I
Le poids de ses cheveux lui manquait.
Ne les ayant jamais coupés, elle n’avait pas pris conscience auparavant du poids qu’ils représentaient : toutes ces centaines de cheveux fins, argentés, longs d’un mètre.
Les vents se firent plus froids au fur et à mesure de leur traversée vers le sud.
Ce n’est pas normal. Ce n’est pas ce dont me parlait Angelotti sur sa vie sous le Crépuscule éternel ; pas aussi froid que ça. La température devrait monter…
L’espace d’un instant, elle ne voit plus ce navire. À la place, elle revoit Angelotti, assis, adossé au caisson d’un orgue à feu, devant Pise ; elle l’entend dire : Des femmes en robes de soie fine, transparente – pour ma part, peu me chaut ! – et des jardins sur les toits où l’on amène la chaleur par les reflets de miroirs ; les riches font pousser de la vigne ; une longue nuit éternelle de vin ; et toujours des lucioles. Plus chaud qu’ici !
Et elle avait respiré l’air italien, torride et moite, observé les taches bleu vert des lucioles qui enflaient et mouraient, et rêvé du sud brûlant.
Des embruns glacés la giflèrent.
Elle ne s’était pas rendu compte, avant, combien le poids de ses cheveux l’accompagnait chaque jour, dans chaque mouvement, ni combien ils lui avaient tenu chaud. À présent, elle se sentait la tête légère, le cou glacé, comme en deuil. Les soldats du roi-calife lui avaient laissé juste assez de cheveux pour lui couvrir les oreilles. La totalité de leur tapis d’argent avait couvert le quai à… où ça ? À Gênes ? À Marseille ? coupés et foulés dans la boue, tandis qu’on la transportait à bord, à demi consciente.
Cendres fléchit le genou, en secret. Un éclair de douleur traversa l’articulation. Elle pinça sa lèvre entre ses dents, sans un cri, et poursuivit ses exercices.
La proue du bateau plongea en tonnant contre les vagues froides de la Méditerranée. Le sel formait une croûte sur les lèvres de Cendres, raidissait ses cheveux taillés. Elle empoigna le bastingage de poupe, se balançant avec le mouvement, et regarda en arrière, vers le nord, loin des terres du calife. Un sillage d’argent qui s’effaçait marquait leur passage sur la mer : le reflet d’une lune en croissant, tranché par leur course.
Deux marins passèrent en la bousculant, en route vers les latrines. Cendres déplaça son corps. Sa jambe gauche parvenait presque à supporter son poids, désormais.
Qu’est-il arrivé ?
Ses ongles s’enfoncèrent dans le bois du bastingage.
Qu’est-il arrivé à Robert, et Geraint, et Angelotti ? Qu’est-il arrivé à Florian et à Godfrey, à Dijon ? Est-ce que Dijon tient toujours, seulement ? Merde, merde, merde !
De frustration, elle frappa de la main contre le bois granuleux. Le vent fit claquer les voiles au-dessus de sa tête. La nausée menaça de la submerger à nouveau. J’en ai marre d’être malade tous les jours, bordel !
L’estomac vide, la tête qui lui tournait depuis que sa blessure à la tête s’était rouverte, elle savait cependant par expérience que – bien qu’elle se soit, dans le passé, cassé des côtes, le tibia, et presque tous les doigts de la main gauche, à un moment ou un autre – la blessure la plus dangereuse qu’elle ait jamais reçue était le choc assené contre son genou par le nazir avec sa masse. La plus dangereuse parce que la plus susceptible de l’estropier. Les rotules ne bougent pas de cette façon.
En meilleure forme, désormais, qu’elle ne l’avait été il y a quelques jours ?
Oui, conclut-elle avec prudence. Oui…
Cendres tourna la tête, regardant à l’intérieur du navire, au-delà des bancs de nage. Le nazir qui avait porté le coup, un certain Theudibert, lui répondit par un sourire. Un ordre sec du commandant du détachement d’escorte des prisonniers, le harif Aldéric, le rappela à ses devoirs, lesquels, pour ce qu’en voyait Cendres, exigeaient de Theudibert qu’il veille à ce qu’elle ne se précipite pas par-dessus bord, et ne se fasse ni tuer ni violer par l’équipage du navire – « violer » est probablement tolérable, se dit-elle, « tuer » créera des problèmes pour Theudibert – et, par ailleurs, qu’il s’occupe jusqu’à ce que le navire touche terre.
De la même façon, le soldat wisigoth la tenait à l’écart des autres prisonniers à bord. Cendres avait à peine échangé un mot avec un ou deux d’entre eux – quatre femmes et seize hommes, des négociants auxonnois, pour la plupart, à en juger par leurs vêtements, à l’exception d’un homme, visiblement un soldat, et de deux vieilles femmes, qui semblaient être des gardiennes de pourceaux ou des glaneuses ; aucun qui puisse valoir le coût d’une traversée de la Méditerranée, même comme esclave.
Carthage. Ce devait être Carthage[20].
Je n’ai jamais entendu de voix. Je ne sais pas de quoi vous parlez. Je n’ai jamais entendu de voix !
Elle aperçut quelque chose sur l’avant, entre la voile latine et la proue, mais ne put pas en distinguer suffisamment dans le noir pour savoir s’il s’agissait d’une terre ou de nuages, encore une fois. Au-dessus, des constellations continuaient d’indiquer qu’ils faisaient voile vers le sud-est.
Dix jours ? Non, quatorze, quinze, peut-être davantage. Christ, Christ Vert, de profundis, qu’est-il arrivé depuis qu’ils m’ont enlevée ? Qui a remporté la bataille ?
Un pas sur le pont l’alerta. Elle leva les yeux. Le harif commandant Aldéric et un de ses hommes approchaient, l’homme portant un bol de substance visqueuse et blanche, évoquant le gruau.
« Mangez », ordonna le sombre wisigoth barbu. Il semblait avoir la quarantaine : un homme massif.
Cinq jours avaient passé après la bataille avant que Cendres ne retrouve sa voix, enrouée, faible, et qu’elle parvienne à chuchoter. À présent, elle parlait normalement, si on ne tenait pas compte de ses dents que le froid faisait claquer.
« Pas avant que vous ne m’appreniez notre destination. Et ce qu’il est advenu de mes hommes. »
Décider d’une grève de la faim n’exigeait guère d’effort, songea Cendres, quand on est incapable de garder la nourriture. Mais il faudra que je me nourrisse, sinon je serai trop faible pour m’évader.
Aldéric fronça les sourcils, plus par perplexité que par colère.
« On a particulièrement insisté sur ce point : je ne dois rien vous dire. Allons, mangez. »
Elle se vit telle qu’il devait la voir – une femme mince, efflanquée, avec une large carrure de nageuse[21]. Des cheveux d’un blond d’argent, taillés court, le cuir chevelu encore couvert de croûtes à l’endroit où sa tête avait saigné dix ou quinze jours plus tôt. Une femme, mais une femme uniquement vêtue d’une chemise de lin et de braies, grelottante, crasseuse et puante, et rouge de piqûres de puces et de vermine. Bandée au genou et à l’épaule. Facile à sous-estimer ?
« Avez-vous servi auprès de la Faris ? » demanda Cendres.
Le harif prit le bol que tenait son fantassin, congédiant l’homme d’un signe de la main. Il garda le silence. Il tendit le bol avec une expression résolue.
Cendres prit le bol de bois et saisit du gruau d’orge broyée avec ses doigts crasseux. Elle en goûta une bouchée, avala et attendit. Son estomac se souleva, mais garda la nourriture. Cendres se lécha les doigts, écœurée par la fadeur de la nourriture. « Eh bien ?
— Oui, j’ai servi avec notre Faris. » Le harif Aldéric la regarda manger. Une expression amusée passa sur son visage devant la vitesse à laquelle elle le fit, maintenant qu’elle pouvait manger sans vomir. « Dans vos contrées et en Ibérie, ces six dernières années, où elle a combattu au cours de la Reconquista pour reprendre l’Ibérie aux Bretons et aux Navarrais[22].
— Elle est douée ?
— Oui. » L’amusement d’Aldéric s’accrut. « Loué soit Dieu, et loué soit son Golem de pierre, elle est effectivement très douée.
— Elle a vaincu, à Auxonne ? »
Aldéric commença à répondre. Je l’ai eu ! se dit-elle. Mais en une fraction de seconde, le commandant se reprit et secoua la tête.
« J’ai de strictes instructions. Il ne faut rien vous dire. Ça ne posait pas de problème quand vous étiez souffrante. Maintenant que vous vous êtes un peu rétablie, je trouve cela…» Le harif Aldéric parut chercher le mot. « Discourtois.
— Ils veulent me mettre en condition avant de me parler. J’agirais exactement de même. »
Cendres l’observa prendre soin de ne pas lui demander qui ils pouvaient être.
« Très bien. » Elle poussa un soupir. « J’y renonce. Vous ne me direz rien. Je peux attendre. Combien de temps avant que nous accostions à Carthage ? »
Les sourcils de l’homme se soulevèrent avec un synchronisme parfait. Le harif Aldéric inclina la tête, poliment, et ne dit rien.
Cendres se sentit l’estomac turbulent. Dans un mouvement délibéré, elle se pencha par-dessus le bastingage du bord sous le vent et rendit ce qu’elle venait de manger. Ce n’était pas une tactique. La crainte et le chagrin se mêlaient en elle, qui redoutait d’apprendre la chute de Dijon, la mort de Charles – mais qu’a-t-on à foutre d’un duc de Bourgogne ? – et, pire, la présence du Lion azur au premier rang, culbuté, brisé, brûlé, écrasé ; tous les visages qu’elle connaissait glacés et blêmes, morts sur le sol dans un recoin au sud du duché. Elle s’étrangla, ne rejeta plus que de la bile et se redressa, se retenant au bastingage pour rester droite.
« Votre général est-elle morte ? » demanda-t-elle subitement.
Aldéric sursauta. « La Faris ? Non.
— Alors, les Bourguignons ont perdu la bataille. N’est-ce pas ? » Cendres fixa sur lui son regard, énonçant une hypothèse comme si c’était une certitude : « Elle ne vivrait plus si nous avions vaincu. Cela fait deux semaines, quelle importance que vous me le disiez ? Qu’est-il advenu de mes gens ?
— Je regrette. » Aldéric lui empoigna le bras et la fit redescendre sur le pont, hors du passage des pieds des marins qui couraient. Le pont se souleva sous elle ; elle déglutit. Aldéric ramena son regard vers le timonier et la barre, où se tenait le capitaine du navire. Cendres entendit qu’on lançait un appel, mais ne put distinguer le mot.
« Je regrette, répéta Aldéric. J’ai commandé des hommes loyaux. Je comprends votre besoin dévorant d’entendre des nouvelles des vôtres. On m’a interdit de vous le dire, au prix de ma propre vie…
— Eh bien, j’emmerde le roi-calife Théodoric ! murmura Cendres en aparté.
— … Et de toute façon, je n’en sais rien. » Le harif Aldéric baissa les yeux vers elle. Elle le vit vérifier, d’un coup d’œil, la position du nazir Theudibert, et décider s’il se trouvait ou non à portée de voix. C’était non. « Je ne connais pas vos livrées, ni en quelle partie du champ de bataille vous avez combattu, et d’ailleurs, je me trouvais avec mes propres hommes, en train de barrer la route, au nord, aux renforts venus de Bruges.
— Des renforts !
— Une force de quatre mille hommes. Le cousin de mon amir, le seigneur Sisnando, les a vaincus ; aux petites heures, je crois, avant que vous n’engagiez le combat à Auxonne. À présent, cela suffit. Restez assise ici, taisez-vous. Nazir ! » Aldéric se redressa. Tandis que le caporal Theudibert accourait, Aldéric lui ordonna : « Gardez vos hommes avec vous et surveillez cette femme. Peu importent les autres prisonniers. Ne la laissez pas s’échapper, elle, quand nous accosterons.
— Non, harif. » Theudibert porta la main à son cœur.
Cendres, qui écoutait à peine, se retrouva assise sur le pont qui tressautait au changement de cadence des rameurs, entourée par des jambes d’hommes armés, en cottes de mailles et robes blanches.
Des renforts ! De quoi d’autre encore Charles ne nous a-t-il pas parlé ? Bon Dieu, ce n’est plus des mercenaires qu’on est, mais des champignons – on nous garde dans le noir et dans la merde…
C’était le genre de réflexion qu’elle aurait pu adresser à Robert Anselm. Des larmes lui piquèrent les yeux.
Au-dessus, le ciel nocturne s’obscurcit, les étoiles familières s’effaçant avec le coucher de la lune. Elle pria, par habitude et presque sans s’en rendre compte : Par le Lion – faites que je voie l’aube, que le soleil se lève !
Une obscurité calme pesait sur le monde.
La morsure du vent était froide, s’infiltrant à travers la vieille chemise en drap de Cendres comme si elle ne portait rien. Elle commença à claquer des dents. Mais Angeli me parlait de la chaleur qui règne, sous le Crépuscule éternel ! Des voix s’élevèrent, on alluma des lanternes – cent lanternes de fer pendues à chaque rambarde et sur toute la longueur du mât. Paré de flammes jaunes, le navire poursuivit sa course ; la poursuivit jusqu’à ce que Cendres entende des chuchotements circuler parmi les soldats, et qu’elle se lève, avec une douloureuse pointe au genou, les bras retenus par les mains des soldats, et qu’elle voie, pour la première fois à son souvenir, la côte d’Afrique du Nord.
Le clair de lune à son terme éclairait la houle qui se levait. Une tache noire, plus sombre que le ciel et la mer, devait être la terre. Basse. Des promontoires ? Le pont sursauta sous Cendres tandis qu’ils viraient pour changer de cap. Quelques heures ? Quelques minutes ? Elle devint aussi froide que de la glace entre les mains qui l’emprisonnaient, et la terre indistincte approcha. Elle sentit les relents bordiers de varech échoué, de poissons crevés et de guano qui composent l’odeur des côtes. L’ampleur des montées et des descentes du pont décrût, le bois résonna et cogna tandis qu’on amenait les voiles et que de nouvelles rames attaquaient les vagues. Les embruns criblèrent sa peau engourdie.
Une congrégation de lanternes brilla par-dessus les vagues – une mer plus calme, désormais ; Cendres songea : Sommes-nous à l’abri ? Y a-t-il un isthme ? – et se transforma en un navire qui approchait. Non, des navires.
Quelque chose dans le mouvement du premier vaisseau attira l’œil de Cendres : un déplacement sinueux, irrégulier. Elle serra les bras sur sa poitrine pour se protéger du froid et fixa le vent. Ses yeux pleuraient. Le navire étranger s’avança vers eux, indistinct, se trouva soudain à vingt mètres d’eux, clair dans la lueur de ses lanternes et des leurs – un vaisseau long, mince, incurvé, à la proue tranchante, les flancs bordés de bois et d’une substance brillante.
Pas du métal, trop lourd.
Cela luisait avec la couleur exacte du soleil sur les toits de Dijon, et Cendres songea soudain : De l’ardoise ! De l’ardoise en lames fines, comme armure ! Christus !
Un seul grand timon se dressait en poupe, oscillant de droite et de gauche. Le navire sinuait selon une trajectoire serpentine, tout son corps se mouvant par segments articulés, en fendant comme une lame les ondes noires, telle une vision à la clarté des lanternes, disparue dans le noir. Pas de voiles, pas de rames : ce qui s’était dressé au timon, le tournant avec une puissance immense, avait été un golem…
« Un navire-messager dit Aldéric derrière elle. Des nouvelles urgentes. »
Elle voulut répondre. Ses dents claquaient trop, elle renonça.
Derrière le navire de bois articulé, un vaisseau bien plus important venait à travers les vagues. Cendres mit une seconde à le reconnaître comme un des transports de troupes qu’elle avait aperçus du haut des collines, à Gênes, avant qu’il ne disparaisse dans les ténèbres humides. Elle se trouvait trop bas pour voir son pont et put seulement supputer le nombre de soldats dans la cale à faible tirant d’eau : cinq cents ? Davantage ? Elle eut une rapide vision des flancs bombés au-dessus d’eux, luisants d’embruns ; vit à la poupe les grandes pales de l’aube s’élever, plonger dans le creux des vagues et vit les corps d’argile des golems à l’intérieur de l’aube, la forçant à tourner par leur poids et leur force, à attaquer l’onde, froide et profonde. Il s’éloigna dans un concert de battements, sur la Méditerranée[23].
Et combien de navires comme celui-ci sont partis vers le nord ?
Cette pensée l’engourdit autant que le faisait le froid. En transe, dans l’obscurité glaciale, elle ne pensa plus à rien jusqu’à ce que le mouvement du navire change. Une heure après le coucher de la lune : c’aurait été l’aube. Mais pas dans ce Crépuscule – et encore moins ici.
Toujours retenue captive par les hommes de Theudibert, elle leva les yeux.
Sur tribord, les rameurs se reposaient.
Le vaisseau entra dans le port de Carthage.
Des mâts nus hérissaient les ténèbres, dessinés contre les mille lumières des bâtiments du port.
Un millier de navires tanguaient, paisiblement à l’amarre dans le port. Des trirèmes et quinquérèmes : des transports de troupes mus par des golems, en train de charger hommes et cargaisons, et des vaisseaux européens : galères, caravelles, cagues ou caraques. Des vaisseaux marchands à coque profonde apportant taureaux, veaux et vaches, grenades et cochons, chèvres, raisins et grains, toutes choses qui ne poussaient ni ne prospéraient sous le Crépuscule éternel.
Les rames éclaboussaient doucement dans l’eau noire. Leur navire se coula entre deux hauts promontoires escarpés couverts de bâtiments, chaque rue en épingle à cheveu dessinée par des rangées de lampes à feu grégeois, crues, éclatantes, brillantes. Cendres tendit le cou en arrière, levant les yeux vers les gens sur les bastions du port : des esclaves qui couraient, hommes et femmes en promenade, vêtus d’amples et lourdes robes de laine, et elle entendit une cloche qui carillonnait un appel à la messe dans une lointaine église, et les murailles qui s’élevaient toujours…
Nulle part n’apparaissait le roc nu. Tout cela était des murailles architecturées.
À la lumière des lanternes du navire, elle vit confusément la pierre approcher tandis qu’ils manœuvraient entre une demi-douzaine de vaisseaux marchands, le battement de tambour de leurs rameurs résonnant sur la mer contre les escarpements lointains. De la pierre architecturée s’élevant à pic vers des créneaux, des bastions, des ravelins, les murs les plus hauts criblés de rangées successives de trous noirs : des meurtrières et des mâchicoulis, des postes de tir pour les artilleurs.
Elle avait mal au cou. Elle déglutit, baissa les yeux devant cette immensité absolue. Elle sentit l’odeur salée de la mer, nappée par les puanteurs du port. Toutes sortes de détritus dansaient sur les eaux noires, entre de petits vaisseaux qui se faufilaient. Des vendeurs de fruits, de friandises, de vin et de couvertures en laine godillaient pour se maintenir à hauteur de leur coque. Elle remarqua des dizaines de vaisseaux cargos, de transports de grains, flottant haut sur l’onde, leurs cales vides. Et les silhouettes noires d’hommes sur les quais se détachaient contre des bûchers flamboyants et des braseros gorgés de charbons ardents. Un vent glacé soufflait dans les yeux de Cendres, la faisant pleurer. Les larmes givraient sur ses joues.
Les doigts suants conservaient une prise solide sur son bras. Elle jeta un coup d’œil rapide à celui qui la retenait et croisa l’expression de triomphe, les yeux brillants du nazir Theudibert. Il fit remonter son autre main entre les cuisses de Cendres. Elle sentit les ongles rudes lui racler la peau, et il referma les doigts en tenaille, pinçant la chair tendre à l’intérieur.
Cendres grimaça, chercha Aldéric, puis sentit son visage lui cuire en rougissant de l’humiliation de devoir appeler à l’aide. Elle voulait lancer la main derrière elle, saisir le poignet de Theudibert, pour lui tordre le coude en arrière et le briser sur son genou, mais trop de mains comprimaient les muscles de ses bras et la retenaient : elle ne pouvait pas bouger. Les doigts de l’homme s’introduisirent avec brutalité sur une peau douloureusement sèche. Elle se débattit.
Il ne peut pas savoir – mon ventre n’est pas rond. J’ai même minci, probablement ; le mal de mer m’a empêchée de manger.
Peut-être que s’il me viole, ça décrochera l’enfant et qu’en fin de compte, je pourrai remercier cet immonde salopard…
« Le port, ce n’est pas ça, grinça Theudibert. Il est ici. »
Cendres regarda devant elle. Elle ne pouvait rien faire d’autre. Les rameurs les menaient entre une foule de petits bateaux, de cagues et de caraques de taille moyenne. À présent, quatre grandes avenues d’eau noire encombrées de trafic s’ouvrirent devant eux.
Des murailles nues séparaient ces jonctions du port, les surmontant. Elle tourna la tête, étourdie. Elle voyait des casernes, un fort, un édifice noir sans fenêtres… Et, amarrés le long des quais, de grandes trirèmes, des galères et des vaisseaux de guerre au pavillon noir.
Des milliers de gens grouillaient, partout où se portaient les regards de Cendres : hissant la voile sur leurs navires, amenant des charrettes à ânes par des voies escarpées vers le quai qui s’étendait devant eux dans la première ouverture, allumant de nouvelles lanternes au long des hauteurs, lançant des appels, des cris, chargeant des caisses sur les caraques. Une douzaine de femmes au visage voilé regardaient en bas, depuis des jardins d’agrément, à cinquante mètres de hauteur sur une falaise à pic.
Si j’appelle au secours, qui viendra ?
Personne.
Une senteur d’épices, de crottin et de quelque chose d’incongru lui parvint, quelque chose qui ne cadrait pas…
Cendres tordit son corps. Les hommes armés, plus grands et plus forts, la maintenaient solidement, leurs corps chauds, durs, caparaçonnés, bousculant le sien. Elle frémit, pieds nus entre leurs bottes. Une vague de peur la traversa, montant de son ventre vers sa gorge. Les muscles de ses cuisses et de ses genoux se détendirent. Elle déglutit, la bouche sèche.
C’est réel, maintenant. Tandis que nous étions simplement sur un bateau, tout pouvait arriver, nous aurions pu faire route vers une autre destination, j’aurais pu m’évader, ce n’était pas réel…
Je donnerais n’importe quoi, en ce moment, pour avoir une arme, et ne serait-ce qu’une douzaine d’hommes…
Le soldat suant qui la tenait, ses doigts rendus humides par la moiteur du corps de Cendres, portait de la maille et avait une épée pendue à sa ceinture ; plus important, il avait huit camarades avec lui, et un commandant qui, en criant, pouvait rameuter cent soldats venus des quais et des hangars.
« La garce insolente n’est plus aussi insolente, à présent ? » chuchota la voix de l’homme à son oreille. Le gruau de riz rendait son haleine douceâtre : Cendres se sentit prise de nausée.
La certitude que le viol et la mutilation n’étaient pas inconcevables, mais possibles et même probables, la frappa au creux de son ventre de femme enceinte. Une sensation froide, si froide la parcourut. Ses mains la démangeaient. Elle contempla le quai qui approchait inexorablement.
La terreur lui desséchait la bouche, lui raidissait le corps, la crispait au maximum. Presque distraitement, elle identifia l’odeur qui la choquait – le vent était chargé d’une senteur froide, presque poivrée. Elle piquait les narines de Cendres. Dans les montagnes suisses, elle aurait identifié une odeur de neige imminente.
Une brusque saute de vent sur le port amena de l’humidité.
Des perles glacées de grésil baisèrent son visage balafré et ses jambes nues sous sa chemise.
Les rames remontées et rentrées, les marins sautèrent à la proue et à la poupe et lancèrent des cordages, et des dockers sur le quai les halèrent. Le bois racla contre la pierre. La galère accosta dans les craquements de la glace qui se formait au pied de l’embarcadère en pierre, et tendit les câbles de chanvre jusqu’à s’immobiliser avec des grincements.
Le poing du nazir percuta Cendres au niveau des reins, la poussant en avant, au sein du troupeau des autres prisonniers à bord. Elle trébucha. Elle s’abattit en avant et, prise au dépourvu, s’écroula sur la passerelle, se retenant en s’écorchant les mains sur les degrés de pierre qui montaient vers le quai. Les premiers flocons de neige véritable fondirent sous ses paumes. Une botte la frappa dans les côtes. Elle sentit l’odeur de son propre vomi.
« Merde ! » Sa voix sortit en un gémissement sec, aigu.
Impossible d’échapper à la vérité, désormais. C’est vrai, j’entends une voix. Et j’ai bien entendu sa voix à elle. La même voix. Ils ne le savent pas, mais ils ont raison. Il n’y a pas d’erreur. Je suis celle qu’ils cherchent.
Et que va-t-il m’arriver, maintenant qu’ils vont le découvrir ?