se relever, les poings crispés, déchirée entre les deux urgences.

« Ce ne sont les machines de personne. Qui pourrait posséder ces…

— Léofric, le roi-calife, quelle importance !

— Non. Elles sont trop… énormes. »

Cendres soutint calmement le regard harassé de John de Vere : un homme concentré sur les ordres, les actions, les mesures d’urgence qu’il faut prononcer.

« Elles connaissent l’existence de la Faris. Celle qui écoute. Si elle est à elles… Mais elle, connaît-elle l’existence des Machines sauvages ? Elle n’a jamais prononcé un traître mot sur des Machines sauvages !

— Plus tard, madame, trancha le comte. Vos hommes ont besoin de vous ! »

Cendres scrute le désert ravagé par le séisme, derrière elle, dans le noir, la cité obscure, à dix kilomètres de là, qui a vu deux morts avant ce chaos sanglant, Godfrey et son enfant à naître. Elle se sent désenchantée, désormais ; plus forte ; peut-être abîmée, d’un point de vue moral. La vengeance n’est pas si facile.

Elle n’a plus la liberté d’être seulement un soldat. Peut-être ne l’a-t-elle jamais eue.

« Milord – c’est vous qui les avez amenés ici, à vous de les en tirer ! »

Cendres serra la main et l’avant-bras en armure du comte, avec un sourire féroce. Les yeux brillants derrière sa visière, elle était toute en jambes, cheveux taillés, épaules larges, une guerrière.

« Certains choix n’ont pas de bonne solution. Tirez mes gars de là ! Je vous suivrai.

— Madame Cendres… !

— Carthage m’a fait subir assez de choses ! Cela n’arrivera plus. Je saurai, avant de partir d’ici…»

De l’autre côté d’une étendue dégagée et obscure, sous un ciel de néant, une douzaine d’antiques pyramides brûlent d’argent, de massifs monuments de pierre, et dans sa tête, Cendres répète tout ce qu’elle a déjà exécuté, mais avec plus d’intensité : elle écoute, elle se déploie, elle exige.

«… Maintenant ! »

Le dallage de pierre se souleva et la percuta en pleine face.

En cet instant, avant que le canal de communication ne se claquemure derrière un rempart de silence violent, horrifié, ce qu’elle obtient, ce ne sont pas des voix, pas une narration, mais des concepts, emboutissant son esprit en bloc…

Elle sentit gémir le métal tandis que la visière et le casque encaissaient le choc, un élancement de douleur sourde dans sa jambe, et son esprit effaça tout le reste, une voix de femme qui déclarait sur un ton abrasif : « C’est une crise de haut mal ; bon Dieu, c’est vraiment pas le moment de…» et la réponse d’un homme : « Emportez-la avec nous ! Vite, maître chirurgien ! » – la totalité des Machines sauvages – des pieds en armure courent et la dépassent, noirs de terre et de sang – un gouffre de temps tellement vaste – « Guisarmiers, retraite ! Les archers, couvrez-les ! » – pas des voix, mais, l’impression que l’on comprimait et rétrécissait toutes les voix du monde, ainsi que l’on ferait avec des anges sur une tête d’épingle, avec le Ciel enclavé au cœur d’une rose ; et, en pensant : Godfrey, Godfrey, si seulement tu étais ici pour m’aider ! elle bascule dans la perception de leur communication…

« Relevez-la, Dieu vous vérole ! Couilledieu ! Mais portez-la ! »

… et la rose s’épanouit, la tête d’épingle se fait Ciel, tout est là, en son esprit, les Machines sauvages entières et complètes…

Toutes les voix deviennent une voix, une voix douce, pas plus sonore que l’ordinateur tactique qu’elle a entendu dans sa tête pendant la majeure partie de sa vie. Une voix dont la nature inciterait Godfrey à citer saint Marc : Légion est mon nom, car nous sommes plusieurs[53].

Cendres entend des démons et des diables de pierre lui parler en un seul chuchotement.

« FERAE NATURA MACHINAE, C’EST AINSI QU’IL NOUS A APPELÉES, CELUI QUI NOUS A PARLÉ… LES MACHINES SAUVAGES…»

Une nausée née du vertige accompagne ce chuchotis. Cendres a conscience que des mains l’empoignent tandis qu’elle s’écroule, que des hommes en train de courir retiennent entre eux son corps affalé : si elle pouvait crier, elle leur dirait : Posez-moi ! Courez ! Mais, sous l’insidieuse infection de cette voix, elle est incapable de prononcer une parole.

Elle est captive d’un singulier instant de compréhension, comme s’ils étaient paralysés dans ce désert en bord de mer : la chirurgienne, le seigneur, le commandant militaire. Tandis que son esprit engloutit le savoir qu’elle a invoqué vers elle, un savoir qui s’abat comme une tempête, un déluge, une avalanche, dans une seconde distendue de voix trop rapides pour que l’âme humaine en ait conscience. Un moment dans l’esprit de Dieu, songe-t-elle, et…

«… ET MACHINES SAUVAGES NOUS SOMMES. NOUS NE CONNAISSONS PAS NOS PROPRES ORIGINES, ELLES SE PERDENT DANS NOS SOUVENIRS PRIMITIFS. NOUS SOUPÇONNONS QUE CE FURENT DES HUMAINS, ÉLEVANT DES ÉDIFICES RELIGIEUX IL Y A DIX MILLE ANS, QUI… ONT DISPOSÉ DES ROCHERS EN ORDRE. QUI ONT CONSTRUIT DES ÉDIFICES ORDONNÉS, COMPOSÉS DE BRIQUES EN LIMON ET EN PIERRE. DES STRUCTURES ASSEZ VASTES POUR ABSORBER, PAR LE SOLEIL, LA FORCE SPIRITUELLE DE LA VIE MÊME…»

Un souvenir de la voix de Godfrey prononce dans sa tête : Hérésie ! Cendres le pleurerait, mais elle est prise dans ce moment unique de connaissance totale. Sa question, implicite, participe à l’avalanche : elle la pose, l’a déjà posée. « Qu’êtes-vous ! »

« DE CETTE STRUCTURE INITIALE, DE CET ORDONNANCEMENT PREMIER, NAQUIT SPONTANÉMENT UNE PENSÉE : LES PREMIÈRES ÉTINCELLES PRIMITIVES DE FORCE COMMENÇANT À S’ORGANISER, IL Y A DIX MILLE ANS DE CELA. IL Y A CINQ MILLE ANS, CES ESPRITS PRIMITIFS ACQUIRENT LA CONSCIENCE, DEVINRENT NOUS, NOUS-MÊMES – DES MACHINES SAUVAGES. NOUS COMMENÇÂMES À NOUS FAIRE ÉVOLUER, DÉLIBÉRÉMENT. NOUS CONNAISSIONS L’EXISTENCE DE L’HUMANITÉ ET DES ANIMAUX, NOUS PERCEVIONS LEURS FAIBLES PETITES ÂMES. MAIS NOUS ÉTIONS IMPUISSANTES. NOUS N’AVIONS PAS DE VOIX, AUCUN MOYEN DE COMMUNIQUER, JUSQU’À CE QUE LE PREMIER D’ENTRE VOUS…»

« Qui vous a appelées ferae natura machinae, compléta Cendres par des lèvres engourdies. Le frère Bacon ! »

« PAS LE MOINE, murmura la voix. LONGTEMPS AVANT LUI EST NÉE UNE ÂME PLUS FORTE. LA PREMIÈRE ÂME À QUI NOUS AVONS JAMAIS PU PARLER, BRISANT DIX MILLE ANS DE MUTISME.

— NOUS LUI AVONS PARLÉ, À CE GONDEBAUD, QUI SE QUALIFIAIT DE « PROPHÈTE ». IL NE VOULUT AVOIR AUCUN COMMERCE AVEC NOUS, NOUS TRAITA DE DÉMONS, DE DIABLES, D’IMMONDES ESPRITS DE LA TERRE. REFUSA DE PARLER ! ET, SI PUISSANTE ÉTAIT SON ÂME, QU’IL ACCOMPLIT UN MIRACLE : IL REMANIA LA TRAME MÊME DU MONDE, POUR ÉTENDRE UN DÉSERT AUTOUR DE NOUS, EN CE LIEU OÙ JADIS SE TROUVAIENT UN GRAND FLEUVE ET DES CHAMPS LIMONEUX ; POUR SE LIBÉRER DE NOUS, EN S’EN AT. TANT HORS DE NOTRE ATTEINTE. »

« À Rome… Le prophète Gondebaud est parti à Rome et il est mort…»

« QUATRE CENTS CERCLES DU SOLEIL AUTOUR DE LA TERRE SE SONT ÉCOULÉS. UNE PETITE ÂME, TOUTE PETITE, S’EST APPROCHÉE DE NOUS, QUI FABRIQUAIT SES MACHINES DANS L’AIRAIN, FAIBLE, MAIS TOUTEFOIS, UNE NOUVELLE ÂME CAPABLE D’OPÉRER DES MIRACLES, AU-DESSUS DU LOT NATUREL DE L’HOMME.

NOUS LUI PARLÂMES, PAR LE TRUCHEMENT DE SA TÊTE D’AIRAIN, NOS VOIX S’ADRESSANT À SES SENS. »

« Il l’a brûlée…» Un ciel noir et des édifices noirs se figent dans sa vision. « Le Frère… a brisé la Tête d’airain… brûlé ses livres. »

« ET C’EST SEULEMENT LORSQUE LES ANCÊTRES DE LÉOFRIC ONT FAIT VENIR À EUX UN RABBIN, QUE NOUS AVONS À NOUVEAU PU PARLER. UN FAISEUR DE MIRACLES, QUE CETTE ÂME, NOUS L’AVONS PERÇU QUAND IL S’EST APPROCHÉ DE NOUS. ET IL A AMENÉ À NOTRE CONSCIENCE ILDICO, FILLE DESCENDUE DE GONDEBAUD À TRAVERS QUINZE GÉNÉRATIONS. DES ÂMES FORTES, DES ÂMES FORTES CAPABLES D’ACCOMPLIR DES MIRACLES… LE RABBIN CONSTRUISIT SON GOLEM, NOTRE NOUVEAU CANAL, PAR LEQUEL NOUS POUVIONS COMMUNIQUER AVEC L’HUMANITÉ. PLUS AVISÉS, DÉSORMAIS, NOUS NOUS SOMMES DISSIMULÉS DERRIÈRE LA VOIX DU PREMIER GOLEM, INSINUANT NOS SUGGESTIONS DANS SA VOIX. ET LE RABBIN, UN THAUMATURGE, COMME L’AVAIT ÉTÉ LE PREMIER HOMME, FABRIQUA LE DEUXIÈME GOLEM DE PIERRE À PARTIR DU CORPS D’ILDICO ET DE GONDEBAUD…»

Ce qu’elle entend, elle en a entendu une première version quand elle a plongé vers la machina rei militaris, pour prouver à Léofric sa valeur. À présent, elle s’étire à travers l’ordinateur tactique, le dépasse pour atteindre à une perception de vastes édifices statiques de pierre – figés, sans mains pour manipuler le monde, rien que des pensées, et une voix…

« C’était vous. Pas les Wisigoths ! Vous, que le rabbin a maudits ! »

« PETITE ÂME, PETITE ÂME…»

La voix chuchote, multiplicité amusée, dans la tête de Cendres :

« IL NE S’AGIT PAS DE MALÉDICTION. NOUS MANIPULONS NOTRE PROPRE ÉVOLUTION EN MANIPULANT LES ÉNERGIES DU MONDE DE L’ESPRIT. POUR CELA, NOUS PUISONS NOTRE ÉNERGIE À LA PLUS PROCHE DE LA PLUS PUISSANTE SOURCE DES CIEUX – LE SOLEIL. »

Au-dessus de la tête de Cendres, le ciel du jour miroite de noir.

« NOUS AVONS AGI DE LA SORTE DEPUIS NOTRE ACCESSION À LA CONSCIENCE, IL Y A CINQ MILLE ANS. ENSUITE, POUR LE GOLEM DU RABBIN, IL A FALLU PLUS DE PUISSANCE. ET AINSI, AU-DESSUS DE CARTHAGE, LE SOLEIL A PARU S’EFFACER. IL EST UNIQUEMENT DISSIMULÉ DANS LES COMPOSANTES QUE VOUS PERCEVEZ – LA « LUMIÈRE » PAR LAQUELLE VOUS APPRÉHENDEZ LE MONDE. LA CHALEUR CONTINUE D’IRRADIER. VOS RÉCOLTES ONT DONC PÉRICLITÉ, MAIS NULLE GLACE NE S’ÉTEND SUR CES RÉGIONS. IL Y A DEUX CENTS ANS, CES LIEUX DEVINRENT UNE TERRE DE CRÉPUSCULE : LES ÉTOILES DE LA NUIT VISIBLES PENDANT LE JOUR, LE SOLEIL INVISIBLE. LA MALÉDICTION D’UN RABBIN ! »

Quelque chose qui pouvait être le rire d’un démon.

La vision de leur existence croît dans le crâne de Cendres, étouffante et noire. Quelques minuscules étincelles dans les ténèbres sans fin, comme celles qui montent d’un feu de camp. Le silence, à l’exception de leurs dialogues entre âmes de machine. Et puis, après des ères plus longues qu’elle ne peut les concevoir, une nouvelle voix sortie des ténèbres…

Le chuchotement poursuivit :

« NOUS NE VOUS AVIONS PAS PRISES EN COMPTE, VOUS AUTRES, LES PETITES ÂMES… AUTOUR DE NOUS, SE DÉVELOPPA UNE CIVILISATION HUMAINE BELLIQUEUSE. ILS CONSIDÉRÈRENT LES TÉNÈBRES COMME UN FAIT ÉTABLI. AUCUNE AGRICULTURE NE POUVAIT SE DÉVELOPPER, AUSSI FURENT-ILS CONDUITS À ÉTENDRE LEUR EMPIRE VERS DES TERRES FERTILES, ENSOLEILLÉES… DE FAÇON TELLEMENT UTILE POUR NOUS, POUR NOS OBJECTIFS À LONG TERME !

« CELA NE SUFFISAIT PAS ENCORE. EN NOUS DISSIMULANT DANS DES DONNÉES TACTIQUES, EN MANIPULANT DES HUMAINS À TRAVERS LA MACHINA REI MILITARIS, NOUS LANÇÂMES LES PÈRES DE LÉOFRIC DANS UN PROGRAMME DE SÉLECTION.

« NOUS AVONS ÉCHOUÉ AVEC ILDICO, ET POURSUIVI AVEC SES ENFANTS. NOUS AVONS ATTENDU DEUX CENTS CERCLES DU SOLEIL POUR ENGENDRER UN FAISEUR DE MIRACLES À TRAVERS LEQUEL NOUS POURRIONS PARLER, DISCUTER, ORDONNER…»

Cendres acheva : « La Faris ! Le général. »

« LA FILLE DE GONDEBAUD, AUSSI LOINTAINE QUE PUISSE ÊTRE LA FILIATION. CE GONDEBAUD QUE VOUS QUALIFIEZ DE « SAINT » WISIGOTH ET DONT NOUS AVONS UTILISÉ LES RELIQUES. »

« Ce n’est pas un saint, pour vous, si ? Pas sanctifié. »

« MOINS UN SAINT QU’UN THAUMATURGE. »

Les voix sont multiples et de nouveau amusées.

« UNE DE CES ÂMES RARES, TRÈS RARES, COMME VOTRE CHRIST VERT, CAPABLES DE CHANGER INDIVIDUELLEMENT LA RÉALITÉ, ET AINSI D’ACCOMPLIR DES « MIRACLES ». »

« Blasphème ! » lance Cendres et sa main se porterait à son épée, pour se signer, pour combattre au nom du Seigneur sur l’Arbre, si elle était en mesure de bouger, si elle pouvait se désenchaîner de cet instant sans fin.

« NÉCESSITÉ. NOUS NE POUVONS RIEN TOUCHER, RIEN CHANGER. NOUS SOMMES DES VOIX DANS LA NUIT, UNIQUEMENT. QUI PERÇOIVENT LA CHALEUR DE VOS PETITES ÂMES. DES VOIX POUR CONVAINCRE, CORROMPRE, INSPIRER, TROMPER, INCITER… PENDANT DES SIÈCLES… JUSQU’À MAINTENANT…

« MAINTENANT : ET CE SOLSTICE DE PRINTEMPS, OÙ LE SOLEIL S’EST OCCULTÉ SUR TOUTE LA TERRE, OÙ NOUS AVONS PUISÉ PLUS DE PUISSANCE QUE NOUS N’EN AVONS JAMAIS EU EN DIX MILLE ANS ! »

« L’invasion, la croisade… ! »

« FÉLIX CULPA, PETITE ÂME. UN HEUREUX ACCIDENT DÛ À UNE COÏNCIDENCE, SEULEMENT, POUR NOS SERVITEURS INVOLONTAIRES. C’EST NOUS, À TRAVERS LÉOFRIC, À TRAVERS LA MACHINA REI MILITARIS, QUI AVONS ENTAMÉ CETTE GUERRE ; MAIS CE SONT LES HOMMES QUI LA LIVRERONT POUR NOUS. SOUS NOTRE COMMANDEMENT, VOUS DÉVASTEREZ TOUT CE QUI S’ÉTEND ENTRE ICI ET LE NORD. MAIS L’OBSCURCISSEMENT DU SOLEIL… AH ! AVEC CELA, NOUS AVONS MIS À L’ÉPREUVE NOTRE CAPACITÉ À CAPTER PLUS DE PUISSANCE QUE JAMAIS AUPARAVANT. ET NOUS AVONS RÉUSSI. »

C’était clair dans le souvenir de Cendres : la terreur du soleil qui s’éteint, et le monde couvert d’un ciel vide, noir, d’un ciel de cimetière. Elle dit, ou a dit, ou dira :

« C’est une mauvaise guerre. C’est…» Douleur, souvenir : en cet immobile instant de connaissance en train de basculer dans son esprit : « Ce sont les Jours derniers. »

« OUI. POUR VOUS, OUI. »

« Dites-moi pourquoi ! »

« NOUS CHERCHIONS À OBTENIR PAR CROISEMENT UN NOUVEAU FAISEUR DE MIRACLES. TEL QUE L’ÉTAIENT GONDEBAUD ET ILDICO. UN TRANSFORMATEUR DE RÉALITÉ, UN THAUMATURGE. QUI SERAIT SOUS NOTRE CONTRÔLE. ET MAINTENANT, NOUS L’AVONS ! – NOTRE GÉNÉRAL, NOTRE FARIS, NOTRE FAISEUSE DE MIRACLES !…»

« Pourquoi ? »

«… ET QUAND NOUS L’UTILISERONS, IL IMPORTERA PEU QU’ELLE SOIT OU NON CONSENTANTE. AUX PREMIERS TEMPS, NOUS AVONS PURGÉ DE SA LIGNÉE TOUTE CAPACITÉ AU CHOIX. ELLE EST INCAPABLE DE FAIRE UN CHOIX. LORSQU’ELLE AURA ÉTÉ PRÉPARÉE, QUE CELA SE PRODUIRA, IL Y AURA BESOIN DE CE MÊME POUVOIR QUI OBLITÈRE LE SOLEIL, POUR DÉCLENCHER NOTRE CHANGEMENT DE RÉALITÉ. »

Le triomphe : morcelé, aigri, multiple, choral.

« NOUS AVONS SÉLECTIONNÉ LA FARIS POUR ACCOMPLIR UN MIRACLE NOIR – COMME CELUI QU’A ACCOMPLI GONDEBAUD, EN EFFAÇANT ICI LA TERRE POUR LAISSER UNE DÉSOLATION. NOUS NOUS SERVIRONS D’ELLE, DE NOTRE GÉNÉRAL, DE NOTRE FARIS, DE NOTRE THAUMATURGE – POUR FAIRE EN SORTE QUE LA BOURGOGNE N’AIT JAMAIS EXISTÉ ! »

La Bourgogne, toujours la Bourgogne, rien que cette putain de Bourgogne…

« POURQUOI ? » beugla Cendres dans sa tête, et en dehors.

« Pourquoi la Bourgogne ? Par vengeance ? Mais Gondebaud n’était pas un homme de Bourgogne ! Et pourquoi ne pas agir maintenant ? De quoi vous sert une invasion ? Vous n’aviez pas besoin de guerre, si vous êtes capables de changer le monde ! Je croyais que Léofric – que vous étiez à la recherche d’une personne capable de remporter une guerre en écoutant un ordinateur tactique à distance…»

Leur réponse est instantanée, intime, irréfléchie :

« MAIS NOUS AVONS AUSSI CONÇU NOTRE SÉLECTION POUR CELA, POUR QUE LA VOIX DU GOLEM…»

Comme en se déracinant de l’âme de Cendres, les voix se rétractèrent. Elle perçut un crac ! presque physique.

« QUE NOUS A-T-ELLE SOUTIRÉ ?

— COMMENT PEUT-ELLE NOUS OBLIGER ?

— … PUISER DANS NOTRE SAVOIR… ?

— … NOUS L’EXTORQUER, SANS NOTRE ACCORD…»

Elles m’en croyaient incapable ! Elles pensaient que cela ne pourrait arriver qu’avec leur accord !

«… DANGER ! »

La voix acerbe de Floria déclara : « Attachez-moi cette conne dans un chariot de fumier, j’en ai rien à foutre ! On n’aurait jamais dû la laisser se battre, dans son état ! Étendez-la sur ces claies, dans le charroi ! Allez, vite ! »

Le ciel noir bascula au-dessus de la tête de Cendres. Des pointes d’osier lui piquèrent les cuisses.

« Qui l’a frappée ?

— Personne, Euen, elle s’est effondrée comme une muraille sapée !

— Ah, merde ! »

Quelque part, se trouve une foule d’hommes, des mains qui agrippent des flancs de charrois qui bringuebalent, l’aigre fracas des épées et des guisarmes frappant d’autres armes, l’armure, la chair des hommes.

Le charroi tiré par des chevaux grondait sous elle. Elle étendit le bras, touchant de ses doigts en armure les murailles qui s’élevaient à côté d’elle. Elle sentit une vibration, un frisson dans l’air, et la voix dans sa tête noya toute sensation sur un ton final :

« TU VIENDRAS À NOUS.

— TU VIENDRAS. »

« Je vous emmerde, répondit Cendres d’une voix claire et sonore. Je n’ai pas de temps à perdre avec ça en ce moment ! »

Elle se débattit pour se redresser, les bords de ses genouillères lui entamant les tibias, et sa dossière cognant contre sa nuque et sa colonne vertébrale. Thomas Morgan, qui trottait avec la bannière au Lion à côté du charroi en mouvement, tendit la main pour l’aider.

Euen Huw vint se placer à leur hauteur. « Patronne, Geraint demande si on doit allumer des torches ?

— Non !

— La patronne dit que non, bordel ! » lança Euen vers l’avant, et alors même qu’il parlait, Floria écarta le Gallois d’une bourrade du coude, avec des yeux inquiets, mais une voix toute professionnelle.

« Tu devrais être à cheval !

— Il faut continuer…»

Et, en milieu de phrase, Cendres s’arrête.

Elle se retourne – son corps tourne de lui-même – et se met en marche.

Vers le sud.

Rien de volontaire en cela. Un instant, la façon dont son corps se meut sans intervention de sa volonté l’éblouit : des muscles et des tendons lisses qui glissent, la chair et le sang qui se détournent, pour se diriger tout droit vers le sud, vers les hautes surfaces lisses des pyramides, vers la lumière d’argent des Machines sauvages.

« TU VIENDRAS.

— NOUS T’EXAMINERONS.

— TE DÉCOUVRIRONS.

— CE QUE TU ES…»

Elle parle – et reste silencieuse.

Rien ne peut actionner sa bouche, sa gorge ; sa voix est réduite au silence en elle. Ses jambes bougent de façon involontaire, l’entraînant vers l’avant, et elle frémit à l’intérieur de sa chair, dépassée, comme on peut l’être par un vomissement : le corps qui prend le contrôle, le corps qui agit comme il le doit…

… comme on l’oblige à agir.

« VIENS. »

Ce n’est pas un appel, mais une instruction, un ordre ; et elle panique, à l’intérieur d’elle-même, emportée malgré sa volonté, meurtrie et douloureuse, et pourtant en train de s’éloigner dans les ténèbres. Impossible de rompre cela.

« Patronne ? appela Euen Huw. Morgan, attrape-la ! »

Des mains empoignent son corps couvert d’acier : Floria del Guiz. Le corps de Cendres sait qu’il est capable d’éliminer cette femme, se contracte pour abattre un gantelet de maille sur les yeux de Floria.

« En arrière ! »

La voix est galloise et deux robustes impacts percutent Cendres sur sa dossière, des hommes qui l’entraînent au sol, les hampes de deux guisarmes qui la clouent sur le pavage carthaginois fracturé afin qu’elle ne puisse employer son armure comme une arme, que sa main ne puisse atteindre son épée, qu’elle soit complètement incapable de bouger.

« Faut faire gaffe avec elle, chirurgienne », explique la voix d’Euen Huw avec pédanterie, en donnant ses instructions. « Elle a l’habitude de tuer des gens, vous voyez ! »

Il ajouta, par-dessus son épaule, agenouillé de tout son poids sur les deux mètres cinquante du manche de guisarme. « C’est le contrecoup des combats : j’ai déjà vu ça des tas de fois. Elle s’en remettra. Va peut-être falloir la transporter jusqu’aux bateaux. Thomas, tu vas bouger ton cul de poète, que je puisse la regarder ? » Les yeux noirs brillants d’Euen Huw considèrent Cendres d’en haut. « Patronne ? Ça va ? »

La voix de Cendres refuse d’obéir à sa volonté. À présent, elle s’étouffe, pratiquement incapable de respirer, comme si son corps oubliait la procédure. Cendres sent toujours ses jambes qui s’agitent, comme les ruades d’un animal agonisant, des jambes qui tentent de la relever pour la mener vers le sud, à l’endroit où le sol frémit au pied de grandes pyramides ; où les Machines sauvages luisent sous un noir firmament de leur propre création.

« Portez-la ! tranche la voix de Floria del Guiz. Et retirez-lui cette épée, bordel ! »

Rien, rien désormais, que de la confusion et son corps qui se cabre tandis qu’ils la soulèvent, entièrement échappé à son contrôle. Elle se débat dans leurs bras tandis que les hommes courent, se lançant à travers le désert, avec les constellations pour points de repère.

Cendres a la tête qui pend, et le casque d’acier cogne contre une petite dénivellation, l’étourdissant, et elle se mord la langue, le goût imprécis du sang dans sa bouche. Inversée dans son champ de vision, la découpe des Machines sauvages domine tout le sud, s’élevant au-dessus des hommes qui trottent dans le noir, armes sur l’épaule.

Et une fraction de son esprit lui appartient en propre.

Elle pourrait décocher des coups mortels, mais elle ne le fait pas. Elle pourrait employer ses connaissances, assener son gantelet de métal contre des points vulnérables, le coude ou des rotules, frapper les visages ; mais elle ne fait rien de tout cela.

Elles ne savent pas faire, suppute son esprit, et elles ne peuvent pas m’y contraindre.

Mais elles peuvent me forcer à m’éloigner à pied de mes hommes, me contraindre à venir vers elles…

Prisonnière de sa chair, elle résiste. Son esprit brûle comme une flamme, une volonté farouche qui ne capitule pas, malgré tout ce que ses membres s’efforcent de faire.

Brutalement, elle est de retour dans sa cellule de la maison Léofric, avec le sang qui lui ruisselle le long des cuisses : isolée, torturée, toute seule.

Jamais je ne…

Et se retrouve ailleurs, également : dans un lieu qu’elle ne connaît pas, en ce moment ; où elle est retenue, son corps impuissant, par une grande force ; où une violation s’ouvre un passage en elle, et elle ne peut pas agir, pas bouger, pas empêcher…

Jamais je ne… !

Le temps se perd en une fièvre.

Le tonnerre dans sa tête s’estompe.

Cendres lève la tête.

Elle est portée entre deux hommes, anonymes sous leurs casques d’acier. Les étoiles ont progressé plus loin sur le dôme des deux. Matines doit être passée, à présent, il est presque laudes.

Un tremblement violent lui secoua tout le corps, tous ses membres furent pris de spasmes.

« Posez-la ! »

Les deux hommes, dont elle reconnaît le visage à la clarté des torches – la clarté des torches ? –, la déposent sur des galets ronds et du roc. Un bruit parvient à ses oreilles. La mer. Un vent froid lui souffle sur le visage. La mer.

« Hé, patronne. » Euen Huw tendit prudemment la main pour secouer Cendres par son épaule bardée d’armure. « Vous avez un peu perdu la tête, là, pendant un petit moment. »

Thomas Morgan demanda, d’une voix geignarde : « Vous allez encore me cogner, patronne ?

— Je ne t’ai pas cogné. Si je t’avais vraiment cogné, tu t’en serais aperçu ! »

Morgan sourit, appuyant contre son épaule la hampe malmenée de la bannière, et il leva la main pour retirer sa salade découverte sur l’avant. La sueur appliquait ses longs cheveux roux à plat contre son crâne, ses oreilles, sa nuque. Il libéra une main d’un gantelet et s’essuya les joues. « Putain, patronne ! On a réussi à se tirer. »

Quelque part, vers le centre des deux cents hommes, la voix sonore et monocorde de Richard Faversham chante la messe pour les laudes, et leur délivrance. Ce seraient les heures qui précèdent l’aube, si l’on ne se trouvait pas sous le Crépuscule éternel. Quelques lanternes luisent, une ou deux par lance, estime Cendres, et elle se relève sur ses coudes, meurtrie, épuisée, endolorie, éreintée.

« On attend ces galères dont me parlait Angelotti ? »

Euen Huw fit un signe du pouce en direction d’une lueur rosée, plus loin sur la plage. « Le fanal, patronne. Ils ont intérêt à se magner, ces foutus gondoliers ; mes gars vont se tailler des lanières à aiguillettes avec leurs tripes, sinon. »

Tempêtes, courants, navires ennemis : tout est possible. Cendres s’assit.

« Ils seront là. Et sinon, eh bien… On rebroussera chemin et on ira bien gentiment demander au roi-calife si on peut lui emprunter une des siennes. Pas vrai, les gars ? »

Les deux Gallois ricanèrent.

Une voix, à quelque distance, zozota : « Des victuailles.

— Wat ! » Elle se remit sur pied, tout endolorie. Quelqu’un l’avait débarrassée de sa dossière, du plastron et des grèves : probablement leur propriétaire. Elle se sentait à la fois plus légère et exposée. « Wat Rodway ! Par ici !

— De la viande, annonça laconiquement le cuisinier en tendant une tranche fumante.

— Tu crois ? » Cendres la prit, la fourra dans sa bouche tandis que son estomac grondait de faim, et elle fit passer deux poignées supplémentaires à Huw et à Morgan. La bouche de Cendres se remplit de salive. Elle mastiqua rapidement, avala, se lécha les doigts et s’exclama : « Wat, où est-ce que tu as récupéré mes vieilles bottes ?

— Du bœuf excellent », zézaya Rodway, sur un ton vexé.

Euen Huw, à mi-voix, commenta : « Il l’était, avant que tu le cuises. »

Cendres explosa d’un fou rire. « Où est Oxford ?

— Ici, madame. »

Il portait encore son harnois intégral, et ne donnait pas l’impression d’avoir retiré son armure depuis Carthage. La crasse incrustée dessinait clairement les rides autour de ses yeux.

« Êtes-vous rétablie ?

— Je dois vous parler. »

Elle vit ses officiers qui suivaient De Vere et leur fit signe d’approcher, et Floria se joignit au groupe, émergeant de l’ombre, à la main une lanterne qui la montrait sale, pâle autour des yeux, arborant une grimace féroce.

« Est-ce que tu perds la tête ? » demanda Floria sans préliminaires.

Angelotti et Geraint parurent tous deux scandalisés.

Cendres leur fait signe de l’entourer avec son geste coutumier, si bien qu’ils s’accroupissent, la lanterne montrant les visages de chacun, en cercle, sur la plage battue de vagues, à quinze kilomètres à l’ouest de Carthage.

Les voix dans sa tête sont non pas plus faibles, mais moins puissantes. Comme le soleil d’hiver n’est pas moins lumineux que le soleil d’été, mais plus léger, plus faible, sans cène pesanteur de feu et de chaleur. De la même façon, les chuchotis dans son esprit la harcèlent, mais ne contraignent pas son corps à échapper à son propre contrôle.

« Trop de choses à vous dire… mais je vais le faire. Tout d’abord, j’ai des ordres, et une suggestion, déclara Cendres. J’ai l’intention à présent de rejoindre Dijon. De rejoindre Robert Anselm et le reste de la compagnie. La plupart de mes hommes m’accompagneront, Milord Oxford, ne serait-ce que parce qu’ils sont morts s’ils demeurent en Afrique du Nord. Nous aurons peut-être des désertions une fois de retour dans le Nord, mais je pense que je peux ramener la plupart d’entre eux à Dijon. »

Elle hésita, ses yeux plissés, comme face à un souvenir de soleil.

« Le soleil brille encore en Bourgogne. Mon Dieu, je veux voir la lumière du jour !

— Et après, quoi ? s’enquit De Vere. Que voulez-vous que nous fassions, madame ?

— Je ne puis vous donner d’ordres. Je le souhaiterais. » Cendres sourit, très légèrement, devant l’expression du comte anglais. « Nous affrontons un ennemi derrière l’ennemi, Milord. »

De Vere s’agenouilla, écoutant avec gravité.

« Nous affrontons, dit-elle, quelque chose qui se moque de ce qui peut arriver, du moment que la Bourgogne est prise – je ne pense pas qu’elles se soucient le moins du monde de l’Empire wisigoth. »

Le comte d’Oxford continua de la considérer avec une volonté contenue.

« Vous possédez un titre ancien, déclara Cendres, et, que vous soyez en exil ou pas, vous êtes un des premiers soldats de ce temps. Milord Oxford, je rentre à Dijon, mais vous ne devriez pas m’imiter. Vous devriez partir ailleurs. »

Par-dessus les protestations, John de Vere demanda : « Expliquez-vous, madame.

— Notre ennemi est de nature démoniaque…» Et quand l’expression du comte changea, et qu’il se signa, Cendres se pencha en avant pour dire : « Si vous m’en croyez, voici ce que vous devriez faire. La Chrétienté est assujettie, désormais. L’Empire wisigoth a conclu des traités, ou bien a conquis à peu près tout le monde, à part la Bourgogne – et l’Angleterre –, mais l’Angleterre court peu de danger.

— Vous le croyez vraiment ? »

Cendres reprit sa respiration. « Il y a un ennemi derrière l’ennemi… Le Golem de pierre gère les problèmes militaires, il indique à Léofric et, à travers lui, au roi-calife de quelle façon ils doivent attaquer – et depuis les vingt dernières années, il leur dit : Attaquez la Chrétienté. Mais ce qui parle par le truchement du Golem de pierre, cela ne s’intéresse pas à la Chrétienté. Uniquement à la Bourgogne. »

John de Vere répéta : « Un ennemi derrière l’ennemi.

— Qui veut la Bourgogne, et non l’Angleterre. Tout concerne la Bourgogne. Les Wisigoths prendront toutes les autres villes, et enfin prendront Dijon, et la Faris dévastera le pays – je ne sais pas pourquoi les Machines sauvages haïssent la Bourgogne, mais c’est le cas. » L’écho des voix lui fait passer un frisson sur l’échine. « C’est le cas…

— Et vous pensez, s’enquit Oxford avec vivacité, qu’une compagnie de mercenaires, assemblée à Dijon, les en empêchera ?

— Il s’est passé de plus étranges choses dans les guerres, mais je me soucie peu de la destruction de la Bourgogne. » Cendres croisa le regard que Floria fixait sur elle. Elle l’ignora. « J’ai l’intention de revenir à Dijon – et ensuite de prendre mes distances, d’embarquer pour l’Angleterre, de me retrouver à six cents kilomètres de là, et de voir ce que devient la croisade quand les ducs de Bourgogne seront défaits et morts. Plus loin je serai, et mieux cela vaudra…»

Des voix dans sa tête : faibles, encore.

«… mais si elles ne s’arrêtent pas à la Bourgogne, Milord Oxford, alors je n’ai qu’une idée qui me vient en tête pour mettre un terme à la conquête. »

Les yeux bleu pâle de De Vere clignèrent, dans la lumière odorante de la lanterne. « Laquelle ?

— Nous devrions nous séparer ici, répondit Cendres. Vous devriez faire voile vers l’est.

— Vers l’est ?

— Allez à Constantinople, et demandez l’aide des Ottomans contre les Wisigoths.

— Des Ottomans ? »

John de Vere se mit à rire. C’était un aboi sonore et grave qui fit se tourner les têtes. Il appuya le bras sur les épaules de Dickon de Vere – évitant la tête bandée de son jeune frère – et s’esclaffa.

« Aller demander leur aide aux Ottomans ? Madame le capitaine !

— Peut-être ne sont-ils pas alliés au roi-calife. Je ne les ai pas vus au couronnement. Milord, il ne reste que les vestiges de l’armée bourguignonne, et c’est tout. Les Turcs vont essayer de ravir la Chrétienté aux Wisigoths, de toute façon, vous pourriez les convaincre de le faire maintenant…

— Madame, plutôt tenter de rebrousser chemin pour prendre Carthage ! »

Des formes sombres masquèrent les vagues. Cendres se mit debout, en scrutant les ténèbres. Elle n’avait pas besoin du coursier de Rochester, quelques instants plus tard à peine, pour lui annoncer qu’il s’agissait des fameuses galères.

« Étant donné l’état dans lequel se trouve leur port…» Cendres haussa les épaules. « Et nous avons deux navires : peut-être devrions-nous repartir, pour tenter de décrocher au canon la maison Léofric de la face de la falaise ! Atteindre ainsi le Golem de pierre. Milord, nous pourrions revenir…»

« REVENIR ! »

Faibles, désormais, mais perçantes comme des trompes lointaines, les voix des Machines sauvages jacassent dans son esprit :

« VOUS NE TOUCHEREZ PAS AU GOLEM DE PIERRE !…

— … PORTEREZ PAS ATTEINTE…

— … NE DÉTRUIREZ PAS…

— … VOUS ET VOS GENS, VOUS PARTIREZ !

— VOUS ALLEZ LEUR EN DONNER L’ORDRE !

— ON NE DOIT PAS LE TOUCHER !

— IL EST PROTÉGÉ !

— VOUS NE PORTEREZ PAS ATTEINTE À LA MACHINA REI MILITARIS ! »

Cendres, les mains vigoureusement collées sur les oreilles en une futile tentative pour bloquer les voix dans sa tête, leva des yeux remplis de larmes.

« Oh, bon Dieu…

— Qu’y a-t-il ? » La voix brusque de Floria, en contradiction avec la douceur de ses mains.

« Le même endroit. » Les yeux de Cendres plissés de douleur. « Le même lieu dans mon âme. J’ai dit, je vous ai dit, De Vere, elles s’en servent comme canal. C’est ainsi qu’elles parlent…» À présent, elle le voit, clairement. « Elles sont de pierre. Sourdes, aveugles et muettes. Jusqu’à ce qu’elles aient la machine, elles ne pouvaient pas nous parler… ne pouvaient pas communiquer avec quoi que ce soit, ne pouvaient rien accomplir ! »

Floria baissa les yeux vers elle. Par-dessus un clapotement d’avirons venu des galères, et le déferlement des vagues de la mer, elle dit : « C’est leur seule façon de parler. N’est-ce pas ? C’est leur seul canal vers le monde extérieur.

— Ce doit l’être…» Cendres lui baissa les mains.

Des hommes montent à bord des galères. Le promontoire de Carthage forme une tache noire, à seize kilomètres à l’est.

« Tu ne songes pas à revenir là-bas !

— Pour me faire tuer ? Non. J’ai vu leur flotte. Non. »

Elle s’appuya le menton sur le poing, en contemplant les vagues noires.

« Nous avons basculé Carthage cul par-dessus tête, mais nous avons échoué. Deux cents hommes pour frapper la capitale d’un empire, nous l’avons fait et nous avons échoué. Ce que nous avons accompli n’a pas suffi. »

Il n’y avait aucun trouble sur les visages : Antonio Angelotti, d’une saleté inhabituelle, son jacque matelassé criblé de brûlures de poudre noire, et Geraint agenouillé, en train de se gratter la braguette. Rien qu’un désespoir grave, harassé, inquiet. John de Vere resserra son étreinte autour des épaules de son frère.

« Je ne comprends pas », dit Floria, dont la voix rauque devint plus flûtée et plus haute. « Comment tout ceci ne suffirait-il pas ?

— Nous avons échoué, réitère Cendres avec netteté. Nous aurions pu rompre le lien. Si nous avions capturé le Golem de pierre et que nous l’avions détruit…, nous aurions pu briser l’unique lien entre les Machines sauvages et le monde. »

Cendres regarda Floria, regarda le comte d’Oxford.

Elle déclara : « Ce que nous avons accompli ne suffit pas – et c’est même pire. Tout ce que nous avons réussi à faire, c’est alerter l’ennemi sur ce que nous savons. Nous nous trouvons désormais en plus mauvaise posture qu’avant. »

Fin du tome 2

Composition Interligne.

Achevé d’imprimer sur Roto-Page

par l’imprimerie Floch à Mayenne, en mai 2004.

Dépôt légal : mai 2004.

Numéro d’imprimeur : 60 210.

ISBN 2-207-25 508-5

Imprimé en France.



[1] Affinité : pour un potentat féodal, le ternie pouvait englober ses vassaux, maintenus sous sa livrée, ses alliés politiques parmi d’autres seigneurs féodaux et tous les intérêts commerciaux dépendant de lui pour leur grâce et leur faveur.

[2] Né à Dijon en 1433, le duc Charles avait en fait quarante-trois ans à l’époque.

[3] Une femme chevalier légendaire, popularisée notamment par le Roland furieux de l’Arioste (1516).

[4] Henry VI et Marguerite d’Anjou n’ont eu qu’un fils, Édouard, tué à la bataille de Tewkesbury. Toutes les prétentions des lancastriens au trône d’Angleterre revinrent ainsi se fixer sur des hommes de parenté plus éloignée (et finalement sur Henry Tudor, dont le grand-père gallois avait épousé la veuve du roi Henry V). Le yorkiste Édouard IV, entre-temps, occupait le trône.

[5] En fait, Charles avait officiellement revendiqué la couronne d’Angleterre en 1471, cinq ans auparavant, mais ne prit aucune autre mesure sur ce sujet jusqu’à sa mort.

[6] Le texte original dit : « Fortuna imperatrix mundi ».

[7] Philippe de Commines ou Commynes (1447-1511), chroniqueur et politicien initialement au service des Bourguignons, qu’il trahit ensuite pour les Français. Il était devenu conseiller du roi Louis XI quatre ans plus tôt, en 1472.

[8] En 1465.

[9] Le texte nous parle de « iuventus », terme qui évoque de jeunes hommes entre, disons, seize et vingt ans ; selon les mots de notre temps, ce sont des adolescents.

[10] Sainte Barbe, ou Barbara, une sainte romaine à laquelle on en appelait précédemment pour être protégé contre la foudre, fut adoptée comme sainte patronne par les artilleurs, sans doute au motif que toutes les explosions se ressemblent plus ou moins.

[11] Description du deuxième Cavalier de l’Apocalypse, la Guerre. (N. d. T.)

[12] Au XIe siècle, dame Trotula de Salerne était une praticienne, auteur, entre autres ouvrages médicaux, de Passionibus Mulierum Curandorum (Les Maladies des femmes). On la considérait comme l’une des plus grandes autorités médicales des temps médiévaux. D’autres « mulieres Salernitanae », ou femmes médecins, ont également été formées à Salerne, mais cette pratique n’avait peut-être plus cours au XVe siècle.

[13] Comme la plupart des combattants sont droitiers, les batailles au corps à corps ont tendance à tourner dans le sens inverse des aiguilles d’une montre.

[14] Revêtus de copies de son armure et de sa livrée.

[15] Petits canons de terrain.

[16] Aucun lien de parenté avec la famille anglaise du XVe siècle connue des historiens pour son abondante correspondance.

[17] En termes militaires médiévaux, une « bataille » désigne une unité d’hommes plutôt qu’un combat spécifique. Les armées médiévales se divisaient souvent en trois batailles, ou grands corps d’armée, pour le combat.

[18] L’emblème personnel du comte d’Oxford.

[19] Employé par les civilisations romaine, byzantine et arabe, à la fois dans les combats navals et pour les sièges. La composition exacte du « feu grégeois » demeure inconnue, bien qu’on ait suggéré le naphte, le soufre, le pétrole, le goudron, le salpêtre et la poix. Sa nature d’arme de terreur, cependant, est largement chroniquée à travers l’Histoire.

[20] Étant donné la date, 1476, le texte ne peut pas faire allusion ici à la colonie phénicienne originelle de Carthage, ni aux Carthage romaine, vandale ou byzantine. Puisque la civilisation n’en est pas islamique, ce doit être une référence à la colonie wisigothe que j’ai postulée, probablement située sur le même site géographique, ou à proximité, et baptisée « Carthage » pour cette raison.

[21] Le texte latin parle du « torse d’un manieur d’épée » : ceci est la plus proche comparaison moderne.

[22] ? ? ? – PR. Ce passage est une énigme totale ! La Reconquista a vu les forces espagnoles chrétiennes chasser d’Espagne les dernières civilisations arabes (après la conquête et la colonisation arabes commencées en 711), une entreprise achevée en 1492, quelque seize ans après les événements décrits dans les textes « Cendres ». Je suis contraint d’envisager des corruptions importantes du texte sur ce point. Après cinq cents ans, il est impossible de deviner à quoi fait réellement allusion le chroniqueur de « Fraxinus ».

[23] On a clairement affaire ici à des réminiscences populaires de la suprématie maritime carthaginoise sur la Méditerranée au temps des guerres Puniques (2 16 164 avant J.-C.), ou de la domination de la marine vandale, au VIe siècle après J.-C. Un passage très semblable figure dans le Pseudo-Godfrey : il est d’ailleurs peut-être recopié sur celui-ci. Si l’auteur du Pseudo-Godfrey était un moine, il devait avoir accès aux textes classiques préservés, qu’il a ici agglomérés au mythe médiéval du Serpent de mer pour dépeindre un mythique « navire-nageur » articulé, et un vaisseau mû par une « roue à aube ». Les auteurs médiévaux sont enclins à ce genre de choses. Nous pouvons supposer qu’en réalité Cendres a vu une galère à double ou triple rangée de rames, actionnées par les esclaves carthaginois.

[24] Puisqu’il sert à l’éclairage public, il semblerait (en dépit de l’emploi d’un même terme par le texte) que ce soit une variante du feu grégeois n’utilisant peut-être que l’ingrédient du naphte, qui tire ce nom du mot arabe al nafi, et a connu ultérieurement une utilisation à ces fins, dans l’Angleterre industrielle.

[25] Probablement une version christianisée de la déesse carthaginoise Tanit, à laquelle on sacrifiait des nourrissons.

[26] Cette remarque et une autre du même genre sont des ajouts au manuscrit d’origine. Même s’ils n’avaient pas été inscrits dans la marge avec une écriture différente, le contexte le prouverait : on n’a identifié qu’en 1896 le rôle de Rattus rattus comme vecteur de la « puce de la peste ». Je soupçonne un collectionneur victorien d’avoir lu ce document à un moment donné, dans sa vie ; un descendant, peut-être, de l’homme qui a inscrit « Fraxinus me fecit » sur le premier feuillet, au XVIIIe siècle.

[27] Peut-être la Chine. D’après la description physique du texte, il ne s’agit pas d’un Rattus rattus, le rat noir, mais d’un Rattus norvegicus, le rat brun ou surmulot, qui est d’origine asiatique.

[28] L’inquiétude de Cendres vis-à-vis de la capacité de destruction des rongeurs est particulière au « Fraxinus », et a dû être un souci partagé par tous les commandants militaires.

[29] Le col de l’utérus, probablement.

[30] Également intitulé De Re Militari. L’édition de 1408, imprimée sur les ordres de Thomas Berkeley ? – P. R.

[31] La théorie médicale médiévale des humeurs attribue la santé à un équilibre dans le corps entre les humeurs sanguine (sèche), cholérique (chaude), flegmatique (humide) et mélancolique (froide). La maladie vient d’une prédominance de l’une sur les autres.

[32] Un jeune brochet.

[33] La géographie de la Carthage wisigothe, telle qu’elle est dépeinte dans le manuscrit « Fraxinus », ne semble pas remettre en cause profondément les données archéologiques établies. Les orientations diffèrent quelque peu, mais il y a souvent décalage entre un site et la chronique en archéologie (voir carte).

En fait, il existait deux ports abrités derrière un isthme : le port de commerce et les grands chantiers navals. C’était une caractéristique de ce que nous pouvons appeler la Carthage libyenno-phénicienne, ou carthaginoise ; comme la Byrsa, une citadelle fortifiée au sommet d’une colline, à l’intérieur de la cité principale proprement dite. Les rues étaient effectivement escarpées. Près de ce site d’origine, la Carthage romaine ajouta d’autres éléments, notamment des châteaux d’eau, des aqueducs, des thermes, un amphithéâtre et de nombreux éléments de la vie civilisée, ainsi que leurs propres grands chantiers navals.

[34] Chris Vert, Christ Empereur.

[35] De façon plus correcte : Ego te absolvo : l’absolution des péchés par un prêtre.

[36] Les fouilles archéologiques ne révèlent qu’un seul aqueduc romain. Long de quatre-vingt-dix kilomètres, il amenait de Zaghouan à Carthage quarante millions de mètres cubes d’eau par jour. On peut en voir les vestiges en traversant la vallée de l’oued Miliana, à trente-cinq kilomètres au sud de Tunis.

[37] Rien n’a survécu de ce « bestiaire de pierre », à notre connaissance.

[38] Saint patron des causes perdues.

[39] Littéralement « un avant-coureur ».

[40] Terme employé pour désigner certains moines errants celtiques, sans abbaye : « un vagabond du Christ ».

[41] La bataille de Tewkesbury (le samedi 4 mai 1471) décida de la deuxième des guerres entre yorkistes et lancastriens, en faveur des yorkistes. Cendres devait avoir treize ou quatorze ans, à cette époque. On raconte qu’Édouard d’York, devenu roi par la suite, cacha deux cents hommes de sa « communauté » dans un bois, d’où ils jaillirent, prirent de flanc et mirent en déroute les troupes du duc de Somerset, et lancèrent la débâcle de toute l’armée de Lancastre, dont un grand nombre fut massacré, se retrouvant captif des « méchants fossés et sentiers » qui couvraient le champ de bataille. Les rapports de l’époque ne font pas mention de mercenaires dans ce contexte, mais on sait qu’ils avaient combattu à la bataille de Barnet, qui avait immédiatement précédé Tewkesbury.

[42] Un navire de guerre d’Henry VIII, coulé en 1545 au sud des côtes anglaises, dont l’épave, riche en objets de l’époque, fut retrouvée en 1971 et ultérieurement renflouée. (N. d. T.)

[43] Rédigé sur l’ordre de Guillaume le Conquérant au XIe siècle, ce recueil cadastral « Livre du Jugement dernier » recense toutes les terres anglaises du temps. (N. d. T.)

[44] Les arbalétriers utilisaient ces boucliers de bois comme défenses mobiles de protection, se plaçant derrière eux pour tirer. Les mantelets mesuraient souvent un mètre ou un mètre vingt de hauteur. Ils étaient maintenus debout par des piquets ou par un autre homme.

[45] Armes portables pour deux, d’une taille intermédiaire entre l’arquebuse et le petit canon.

[46] D’encombrantes protections d’épaule, en plate d’acier.

[47] Les jupes ou lames articulées d’armure qui protègent le bas de l’abdomen et les fesses ; des plates de protection appelées tassettes sont accrochées au-dessous afin de protéger les cuisses.

[48] Une pièce d’armure configurée pour se fixer sur le genou.

[49] Cantique des cantiques, chapitre 6, verset 10.

[50] Le texte Fraxinus parle de machinæ feræ : « des machines sauvages ». Dans la dernière partie du manuscrit, l’expression est devenue un nom propre.

[51] Traduction littérale du manuscrit Fraxinus.

[52] Mauvais latin médiéval voulant peut-être exprimer « des machines sauvages à l’état de nature » ; « des machines (ou des fabrications) naturelles » ; « des engins naturels ».

[53] Évangile selon saint Marc, chapitre 5, verset 9.