VI

Les deux femmes se regardèrent.

« Tu n’as rien pris ? demanda Floria.

— Bien sûr que si ! Tu me prends pour une idiote ? Baldina m’a donné une amulette à porter. En cadeau de mariage. Je la portais au cou dans un petit sachet, les deux fois où nous… à chaque fois. » Cendres sentit la touffeur du soir faire perler la transpiration sur son front. Sa blessure la lançait sourdement.

Elle regarda Floria del Guiz qui la scrutait. Elle ne savait pas que celle-ci voyait une jeune femme en haut-de-chausses et large justaucorps, l’épée pendue au côté et les gants glissés sous son ceinturon. Il n’y avait rien de féminin en elle, sinon sa cascade de cheveux et son visage, qui paraissait pour l’heure avoir douze ans.

« Tu as employé une amulette ? » La voix de Floria sonnait creux. Elle parlait doucement, comme si elle craignait qu’on ne les entende à l’extérieur du pavillon. « Tu ne t’es pas servie d’une éponge, ou d’une vessie de porc, ou d’herbes médicinales. Tu as employé une amulette.

— Ça avait toujours fonctionné auparavant !

— Merci bon Dieu, pour ne pas avoir à me tracasser de ce genre de considérations ! Je ne toucherais pas un homme si…» Floria fit deux ou trois pas rapides, allant et venant sur les planches disposées de façon à éviter la boue, les bras étroitement serrés autour de son corps. Elle s’arrêta devant Cendres. « Tu ne te sens pas malade ?

— J’ai cru que c’était ma blessure à la tête.

— Tu as les tétons sensibles ? »

Cendres y réfléchit. « Ça se peut bien.

— Et tu saignes à quelle époque du mois ?

— C’était en général pendant le dernier quartier, cette année.

— Quand as-tu saigné pour la dernière fois ? »

Cendres fronça les sourcils, en se concentrant. « Juste avant Neuss. Le soleil était encore en Gémeaux.

— Je vais devoir t’examiner. Mais tu es enceinte. » Floria s’exprima avec une brusquerie catégorique.

« Il va falloir que tu me donnes quelque chose !

— Quoi ? »

Cendres glissa une main derrière son dos, touchant le petit siège, et elle se laissa descendre en position assise, rectifiant l’orientation de son fourreau. Elle ramena les mains devant elle, les croisant d’abord sur son ventre, puis autour de la poignée de son épée. « Il va falloir que tu me donnes quelque chose pour le faire passer ! »

La femme blonde laissa choir ses bras sur ses côtés. La lanterne se balança lorsque la tente grinça sous le vent de la nuit. Floria plissa les yeux, indécise, face à la lumière, en considérant le visage de Cendres. « Tu n’y as pas réfléchi.

— J’y ai réfléchi ! » Glacée à l’intérieur, envahie par la terreur, Cendres serra le bois ligoté de cuir de sa poignée d’épée et baissa les yeux pour fixer le pommeau à facettes, en forme de roue. Elle avait soudain envie de tirer l’épée et de trancher. Le besoin de proclamer que son être lui appartenait toujours. Elle essaya de capter la moindre sensation à l’intérieur de son corps, de percevoir une différence, et ne sentit rien. Rien qui lui indiquât qu’elle portait un fœtus.

« Je peux te faire prendre des herbes dans du vin, pour te calmer, répondit Floria. Laisse-moi envoyer Rickard chercher ma trousse. »

Face à cette mise en garde, à cette tentative professionnelle de calmer une patiente perturbée, la rage de Cendres explosa. Elle se leva. « Je ne vais pas me laisser traiter comme une catin des rues ! Je n’aurai pas cet enfant !

— Tu l’auras. » Floria del Guiz la prit par le bras.

« Pas question. Il faudra que tu me le tranches. » Cendres se libéra d’une secousse. « Ne me raconte pas qu’il n’y a pas d’opération chirurgicale pour ça. Quand je grandissais dans les charrois, n’importe quelle femme qui serait morte de porter un autre enfant s’en faisait débarrasser par le chirurgien de la compagnie.

— Non, j’ai prêté serment. » La voix de Floria se fit catégorique, furieuse, lasse. « Tu te souviens de ta condotta ? C’est la même chose pour moi. Ne jamais accomplir un avortement. Pour qui que ce soit !

— Et maintenant qu’ils savent que tu es une femme, ils affirment que tu n’as pas assez de cervelle pour prêter serment. Voilà ce qu’elle pense de toi, ta fraternité de médecins ! » Cendres tira deux centimètres de sa lame hors du fourreau, puis la rengaina avec un claquement. « Je ne veux pas avoir l’enfant de cet homme !

— Donc, tu es sûre qu’il est de lui ? »

La gifle était délibérée, une bonne claque en plein visage qui laissa Floria avec une joue rouge vif et des larmes aux yeux. Cendres cria : « Oui, il est de lui ! »

Le visage crasseux de Floria brillait, les traits déformés par une émotion que Cendres ne sut pas identifier. « C’est un enfant légitime. Bon Dieu, Cendres, ça pourrait être mon neveu ! Ma nièce ! Tu ne peux pas me demander de le tuer.

— Il n’est pas encore venu à la vie, il n’a pas donné de coup de pied, ce n’est rien du tout. » Cendres avait des yeux furibonds. « Tu ne m’as pas comprise, non ? Écoute-moi bien : je ne porterai pas ce bébé. Si tu refuses de m’avorter, je trouverai quelqu’un qui le fera. Je ne veux pas avoir cet enfant !

— Non ? Tu changeras d’avis. Fais-moi confiance. » Floria secoua la tête. Une morve claire coula de son nez, et elle essuya son visage à sa manche, laissant une traînée de peau propre. Elle rit, une fêlure dans la voix : « Tu n’en veux pas ? Alors qu’il est de lui, et que tu ne peux pas t’empêcher de le toucher ? »

Cendres resta bouche légèrement bée et ne dit rien. Son esprit s’évertuait, cherchant frénétiquement une réplique. Une image lui vint soudain à l’esprit, celle d’un petit enfant, d’environ trois ans, avec de solennels yeux verts et des cheveux de lin. Un enfant qui courrait dans le camp, tomberait de cheval, se couperait au tranchant des armes, contracterait des fièvres, mourrait peut-être de famine lors d’une année de disette ; un enfant qui aurait les mêmes traits que Fernando del Guiz, et peut-être le même humour que Floria…

Elle regarda Floria del Guiz droit dans les yeux et lui déclara avec une conviction absolue : « Tu es jalouse.

— Tu crois que j’ai envie d’avoir un enfant ?

— Oui. Et tu n’en auras jamais. » Consciente qu’elle exprimait l’impardonnable, mue par la peur davantage que par la rage, Cendres se jetant en avant, avec un sarcasme effilé comme un rasoir : « Que veux-tu faire, mettre Margaret Schmidt enceinte ? Une nièce ou un neveu est le mieux que tu peux espérer.

— C’est vrai.

— Euh. » Cendres, qui s’attendait à de la fureur, se trouva prise de court. « Je regrette d’avoir dit ça, mais c’est la vérité, non ?

— Jalouse. » Floria regarda Cendres avec une expression qui aurait pu être un humour sardonique, du soulagement ou une trahison ; les trois à la fois, peut-être. « Parce que je refuse avec mon scalpel de retirer un bébé de ton ventre. Ma fille, je ne veux pas te voir te vider de ton sang, ni périr de la fièvre de l’enfantement ; mais pour l’amour de Dieu, aie cet enfant ! Tu n’en mourras pas. Tu es robuste comme une paysanne, merde ! Tu es probablement capable de le pondre un jour et de remonter sur ton destrier le lendemain. Tu ne comprends donc pas qu’il est dangereux de s’en débarrasser ?

— Un champ de bataille n’est pas un endroit sûr ! » rétorqua Cendres avec aspérité. « Écoute, je préférerais éviter de consulter un médecin de la ville, je n’ai pas confiance en eux, ce sont des salopards cupides, et d’ailleurs, on n’a plus le temps d’aller en chercher un à présent. Je ne veux pas avoir recours aux remèdes qu’on emploie dans les charrois, à moins d’y être contrainte. Et j’ai confiance en toi, parce que tu m’as rafistolée chaque fois que quelqu’un m’a taillé dans le lard !

— Sainte Madeleine ! Est-ce que tu es complètement idiote ? Tu risques… d’en… crever.

— Et c’est censé m’impressionner ? Je m’entraîne chaque jour pour ça. Je me bats demain ! »

Floria del Guiz ouvrit la bouche, puis la referma.

Mécontente, Cendres ajouta : « Je ne veux pas te donner un ordre.

— Un ordre ? » Le visage de Floria, de profil, laissa couler une goutte claire, de son œil qui larmoyait encore après la gifle de Cendres. Elle ne regarda pas Cendres. « Et que vas-tu faire si je ne t’avorte pas ? Me chasser de la compagnie ? Mais tu seras obligée de le faire, de toute façon.

— Bon Dieu, Florian, non ! »

La chirurgienne leva la main et saisit Cendres par le bras. « Ce n’est pas « Florian », c’est « Floria », je suis une femme. Et j’aime les autres femmes.

— Je sais, se hâta de dire Cendres. Écoute, je…

— Non, tu ne sais pas ! » Floria lâcha le bras de Cendres. Elle resta là un moment, tête basse, puis elle tourna le visage vers Cendres. « Tu n’en as pas la moindre idée, et ne me dis pas le contraire. Qu’est-ce que je suis censée faire quand les gens deviendront fous de rage autour de moi, parce que j’ai couché avec une femme ? Quoi ? Je ne peux pas me battre contre eux, je n’arriverais à leur faire aucun mal, même si je le voulais ! Je suis forcée de passer pour autre chose que ce que je suis. Et si quelqu’un décidait de m’envoyer au bûcher, parce que j’aime les femmes et que j’exerce la médecine. »

Cendres se tortilla, mal à l’aise.

Floria del Guiz tendit les mains, paume levée.

Dans l’air frais et la lumière des lanternes, Cendres vit des marques blanches familières sur les doigts de la chirurgienne.

« Ce sont des cicatrices de brûlures, dit Floria. De vieilles brûlures. Je les ai eues en essayant d’arracher quelque chose au feu, alors qu’il était beaucoup trop tard, simplement parce que je voulais conserver un objet, une relique, un souvenir, puisque je ne pouvais pas l’avoir vivante avec moi, avec moi. » Floria se frotta les mains sur le visage, la sueur et les larmes trempant ses cheveux. « Parce qu’un jour, un homme t’a pissé dessus, tu crois que tu peux comprendre ça ? Ne me dis pas que tu sais ce que c’est, espèce de brute, parce que tu n’en sais rien du tout ! Tu ne t’es jamais retrouvée sans défense de toute ta vie ! »

L’espace vide résonna de son cri. À l’extérieur de la tente, les gardes s’agitèrent. Cendres se rendit au rabat de la porte, pour donner des ordres à voix basse.

« Alors, maintenant, tu vas avoir un bébé, cracha Floria del Guiz. Bienvenue, te voilà parmi les femmes !

— Bon Dieu, Floria », protesta Cendres.

Floria ne la laissa pas achever. « Peut-être que tu n’aurais pas dû tellement te précipiter pour sauter mon frère ! »

Cendres était incapable de faire autre chose que de la regarder. Prise entre la stupeur et un choc comparable à un coup de pied en plein ventre, elle n’arrivait pas à ordonner suffisamment ses pensées pour trouver une réponse, ne parvenait à rien dire.

« Je ferais n’importe quoi pour toi ! Je l’ai toujours fait. Mais ça, je ne le ferai pas ! » La voix de Floria monta d’une octave. « Mais ne reste pas posée comme ça ! Dis quelque chose ! »

Cendres la fixa dans un silence paniqué, essaya de parler, puis baissa les yeux devant le visage farouche de la femme et contempla le sol de la forêt semé de roseaux.

Claire et décisive, une pensée s’imposa à son esprit : Je devrais en avertir Fernando.

Mais si c’est un fils, il me le prendra.

Et de toute façon, je ne peux pas l’avoir.

Il y a eu plus d’une femme qui a chevauché à la bataille avec le ventre gros.

Oui, et plus d’une femme qui a attrapé une fièvre après l’accouchement et en est morte, sans que le chirurgien puisse y faire quoi que ce soit.

Tout aussi clairement, une illumination lui vint en tête : Je ne veux pas l’avoir parce qu’il est de lui.

La voix de Floria rugit : « Cendres ! »

Cendres l’ignora.

Avec d’infinies précautions, elle commença à explorer la notion de porter le bébé à terme.

Ça ne représente pas une trop longue période de ma vie. Quelques mois. Ça tombe mal, par contre, si nous devons nous retrouver en guerre… Bon, des femmes ont déjà participé à des guerres dans cet état. Ils continueraient à me suivre. J’y veillerais, bordel !

L’ampleur de sa crainte que son corps, en changeant, n’échappe à son contrôle, la simple énormité de cette réalité physique, la laissaient pantoise. Mais quand ce sera terminé ? Qu’il sera né ? Consciente que, jusqu’à un certain point, elle se complaisait dans un beau rêve, Cendres imagina un fils ou une fille.

Au moins, à ce moment-là, j’aurai une famille par le sang. Quelqu’un qui me ressemble.

À cette idée, un frisson hérissa littéralement le duvet qui couvrait sa nuque.

Tu as déjà quelqu’un qui te ressemble. Qui te ressemble trait pour trait.

Et qui sait à quoi je donnerai naissance ? Un idiot de village contrefait ? Par le Christ et tous les saints, non ! Je ne peux pas enfanter un monstre.

Cela doit déjà faire quarante jours. Il faut que je m’en débarrasse tout de suite, avant qu’il ne vienne à la vie.

Avant qu’il n’ait une âme.

La voix de la femme rompit brusquement sa concentration :

« Je m’en vais. Qu’est-ce que je suis censée faire ? Passer l’éternité à t’attendre ? Rester assise ici à attendre que ces connards finissent par décider que ça ne les dérange pas d’avoir une gouine comme docteur ? Ta compagnie à la con, tu peux te la garder ! »

Floria tourna les talons et partit vers le rabat de la tente sans ralentir en sortant.

« Et ton bébé aussi ! C’est ton problème, Cendres. À toi de le résoudre. Tu n’as pas besoin de moi. Cendres n’a besoin de personne ! Je serai auprès du chirurgien en chef du duc, sur le champ de bataille, demain – où je pourrai faire ce pour quoi j’ai été formée. »

Avant l’aube, avec à peine assez de lumière dans les bois pour se déplacer sans trébucher, Cendres sortit avec les autres commandants arpenter le site de la bataille.

L’air lui soufflait dans la figure. La condensation s’accumulait à l’intérieur de la visière de son casque, avec des relents de rouille et de forge. Ses bottes dérapaient sur les feuilles mouillées. Elle faillit se cogner contre le comte d’Oxford, qui se tenait un peu en retrait du groupe principal formé par le duc de Bourgogne et ses officiers sur la route menant de Dijon à Auxonne. Une pâleur croissante sur sa gauche lui révéla la silhouette de John de Vere.

Cendres demanda doucement : « Est-ce que l’armée wisigothe est toujours en position ? Qu’envisage le duc ?

— Toujours, oui. Le duc va livrer bataille dans ce champ à l’extérieur d’Auxonne », murmura succinctement Oxford. Il ajouta : « Leurs feux de camps se trouvent aux emplacements signalés par les éclaireurs, à peu près. À un kilomètre au sud, sur la grand-route. Vous et moi, madame, nous devons occuper la gauche de la ligne, avec le reste de ses mercenaires.

— Il n’a pas confiance en nous, n’est-ce pas ? Sinon, il nous placerait à sa droite, au plus dur des combats[13] » Cendres fit glisser sa main pour ajuster la boucle de sa cuissarde : même avec un trou supplémentaire percé dans la sangle, son garde-cuisse d’emprunt ne lui allait pas vraiment. « Nous laissera-t-il au moins tenter une attaque indépendante en biseau ? Nous pourrions éliminer la Faris.

— Le duc s’y oppose ; elle aura des doubles de bataille[14], sur le terrain. »

Des silhouettes d’épaulés se mouvaient à contre-jour. Ici, la route et la rivière obliquaient brusquement vers l’est, sur la gauche de Cendres, en s’écartant de la modeste déclivité qui venait barrer la vallée de la rivière au sud. Des hommes quittèrent la route pour les prairies inégales, gravissant la colline qui leur faisait face. Le ciel était à peine plus clair que la terre. Cendres s’aperçut que ses frères accompagnaient le comte : elle regarda par-dessus son épaule pour trouver Anselm – présent – et un Angelotti aux yeux battus.

« D’accord », concéda Cendres d’une voix ferme à Oxford, tandis qu’ils avançaient en trébuchant dans le froid du matin, « en ce cas, nous risquons de devoir l’éliminer à plusieurs reprises ! Laissez-moi mettre sur pied un escadron de frappe rapide, Milord. En contournant les flancs avec environ une centaine d’entre nous, nous pourrions pénétrer, ressortir et partir. Cela a déjà été fait.

— Le duc me prie d’amener votre compagnie sur le terrain, sous sa bannière, répondit Oxford d’une voix morose. Nous suivrons les ordres donnés. En espérant que, d’ici ce soir, il ne sera plus nécessaire d’envisager un assaut contre Carthage. »

Le sol montait sous les pas de Cendres. La rosée noircissait le cuir de ses bottes et le bas de son fourreau. L’air demeurait glacé, mais dégagé ; plus de pluie.

« Milord, mes sources » – les contacts de Godfrey qui, désormais, lui rendaient compte directement – « m’affirment qu’ils continuent à amasser les réserves, dans le noir. Nous aurions pu les prendre à contre-pied, insista Cendres. Certains de leurs charrois sont tractés par leurs golems-messagers. Peut-être sont-ils aux abois !

— Dieu fasse qu’ils soient répartis sur trop de fronts », dit De Vere, d’un ton bien grave pour un homme qui avait sur ses ennemis l’avantage du nombre.

Ses bottes dérapant dans la boue, Cendres atteignit le sommet de la colline, sa respiration rêche à ses propres oreilles, et elle contempla le paysage dans la pauvre lumière.

Un éperon de colline s’avançait en ce point dans la vallée de la rivière. Ils se tenaient sur son modeste point culminant, à l’ouest, avec la grande forêt tout de suite sur la droite de Cendres. Aucun moyen de faire traverser des troupes par là. Les éclaireurs rapportaient qu’ils n’y avançaient pas sur le sol, mais se frayaient un passage à trois mètres en hauteur, sur une accumulation de bois morts.

Ce qui devrait nous amener au nord de leur camp – je me demande si les hérauts sont déjà partis ? Bah, en tout cas, nous nous sommes retrouvés… ! On aurait pu errer des jours dans un paysage aussi sauvage.

La tentation de murmurer à cette portion intérieure de son être qui entend une voix, Commandant de la bataille, armée wisigothe, localisation probable ? est presque irrésistible.

La machina rei militaris pourrait-elle répondre à cette question ? Mentirait-elle ? La Faris saurait-elle que j’ai demandé…

Inutile de se perdre en questions. Agis comme si elle devait le savoir. C’est la seule façon sûre de procéder.

Ils s’engagèrent sur la pente devant eux. Cendres avança bruyamment à la suite du duc de Bourgogne, consciente que la plupart des autres commandants auraient parcouru le terrain à cheval, mais que le duc Charles voulait savoir comment la colline se présentait pour la piétaille et pour des hommes avec des affûts de mortier. Cendres fut légèrement impressionnée, rassurée. Des conciliabules rapides à voix basse se déroulaient vers l’avant. Elle plissa les yeux dans la faible lumière de l’aube.

Ses enjambées dévoraient la distance, en descendant, et ses mollets en souffrirent. Au pied de la longue pente, elle nota que le sol était bourbeux – taillis et roseaux bloquaient l’aube, sur ce côté : des marais, peut-être ? Sur ce côté de la rivière ?

La grisaille d’avant l’aube ne s’éclaircissait pas.

Un horizon de collines et de forêts épaisses, en avant. Un faible son de cloche perça les ténèbres, peut-être celle de l’abbaye d’Auxonne. Une pensée lui vint : L’autre camp est-il en train de parcourir le terrain, en ce moment même ? Et si nous nous retrouvions face à face… !

Les officiers et les hommes du duc se retirèrent, Cola de Monforte prononçant quelques mots à voix basse. Elle entendit seulement un goulet d’étranglement idéal. Au retour, en contournant l’extrémité orientale de l’éperon, ils retrouvèrent la route près de la rivière. Avec un sol ferme sous les pas, les déplacements furent facilités. Cendres leva les yeux vers l’extrémité orientale de la pente, plus escarpée, qui surplombait la route de Dijon.

Si nous nous installons sur la crête, ce sera la gauche de la ligne ; c’est là que nous serons placés. S’ils tentent de faire mouvement par la route, nous les frapperons dans le dos, où rien ne les protège. S’ils tentent de nous contourner en gravissant cette colline – ma foi, pour le reste de l’armée bourguignonne, je ne sais pas, mais pour notre part, nous allons très bien nous débrouiller !

Sauf que ce qu’ils vont faire, c’est se préparer au combat, et foncer tout droit vers nous en escaladant cette pente au sud…

La voix de Charles de Bourgogne déclara : « Messieurs, nous allons rentrer au camp. Les choses sont claires dans mon esprit. Nous combattrons le plus tôt possible, ce matin. Que Sidon nous soit favorable, en ce jour qui lui est consacré ! »

Une décision ! applaudit Cendres, sarcastique, en son for intérieur.

« Les gars, appela-t-elle.

— Patronne ? » Robert Anselm se rallia immédiatement à ses côtés dans les ténèbres matinales, Antonio Angelotti et Geraint ab Morgan sur ses talons.

Le comte d’Oxford donna un flot de consignes rapides et Dickon, George et Tom de Vere s’en furent les exécuter ; il se retourna et dit quelques mots au vicomte de Beaumont, qui rit. Une tension électrique courait à travers le groupe d’hommes, qui savaient, désormais, qu’en ce jour, ils allaient courir le risque d’être tués ou de remporter honneur, argent et survie.

« Dieu me pardonne si jamais je t’ai offensé », déclara Cendres sur un ton cérémonieux, et elle tendit les bras et donna l’accolade à Robert Anselm. Il la serra contre lui, recula d’un pas sur l’herbe trempée de rosée au bord de la route et répondit :

« Ainsi que j’espère être pardonné, je te pardonne, au nom de Dieu. On y va, non ? »

Cendres empoigna l’avant-bras d’Angelotti et flanqua une claque sur les épaules de Geraint. Elle avait les yeux brillants.

« On y va. Très bien. C’est ici que le Lion azur va faire le boulot pour lequel on le paie. Dispose-les en ordre de bataille. »

Elle pressa le pas, bouclant le circuit pour regagner la lisière nord des arbres et le camp avec plus de rapidité qu’il n’était sage dans l’aube trouble, et elle rattrapa le comte d’Oxford. Elle indiqua du doigt le duc de Bourgogne.

« S’il ne nous permet pas d’éliminer la Faris… Milord comte, je veux vous consulter sur les tactiques de cette bataille. J’ai une idée. »

George de Vere, derrière elle à présent, commenta, sur un ton sardonique : « Les quatre mots les plus terrifiants dans cette langue, une femme qui annonce : J’ai une idée.

— Oh non. » Cendres lui adressa un charmant sourire, dans la lumière diffuse. « Il y a trois mots bien plus terrifiants – la patronne en train de déclarer : Je m’ennuie. Demandez donc à Fl… à mon chirurgien. »

John de Vere parut sourire, sous sa visière relevée.

« Nous avons pour nous le nombre, dit-elle. Je ne crois pas que les Turcs arriveront sur notre côté : ils sont venus en observateurs. Nous possédons des canons. Nous devrions remporter la bataille – mais les Wisigoths ont vaincu les Suisses, et nul n’a survécu à l’affrontement pour nous dire comment ils avaient fait. Rien que des rumeurs : Ils se battent comme des démons sortis des abîmes sulfureux…

— Et ? l’encouragea le comte d’Oxford.

— Milord, répondit-elle d’une voix ferme, regardez-moi ce ciel. Il y aura peu, ou pas de soleil, aujourd’hui. Lorsque nous livrerons bataille sur ce terrain, nous nous battrons à l’ombre de leurs ténèbres. Le froid, l’obscurité – une bataille en hiver. »

Sans qu’on la voie, elle serra le poing, enfonça ses ongles dans sa paume et ne montra rien de ce qu’elle ressentait.

« Nous devrions parler à nos prêtres. » Cendres indiqua du doigt la Croix des Ronces pendue au cou du comte, sombre contre son surcot. « J’ai une idée. Il est temps que Dieu nous accorde un miracle, Votre Seigneurie. »

Moins de deux heures après son tour d’inspection sur le terrain, Cendres se trouva contre le flanc chaud de Godluc. Bertrand serrait les rênes du destrier, et Rickard tenait le casque et la lance de Cendres. Elle avait emprunté des cuissardes à un chevalier anglais court et trapu appartenant à la suite des De Vere. Elles ne lui allaient pas.

La moitié du ciel au-dessus d’elle était noire.

À l’est, à l’endroit où le soleil aurait dû se lever sur l’immense armée, s’élevaient les ténèbres. C’était seulement derrière eux qu’une singulière pénombre incitait les coqs du train des équipages à chanter tardivement l’annonce de l’aube.

Lorsqu’elle jeta un coup d’œil vers le bas de la pente, au sud, Cendres ne voyait plus les feux du camp ennemi.

Derrière elle, cette partie du ciel qui n’était pas noire s’était couverte de l’ombre portée par les lueurs du matin. À présent, le ciel se chargeait rapidement, aussi obscur qu’à l’est et au sud. Les nuages se rassemblaient, jaunes comme craie, ventrus, aussi hauts que des murailles de châteaux forts ou des clochers de cathédrales.

Bon Dieu. Cinq cents personnes organisées. En place. À l’endroit où elles sont censées être.

« Je suis trop éreintée pour me battre ! », murmura-t-elle.

Rickard lui adressa un pâle sourire. Le souffle de son destrier se muait en vapeur. Cendres regarda vers le haut de la pente, vers l’horizon et les forces multiples de l’armée bourguignonne.

Elle songea, dans ce moment d’abandon qui suit l’épuisement extrême : le panorama principal, sur un champ de bataille, ce sont des jambes.

Pied à terre, elle avait l’impression que le terrain se composait uniquement de jambes – celles des chevaux, par centaines, certaines drapées sous les caparaçons de livrée qui pendaient mollement dans l’air froid et humide, mais pour la plupart découvertes, rouannes, baies ou noires, se pressant les unes contre les autres tandis que les chevaliers gagnaient la crête pour prendre position. Et les jambes des hommes, affinées par leur armure d’argent, tous les chevaliers et la plupart des piétons ayant gainé d’acier leurs membres inférieurs, même les hauts-de-chausses colorés des archers qui portaient des coquilles d’acier sanglées sur leurs genoux vulnérables. Des centaines de jambes : des pieds en train de fouler ce qui avait été le blé d’un seigneur et était désormais de la boue piétinée et du crottin de cheval.

Les minutes s’écoulaient : La troisième heure de la matinée est passée, sûrement ?

Une bourrasque d’air froid et humide lui souffla à la figure. Des trompettes glapirent. Elle eut à peine le temps de jeter un coup d’œil en arrière vers Anselm, Angelotti, Geraint ab Morgan, tous trois avec leurs troupes de sergents, de capitaines d’artillerie et de chefs de lance agglutinées autour d’eux. Des ordres furent lancés sur un ton pressant, furieux.

« En selle », murmura-t-elle, et elle prit sa salade des mains de Rickard, la positionnant avec précaution sur ses cheveux tressés, en en coiffant sa tête. Elle laissa la boucle de la sangle baller librement pour l’instant. Trouvant l’étrier avec un pied, elle bondit en selle avec légèreté.

De là, en hauteur par rapport au sol, sa vision changea, le champ n’étant plus que casques et étendards. Argentée contre le noir des nuées d’orage, une masse de carrures d’acier lui barrait la vue : des chevaliers portant leurs épaulières articulées. Des cavaliers, rassemblés en petits groupes, échangeaient des exclamations, portaient des salades italiennes en queue de canard et des salades germaniques à longue queue pointue surmontées de bêtes héraldiques, des couleurs brouillées reprises au-dessus en écho par la soie trempée et avachie de leurs bannières et étendards.

Robert Anselm claqua des mains.

« Putain, mais on caille !

— Tout le monde a bien compris ce qu’on allait faire ?

— Ouais. » Anselm portait sa salade inclinée en arrière sur son crâne. Il regarda Cendres par en dessous. « Bien sûr. À vingt mille, on va tous…

— Bon, d’accord. Passons. Aucun plan n’a jamais survécu plus de dix minutes après le début des combats… On improvisera. »

Ici, sur le dos de la colline, Cendres pouvait regarder à gauche et à droite et voir l’armée bourguignonne, forte de vingt mille hommes, gagner à pied et à cheval ses positions.

« Je crois que c’est la bannière d’Olivier de La Marche, sur l’aile droite », indiqua-t-elle à Rickard. Le gamin hocha la tête d’une saccade. « Et les mercenaires, là, sur la gauche, et, là-bas, la bannière personnelle de Charles – le centre, lourdement protégé. Tu devrais étudier l’héraldique. On aurait l’emploi d’un héraut plus expert, dans la compagnie du Lion azur. »

Les sourcils épais du garçonnet s’abaissèrent. « Combien d’entre eux savent se battre, patronne ?

— Hmm. Oui. C’est probablement une meilleure question que de savoir qui porte une Corneille et un Lion couchant…» Cendres sentit son estomac gronder. « Les deux tiers, environ, je dirais. Les autres sont des paysans enrôlés de force et la milice municipale. »

Elle fit se déplacer Godluc de quelques pas, s’inclinant d’un côté, incapable de distinguer Angelotti, désormais mêlé aux autres maîtres artilleurs, le duc ayant décidé de masser ses couleuvrines[15] au centre.

« C’est la dysenterie, déclara-t-elle d’un ton ferme. C’est pour ça que je suis sans arrêt prise de l’envie de me chier aux braies. C’est la dysenterie. »

Geraint ab Morgan, venant se placer à hauteur de son autre éperon, hocha la tête. « Sûrement, patronne. Y a comme une épidémie, ce matin. »

Avec un geste à l’adresse de ses officiers, Cendres gravit à petite allure la pente de la colline et passa la crête, sa bannière personnelle portée derrière elle par Robert Anselm, jusqu’à l’endroit où Euen Huw et sa lance gardaient l’étendard au Lion azur, au centre de cinq cents guerriers. Le pommeau de l’épée de Cendres cogna de façon arythmique contre sa pansière au long de sa chevauchée. Une légère humidité commença à piquer sa figure exposée et ses mains nues.

Où est l’ennemi, bordel… ah. Le voilà.

Au pied de la déclivité d’une douceur trompeuse – ça doit être une vraie saloperie à escalader en vitesse, commenta son esprit –, des ténèbres se mouvaient par paquets dans les ténèbres : des unités d’hommes en mouvement. Un reflet sur une pique de bannière. Une jument en chaleur hennissant en direction des destriers francs.

« Combien d’hommes ? murmura Robert Anselm.

— Pas la moindre idée… Beaucoup trop.

— Il y en a toujours beaucoup trop, fit observer l’homme mûr. Deux paysans avec un bâton, c’est déjà beaucoup trop. »

Le diacre de Godfrey sortit au pas de course de la foule des hommes en armes. Cendres chercha automatiquement Godfrey Maximillian aux côtés de Richard Faversham – au bout de quatre jours, elle continuait à le chercher. Elle avait cessé de poser la question.

« Qu’a dit l’évêque ? demanda-t-elle.

— Il y consent ! » Richard Faversham parlait à voix suffisamment basse pour qu’elle soit obligée de se pencher sur sa selle afin de l’entendre, engoncée dans une brigandine qui n’était pas conçue pour un tel mouvement.

« Combien de prêtres avons-nous ?

— Avec l’armée, plus que quatre cents. Avec la compagnie, deux, seulement : moi-même et le jeune Digorie, ici présent. »

Lui non plus, il ne parle pas de Godfrey. Est-ce que nous supposons tous deux qu’il a quitté la compagnie ? Sans dire un mot ?

Le poing nu de Cendres frappa le pommeau de sa selle. Elle baissa les yeux vers sa peau glacée et tendit la main pour avoir ses gantelets. Rickard, sur la pointe des pieds, les lui plaça entre les doigts. Tandis qu’elle bouclait en place celui de gauche, elle continua à regarder Richard Faversham, en bas, et le jeune homme intense, osseux et sombre qu’il avait présenté sous le nom de Digorie.

« Vous êtes ordonné ? » lui demanda-t-elle.

Digorie tendit une main qui semblait toute en phalanges et saisit la main de Cendres qui demeurait dépourvue de gantelet, en une étreinte d’une énergie extrême. « Digorie Paston[16], madame, ordonné à Dijon par l’évêque de Charles, lui apprit-il en anglais. Je ne faillirai ni vous ni Dieu, madame. »

En entendant dans quel ordre il disait cela, Cendres leva un sourcil, mais réussit à se retenir du moindre commentaire.

« Vous allez remporter cette bataille pour nous, Digorie, Richard, leur dit-elle. Enfin, vous, et les trois cent quatre-vingt-dix-huit autres…»

Godluc répondit à un toucher des éperons, la ramenant en un lieu d’où elle avait vue sur le pied de la colline, par-dessus les têtes de ses propres hommes, en direction de l’armée wisigothe.

« Oh, merde ! constata Cendres. Il ne nous manquait plus que ça. »

Dans la pénombre, elle voyait des dizaines de drapeaux de commandement wisigoths, couvrant la route de l’est entre Dijon et Auxonne, et les milliers d’hommes en marche et à cheval qui les accompagnaient. Plissant les yeux face à un vent humide et glacé, elle prit note des positions : ils ont ancré leur flanc droit tout contre le marais là en bas, au nord, et occupé la vallée au sud là-bas avec quatre compagnies de soldats, et…, Et.

« Eh ben. » La voix de Cendres paraissait blanche à ses propres oreilles. « Nous voilà baisés. Nous voilà bien baisés, et profond. »

Robert Anselm empoigna son étrier et se souleva brièvement pour voir ce qu’elle voyait. « Ah, la vache ! »

Il retomba, ses talons percutant la boue.

Cendres déplaça son regard, étrécissant ses yeux pour être sûre de ce qu’elle voyait dans la pénombre. Il n’y avait pas d’erreur. Au-dessus des troupes qui s’ancraient sur le flanc droit wisigoth – environ un millier d’archers et de chevau-légers – flottaient des guidons blancs.

Le vent déroulait la soie au fil des airs, lui laissant clairement distinguer les croissants rouges.

« Ce sont des troupes ottomanes », confirma-t-elle.

Robert Anselm, au-dessous d’elle, marmonna : « Pour la rupture des approvisionnements wisigoths, c’est réglé…

— Ouais. Non seulement ils ne mettront pas un terme à l’avitaillement, mais il y a un détachement des troupes du sultan au sein du principal corps d’armée. Oh, putain, s’exclama Cendres. Il y a eu un genre de traité, une alliance, quelque chose… Ce salopard de sultan couche désormais avec ce salaud de calife !

— J’en doute tout à fait, déclara John de Vere en les rejoignant sur son cheval.

— Saviez-vous cela, Milord ? »

Le visage de De Vere sous la visière de son armet, relevée et fixée, apparaissait blême de rage. « Quelles confidences le duc Charles pourrait-il partager avec un comte anglais dans la misère ? Ses services de renseignements sont trop compétents pour qu’il n’en sache rien – il doit s’estimer capable de les défaire, jugea le comte d’Oxford, abruptement. Par les crocs de Dieu ! Mais il se croit capable de vaincre à la fois les Wisigoths et les Ottomans ! Plus grands les ennemis, plus grande est la victoire.

— On est mort, chantonna Cendres à voix basse. On est mort… Très bien, Milord. Si vous voulez mon avis, tenez-vous-en au plan. Que les prêtres prient.

— Si je voulais votre avis, madame, je vous l’aurais demandé. »

Cendres lui sourit. « Eh bien, voilà ! Vous l’avez eu pour rien. Tout le monde ne peut pas dire autant. Je suis une mercenaire, vous savez. »

La crispation d’humour au niveau des yeux du comte lui créa des pattes-d’oie. Le rire s’estompa, tandis que Cendres et lui se faisaient face sur leurs montures qui piaffaient. Dans le crépuscule, il semblait que les batailles[17] ottomanes et wisigothes soient en train de s’ordonner selon ce que leurs espions locaux leur avaient suggéré être la position optimale.

« Vos hommes vous suivront-ils là-dedans ? »

Cendres répondit d’un air distrait : « Ils me craignent bougrement plus que l’ennemi – et d’ailleurs, si les Wisigoths ne s’en chargent pas, ma police des combats le fera sûrement.

— Madame, beaucoup de choses en dépendent. »

Cendres sentit une immense détente se répandre dans tout son corps. Elle tendit le bras vers le bas pour ajuster la sangle de la pansière qui lui protégeait le ventre, et songea avec regret à la protection qu’offrait un harnois complet. Sa main vint se poser sur la poignée ligaturée de cuir de son épée, vérifiant la chaîne d’attache qui l’entourait sous le pommeau, fixée à sa ceinture.

« Je me suis débarrassée des éléments douteux, annonça Cendres en ramenant le regard vers Oxford. Cela fait trois ans que la plupart des hommes qui restent se battent pour moi. Ils se contrefoutent du duc Charles. Ils se contrefoutent – sauf votre respect – du comte d’Oxford. Mais ils ne se contrefoutent pas de leurs compagnons de lance, ni de moi, parce que je les ai tirés en un seul morceau de batailles pires que celle-ci. Alors, oui, ils le feront. Toutes choses étant égales par ailleurs. »

Le comte d’Oxford lui jeta un regard intrigué.

Elle évita les yeux de l’Anglais.

« D’accord… Nous affrontons des gens qui ont battu les Suisses : le moral n’est pas formidable, non plus. Demandez donc à Cola de Monforte ! »

Une trompe retentit sur le terrain. Un instant, la voix des hommes se tut. Le tumulte des chevaux, de leur harnachement, les claquements des caparaçons et les souffles bruyants cédèrent la place au cri lointain des sergents des archers et au vacarme infernal d’un chant montant de la position des artilleurs. Cendres se mit debout dans ses étriers.

« Pour l’heure, dit-elle, la situation n’est pas totalement désespérée, et j’ai un contrat avec vous. »

Le comte d’Oxford vit ses frères approcher, et Cendres, le reste de ses officiers venir à elle ; tous avec des questions, pour demander des ordres et des consignes, alors que le temps qui s’écoulait touchait à présent à son terme.

John de Vere tendit la main avec cérémonie, et Cendres la saisit.

« Si nous survivons à la bataille, dit-il, j’aurai des questions à vous poser, madame.

— Heureusement qu’ils n’emploient pas de canons, murmura Cendres à Robert Anselm. Ils agiraient comme Richard de Gloucester l’a fait avec tes lancastriens, à Tewkesbury, et nous démoliraient sur notre sommet de colline ! »

Anselm opina d’un hochement de tête. « Le duc a bien pensé l’affaire.

— Foutu Charles de Bourgogne ! déclara Cendres. Pourquoi faut-il que je livre cette connerie de bataille sans espoir avant que nous puissions accomplir quoi que ce soit d’utile ? Ce ne sont pas ces gens-là que nous devons éliminer – c’est son Golem de pierre à la con, qui lui raconte comment gagner ! On est en train de perdre notre temps complètement.

— Surtout si on se fait tuer », grommela Anselm.

Ils étaient tous deux sur leur selle, en train d’observer au bas de la longue pente boueuse le galop des bannières, tandis que la cavalerie légère wisigothe se mettait en position. L’étendard de la Faris occupait leur centre – comme les éclaireurs de Cendres l’en avaient informée, il s’agissait d’une Tête d’airain sur champ de sable. Elle porta machinalement la main sur le pan de sa brigandine, sur son ventre.

Elle ressentit un manque, soudain et douloureux : tout ce que Florian aurait pu lui raconter en ce moment même, si elle avait été ici – une observation caustique sur la stupidité de la vie militaire, et des batailles, et de se faire embrocher sans raison.

« Florian dirait que je dois déployer plus d’ardeur au combat parce que je suis une femme », lança Cendres sans réfléchir, en suivant du regard les mouvements de ses officiers à l’arrière des lignes. « Je veux dire qu’un commandant masculin risque d’être fait prisonnier, mais pour moi, ce sera le viol collectif. »

Anselm poussa un grognement. « Tu crois ? C’est moi qui ai retrouvé Ricardo Valzacchi, après Molinella, tu te souviens ? Attaché en travers d’un charroi, un manche de hallebarde enfoncé dans le cul. Je crois qu’il… qu’elle confond la guerre avec autre chose…»

Le peu qu’elle distinguait du visage d’Anselm dans le V séparant sa bavière de la visière relevée était dissimulé, à présent, par la sombre traînée des nuages qui traversaient le ciel. Un passage d’ombre moite qui dérobait tout leur éclat aux bannières bleues, rouges et jaunes, ternissait les crochets et les pointes des guisarmes et suscita un bougonnement passager de jurons chez les archers et les arbalétriers.

Une bourrasque d’air froid lui jeta de la pluie au visage, d’un froid cuisant, à la limite du grésil.

Cendres s’anima, toucha des étriers les flancs du grand hongre et descendit la pente entre les lignes de la compagnie. Les grands paturons touffus de Godluc progressèrent entre les hommes et les femmes emmitouflés sous des jacques et des casques, debout sur les récoltes mouillées et foulées.

Ludmilla Rostovnaya s’exclama : « Ça détrempe nos cordes, patronne.

— Débandez les arcs, retirez les cordes ! » ordonna Cendres. « Vous aurez votre chance, les gars. Planquez vos cordes sous vos casques. Ça va virer sacrément vilain à peu près… tout de suite. »

À ces mots, les cloches d’Auxonne au loin se mirent à carillonner à travers les collines. Un grand tohu-bohu de voix monta de derrière les lignes de bataille bourguignonnes. Un chœur, qui chantait la messe. Cendres leva la tête. Une bouffée d’encens lui accrocha les narines. Un peu plus haut sur la pente encombrée, Richard Faversham et Digorie Paston brandissaient un cierge de suif nauséabond. Autour de Cendres, des voix murmurèrent : « Miserere, miserere ! » Elle entraperçut un éclat de noir et blanc quand une pie descendit en traversant le champ et, par réflexe, se signa et cracha.

Un éclair bleu, gros à peu près comme son poing, fila au-dessus des récoltes détrempées, sous le museau de Godluc. Ses naseaux bordés de rouge se dilatèrent.

Cendres regarda le martin-pêcheur partir à tire-d’aile.

Elle toucha de nouveau de ses étriers les flancs de Godluc, remonta la pente, saisit sa hache et sa lance que tendait Rickard et, alors qu’elle levait la main pour remonter sa bavière et baisser sa visière, les premiers flocons blancs vinrent saupoudrer les caparaçons bleu et or de Godluc.

Cendres leva la tête, le couvre-nuque en queue de canard de sa salade lui permettant de regarder en l’air. Au-dessus, dans le ciel obscur, des taches blanches descendaient en flottant.

En un instant, une bourrasque de blancheur sortit en tourbillon des nuages, la chute de neige progressant rapidement d’un état de poussière poudreuse à d’épais flocons humides pour venir se plaquer sur la pansière de Cendres, blanchir les caparaçons de soie de Godluc, la couper de tout le monde sinon des trois ou quatre personnes le plus proches d’elle : Anselm, Rickard, Ludmilla, Geraint ab Morgan.

« Retiens-les ! » ordonna-t-elle au Gallois avec mordant.

Le vent la poussait dans le dos. La neige volait. La boue détrempée sous les sabots de Godluc vira du noir et brun au blanc en quelques secondes. Cendres avança de plusieurs mètres et, rassemblant ses officiers, s’arrêta à proximité des mots latins qu’entonnait Richard Faversham de sa voix aiguë. La lance à l’étui, levant les mains, elle retira sa salade et écouta, dressée droite sur sa selle.

Au loin, sur les ailes droite et gauche de l’armée bourguignonne, des voix rauques et sonores criaient des ordres. Un instant de pause, puis les flac ! et vrrrrl inimitables de flèches qu’on tirait. Une volée – et pas de nouveaux ordres : un silence inhumain, tout au long de la ligne.

« Merde, ils sont bons », murmura-t-elle.

Quelque part en dessous, un Wisigoth hurla.

Digorie Paston tendit le bras et serra ses mains osseuses sur celles du diacre anglais, le visage tordu, une prière lui coulant de la bouche.

Cendres détourna la tête. Le vent fouettait ses épaules et son dos couverts de plates. Un vent dur, qui montait – et une rafale lui arracha le souffle de la bouche, aveuglant de neige son visage. Elle passa un gantelet contre sa figure, se racla la peau et se pencha.

« Ludmilla, avance ! »

La Russe se coula hors de sa compagnie et avança dans la tempête de neige. Cendres inclina la tête sur le côté, pour écouter. Le sifflement hargneux d’une pluie de flèches monta, totale en une seule seconde, et Cendres sentit une pulsation dans sa vessie, un filet d’urine chaude qui trempait son haut-de-chausses. C’est le bruit. Il vous détruit les nerfs quand on l’écoute approcher : c’est pire quand ça s’arrête.

Maladroites, ses mains replacèrent le casque sur sa tête : tout autour d’elle, ses hommes rabattaient leurs visières et se penchaient en avant, comme face au vent, pour présenter la surface de leurs casques d’acier afin de dévier les fers et viretons de flèches.

« Merde, merde, merde ! » jurait Geraint ab Morgan, sur une seule note.

L’interruption brusque du sifflement apprit à Cendres que les flèches avaient frappé – quelque part. Elle fit avancer son cheval. Personne ne cria ni ne tomba.

Une silhouette plaquée de blanc, trébuchant, agrippa son étrier.

Ludmilla Rostovnaya cria : « Ils tapent en terre ! À trente pieds en avant de la ligne !

— Oui ! » Cendres essaya de regarder derrière elle, dans le vent, recracha une bouchée de grésil et appela : « Rickard ! »

Le garçon accourut, une salade d’archer enfoncée sur le crâne, un fauchon à la ceinture. « Patronne ?

— Fais venir ici des messagers ! Je ne vois pas le guidon au Sanglier bleu[18], nous allons devoir nous en remettre à des courriers et à des cavaliers. Va !

— Bien, patronne !

— Ludmilla, rejoins à cheval le comte d’Oxford. Dis-lui que ça marche ! Je veux savoir si ça marche également sur le reste du champ de bataille. »

La femme leva une main et s’élança vers le haut de la pente, glissant et dérapant dans la boue et la neige. Cendres frissonna, le froid de l’acier s’infiltrant dans son corps, même au travers de son gambison matelassé et du haut-de-chausses par-dessous. Elle avait l’entrejambe glacé et trempé. Elle fit tourner Godluc et effectua des allées et venues dans la neige devant les cinq cents hommes du Lion azur, laissant à Anselm la responsabilité de l’infanterie, et à Geraint celle des archers et les chevaliers sous le contrôle relatif d’Euen Huw.

Un vrombissement grave éclata dans les airs.

Cendres retint Godluc, forcée de recourir aux rênes pour ce faire. Le massif animal frissonna sous elle. Elle se dressa dans ses étriers, les entrailles brouillées, et, très lentement, alla et vint devant les rangs. Une flèche planta son fer dans la boue à cinq mètres devant elle.

Le claquement des cordes d’arc trancha les airs. Les empennages de flèches sifflèrent. Le bruit crût jusqu’à ce que Cendres se dise qu’il ne pouvait plus rester de flèche dans toute la Chrétienté, les arcs wisigoths décochant volée sur volée, les troupes impériales aperçues au sein de l’ennemi projetant des nuées successives de flèches germaniques.

Le vent soufflait si fort depuis les lignes bourguignonnes que la neige filait à l’horizontale vers le sud.

« Continuez à prier ! » cria-t-elle à Digorie et à Richard. La messe du principal corps d’armée de Charles leur parvenait par hoquets et par bouffées à travers les mugissements du vent.

« Maintenant…» souffla-t-elle.

Ce n’est pas un gros miracle – étant donné les conditions météorologiques qui règnent, de toute façon, avec le soleil éteint –, mais c’est quand même un miracle.

La neige. La neige – et le vent.

La blancheur occultait l’air, en tourbillons, jusqu’à ce que Cendres perde toute notion de profondeur et de distance. Elle se raccrocha à la chaleur de Godluc, et à son souffle fumant, et chevaucha au plus près parmi les lignes ; un mot ici à un homme dont un beau-frère combattait pour Cola de Monforte, une parole à une archère qui buvait avec les catins attachées à un contingent de chevaliers germaniques réfugiés, tout cela ne remplissant spécifiquement aucun but d’information, sinon que cela les amenait assez près d’elle pour qu’ils la voient, l’entendent ou la touchent.

« Voilà ce qu’on fait, voilà pourquoi nous sommes ici », répéta-t-elle encore et encore. « Qu’ils continuent à tirer. À gaspiller leurs flèches. Encore quelques minutes et nous allons leur flanquer le plus gros choc de leur vie. Le dernier ! »

La neige s’éclaircit.

Digorie Paston et Richard Faversham se soutenaient mutuellement, agenouillés dans la boue. Bertrand portait une gourde de vin aux lèvres de chacun à son tour, son visage gras et blanc tiré par la peur. Ils priaient en hoquets rauques. Christus, se dit-elle, Godfrey, on a besoin de toi !

Digorie Paston s’écroula, face en avant, dans cinq centimètres de neige.

« Préparez-vous à tirer ! » cria-t-elle à Geraint ab Morgan.

La neige s’éclaircit encore. Le ciel se fit plus lumineux. Le vent commença à tomber. Cendres se retourna et éperonna Godluc pour traverser la pente, page, écuyer, escorte et porte-bannière avec elle, jusqu’à Geraint ab Morgan et ses archers, un poing levé, l’épée tirée et brandie haut. Elle observa l’horizon durant sa chevauchée, cherchant avec ardeur parmi les bannières du corps principal celle du Sanglier bleu.

En haut sur la pente, Richard Faversham perdit connaissance.

La chute de neige cessa, abruptement, et l’air s’éclaircit.

L’étendard au Sanglier s’inclina.

Cendres n’attendit pas le messager. Tandis que l’ouest se dégageait et que la neige se résolvait en rafales pulvérulentes, elle abattit son épée d’une saccade. « Encordez et bandez !

— Engagez la flèche ! Tirez ! » Le rauque beuglement gallois de Geraint ab Morgan retentit sans relief sur toute la pente. Cendres entendit rugir d’autres ordres, sur les ailes et plus avant dans le principal corps d’armée, et elle se prépara inconsciemment. Les archers et les arbalétriers du Lion azur apprêtèrent leurs armes, engagèrent leurs carreaux et leurs flèches et, au deuxième appel de Geraint, ils les décochèrent.

Quelque deux mille flèches noircirent l’air froid et crépusculaire. Dont un millier, songea-t-elle dans un moment d’ironie, partaient sans aucun doute des arcs de Philippe de Poitiers et de Ferry de Cuisance, dont elle avait fiai les archers de Picardie et du Hainaut, à Neuss.

Et j’avais bien raison…

Tout le corps de Cendres vibra à la libération des projectiles, et elle leva la tête quand ils prirent leur essor ; la deuxième volée était déjà noire dans les airs, on armait furieusement les arbalètes, les archers décochaient les flèches à la cadence de dix ou douze à la minute, cueillies sur les porcs-épics de hampes plantées dans les blés trempés et la boue – continuant à tirer avec le vent dans le dos…

Au loin, un cheval cria.

Cendres se dressa sur ses étriers.

À trois cents mètres de là, au bas d’une colline semée d’un taillis de milliers de flèches wisigothes, les premiers traits de l’armée bourguignonne frappèrent au but.

Elle les distingue à peine, à cette distance : les Wisigoths tombent, les mains crispées sur leur visage, transpercés dans l’œil, la joue ou la bouche. Leurs cavaliers tirent les rênes de montures qui tournent sur place. Une grande masse de chevaux hurle et se cabre, se forçant un passage vers l’arrière et le sud, crevant des brèches dans les lignes des piétons armés de piques et d’épées ; un homme vêtu de robes blanches qui s’effondre, le crâne fracassé par un sabot, les bannières qui s’inclinent dans le chaos…

Cendres regarda par-dessus son épaule au moment précis où Angelotti et les autres artilleurs groupés avec le centre du duc Charles ouvraient le feu. Le tonnerre d’un boum ! fit frémir le sol sous les sabots de Godluc, et le cheval se cabra de quarante bons centimètres et ce, complètement caparaçonné.

Ils ont tiré à contre vent et ont frappé trop court. Nous avons tiré dans le vent, et nous avons touché juste. Et ils ne pouvaient pas le voir !

« Deo gratias ! » s’écria Cendres.

Le feu des canons du centre se désagrégea jusqu’au silence – la question de savoir si les équipes d’artilleurs pourraient recharger avant que l’ennemi n’attaque était déjà académique. Cendres tira sur les rênes de Godluc tandis qu’il tapait du sabot sur le sol qui résonnait, et faisait danser ses hanches, impatient de charger.

« Coursiers ! » cria Cendres vers son escorte dispersée tandis qu’ils se regroupaient. Elle prit une minute pour orienter d’un coup d’éperon Godluc vers l’arrière de la ligne de bataille, suivie par sa bannière personnelle. Des cavaliers armés la cernèrent. Voyant un fantassin descendre la pente à toutes jambes en direction de la compagnie, de sa bannière, elle fit volter son hongre…

Une secousse qui ébranla tous ses os la jeta en avant sur sa selle.

Une main d’homme était placée sous sa poitrine, pour la redresser d’une poussée. Elle écarta Thomas Rochester sans ménagement, cracha, secoua la tête, étourdie, et se retrouva en train de contempler une balafre dans le sol. Un gigantesque sillon, une gerbe de sol et d’humus, et la main arrachée d’un homme…

Elle a le temps de penser : Ils n’étaient pas censés posséder des canons ! et un deuxième impact percute le sol à proximité du groupe de cavaliers. La boue jaillit dans les airs, éclabousse son visage.

« Capitaine ! » Un des coursiers, accroché à son étrier. « Le comte vous demande de battre en retraite ! Ramenez la ligne en arrière ! Derrière le sommet de la colline !

— ANSELM ! » s’écrie-t-elle, dégageant la terre de sa bouche avec ses doigts en armure. Elle pique des deux vers lui. « Amène-les de l’autre côté de la colline, tout de suite ! Toi… et toi… courez… Des ordres pour Geraint : Rappelez-les ! »

Elle entend l’appel des trompes, les ordres qu’on crie, l’aboiement des chefs de lance faisant reculer leurs hommes, pour remonter vers l’horizon, sur le blé rendu glissant par la neige et la boue ; c’est seulement à ce moment-là qu’elle se retourne.

Au pied de la pente, dans le crépuscule délavé par la pluie, la masse des Wisigoths dans la bataille centrale s’est écartée. Là-bas, il y a des charrois.

Sous ses yeux, une silhouette plus grande qu’un homme haie un charroi en position ; un corps de marbre et de bronze qui le tracte sans effort apparent. La lumière se reflète sur les flancs du charroi. Il est bardé de fer, blindé, c’est un charroi de guerre wisigoth. Les flancs, libérés, s’abattent vers l’avant – hérissés de pointes ; on ne peut les escalader ni à pied, ni à cheval – et l’énorme vasque de bois d’un mangonneau part en arrière, se détend vers l’avant…

Un bloc de la taille d’un torse d’homme décrit une courbe dans les airs.

Cendres porta son poids sur le côté, fit obliquer Godluc et se pencha en avant pour l’encourager à gravir la colline. Les dos des hommes se serrèrent autour d’elle, la bannière dansait au-dessus. Un choc : un grand bruit de hurlement – des éclats de roc piaulèrent à travers les airs, en labourant les corps des hommes.

Elle leva la tête et contempla la traînée ouverte dans la ligne de bataille. De la terre et du blé broyés, des têtes et des corps broyés : une masse labourée de sang rouge sombre sous le ciel pâle.

Elle chevaucha derrière la compagnie, une boue rouge de sang, bleu-rose d’intestins sous les sabots de Godluc. Les hommes hurlaient, les femmes les traînaient en remontant la pente vers la ligne de crête. Elle fit progresser son cheval avec lenteur – au pas –, Thomas Rochester sur son flanc gauche, le visage ruisselant de larmes, sous sa visière.

Boum !

« Pour l’amour du Christ, fonce ! » hurla Rochester.

Cendres se retourna, autant que sa haute selle et sa brigandine le permettaient, pour regarder en arrière, au bas de la colline.

Une vingtaine ou une trentaine de charrois bardés de fer se tenaient au pied de la pente. Les hommes grouillaient autour d’eux, enfonçant à coups de masse des cales sous les mangonneaux, ajustant l’élévation des catapultes, et, énormes au-dessus d’eux, sur les plates-formes des armes, les silhouettes d’argile des golems se courbaient, soulevant sans effort les rocs pour les placer dans les cuillers, rabaissant sans effort les cuillers pour les armer, sans même se soucier d’employer les crics qui exigeaient tant de temps – toutes les tâches dont un homme, dont des hommes sont capables, mais avec une force, une vitesse, supérieures.

Cinq rochers éventrèrent la pente sur sa droite, frappant dans de grandes gerbes de boue ; cinq autres percutèrent en succession – Boum ! Boum ! Boum ! Boum ! Boum ! – et l’autre extrémité de la ligne de chevaliers cessa d’être des hommes à cheval. Cendres contempla une masse de chevaux qui se débattaient, de corps qui se tordaient, des livrées ensanglantées, quelques cavaliers indemnes qui tentaient de se remettre sur pied…

Ils ont une cadence de feu phénoménale, se dit-elle, dans un songe ; en même temps qu’elle hurlait : « Rickard, va voir Angelotti ! Dis-lui de battre en retraite ! Je me fous de savoir ce que font les autres canons, le Lion se retire ! Nous devons passer la colline ! »

Devant elle, le grand étendard en queue d’aronde du Lion s’inclina, se reprit et gravit la pente à une allure régulière. Cendres grommela : « Allez, Euen, allez ! » et piqua des deux dans les flancs de Godluc. Le hongre dérapa, se stabilisa et bondit vers le sommet de la pente, ramenant Cendres au niveau des dos de la grande foule de guisarmiers et d’archers en train de courir.

« Merde ! » s’écria Thomas Rochester.

Une grande traînée de feu parabolique explosa contre la colline sur le côté droit de Cendres. Elle poussa un cri. Godluc se cabra. Dans un entrechoquement de caparaçon à peine audible par-dessus les cris des hommes, il retomba avec lourdeur. Les dents de Cendres claquèrent douloureusement.

La boue fumait et chuintait sous un panache de feu d’un bleu blanc.

Celui-ci s’interrompit brusquement. Des traînées noires strièrent le champ de vision de Cendres : des images rémanentes sur sa rétine. Au travers, Cendres aperçut de grandes quantités d’hommes qui couraient pour atteindre le sommet de la colline.

Au bas de l’éminence, barrée par un taillis de milliers de flèches wisigothes, plantées, inutiles, dans le sol et pour l’heure en train de brûler…

Cendres vit les silhouettes en mouvement des golems, à l’avant-garde du principal corps d’armée wisigoth. Ils étaient trente ou quarante, chacun portant d’énormes réservoirs de bronze attachés sur leurs dos et tenant dans leurs mains des becs qui crachaient des flammes. Supportant sans effort le poids des bonbonnes, soutenant sans dommage la chaleur de la flamme.

« Amène-moi Angelotti ici ! » rugit-elle à l’adresse de Thomas Rochester.

La secousse de Godluc en train de s’efforcer de gravir la pente lui coupa le souffle. Page, escorte et cavaliers, tous étaient avec elle sur les talons des archers de la compagnie. Elle tira sur les rênes, ralentissant délibérément, et sentit le sol retrouver l’horizontale tandis qu’elle atteignait le sommet. Elle redescendit au sein de la compagnie alors qu’ils parcouraient un territoire mort, hors de portée des mangonneaux, et piqua des éperons en direction de la bannière qui marquait l’emplacement des canons.

« Angeli ! » Elle se pencha sur sa selle. « Amène les arquebusiers ! Ces saloperies sont faites de pierre, les balles d’arquebuse vont les fissurer…

— C’est compris, madone ! s’écria le maître artilleur.

— Bon Dieu ! Des golems de guerre ! Du feu grégeois[19] ! Nous aurions dû en être avertis ! Les éclaireurs ne peuvent donc jamais faire le boulot correctement ? »

Entre deux ordres criés, elle comprit qu’une bataille devait se livrer sur le flanc droit, mais tout cela était une confusion aquatique de bannières qui volaient, de gerbes de boue soulevées par des cavaliers affolés et d’un énorme, d’un immense rugissement de voix masculines qui, devina-t-elle, devait être la cavalerie lourde en train de dévaler la colline à la rencontre des charrois, des golems et du feu grégeois.

« Non, bordel ! » Thomas Rochester haletait en se portant à sa hauteur. « Ce n’est pas le moment de jouer les héros !

— Si Oxford ne fait pas parvenir d’ordres…» Cendres se dressa sur ses étriers, en essayant de localiser le Sanglier bleu, ou la bannière bourguignonne, tandis que de grandes foules d’hommes déferlaient autour d’elle ; des fantassins en livrée bourguignonne, en train de courir ; et elle s’exclama : « Merde ! Est-ce qu’on serait en déroute sans que personne ne nous ait avertis ? »

Elle fut rejointe par des successions d’hommes que l’on ramenait sur des claies arrachées par les femmes au train de bagages. Elle nota des têtes ballantes, des cheveux poissés de sang, des bouches béantes ; un homme qui hurlait, la jambe ensanglantée et le gros os de sa cuisse, tout blanc, crevant la peau ; une femme en bliaud, couverte de sang du menton au bas de son vêtement, en train de fixer sa main, qui gisait un mètre plus loin, dans la boue. Tous ces visages, Cendres les connaissait. Elle ne ressentait rien, même pas de l’hébétude. Elle n’avait conscience que de la pression, de la nécessité, de les tirer de là aussi saufs qu’elle le pourrait.

Anselm apparut à son côté sur un bai étique. « Et maintenant, patronne ?

— Poste des éclaireurs sur la crête ! Préviens-moi s’ils avancent. Disposez-vous en bataille. Nous ne fuyons pas encore ! »

Il était beaucoup plus facile de se faire tuer quand on s’enfuyait.

Il n’y avait pas de soleil pour lui apprendre quelle heure il pouvait être. Elle galopa en suivant le front des lignes du Lion azur, en partie pour présenter sa bannière à d’éventuels messagers, en partie pour décourager quiconque de déserter. Deux coups de pied d’encouragement portèrent Godluc sur la crête, alors même que Cendres songeait : C’est si dangereux que c’est du suicide, mais je dois savoir ce qui se passe !

Robert Anselm arriva à ses côtés.

« Roberto, fous le camp !

— Là-bas ! »

Elle suivit la direction qu’il indiquait de son gantelet. À l’extrême droite, les hommes de La Marche avaient descendu la pente au galop, en pleine charge, lances baissées, et livré bataille. Les fantassins grouillaient à leurs côtés, les vouges se levaient et s’abattaient comme pour une moisson. Au sein des gonfanons noirs wisigoths au pied de la pente, à côté des chevrons de Lebrija, une bannière personnelle jaune et verte apparut brièvement.

« L’Aigle de Del Guiz », cria Robert. Il avait la voix rauque, électrisée, surexcitée. « Ce… Le voilà ! »

Anselm se dressa sur ses étriers et poussa une clameur, à la façon dont une chasse signale le renard. Les plus proches guisarmiers en livrée du Lion reprirent leur souffle pour regarder dans la direction qu’il indiquait.

« Patronne, votre mari décampe ! beugla Carracci.

— Ouais ! » Anselm adressa un féroce sourire à Cendres. « Il va falloir pétitionner l’Empereur pour qu’il lui attribue un nouvel animal héraldique – le Chien couchant ! »

Elle a une seconde pour se dire : J’ai honte de Fernando, pourquoi ai-je honte de lui, pourquoi est-ce que moi, je devrais m’en soucier ? et puis la mauvaise lumière et le chaos des hommes qui se frappent à coups d’épée masquent bannière et étendard, l’éclat des armes et le dos des hommes qui fuient.

« Capitaine Cendres ! hurla un cavalier en livrée à croix rouge. Le duc vous réclame ! »

Cendres signala d’un salut qu’elle avait entendu, aboya : « Tu prends le commandement, tire-toi de cette saloperie de crête ! » à l’adresse d’Anselm, et éperonna Godluc – épuisé, les sabots couverts de sang, les flancs haletants – afin de traverser le versant arrière de la colline derrière les lignes. Elle franchit un petit ruisseau rouge, affluent de la rivière, en soulevant des gerbes d’eau. Elle galopa dans un pré cerné de haies, piétinées par le passage d’un millier d’hommes.

Une foule de piétons et de cavaliers emplissait le pré. Horrifiée, Cendres songea : C’est le quartier général des lignes arrière, avons-nous été refoulés si loin si vite ? Elle repoussa sa visière vers le haut, contempla avec affolement les tissus de couleur, et distingua le Sanglier bleu dépenaillé, auprès du Cerf blanc de Charles. Elle s’avança sur Godluc entre les rangées de chevaliers en armes. Les livrées étaient désormais sans objet, leurs couleurs vives saturées de sang, de cervelle et de boue.

Un homme fit mine de lui barrer le passage.

« Pour le duc, connard ! » hurla Cendres.

Il reconnut une voix de femme et la laissa passer.

Charles de Bourgogne, en harnois complet doré, se tenait au centre de l’état-major des nobles. Des pages retenaient leurs chevaux. Un hongre rouan lapait avec délicatesse sur les bords du ruisseau, répugnant à boire à travers la boue et les fluides corporels. Cendres posa pied à terre. Le sol frappa ses talons, la secouant ; instantanément, elle se sentit épuisée jusqu’à la moelle des os. Elle chassa cette impression.

Un homme, son armet couronné d’un sanglier bleu, anonyme sous l’acier, se retourna au son de la voix de Cendres : Oxford.

« Milord ! » Cendres se fraya un passage à coups de coude entre quatre chevaliers armés vêtus de livrées jaune et rouge ensanglantées. « Nous devons nous regrouper. Éliminer les catapultes et le Feu. Qu’attend de moi le duc ? »

Il remonta sa visière d’un coup de pouce, lui offrant la vision d’yeux bleu pâle bordés de rouge, d’une intensité farouche. « Les mercenaires du duc sur votre flanc gauche se retiennent. Ils ne pressent pas pour avancer. Il veut que vous alliez là-bas.

— Il veut quoi ? » Cendres ouvrit de grands yeux. « Personne ne lui a jamais dit qu’on n’envoie pas des renforts à l’échec ? »

Elle s’aperçut qu’elle avait le souffle court et qu’elle criait trop fort, malgré la bataille à cinquante mètres de là.

D’une voix plus mesurée et plus rauque, elle reprit : « Si nous massons canons et arquebuses, nous pouvons balayer les hommes de pierre de la face du champ de bataille…»

Ses mains se meuvent, décrivant dans les airs des formes dont elle sait qu’elles ne se rapportent pas à des hommes en train de s’entre-déchirer dans la confusion chaotique de cette matinée noire, mais à leur force, leur volonté, leur capacité à contraindre quelqu’un à reculer : une capacité qui ne dépend pas vraiment des armes.

«… Mais nous n’y parviendrons pas en ordre dispersé. Le duc doit donner les ordres !

— Il ne le fera pas », déclara John de Vere, comte d’Oxford. « Le duc ordonne une charge de cavalerie lourde.

— Mais on s’en fout, de la chevalerie ! C’est sa chance d’accomplir quelque chose ; on va se faire tailler en pièces, ici…» Il n’y a pas le temps de débattre, sur un champ de bataille. « Oui, Milord. Que…»

Cendres aperçut quelque chose de noir qui vrombissait et leva le bras par instinct.

Un long fer de flèche frappa son épaule levée et ricocha vers le sol.

Le choc à travers les plates de la brigandine lui engourdit temporairement le bras droit. De la main gauche, elle saisit les rênes de Godluc – un page en justaucorps rouge et haut-de-chausses blanc s’agenouilla devant le cheval, s’abattit en avant sous les sabots de la bête, deux hampes de flèches émergeant de sa gorge.

Pas rouge : un justaucorps blanc trempé de rouge.

« Oxford ! » Elle avait détaché de sa selle sa hache courte de quatre pieds de long pour l’empoigner à deux mains. Quand les commandants doivent tirer les armes, il y a problème. Les hurlements, les cris et un soudain martèlement de sabots déferlèrent devant elle par-dessus la haie, de nouveaux cavaliers envahissant le pré enclos : dix, cinquante, deux ou trois cents hommes en robes et cotte de mailles sur des chevaux du désert…

Une langue de flamme bondit devant elle.

Cendres ne vit jamais l’arquebusier, ni n’entendit la détonation et le craquement de l’arme : elle était sourde avant de s’en rendre compte.

Une nouvelle arme parla. Pas une arquebuse : un orgue à feu. Entre les fumées grises, elle vit les servants d’un canon bourguignon écouvillonner, charger, bourrer et faire feu, en moins de temps que cela ne semblait possible. Elle pivota, et le pré était rempli de chevaliers wisigoths montés et d’hommes en livrée à l’étoile blanche, avec John de Vere en train de beugler l’ordre d’attaquer – et Godluc qui frappait de ses sabots un homme, dangereusement près, à deux mètres de la main droite de Cendres – et elle leva sa hache et l’abattit, et appuya pour soutenir l’impact contre la chair et l’os. La hache emporta le bras d’un cavalier wisigoth, avec netteté, dans une giclée de sang qui rougit l’armure de Cendres de la salade aux solerets.

Le choc cadencé des sabots des chevaux montait par les semelles de ses bottes. Elle capta le boum ! d’un autre canon dans la cavité de sa poitrine. Elle se cramponna, cala ses pieds et cria de son mieux pour appeler Godluc, et elle détourna un manche de lance par un coup d’estoc bien calculé. Visant sur le retour de coup la jambe du chevalier wisigoth, elle ne toucha rien, manquant de tomber…

« Non ! Je n’interrogerai pas ! » Elle le déclara à voix haute dans un sanglot. « Pas de voix ! »

Pas de cavaliers devant elle.

Le pré n’était que chevaux en caparaçons rouges, jaunes et bleus : des chevaliers bourguignons au galop. Cendres prit trois secondes pour remonter en selle d’un bond, y accrocher sa hache et tirer son épée : au bout de ce délai, il n’y avait plus un homme en livrée et maille wisigothes vivant ; les chevaux blessés hurlaient, massacrés, et la grande foule de l’escorte du duc de Bourgogne se refermait autour d’eux – autour de ce qui avait été, elle s’en aperçut, une attaque en biseau.

Aux pieds de son cheval gisait le porte-étendard wisigoth, la face contre son drapeau, une déchirure rouge dans sa chemise de maille, et une lame d’épée brisée, plantée dans l’orbite.

« Le duc ! » John de Vere se trouvait dans la boue, levant les yeux vers elle. Il était agenouillé, serrant contre lui un homme en armure dorée et livrée au Cerf – Charles, duc de Bourgogne. L’acier articulé et doré laissait passer un sang artériel, rouge et épais. « Allez chercher des chirurgiens ! Tout de suite ! »

Une attaque en biseau menée par des hommes des terres de la pierre et du crépuscule, préparés à se laisser tailler en pièces si cela signifiait qu’un d’entre eux trouverait le duc Charles de Bourgogne au pied de son étendard. Elle secoua sa tête qui sonnait, en essayant de distinguer ce que disait le comte d’Oxford.

« DES CHIRURGIENS ! » Sa voix lui parvint faiblement.

« Milord ! » Cendres fit volter Godluc. Au-dessus d’elle, l’arche du ciel était noire, avec cette absence de lumière qu’elle traitait désormais comme n’importe quel phénomène naturel. Au nord, le matin avait un éclat lointain. Un vent glacé continuait de lui souffler au visage. Elle referma sa visière d’un claquement, enfonça les éperons et traversa la pente glissante dans un bruit de tonnerre, son porte-bannière et son escorte bien en peine de la suivre.

Au nord, la lumière commença à mourir.

Le galop de Godluc ralentit instantanément en une marche tandis que l’attention de Cendres se déplaçait. Il baissa la tête. Sa poitrine en barrique frémit, blanche d’écume. Thomas Rochester le rattrapa, sur sa petite jument galloise, avec la bannière au Lion derrière lui. Elle tendit le doigt, sans un mot.

À l’arrière, du côté de Dijon, au-dessus de la frontière bourguignonne, le soleil commençait à se ternir.

« Des chirurgiens pour le duc ! ordonna Cendres. Galope ! »

La pente de la colline s’élevait devant elle, détrempée, boueuse, rendue glissante par les débris. Les tentes du chirurgien général étaient à cinquante mètres de là, juste en dessous de la crête. Godluc, en dépit de ses meilleurs efforts, ne réussit pas à la gravir. Cendres obliqua et galopa résolument vers l’ouest en compagnie de son groupe, en suivant le contour de la colline, jusqu’à l’endroit où la déclivité se faisait moins forte et lui permettrait de revenir, selon la ligne de crête, jusque vers l’arrière et les charrois des chirurgiens.

Rochester et l’escorte la distancèrent, sur des chevaux qui avaient accompli moins d’efforts au cours des deux dernières heures. Elle se retrouva en train de s’évertuer à l’arrière, derrière sa bannière, derrière son escorte.

Il n’y eut pas d’avertissement.

Un carreau d’arbalète frappa le flanc du cheval de tête, la jument de Rochester. De la chair moite explosa sur le visage et le corps de Cendres.

Godluc se cabra.

Une main gantée de maille surgie de nulle part tira ses rênes vers le bas, meurtrissant jusqu’au sang la bouche de Godluc. Le hongre hurla. Un coup d’épée sectionna le cuir d’un étrier. Cendres se débattit sur la selle haute, cherchant de sa main libre à attraper le pommeau et à recouvrer l’équilibre.

Soixante chevaliers wisigoths en maille et armure de plates chargèrent de part et d’autre et au travers de son escorte, se déployant sur la colline.

Une lance frappa au but par-derrière, dans la croupe de Godluc. Ses sabots arrière se soulevèrent, sa tête s’inclina, et Cendres passa tout droit par-dessus sa tête.

La boue était molle, sinon elle aurait péri, la nuque brisée.

L’impact fut trop dur pour qu’elle le sente. Elle n’éprouva rien d’autre qu’une absence, s’aperçut qu’elle gisait, les yeux levés vers le ciel noir, étourdie, blessée, un néant acide dans sa poitrine, que sa main serrait son épée, et que la lame s’était brisée à quinze centimètres au-dessus de la garde, qu’il y avait un problème avec sa jambe gauche et avec son bras gauche.

Un homme de l’équipe de capture se pencha du haut de sa monture. Elle vit son visage pâle derrière le nasal du casque, tandis qu’il vérifiait quelle livrée elle portait. Il brandissait une masse dans la main gauche. Il mit pied à terre, et frappa à deux reprises : une fois contre le genou gauche de Cendres, pour bloquer la genouillère, la douleur éclatant à travers l’articulation, et une fois contre le côté de sa tête.

Elle n’eut aucune conscience claire après cela.

Elle se sentit soulevée, pensa un moment qu’il pouvait s’agir de Bourguignons ou de ses propres hommes, reconnut, enfin, qu’ils s’exprimaient en wisigothique, et qu’il faisait noir, que le soleil n’apparaissait nulle part dans le ciel, et que ce qui tanguait et se balançait sous elle de façon irrégulière n’était ni un champ, ni une route, ni un chariot de foin, mais le pont d’un navire.

Sa première pensée nette surgit plusieurs jours plus tard, peut-être. C’est un navire et il fait voile vers l’Afrique du Nord.