V

Les carreaux de mosaïque frémirent sous les pieds de Cendres.

« QUI EST LÀ ?

— C’EST UNE…

— NOUS PRÉVALONS…»

Elle tituba, perdant pied, prise de vertige ; sa vision se remplit d’étincelles jaunes. Le monde solide trembla. À travers une rumeur grondante – dans sa tête ? dans le monde ? – un grand nombre de voix martelèrent l’intérieur de son crâne :

« LA BOURGOGNE DOIT TOMBER…

— TU N’ES RIEN…

— TON CHAGRIN, RIEN DU TOUT ! TU N’ES RIEN ! »

En cette seconde, Cendres comprit : pas une voix.

Pas une voix – des voix. Pas ma voix. Miséricorde de Jésus, j’entends plus d’une voix ! Qu’est-ce qui m’arrive ?

Un rugissement rugueux agita le sol sous ses pas comme un dogue secoue un rat.

Elle dégagea ses bras du manteau qui les emprisonnait, flanqua un coup de coude dans les côtes bardées de maille de Theudibert, se heurtant l’épaule. Elle griffa la main que l’homme plaquait sur sa bouche et se cassa les ongles sur la maille des gantelets.

« QU’EST-CE DONC QUI NOUS PARLE ?

— C’EST UNE DES VIES-BRÊVES, CONFINÉES PAR LE TEMPS.

— NOUS NE SOMMES PAS AINSI CONFINÉS, AINSI RESTREINTS.

— EST-CE LA MACHINA REIMILITARIS ?

— EST-CE CELLE QUI ÉCOUTE ? »

La main plaquée sur sa bouche s’écarta soudain.

Cendres tomba à genoux, aspira une grande goulée d’air, sans obstacle. L’odeur de la mer lui emplit les narines et les poumons : salée, fraîche, terrifiante.

« Qui êtes-vous ? Que se passe-t-il ? » Elle avala de l’air, hurla : « Qu’est-il arrivé à ma compagnie à Auxonne ? »

« AUXONNE TOMBE.

— LA BOURGOGNE TOMBE !

— LA BOURGOGNE DOIT TOMBER.

— LES GOTHS EN ÉRADIQUERONT TOUTE TRACE SUR TERRE. NOUS FERONS EN SORTE – NOUS DEVONS FAIRE EN SORTE – QUE LA BOURGOGNE SEMBLE N’AVOIR JAMAIS EXISTÉ ! »

« Fermez-la ! »

Cendres hurla, consciente que le vacarme des voix retentissait dans sa tête, et qu’un plus grand tumulte déchirait la salle : un rugissement fracassant, tonitruant.

« Qu’est-il arrivé à mes hommes ? Quoi ? »

« NOUS FERONS EN SORTE – NOUS DEVONS FAIRE EN SORTE QUE LA BOURGOGNE SEMBLE N’AVOIR JAMAIS EXISTÉ ! »

« Voix ! Golem de pierre ! Saint ! Aide-moi ! » Cendres ouvrit les yeux, sans savoir jusque-là qu’elle les avait fermés de toutes ses forces, pour se concentrer.

Des candélabres de fer se renversèrent, des flammes jaunes s’épanouissant à travers l’immense salle. Les hommes autour d’elle se remettaient debout d’un bond. La fumée emplissait l’air.

Cendres s’écroula, s’étalant sur le sol. Les dalles qui se bombaient tremblaient sous ses paumes. Elle ramena un pied sous elle, fléchit son genou blessé, se remit à moitié debout.

Un homme hurla. Fravitta. Le soldat wisigoth jeta les bras au ciel et disparut devant elle. Le sol se fendit et s’ouvrit, des carreaux de mosaïque se déchirant en zigzag le long d’une ligne de dallage en pierre. Fravitta roula le long d’un sol qui, brusquement, descendait en pente, disparut dans les ténèbres…

Le monde entier tressauta.

Cendres se retrouva instantanément au sein d’une foule qui poussait, bousculait ; des hommes en armes arrachant leur épée du fourreau, en criant des ordres ; des hommes de loi et des hommes de commerce réduits à une masse, griffant pour s’ouvrir un chemin de retour, fuir le trône, pour gagner les arches de sortie.

Elle écarta largement les bras, s’aplatissant contre le sol agité de soubresauts. Des crevasses noires couraient comme des araignées sur sa vaste surface. Des jonchées de blé foulé chaviraient et glissaient, avec des gradins, avec des hommes en robes qui tombaient à genoux, dévalaient des pans de dalles en terre cuite rouge couvertes de mosaïque qui se cabraient dans un grand craquement déchirant…

Une masse sombre fila dans les airs devant Cendres.

Elle eut une seconde pour lever les yeux, interposant un bras par réflexe au-dessus de sa tête. La Bouche de Dieu s’ouvrit. Des blocs de pierre, peints de spires de feuilles, se détachèrent de la margelle circulaire et basculèrent dans le vide.

De l’autre côté de la salle, un quart du dôme se brisa et tomba du toit.

D’horribles cris d’hommes résonnèrent : elle ne put voir où les blocs de maçonnerie frappaient, mais elle entendit les impacts, des chocs puissants qui firent vibrer le dallage, trembler le sol…

« QUI NOUS PARLE ? »

Les vibrations dans sa tête et dans le monde se rencontrèrent, fusionnèrent. Une nouvelle section du toit s’effondra. Les étoiles du sud brillèrent entre les nuages dans leur course.

Les dalles sur lesquelles se tenait Cendres se soulevèrent.

Un tremblement de terre, songea-t-elle, avec un calme absolu. Elle se remit debout et recula, tout en tendant le bras pour attraper Godfrey par la manche de sa robe, en le tirant vers elle. Une puanteur d’excréments et d’urine emplit ses narines : elle s’étouffa. Bousculée par la débandade des soldats – Theudibert, Saïna – et assourdie par Aldéric, qui criait : « Vers Léofric ! Vers Léofric ! » et un autre harif qui hurlait : « Évacuez la salle ! », Cendres jeta à Godfrey un sourire mal assuré.

« On s’en va ! » Elle commença à reculer tout en parlant.

Un pan de plâtre s’abattit, explosant contre le sol à moins de six mètres. Deux grands blocs de maçonnerie dégringolèrent, avec une apparente lenteur, dans le vide. Le ventre de Cendres se noua.

« Le docteur ! beugla Godfrey.

— Pas le temps ! Oh, merde – attrape-le ! » Cendres lâcha la robe de Godfrey. La pierre qui chutait percuta quelque part sur sa gauche, avec un bruit de canonnade. Des éclats furent projetés à travers les foules. Ce fut la masse même des gens qui la séparaient de l’impact qui la sauva. Des hurlements et des cris l’assourdirent. Un mouvement général la poussa en avant.

Elle résista et s’agenouilla. Les corps des hommes se cognaient à elle, manquant de la piétiner. Un corps en haubert de maille gisait à ses pieds. C’était le jeune soldat, Geiséric, en train de gémir, à demi conscient. Sans ménagements, elle le fit rouler sur lui-même et déboucla son baudrier. « Godfrey ! Bouge-toi ! Allez, allez, allez ! »

À genoux, elle leva la tête à temps pour voir Godfrey Maximillian revenir en titubant sur le sol soulevé, le corps gigotant d’un homme jeté en travers de son épaule – Annibale Valzacchi, son visage réduit à l’état de plaie sanglante.

J’entends plus d’une voix ! Qui ? Qu’est-ce que… ?

Si elles parlent à nouveau, nous allons tous mourir…

Avec des doigts assurés, Cendres boucla baudrier et fourreau autour de sa taille, plaçant l’épée sur sa hanche tandis qu’elle se redressait d’un bond, en tendant le bras pour essayer de soulager Godfrey d’une partie du poids de l’italien. Des hommes se cognèrent contre elle, la bousculant pour continuer.

« On sort d’ici ! s’écria-t-elle. Allez, viens ! »

Le bruit de la pierre en train de se disloquer couvrit sa voix.

Elle eut un moment pour contempler autour d’elle, au travers de la poussière et de la poudre de mortier qui volait, le trône et son socle disparus, enfouis sous des plaquages de marbre aux bords déchiquetés et des blocs de granit. Aucune trace du roi-calife Gélimer. Une vision d’une tête blanche, très loin : Léofric qu’on entraînait entre deux soldats, Aldéric sur ses talons, un éclair se reflétant sur sa lame brandie dans l’air enfumé.

Un quartier de pierre sculpté, incurvé, s’écrasa sur le sol, dix mètres devant Cendres. Instantanément, elle se laissa tomber, forçant Godfrey et le docteur blessé à se baisser pour l’imiter.

Des éclats de pierre sifflèrent au-dessus de sa tête, qu’elle enfouit entre ses bras. Des fragments de granit ricochèrent, lui criblant les jambes.

« Miséricorde du Christ, si seulement j’avais un casque ! C’est plus dangereux qu’au combat !

— Il n’y a pas moyen de passer ! » beugla Godfrey Maximillian, son corps massif pressé contre le sien à l’endroit où ils étaient étendus.

Des foules d’hommes terrifiés en train de se débattre bloquaient toutes les arches proches. La salle n’était plus éclairée, désormais : ni cierges, ni torches. Des flammes rouges clignotèrent le long d’un mur, des tapisseries brodées en train de s’embraser. Quelqu’un hurla, par-dessus le tumulte. Deux voix mugirent des ordres contradictoires. Sur la gauche, des lames se levaient et retombaient, car un groupe de soldats d’une maison de l’amir, tentaient de s’ouvrir un passage jusqu’à l’air libre.

« Nous ne pouvons pas rester ici ! Le reste du bâtiment est en train de s’effondrer ! »

Un vent froid lui souffla de la poussière dans les yeux. Elle toussa. La puanteur d’égout se fit plus forte. Cendres hocha la tête une fois pour elle-même ; se remit à quatre pattes empoigna de nouveau le bras d’Annibale Valzacchi.

« D’accord, pas de problème. Suivez-moi. »

Mieux vaut une décision, n’importe laquelle, que pas de décision du tout.

Le poids mort du corps de Valzacchi tressauta tandis qu’i le traînaient sur des débris, Godfrey Maximillian rampant ai côtés de Cendres, ses robes noircies par la poussière des pierre. La chape du fourreau de Cendres traça un sillon sur les carreaux de mosaïque, derrière elle.

« Ici ! »

Le sol incliné disparaissait, devant elle, dans les ténèbres. La carapace de dalles s’était crevée comme la croûte qui couvre une tourte. Cendres essuya ses yeux ruisselant de larmes, laissa choir le bras de Valzacchi et se redressa sur ses genoux, en que d’une torche ou d’un cierge tombés à terre ; seule, la lumière diffuse de l’incendie papillotait de l’autre côté de la salle.

« Qu’est-ce que c’est ? » Godfrey s’essuya la barbe, suffoqué par la fétidité de l’air.

« Les égouts. » Cendres, dans la puanteur et la pénombre lui sourit. « Les égouts, Godfrey ! Réfléchis ! Nous sommes Carthage. Il devait y avoir des égouts romains. Nous ne pouvons pas sortir, mais nous pouvons descendre ! »

Un gémissement grinçant remplit l’air. Pendant un instant elle ne fut pas certaine de son origine. Elle leva les yeux. Des lambeaux de nuages couraient dans un ciel noir, rempli d’étoiles. L’atmosphère humide empestait.

Les vestiges du dôme gémissaient. Cendres aurait pu jurer qu’elle voyait, à la lumière des bannières en flammes, la maçonnerie de pierre s’affaisser vers l’intérieur.

Elle ramassa un fragment de granit gros comme son poing et le jeta dans le gouffre noir du sol devant elle. La pierre rebondit une fois sur le dallage en pente et disparut.

« Une… Deux…»

Des éclaboussures, venues des ténèbres au-dessous.

« C’est ça ! J’ai raison ! »

Un gémissement laborieux de maçonnerie remplit l’atmosphère. Cendres croisa le regard de Godfrey. Le prêtre barbu lui sourit, avec une tendresse soudaine, immense.

« J’aimerais bien que ce soit la première fois que tu m’as mis dans la merde ! » Il tendit le bras vers Valzacchi, faisant rouler l’homme inconscient vers l’avant, et il positionna le corps au sommet de la pente dallée. « Que tous les saints te bénissent, Cendres. Que Notre Dame soit avec nous ! »

Godfrey poussa Valzacchi. L’Italien, le visage noir de sang dans la mauvaise lumière, roula, roula, avant de basculer dans la crevasse.

« Une… Deux…»

Cendres entendit le plongeon plus important d’un corps d’homme frappant un liquide.

Profond ou pas ?

Aucun bruit mat qui signalerait du roc au-dessous.

Elle hocha une fois la tête, avec décision, bloqua sous son bras gauche son épée au fourreau et progressa à quatre pattes. « Mieux vaut ne pas laisser cette crapule se noyer, je suppose – allons-y ! »

Un ronflement grave et crépitant allait en prenant de l’ampleur. Le feu. La lumière dansait, rouge, sur les dalles de terre cuite. La fracture, large de deux ou trois mètres, fendait la salle en deux aussi loin que portait le regard de Cendres. Rien ne pénétrait les ténèbres du gouffre, la lumière s’arrêtait aux bords déchiquetés des dalles. La faible clarté montrait de la pierre cassée, fraîche et à nu, de l’autre côté du trou, mais rien de ce qui se trouvait au-dessous dans le noir.

Cendres hésita.

De l’eau ? Des décombres ? Un chaos de rochers ? Valzacchi aurait pu avoir de la chance en tombant ; au saut suivant, ils pouvaient se rompre le cou…

« Cendres ? chuchota Godfrey. Tu peux ?

— Je peux. Et toi ?

— Il y a un blessé, là-dessous. Je savais que j’en serais capable s’il était là. Suis-moi ! »

Soudain, elle se retrouva en train de contempler le postérieur de Godfrey Maximillian couvert de sa robe tandis que le prêtre avançait rapidement à quatre pattes, enjambait le rebord sur un côté, se suspendait par les mains et se laissait choir.

Un déplacement d’air gifla le visage de Cendres.

L’instinct s’empara d’elle. Elle se jeta en avant. Le sol carrelé la bourrela de coups. La poignée de l’épée wisigothe s’enfonça dans ses côtes sans protection. Soudain, il n’y avait plus de sol. Elle bascula dans le vide et les ténèbres…

… un poids immense percuta le sol du dôme au-dessus d’elle. Un boum ! aussi tonitruant qu’une bombarde de siège l’assourdit. Les ténèbres se remplirent de rocaille, de fragments, de poussière. Elle s’abattit dans un froid glacial, un choc qui faillit suspendre le battement de son cœur et chassa l’air de ses poumons.

Elle ferma hermétiquement la bouche. L’eau lui piqua les yeux. L’eau l’enveloppa. Cendres battit des bras, des jambes. L’eau l’engloutit, tandis que ses poumons s’évertuaient à trouver de l’air. Elle agita les jambes, désorientée ; persuadée, durant une fraction de seconde, qu’elle allait voir le soleil pour la guider jusqu’à la surface, qu’elle allait émerger dans des gerbes d’eau sous les piles d’un pont en pierre, en Normandie, ou dans la vallée au bord de la Via Æmilia…

Quelque chose l’aspira vers le bas.

La puissance de l’eau la fit tournoyer, de tout son corps. Quelque chose passa, l’entraînant vers le fond. Elle reçut un choc sévère contre la cuisse qui engourdit toute sa jambe droite et sa main droite ne voulait plus bouger. Farouchement Cendres battit de ses bras transis, donna des coups de jambes Sa poitrine la brûlait et ses yeux grands ouverts la piquaient dans l’eau noire.

Elle vit du rouge sur la droite, en dessous d’elle.

Je suis en train de plonger, comprit-elle. Elle tordit le corps dans l’eau, se propulsa d’un battement de jambes vers la lumière.

Sa bouche s’ouvrit de sa propre autorité. La tête en arrière, le visage giflé par l’air glacé, elle aspira de grandes goulées sanglotantes. Elle donna un nouveau coup de jambes et se retrouva accroupie sur un rocher, la tête juste au-dessus des eaux saturées d’ordure, le corps privé de sensations.

La puanteur d’un égout à ciel ouvert lui mit le cœur au bord des lèvres. Elle se redressa et vomit.

« Godfrey ? Godfrey !

Aucune voix.

Les échos de l’incendie descendaient vers elle. Des lueurs rouges dessinaient les contours du gouffre. Un filet de chaleur descendait lentement, accompagnée de fumée, et Cendres toussa, s’étouffant de nouveau.

« Godfrey ! Valzacchi ! Par ici ! »

Comme ses yeux s’accommodaient, elle discerna qu’elle était accroupie sur un côté d’un grand égout tubulaire, construit de longues briques rouges, ancien au-delà de toute mesure. À l’endroit où le tremblement de terre avait brisé le tuyau, l’eau se déversait par les interstices. Un chaos de quartiers de pierre engorgeait la crevasse, à moins de dix pas d’elle, entassé dans l’eau et bloquant l’écoulement.

De la poussière se déposa sur son visage trempé.

Elle se redressa, le poids de ses vêtements trempés la tirant vers le bas. Son manteau avait disparu, la ceinture et son fourreau étaient toujours bouclés autour de sa taille, mais l’épée en était tombée. Cendres avait la main gauche blême, la droite noire. Elle la souleva et du sang coula sur son poignet. Elle plia les doigts, tandis que la sensation leur revenait. Des écorchures saignaient. Elle se baissa pour palper sa jambe, sous la surface. Elle était douloureuse pour l’instant, mais il lui était impossible de déterminer si cela venait d’une blessure ou du froid de l’eau.

La compréhension lui vint, avec la poussière qui se déposait.

Le plafond s’est effondré derrière moi.

« Godfrey ! Tout va bien, je suis ici ! Où es-tu ? »

Un bruit se fit entendre sur sa gauche. Elle tourna la tête. Ses yeux accommodés au noir lui montrèrent une corniche en brique – un chemin d’accès, comprit-elle. Elle tendit les bras, empoigna le rebord et s’efforça de se hisser hors de l’eau. Les bruits d’éclaboussures redoublèrent. À la lueur de l’incendie, au-dessus, elle distingua un homme. Il avait les mains plaquées sur le visage. Il s’enfuit, en titubant, dans le noir.

« Valzacchi ! C’est moi ! Cendres ! Attendez ! »

Sa voix se répercuta avec une sonorité caverneuse contre les parois de brique du tunnel d’égout. L’homme – ce devait être le docteur, d’après sa carrure – ne s’arrêta pas de courir.

« Godfrey ! » Elle se hissa sur le ventre jusqu’à la corniche, un rebord en brique large de quelques mètres, courant tout au long de la canalisation de l’égout. Des gravats lui écorchèrent les paumes.

Elle cracha, toussa, cracha encore, et elle rampa en avant, pour se pencher au-dessus de l’eau et regarda vers le bas.

Des flammes se reflétaient à la surface du courant rapide. Ça empestait, avec une douceur qui la fit s’étouffer. Elle ne distinguait rien en dessous.

Une explosion résonna dans le tunnel.

Cendres sursauta et sa tête se redressa d’une saccade. Au-dessus, le bâtiment continuait à s’écrouler, les blocs de pierre percutant le sol dans un fracas de canonnade. La chaleur des flammes descendait vers son visage. Dans sa tête, elle se représenta ce qui devait subsister du dôme – les deux tiers du toit au bord de l’effondrement.

« Eh ben, merde ! » Elle parla à haute voix. « Je ne partirai pas sans toi, Godfrey ! Godfrey ! C’est Cendres ! Je suis par ici ! Godfrey ! »

Elle suivit la chaussée de briques en boitant, examinant la surface en dessous de la crevasse. Le sol de la grande salle gémissait au-dessus d’elle. Elle appela, s’arrêta pour tendre l’oreille, appela encore, de toutes ses forces.

Rien.

Le vent soufflait sur son visage trempé, aspiré à travers la fracture vers le feu au-dessus. Une lumière rouge et or frissonnait sur le courant qui emportait les immondices de la Citadelle. Cendres essuya son nez qui coulait, se retourna, rebroussa chemin ; cette fois-ci, en se penchant sur l’eau pour scruter de l’autre côté l’empilement de blocs brisés en dessous la crevasse.

Il y eut un mouvement.

Sans une seconde d’hésitation, Cendres s’assit sur le rebord de la corniche et se coula dans l’eau glacée. Elle prit une impulsion avec les pieds contre le bord. Son élan fit tourbillonner une eau putride sur son visage, mais elle réussit, en deux brasses suffoquées, à traverser jusqu’à l’éboulis de blocs.

Ses doigts touchèrent un tissu détrempé.

Un corps tanguait, coincé sous un bas-relief fracassé représentant saint Peredur. Elle noua le tissu autour de sa main, tira, mais ne réussit pas à le faire bouger. Le bloc de pierre était plus haut qu’elle, encastré dans le canal. Elle cala un pied contre lui et tira.

Du tissu se déchira. Le corps se dégagea. Elle retomba en arrière dans une eau profonde, au milieu du collecteur où elle n’avait pas pied, maintint sa prise engourdie, frigorifiée, sur la laine et nagea, le traînant avec elle de toutes ses forces vers la corniche. Le corps flottait sur le ventre : Godfrey ou peut-être pas Godfrey, la carrure correspondait à peu près…

Des mains froides et flasques la frôlèrent sous l’eau. Fravitta ?

Les éclaboussures résonnaient contre le plafond crevé du collecteur. Après avoir cherché avec frénésie, elle trouva des irrégularités dans la brique sous la surface de l’eau. Elle planta les orteils dans les trous. Elle s’enfonça sous l’eau, positionna ses épaules sous la poitrine de l’homme et souleva le corps.

Pendant une seconde, elle demeura en équilibre, tout le poids des quatre-vingt-cinq kilos de l’homme sur ses épaules, juste au-dessus du rebord de la plate-forme. Les doigts de Cendres glissèrent, en perdant leur prise glacée sur ses cuisses. Elle s’inclina sur un côté pour le faire rouler, sut alors qu’elle retombait en arrière qu’elle avait réussi, qu’elle avait hissé le plus gros du corps sur la corniche. Elle refit surface, secouant ses cheveux mouillés afin de dégager son visage pour voir le corps affalé et sombre sur la brique au-dessus d’elle.

Elle se hissa et sortit de l’eau en rampant. Elle avait les jambes comme du plomb. Son souffle passait en hoquets dans sa gorge. Elle se mit à quatre pattes.

Les robes trempées n’avaient aucune couleur dans cette lumière dorée ; mais elle connaissait la courbe de ce dos et de cette épaule, elle l’avait vue trop souvent en train de dormir sous sa tente pour ne pas la connaître.

« Godfrey…» Elle s’étrangla, recracha une immondice et pensa : Je ne le vois pas respirer, il faut le placer sur un côté, évacuer l’eau de ses poumons…

Elle le toucha.

Le corps s’affala mollement sur le dos.

« Godfrey ? »

Elle s’agenouilla, ruisselant d’eau. Le sang et l’ordure imbibaient ses vêtements. La puanteur de l’égout lui donnait le vertige. La lumière venue d’en haut s’assombrit, tandis que le rugissement crépitant diminuait, le feu ne trouvant plus que de la pierre à dévorer.

Cendres tendit une main.

Le visage de Godfrey Maximillian avait les yeux levés vers l’antique voûte de brique. Il avait la peau rose, dans la clarté de l’incendie, et quand Cendres lui toucha la joue, il était froid comme la glace. Sa barbe noisette encadrait des lèvres à peine entrouvertes, comme s’il souriait.

La salive et le sang luisaient sur ses dents. Ses yeux sombres étaient ouverts et fixes.

Godfrey, toujours reconnaissable comme étant Godfrey, mais pas à demi noyé.

Son visage s’arrêtait à la hauteur de ses sourcils épais, broussailleux. Le sommet de son crâne, de l’oreille à la nuque, était de l’os blanc broyé dans une bouillie de chair grise et rouge.

« Godfrey…»

Sa poitrine ne bougeait pas, ni pour se soulever, ni pour s’abaisser. Cendres tendit le bras et toucha du bout des doigts le globe de son œil. Il s’enfonçait légèrement. Aucune contraction ne rabattit la paupière de Godfrey. Un petit sourire cynique passa sur les lèvres de Cendres : de l’amusement vis-à-vis d’elle-même, et de la façon dont les êtres humains espèrent toujours. Est-ce que je me dis réellement, avec son crâne enfoncé de la sorte, qu’il pourrait encore être en vie ?

J’ai assez souvent vu et touché des morts pour le savoir.

Il avait la bouche ouverte. Un filet d’eau noire s’écoulait entre ses lèvres.

Elle porta les doigts à la bouillie d’une désagréable tiédeur au-dessus du front fracassé. Un éclat d’os, encore couvert de cheveux, céda sous ce contact.

« Oh, merde. » Elle déplaça la main pour prendre la joue glacée de l’homme, en refermant la mâchoire béante, barbue. « Tu n’étais pas censé mourir. Pas toi. Tu ne portes même pas l’épée. Oh, merde, Godfrey…»

Sans se préoccuper du sang, elle toucha la blessure de ses doigts, suivant la brisure de l’os jusqu’à l’endroit où il s’éclatait en une gelée. La partie calculatrice du cerveau de Cendres plaça devant ses yeux l’image de la chute de Godfrey, l’avalanche de rocs brisés ; l’eau, l’impact ; de lourdes pierres écrasant sa calotte crânienne en une fraction de battement de cœur, mort avant qu’il ait pu s’en rendre compte. Tout, perdu en un instant. L’homme, Godfrey, disparu.

Il est mort, tu es en danger, ici. Va-t’en !

Tu n’y songerais pas à deux fois sur le champ de bataille.

Mais elle restait agenouillée auprès de Godfrey, la main contre le visage du prêtre. Sa peau froide, douce, glaçait Cendres jusqu’au fond du cœur. La ligne de ses sourcils et son nez proéminent, les poils fins de sa barbe, capturaient les dernières lueurs des flammes. L’eau ruisselait de ses robes et formait des flaques sur la brique ; il empestait le remugle de l’égout.

« Ce n’est pas juste ! » Elle lui caressa la joue. « Tu mérites mieux. »

L’immobilité absolue de tous les cadavres le possédait. De l’œil, Cendres procéda à un inventaire automatique – est-ce qu’il porte des armes ? Des chaussures ? De l’argent ? – comme elle l’aurait fait après la bataille, prit soudain conscience de ce qu’elle était en train de faire et referma les yeux avec douleur et prit une profonde inspiration, rapidement.

« Bon Dieu… ! »

Elle se releva, pour s’accroupir, soutenue sur la pointe des orteils, scrutant autour d’elle le noir et ses eaux courantes ; elle discernait tout juste le reflet blême de la chair de Godfrey.

Je laisserais n’importe quel mort sur le terrain si la bataille se poursuivait ; j’abandonnerais – je le sais – Robert Anselm, Angelotti ou Euen Huw ; n’importe lequel d’entre eux, parce que j’y serais obligée.

Elle le sait, parce qu’elle a, dans le passé, abandonné des hommes qu’elle aimait autant qu’elle aime ceux-ci. La guerre est sans pitié. Il y aura du temps pour pleurer et ensevelir, après.

Cendres s’agenouilla de nouveau, subitement, approchant son visage de celui de Godfrey Maximillian, pour tenter de graver dans sa mémoire chaque trait de son visage : la couleur de ses yeux, bruns comme le bois, la vieille cicatrice blanche au-dessous de sa lèvre, la peau tannée de ses joues. Inutile. Son expression, son esprit, disparus, c’aurait pu être n’importe quel mort qui gisait là.

De noirs caillots de sang nichaient dans l’os brisé de son front.

« Ça suffit, Godfrey. La plaisanterie est finie. Allez, viens, mon cœur, mon grand cœur, allons. »

Elle sut, au moment où elle parlait, la réalité de sa mort.

« Godfrey, Godfrey. Rentrons à la maison…»

Une douleur soudaine lui comprima la poitrine. De chaudes larmes soulignèrent ses yeux.

« Je ne peux même pas t’enterrer. Oh, miséricorde de Jésus, je ne peux même pas t’enterrer. »

Elle le tira par la manche. Le corps ne bougea pas. Un poids mort reste un poids mort. Elle ne pourrait pas le soulever, ici, et encore moins l’emporter avec elle. Pour l’amener où ?

L’eau se précipitait, et l’on entendait des frottements dans les ténèbres autour d’elle. La crevasse au-dessus était un intervalle blême, rosé. On n’entendait plus aucun bruit en provenance des salles en ruine, au-dessus, désormais.

Sous ses pieds, le séisme trépida à nouveau.

« Vous l’avez tué ! »

Elle s’était remise debout avant d’en avoir conscience, hurlant vers le haut dans le noir, postillonnant dans sa fureur :

« Vous l’avez tué, vous avez tué Godfrey, vous l’avez tué ! »

Elle eut le temps de songer : La dernière fois qu’elles m’ont parlé, il y a eu un tremblement de terre. Et le temps de se dire : Ce ne sont pas « elles » qui l’ont tué. C’est moi. Personne n’est responsable de sa mort, à part moi. Ah, Godfrey, Godfrey !

Le vieil ouvrage de brique frémit sous ses pieds.

Je suis soldat depuis cinq ou six étés, je dois être responsable de la mort d’une cinquantaine d’hommes au moins, en quoi ceci est-il différent ? C’est Godfrey…

Des voix retentirent, si sonores dans sa tête qu’elle plaqua les mains contre ses oreilles :

« QU’ÊTES-VOUS ?

— ÊTES-VOUS L’ENNEMI ?

— ÊTES-VOUS BOURGOGNE ? »

Rien de physique ne pouvait arrêter cela. Sa lèvre saigna quand elle la mordit. Cendres ressentit une grande vibration, les briques anciennes s’écrasant sous ses pieds, le mortier s’échappant sous forme de poussière et de poudre.

« Pas ma voix ! » ahana-t-elle, les poumons douloureux. « Vous n’êtes pas ma voix ! »

Pas une voix, mais des voix.

Comme si autre chose parlait en elle depuis le même lieu – pas le Golem de pierre, pas cet ennemi-là : mais un ennemi qui se trouverait derrière l’ennemi wisigoth, quelque chose d’énorme, de multiple, de démoniaque, de vaste.

« SI VOUS ÊTES BOURGOGNE, VOUS MOURREZ…

— COMME SI VOUS N’AVIEZ JAMAIS ÉTÉ…

— … BIENTÔT, BIENTÔT, MOURIR…»

« Allez vous faire foutre ! » rugit Cendres.

Elle tomba à genoux. Elle s’enveloppa les poings dans le tissu détrempé des robes de Godfrey, halant le corps à elle. Levant son visage aveugle, dans les ténèbres, elle mugit : « Qu’est-ce que vous en savez ? Qu’est-ce que ça peut bien foutre ? Il est mort, je ne peux même pas faire dire une messe pour lui. Si jamais j’ai eu un père, c’était Godfrey, vous ne comprenez pas ça ? »

Comme si elle pouvait se justifier face à des voix inconnues, invisibles, elle s’écria :

« Vous ne comprenez donc pas que je suis obligée de l’abandonner ici ! »

Elle se leva d’un bond et détala. Une main tendue devant elle heurta la paroi incurvée du tunnel, s’y écorchant la paume.

Elle courut avec le contact de la paroi pour la guider à travers les ténèbres et la pierre, à travers les secousses en réplique du séisme, dans le vaste et infect réseau d’égouts sous la ville, en abandonnant Godfrey Maximillian derrière elle, les yeux aveuglés de larmes, l’esprit aveuglé de chagrin, sans aucune voix pour lui résonner aux oreilles ou dans la tête, courant dans l’obscurité et sur le sol fracassé, jusqu’à ce que, finalement, elle trébuche et s’affale à genoux, et que le monde reste froid et silencieux autour d’elle.

« J’ai besoin de savoir ! » Elle le crie, dans le noir. « Pourquoi la Bourgogne importe-t-elle tellement ? »

Ni sa voix ni les voix ne répondent.