V
Cendres regagna sa tente de commandement par un trajet circulaire. Elle discuta, en passant de fosse à feu en fosse à feu, avec une centaine ou plus de jeunes gens[9] qui étaient assis autour, en train de boire, d’affabuler sur leurs succès auprès des femmes, et plus encore sur les prouesses de leur arc ou de leur vouge.
« C’est la guerre », annonça-t-elle, extérieurement joyeuse. Et elle écouta à la fois ce qu’ils disaient et ce qu’ils ne disaient pas, s’accroupissant autour des flammes qui dansaient, invisibles sous le soleil, buvant de la bière ici, mangeant un bol de potée là, écoutant leurs voix enthousiastes. Écoutant ce qu’ils avaient à dire de la guerre. De leur chirurgien. Des sanctions du tribunal d’exception, après la mort de Josse.
Elle prêta une attention particulière à ce côté du camp constitué par les treize ou quatorze lances flamandes qui avaient signé avec Joscelyn Van Mander.
En arrivant à sa tente, elle jeta un coup d’œil sur la réunion de ses officiers. Un froncement minuscule marqua ses sourcils d’argent. Elle sortit de nouveau, choisit une escorte de six hommes dans (cette fois-ci) la lance d’un chevalier anglais, avec leurs dogues, et remonta les sentiers jonchés de paille séparant tentes et huttes.
« Di Conti », appela-t-elle ? Paul di Conti accourut au petit trot, un large sourire sur son visage rougi par le soleil, et il tomba un genou en terre devant elle. « Je ne vois ni toi, ni les chefs de lance flamands, sous ma tente. Remuez-vous le cul. Il y a une réunion. »
Le soldat savoyard leva la tête pour lui adresser un grand sourire. Avec son léger accent, il lui dit : « Messire Joscelyn nous a assuré qu’il y assisterait pour nous. Willem et moi n’y voyons pas d’inconvénient, les autres non plus. Messire Joscelyn nous rapportera tout ce que nous devons savoir. »
Et Di Conti n’est même pas flamand. Cendres se força à lui rendre son sourire.
Di Conti, sa satisfaction pâlissant légèrement, ajouta : « Ça nous évite de nous bousculer à l’intérieur, patronne !
— Ma foi, je suppose que ça évite à la moitié d’entre vous de s’asseoir sur mes genoux ! D’accord. » Cendres tourna abruptement les talons, regagnant à longues enjambées le centre du camp.
En chemin, réfléchissant furieusement, elle ne remarqua pas tout de suite qu’elle était elle-même suivie par un homme de très forte carrure, aux cheveux sombres. Il avait la peau pâle en dépit du méridional soleil bourguignon, sa barbe éparse était noire, et il se dressait – elle continuait de lever les yeux, de plus en plus haut – à plus d’un mètre quatre-vingts. Un des chiens jappa contre lui, et il fit sur le côté un bond d’une légèreté étonnante.
« Vous êtes… Faversham, se souvint-elle.
— Oui, Richard Faversham, confirma-t-il en anglais.
— Vous êtes le prêtre assistant de Godfrey. » Elle n’arrivait pas, sans savoir pourquoi, à retrouver le terme anglais.
« Son diacre. Souhaitez-vous que je célèbre la messe jusqu’au retour de maître Godfrey ? » demanda Richard Faversham sur un ton solennel.
L’Anglais n’était guère plus âgé qu’elle. En marchant, il transpirait sous ses robes vert sombre de prêtre, les bouts pointus de la paille coupée se hérissant en vain contre ses plantes de pied durcies. Une de ses joues s’ornait d’une petite croix tatouée à l’encre bleue. Des sonnailles de médailles pieuses pendaient à son cou. Cendres, identifiant plusieurs sainte Barbe[10] en évidence, se dit qu’il n’avait probablement pas tort.
« Oui. Vous a-t-il précisé quand il rentrerait de…» Elle se croisa les doigts dans le dos… « Dijon ? »
Le diacre Faversham sourit avec bienveillance. « Non, patronne, je prends en compte le détachement de maître Godfrey pour les affaires terrestres. S’il y a un pauvre ou un malade et qu’il les a croisés, il restera jusqu’à ce qu’il ait porté remède à leurs maux. »
Cendres faillit s’étrangler, s’arrêtant tout net au milieu de ses hommes d’armes, des molosses en laisse, des câbles de tentes, et des boulettes du crottin odorant des chevaux. « Détachement des affaires terrestres ? Godfrey ? »
Les petits yeux noirs de Richard Faversham se plissèrent, indécis, face au soleil. Sa voix, cependant, demeura assurée.
« Maître Godfrey sera un saint, un jour. Il n’est guisarmier si humble, ni putain si crasseuse, à qui il n’apporte le Pain et le Vin de Dieu. Je l’ai vu s’occuper d’un enfant malade pendant quarante heures d’affilée – et agir de même avec un chien souffrant. Il rejoindra la confrérie des Bienheureux, quand il mourra. »
Cendres, qui retrouvait son souffle, réussit à articuler : « Eh bien, pour l’heure, j’aurais bien besoin de lui sur Terre ! Si vous le voyez, dites-lui que la patronne a besoin de lui tout de suite ; en attendant, allez me préparer une messe. »
Elle poursuivit sa route, retourna sous la tente d’état-major, ne fit qu’un seul crochet – pour s’entretenir brièvement avec John de Vere et avec Olivier de La Marche, en visite, engagé fort à propos dans une conversation avec le comte anglais –, puis elle se plaça sous la bannière au Lion azur, devant sa tente, et convoqua tous ses officiers sur l’espace de terrain dégagé.
Ils arrivèrent d’une démarche maladroite sous l’éclatant soleil bourguignon : Geraint, avec ses aiguillettes défaites et ses braies retroussées jusqu’aux mollets, Robert Anselm en plastron et dossière, Angelotti dans un justaucorps de soie blanche – Cendres souffla « De la soie ! » et « Blanche ! » avec un même étonnement, notant que son maître artilleur était propre – et Joscelyn Van Mander, qui plissait les yeux à cause de la réverbération.
Elle leva le bras. Euen Huw porta une trompe à sa bouche et sonna le rassemblement général. Elle ne fut pas trop surprise par la vitesse à laquelle les hommes gagnèrent l’espace dégagé au centre du campement, pour l’envahir, remplir jusqu’aux sentiers coupe-feu ménagés entre les tentes. Parfois, songea-t-elle, les rumeurs de ce que je vais faire se répandent avant même que j’y aie songé…
« Très bien ! » Cendres chassa une poule caquetante d’une futaille retournée, au pied de l’étendard au Lion azur, et sauta dessus d’un preste bond. Elle posa ses mains sur ses hanches. L’étendard bleu et or pendait, rigide, au-dessus d’elle, nulle brise sur laquelle flotter, mais on ne peut pas tout avoir, se dit-elle, et elle laissa son regard parcourir la foule, distinguant des visages çà et là, leur souriant lorsqu’elle les repérait.
« Messieurs », dit-elle en laissant sa voix porter juste assez pour qu’ils soient obligés de faire silence pour l’entendre. « Messieurs – et j’emploie ce terme dans son sens le plus large –, vous serez heureux d’apprendre que nous partons de nouveau en guerre. »
Un brouhaha retenu accueillit ces mots, mi-plaisir, mi-gémissements de consternation (dont certains sincères).
Cendres n’avait pas conscience de la façon dont son sourire changeait son visage tandis qu’elle leur faisait face, ne percevait pas vraiment combien il illuminait ses traits d’une satisfaction sincère. Il annonçait, dans l’anticipation de la bataille, sa conviction absolue (quoique inconsciente) que tout allait bien en ce monde.
« Nous allons livrer bataille aux Wisigoths, lança-t-elle. En partie parce que le soleil nous plaît, ici, en Bourgogne ! En grande partie parce que messire le comte d’Oxford nous paie pour le faire. Mais surtout, ajouta-t-elle avec plus d’emphase, surtout nous combattons cette salope de Wisigothe parce que je veux récupérer mon armure, bordel ! »
Ce qui avait été des rires et des vivats d’hommes, sonores et graves, fusionna en une clameur hilare, et un bruyant cri de triomphe qui fit presque trembler la terre sous la futaille renversée. Cendres éleva les deux bras au-dessus de sa tête. Le silence se fit.
« Et Carthage ? » lança Blanche depuis l’un des charrois.
Qu’est-ce que je disais, à propos des rumeurs ?
« Ça peut attendre. » Cendres se força à sourire. « Trois ou quatre jours et nous combattons contre les enturbannés. Je vous ai obtenu une avance sur votre solde. Votre devoir pour le reste de la journée est de sortir vous pocharder, et de baiser deux fois chaque putain de Dijon ! Je ne…» Un formidable rugissement l’engloutit, elle essaya de se faire entendre, capitula, souriant avec tant d’intensité qu’elle en avait mal et, à la première accalmie dans le vacarme, acheva ce qu’elle allait dire : « Je ne veux voir personne de sobre porter la livrée du Lion azur, ce soir ! »
Une voix galloise gueula : « Y a pas de danger, patronne ! »
Cendres éleva un sourcil argenté vers Geraint ab Morgan. « Aurais-je dit que cela concernait les officiers ? Ça m’étonnerait. »
Le niveau de la réaction fut, si la chose était possible, plus énorme que précédemment ; huit cents voix d’hommes beuglant de pure allégresse. Cendres se sentit portée par cette adrénaline.
« D’accord – holà ! J’ai dit : holà ! Vos gueules ! » Cendres prit sa respiration. « C’est mieux. Allez vous saouler la gueule.
Allez baiser. Ceux d’entre vous qui reviendront vont livrer bataille, et casser la gueule aux enturbannés. » Elle claqua de la paume contre le mât de l’étendard, secouant les plis de la soie au-dessus d’elle. « Souvenez-vous, je ne veux pas vous voir mourir pour votre drapeau, les gars – je veux que vous fassiez crever les Wisigoths pour le leur ! »
Une ovation salua ces paroles, et les hommes à l’arrière de la foule commencèrent à quitter les lieux. Cendres hocha une fois la tête pour elle-même et pivota avec précaution sur sa futaille. « Mynheer Van Mander ! »
Cela les arrêta presque tous dans leur mouvement. Joscelyn Van Mander se détacha du groupe des officiers, de l’indécision dans ses gestes. Il regarda autour de lui. Cendres le vit croiser le regard de Paul di Conti et d’une demi-douzaine de chefs de lance flamands.
« Venez ici. » Elle lui fit signe avec insistance. Dès qu’il arriva à portée, elle se pencha et lui prit la main, la secoua avec fermeté et leva le bras du Flamand en même temps que le sien. « Cet homme-ci ! Je vais faire quelque chose que je n’avais jamais fait…» Elle se pencha en avant et donna l’accolade à Van Mander, abasourdi, appliquant la joue contre sa joue mal rasée.
Des voix graves lancèrent des cris de joie, surpris et amusés. Les hommes d’armes et les chevaliers qui avaient commencé à s’éloigner se frayèrent de nouveau un passage vers le terrain central. Un tonnerre de questions se leva.
« Très bien ! » Cendres tourna sur ses talons, levant à nouveau les deux bras et obtenant le silence. « Je tiens à reconnaître publiquement ma dette envers cet homme. Ici, maintenant ! Il a accompli de grandes actions pour le Lion azur. Le seul problème, c’est que… je n’ai plus rien à lui apprendre ! »
Les hommes d’armes flamands, fiers jusqu’au délire, cognaient du poing contre leur plastron, visages radieux. Les larges traits de Van Mander étaient pris à mi-chemin entre l’orgueil et l’appréhension. Cendres se retint d’éclater d’un rire noir. Dépêtre-toi de ce coup-là, mon gars…
Patientant le temps que le tumulte se calme à nouveau, elle observa le visage de Paul di Conti et des autres chefs de lance. Et l’expression de Joscelyn Van Mander.
Tes officiers ne prennent plus leurs ordres de moi, désormais, mais de toi. Par conséquent, ce ne sont plus mes officiers…
Par conséquent, ils n’ont rien à faire dans mon camp.
« Messire Joscelyn, prononça-t-elle d’une voix forte et sur un ton officiel, arrive le moment où l’apprenti et le compagnon doivent quitter le maître. Je t’ai appris tout ce que je savais. Il ne m’appartient plus, dès lors, de te commander. Il est temps pour toi de conduire ta propre compagnie. »
Elle jaugea la qualité du silence qui suivit, l’estima satisfaisante.
Elle étendit le bras en un mouvement circulaire, désignant l’assemblée des troupes : « Joscelyn, il y a ici vingt lances, deux cents Flamands, qui te suivront. J’ai moi-même commencé le Lion azur avec un effectif qui n’était pas moindre.
— Mais je ne veux pas quitter le Lion azur », bredouilla Van Mander.
Cendres garda un sourire sur le visage.
Bien entendu, que tu ne veux pas. Tu préférerais rester au sein de ma compagnie comme représentant d’un nombre significatif d’hommes et d’officiers pour tenter de peser sur ma façon de la diriger. C’est pour cela que tu souhaites un chef faible – tu détiens tout le pouvoir et aucune responsabilité.
Laissé à toi-même, tu es réduit à un nombre d’hommes très restreint, sans la moindre influence, et toutes les responsabilités te retombent dessus. Eh bien, tant pis pour toi. J’en ai ma claque de cette compagnie à l’intérieur de la compagnie. J’en ai ma claque des situations auxquelles je ne peux pas me fier – le Golem de pierre compris. Pas question que je mène au combat une compagnie divisée, dans quatre jours…
Joscelyn Van Mander commença à se rembrunir.
« Je ne partirai pas.
— J’ai…» Cendres parla fort pour couvrir la voix de Van Mander, récupérant l’attention générale. « J’ai discuté avec messire d’Oxford et messire Olivier de La Marche, le champion du duc de Bourgogne. »
Une pause pour laisser la déclaration produire son effet.
« Si vous le souhaitez, messire Joscelyn, messire d’Oxford conclura un contrat avec vous. Ou, si vous préférez être employé aux mêmes conditions que Cola de Monforte et ses fils…», elle vit les noms célèbres de ces mercenaires faire mouche au sein des lances flamandes, et, plus important, vit Van Mander s’en apercevoir, «… alors, Charles, duc de Bourgogne, vous emploiera sur-le-champ. »
Les chevaliers flamands rugirent. En parcourant des yeux l’assemblée, Cendres pouvait déjà juger quels soldats flamands rejoindraient ce soir le camp du Lion azur en catimini, sous des noms d’emprunt, et quels guisarmiers anglais parleraient couramment wallon sous le commandement direct d’Olivier de La Marche.
Cendres reposa tout son poids sur un talon. La futaille renversée tenait bon sous elle. Elle laissa l’air chaud souffler sur son visage et, un doigt engagé sous la collerette de maille à son cou, laissa pénétrer un peu d’air dans la chaleur moite de sa gorge. Joscelyn Van Mander leva les yeux, les lèvres comprimées en une ligne fine. Elle pouvait deviner les mots qu’il refoulait – qu’il allait devoir refouler, maintenant, sous peine de précipiter une querelle.
Ce qui aboutira au même résultat : lui et ses lances seront obligés de partir. Cendres laissa son regard parcourir les têtes des soldats et l’équipe de soutien des charrois qui se pressaient, estimant d’un œil expert la netteté de la cassure à venir.
Mieux vaut cinq cents hommes en qui je peux avoir confiance que huit cents dont je doute.
Une main tira sur le pan de son justaucorps. Cendres baissa les yeux.
Richard Faversham, le diacre, s’enquit en anglais de sa voix de fausset : « Pouvons-nous célébrer une messe d’action de grâces, afin de solliciter la bienveillance de Dieu envers cette compagnie de chevaliers flamands nouvellement formée ? »
Cendres étudia le visage de Faversham, juvénile en dépit de sa barbe noire.
« Oui. Bonne idée. »
Elle leva le poing pour réclamer l’attention de tous, l’obtint et fit porter sa voix jusqu’aux limites de la foule afin de relayer la proposition. Son attention personnelle demeura fixée sur Joscelyn Van Mander, réuni en petit groupe avec ses officiers. Elle vérifia du regard la position de son escorte, de ses molosses, et les expressions impassibles de Robert Anselm, de Geraint et d’Angelotti. Nulle part dans la masse dense des gens, elle n’aperçut Florian de Lacey, ni Godfrey Maximillian.
Merde, pensa-t-elle, et elle se retourna pour voir Paul di Conti élever au bout d’un vouge un manteau de livrée hâtivement attaché – un de ceux appartenant à l’origine à Van Mander : le Navire et le Croissant de lune. Cet étendard improvisé monta dans les airs, la plus grosse part des deux cents hommes que Cendres avait repérés comme possibles commencèrent à faire mouvement vers lui.
« Avant que vous ne quittiez le camp, dit-elle, nous entendrons la messe et prierons pour vos âmes, et pour les nôtres. Et nous prierons de nous retrouver, Mynheer Van Mander, dans quatre jours d’ici, avec l’armée des Wisigoths gisant morte sur le sol entre nous. »
Tandis que le diacre Faversham élevait la voix pour ordonner la cérémonie, Cendres descendit de sa barrique et se retrouva debout auprès de John de Vere, comte d’Oxford.
Le comte se détourna de sa conversation avec Olivier de La Marche. « Encore des nouvelles, madame le capitaine. Les espions du duc lui rapportent que les lignes wisigothes sont trop distendues – leur avitaillement est menacé de rupture. Il y a des troupes turques à moins de cinq lieues d’ici.
— Turques ? » Cendres regarda l’Anglais d’un œil rond. Lui, serein, avec une étincelle d’enthousiasme dans ses yeux bleu fané, murmura : « Oui, madame. Six cents hommes de la cavalerie du sultan.
— Les Ottomans. Ah, putain. » Cendres avança de deux pas sur le mélange rude d’herbe et de paille, ignorant la foule des hommes, se retourna, le regard perdu ailleurs, en procédant à des calculs. « Non, ça se tient ! C’est exactement ce que je ferais, à la place du sultan. Attendre que l’armée carthaginoise déclare ses intentions, couper leurs lignes de ravitaillement, nous laisser les tailler en pièces et ramasser les restes… Le duc Charles croit-il réellement qu’il ne trouvera pas une armée ottomane sur le pas de sa porte, le lendemain matin de notre victoire contre les Wisigoths ?
— Il se préoccupe, déclara le comte d’un ton grave, de savoir s’il aura encore une armée pour leur livrer bataille. Il rappelle à lui ses prêtres, en ce moment. »
Distraitement, Cendres se signa.
« Quant au reste, ajouta De Vere, le plus gros de son armée fera route vers le sud, des détachements se mettant en marche aujourd’hui et demain ; nous avancerons avec le reste des mercenaires, après-demain matin. Laissez un camp de base ici. Préparez vos hommes à une marche forcée. Nous verrons, madame, quel commandant vous faites sans vos saints. »
Quarante-huit heures passèrent dans le chaos, l’ordre revenant sous la houlette des officiers du Lion ; ni Cendres ni aucun homme de l’état-major ne dormit plus de deux heures.
Des nuages jaunes s’amassaient sur l’horizon à l’occident, clignotant d’éclairs de chaleur. La moiteur s’accrut. Les hommes se grattaient sous l’armure qui les corsetait, juraient ; des bagarres éclatèrent à propos du chargement des équipages sur les chevaux de bât. Cendres était partout. Elle écoutait trois, quatre, cinq voix différentes en même temps, donnait des ordres, répondait, vérifiait les réserves, inspectait les armes, traitait avec les prévôts et les gardes de la porte.
Elle tint sa dernière réunion d’état-major sous la tente d’armurerie, dans la puanteur du charbon de bois, des forges, de la suie, et le martèlement des harnois de combat qu’on préparait tant bien que mal.
« Nom du Christ Vert ! s’écria Robert Anselm, en épongeant son front dégoulinant. Pourquoi il ne pourrait pas pleuvoir, bordel ?
— Tu tiens à faire avancer ces gars-là par mauvais temps ? Crois-moi, on peut s’estimer heureux ! »
Cependant, la touffeur de l’orage faisait palpiter le cœur de Cendres. Mal à l’aise, elle ne tenait pas en place tandis que Dickon Stour sanglait une nouvelle grève contre son tibia, d’un métal sorti encore rugueux et noir de la forge. Elle plia le genou aux quatre-vingt-dix degrés d’angle que permettait l’armure.
« Non, ça m’entame l’arrière du genou. » Elle le regarda déboucler des sangles grossièrement rivetées. « Laisse ça : j’ai des bottes, je me contenterai de porter un harnois sur le haut de la jambe et des genouillères.
— Je vous ai trouvé un plastron. » Dickon Stour se retourna, le ramassa et le tendit avec des mains noires. « J’ai retaillé les ouvertures des bras. »
Il n’y avait plus le temps de forger un harnois neuf. Elle se retourna, le laissa maintenir le plastron contre elle, ramena ses deux bras joints devant elle comme si elle tenait une épée. Les bords du plastron cognèrent contre l’intérieur de ses bras. « Trop large. Découpe-le encore. Je me fiche d’avoir les bords rabattus sur le métal, je veux simplement avoir quelque chose que je pourrai porter quatre heures, et qui arrêtera les flèches. »
L’armurier poussa un grognement mécontent.
« Les hommes du grand-duc sont-ils partis ?
— Ils ont fait mouvement à l’aube », cria Geraint ab Morgan, par-dessus le bruit des pointes de flèches qu’on martelait, à une cadence de production en chaîne.
Au cours de ces vingt-quatre heures, presque vingt mille hommes et des armements avaient pris la route du Sud : il leur faudrait voyager jusqu’à la fête du saint pour couvrir les soixante-dix kilomètres qui les séparaient d’Auxonne, qui les séparaient de l’armée de la Faris. Un néant de poussière, de boue et de prairies piétinées entourait Dijon. La ville et la campagne à des lieues alentour avaient été vidées de tous leurs vivres.
Le tonnerre d’été gronda, presque perdu sous les martèlements sonores des armuriers fabriquant des têtes de flèches par centaines. Cendres songea brièvement à la route du Sud. Quelques kilomètres le long de la vallée de la rivière et Dijon serait derrière eux : il n’y avait rien, juste quelques fermes, des villages dans des clairières, des forêts et de grandes étendues de pâtures vides, de prés communaux et de paysages sauvages. Un monde vide.
« Très bien – deux heures, et on se met en route. »
Au fil du voyage vers le sud, le pays devint plus froid.
Au soir, à seize kilomètres de Dijon, Cendres longeait à cheval la grande colonne d’hommes et de bêtes de somme, en éperonnant sa monture pour gravir une éminence. Des macules noires s’élevaient dans les champs devant elle.
« Qu’est-ce que c’est ? » Elle se pencha vers Rickard, tandis que le gamin accourait.
« Ils tentent de sauver les vignobles !
— Les vignobles ?
— Y a un vieux, je lui ai demandé. Ils ont eu du gel, ici, la nuit dernière. Ils allument des feux pour enfumer les vignes, et essayer d’empêcher la formation de givre, cette nuit. Sinon, il n’y aura pas de vendanges. »
Deux ou trois hommes d’armes se détachèrent à cheval de la colonne : de nouveaux ordres étaient requis. Cendres accorda un dernier regard aux flancs de coteaux et aux vignobles, aux rangées successives de ceps accrochées à la terre et à la silhouette des paysans au loin qui se déplaçaient entre la tache des feux.
« Merde, pas de vin », dit-elle. Faisant tourner son cheval, elle nota que Rickard avait quatre ou cinq dépouilles de lièvres pendues à la ceinture.
« L’année sera mauvaise », fit observer le comte d’Oxford, en amenant à sa hauteur son hongre à la poitrine massive.
« Je vais dire aux gars que nous combattons pour les vendanges. Voilà qui devrait les encourager à casser du Wisigoth ! »
Le comte anglais rétrécit son regard, en fixant la campagne au sud. Le double clocher d’une église signalait un village isolé. Pour le reste, il n’y avait que des forêts, des terres non cultivées, la route d’Auxonne, clairement marquée par de profondes ornières, du crottin de cheval, de l’herbe foulée et les débris du passage d’une armée.
« Au moins, on ne risque pas de se perdre, fit remarquer Cendres.
— Vingt mille hommes représentent une troupe peu maniable, madame.
— C’est plus de monde qu’elle n’en a. »
Le ciel du soir s’assombrissait à l’est. Et à présent, de façon perceptible, s’assombrissait également au sud : une ombre que n’effaçait l’aube d’aucun jour, au fur et à mesure qu’ils approchaient d’Auxonne.
« Voilà donc le Crépuscule éternel, constata le comte d’Oxford. Il croît au fil de notre approche. »
La veille du 21 août, le camp du Lion s’étendait sous les ramures de la grande forêt, cinq kilomètres à l’ouest d’Auxonne. Cendres se faufila entre des abris improvisés et des hommes qui faisaient la queue pour les rations du soir, prenant soin de paraître enjouée chaque fois qu’elle adressait la parole à quelqu’un.
Henri Brant, accompagné du chef des palefreniers, approcha pour demander : « Est-ce qu’on va se battre avant demain matin ? Faut-il commencer à nourrir les destriers, en prévision ? »
Même des chevaux de guerre entraînés restent des herbivores qui ont besoin de brouter en permanence pour conserver leurs forces. Que le combat dure plus d’une heure, et ils perdront leur vigueur.
On apercevait tout juste un ciel d’orage, violine à travers le feuillage des chênes au-dessus de la tête de Cendres ; un air humide passait contre sa peau. Elle s’essuya la figure. « Pars du principe que les chevaux auront besoin de combattre à tout moment entre l’aube et neuf heures, demain. Commence à leur donner de la nourriture enrichie.
— Oui, patronne. »
Thomas Rochester et le reste de son escorte avaient entamé une conversation, sous les arbres, avec Blanche et quelques autres femmes. Cendres reprit son souffle, s’aperçut : Personne ne me pose de questions ! Stupéfiant ! Puis elle laissa échapper un soupir.
Merde. Je préférais quand je n’avais pas le temps de réfléchir.
Et j’ai encore quelque chose à faire.
« Je ne vais pas loin, annonça-t-elle au soldat le plus proche. Dis à Rochester que je suis dans la tente de chirurgie. »
La tente de Floria se dressait à quelques mètres de là. Cendres trébucha sur les câbles qui l’arrimaient aux troncs d’arbres, dans le sol noué de racines, tandis que le ciel virait au jaune et que les premières grosses gouttes d’une pluie froide tombaient sur le feuillage au-dessus d’elle.
« Patronne ? » demanda le diacre Faversham en émergeant de la tente.
Dissimulant son appréhension, Cendres répondit : « Le maître chirurgien est là ?
— Elle est à l’intérieur. »
L’Anglais ne semblait pas éprouver le moins trouble.
Cendres le remercia d’un hochement de tête et se courba pour franchir le rabat de la tente qu’il maintint soulevé pour elle. À l’intérieur, à la lumière de plusieurs lanternes, elle vit, non pas une tente vide, comme elle l’avait craint, mais une demi-douzaine d’hommes sur des paillasses. Leurs conversations s’interrompirent brusquement, pour reprendre un ton plus bas.
« Nous avançons trop vite. » Floria del Guiz, bandant une fracture au bras, ne leva pas la tête. « Dans mon cabinet, patronne. »
Cendres, avec un mot pour les blessés – deux blessures dues à des pieds écrasés en chargeant les coffres d’épées sur les chevaux de bât ; une brûlure ; une blessure auto-infligée avec un poignard, lors d’une chute en état d’ébriété –, traversa l’espace vide à l’intérieur du pavillon, jusqu’à la petite zone à l’autre bout, délimitée par une courtine.
La pluie tambourinait contre le toit de la tente. Cendres utilisa un silex et de l’amadou pour allumer une chandelle, avec laquelle elle alluma les lanternes restantes ; elle terminait tout juste, quand Floria écarta la courtine, pour entrer et s’asseoir en poussant un grognement bref.
Allant droit au but, Cendres demanda : « Donc, les blessés viennent toujours consulter le chirurgien de la compagnie ? » Floria leva la tête, les cheveux s’écartant de son visage.
« J’ai eu dix-neuf blessés là-dedans, ces deux derniers jours. On jurerait que personne ne m’a jamais cognée… ! »
Elle s’interrompit et joignit ses doigts sales, par le bout.
« Cendres, tu sais quoi ? Ils ont décidé de ne plus y penser. Pas pour le moment. Peut-être, une fois qu’ils auront été taillés en morceaux, qu’ils ne se soucieront pas de savoir qui les recoud ? Et peut-être que si. »
Floria leva brusquement les yeux vers Cendres.
« Ils ne me traitent plus comme un homme, à présent. Ni comme une femme. Comme un eunuque, peut-être. Un individu sans sexe. »
Cendres tira un petit siège avec un dossier et s’assit, gardant le silence tandis qu’un des assistants-laïcs venait verser du vin et apporter à Floria un manteau léger pour la protéger de la fraîcheur de la nuit d’été.
« Nous allons nous battre, demain, expliqua Cendres avec précaution. Pour l’heure, tout le monde est trop occupé par ses préparatifs. La plupart des trublions sont partis avec Van Mander. Le reste a le choix entre te lyncher ou se laisser sauver la vie quand ils seront blessés. À plus d’un titre, nous avons besoin de cette bataille. »
La chirurgienne poussa un grognement de dérision. Elle tendit la main vers le vin, dans une coupe en bois de frêne. « Vraiment, Cendres ? On a vraiment besoin de voir ces jeunes gars se faire taillader, embrocher et larder de flèches ?
— C’est la guerre, répondit Cendres d’un ton égal.
— Je sais. J’aurais toujours la ressource d’aller travailler ailleurs. Des villes frappées par la peste. Des lazarets. Soigner des enfants juifs que les médecins chrétiens refusent de toucher. » L’ombre des lanternes qui se balançaient rendait impitoyables les traits de la femme. « Peut-être que demain en vaudra la peine.
— Ce n’est pas la dernière bataille du roi Arthur, non plus, rétorqua Cendres avec cynisme. On n’est pas à Camlann. Il n’est pas question de les battre ici pour qu’ils retournent chez eux avec armes et bagages. Remporter la bataille ne nous donne pas la guerre, même si nous les anéantissons.
— Que va-t-il arriver, alors ?
— Nous avons l’avantage, à presque deux contre un. Je préférerais trois contre un, mais nous les vaincrons. L’armée de Charles est probablement la meilleure et la plus avancée qui existe encore dans la Chrétienté. »
Sans le dire, Cendres songe : Mais la Faris a défait les Suisses.
« Peut-être tuerons-nous la Faris, peut-être pas. De toute façon, si elle est défaite ici, il ne lui reste plus grand-chose comme armée, et son élan est perdu. C’est comme ça : une fois qu’on les a vaincus, alors on peut les battre.
— Et ensuite ?
— Et ensuite, il reste encore deux armées carthaginoises, là-bas, dit Cendres en souriant. Soit elles optent pour une proie facile – la France, par exemple – soit elles s’installent pour l’hiver, ou elles se retournent contre le sultan. Cette dernière solution serait idéale. Dans ce cas, ce ne serait plus le problème de la Bourgogne. Ni d’Oxford. Il repart vers ses guerres entre godons.
— Et on va se faire payer par le sultan ?
— N’importe quel bord, sauf celui de la Faris », confirma Cendres.
Avec une désagréable perspicacité, Florian dit : « Tu souhaiterais encore lui parler, n’est-ce pas ?
— Je peux me débrouiller sans avoir une voix de machine dans la tête. Je me bats depuis l’âge de douze ans. » Cendres avait la voix dure. « Quelle importance, en termes pratiques ? Que peut-elle me dire, Florian ? Que peut-elle m’apprendre que je ne sache déjà ?
— Comment tu es née, et pourquoi ?
— Quelle importance ? J’ai grandi dans des camps, comme un animal. Tu ne sais pas ce que c’est. Je nourris le train de mes équipages, je ne les laisse pas vivre ou crever en fonction de ce qu’ils peuvent piller quand les soldats ont pris le meilleur. La seule possibilité pour que quelqu’un meure de faim, c’est que nous crevions tous de faim.
— Mais la Faris est ta…» Floria s’interrompit, sur une note interrogative. « Sœur.
— Plusieurs fois, si ça se trouve, répondit Cendres avec ironie. Elle est totalement folle, Florian. Elle était là, assise, et elle m’a raconté que son père accouple le fils avec la mère, et la fille avec le père – elle veut dire qu’il croise des enfants esclaves avec leurs propres parents. Des générations issues du péché d’inceste. Par le Christ, j’aimerais que Godfrey soit là.
— Ça se produit dans chaque village.
— Mais pas de façon si…» Cendres chercha sans le trouver le mot systématique.
« Leurs mages-savants ont donné à la Chrétienté la plupart des connaissances médicales que j’ai apprises. Angelotti a appris l’artillerie d’un amir.
— Et donc ?
— Et donc, ta machina rei militaris n’a rien de maléfique. » Floria secoua la tête. « Godfrey ne t’a jamais dit que c’était un péché, si ? Si tu n’en as pas l’emploi, c’est dommage ; mais peu importe, tu es tout à fait capable de pratiquer la boucherie par tes propres moyens, nous le savons tous.
— Hmm. »
Floria demanda tout de go : « C’est vrai que Godfrey a quitté la compagnie ?
— Je… Je n’en sais rien. Je ne l’ai pas vu depuis des jours. Pas depuis que nous avons quitté Dijon.
— Faversham m’a raconté qu’il l’avait vu avec les Wisigoths.
— Avec les Wisigoths ? La délégation ?
— En train de discuter avec Sancho Lebrija. » Puisque Cendres ne répondait rien, Floria ajouta : « Je n’imagine pas Godfrey se joindre à eux. Que se passe-t-il, Cendres ? Qu’est-il arrivé entre vous deux ?
— Si je pouvais te le dire, je te le dirais. » Cendres se leva et marcha, incapable de rester en place. Changeant délibérément de sujet, elle reprit : « La milice de la ville n’est jamais passée au camp. Dame Châlon a dû se tenir tranquille. »
Sur un débit staccato, Floria jeta : « Sûrement. Elle serait contrainte d’admettre que je suis sa nièce. Elle s’y refusera. Je suis raisonnablement en sécurité tant que je reste à distance de Dijon. Tant que je ne lui demande rien.
— Tu te considères toujours comme bourguignonne, s’aperçut Cendres.
— Oh, oui. »
Le regard sombre de Floria paraissait bizarrement étranger, songea Cendres, en se disant bien qu’aucune d’elles n’avait ce qu’on aurait pu qualifier de nationalité. Elle sourit. « Je ne me considère pas comme une Carthaginoise. Pas après tant de temps. J’avais toujours supposé que j’étais la bâtarde de la Chrétienté. »
Floria pouffa, d’une voix grave, et versa à nouveau du vin.
« La guerre n’a pas de royaume, dit-elle. La guerre appartient au monde entier. Allons, ma petite Cavalière sur un Cheval roux[11]. Bois un coup. »
Elle se leva en titubant, et alla se placer derrière Cendres, lui posant une main sur l’épaule, pour placer la coupe devant elle.
« Je ne t’ai pas remerciée d’avoir expédié ces types », dit-elle.
Cendres esquissa un haussement d’épaules modeste, appuyant le dos contre Florian.
« Eh bien, merci quand même. » Florian inclina la tête. Ses lèvres se pressèrent, très légèrement et très vite, contre la bouche de Cendres.
« Bon Dieu ! » Cendres se releva d’un bond et se fraya un chemin hors de tous ces bras féminins qui semblaient l’encercler. « Bon Dieu !
— Quoi ? »
Cendres s’essuya la bouche du revers de sa main. « Bon Dieu !
— Mais quoi ? »
Une expression s’installa sur le visage de Cendres, une dont elle était entièrement inconsciente : figée, cynique, tendue. Ses yeux, vides, semblaient fixés sur tout autre chose que son chirurgien.
« Je ne suis pas ta petite Marguerite Schmidt ! Qu’est-ce qui te prend ? Tu crois pouvoir me séduire comme ton frère l’a fait ? »
Floria del Guiz se releva lentement. Elle faillit dire quelque chose, s’arrêta et parla avec retenue. « C’est complètement absurde, ce que tu racontes, Cendres. Tout ça, c’est… des absurdités. Et laisse mon frère en dehors de tout ça !
— Tout le monde veut quelque chose. » Cendres, debout, les bras ballants, secoua la tête. Au-dessus d’elle, le cône de toile du toit de la tente frémit sous la pluie froide qui tambourinait.
Floria del Guiz fit mine de tendre la main, puis se ravisa. Elle se rassit.
« Ah. » Floria contempla ses doigts de pied. Elle se tut puis, levant les yeux, elle dit : « Je ne suborne pas mes amis. »
Cendres la fixa en silence.
« Un jour, ajouta Floria, je te raconterai comment j’ai été chassée à coups de pied de chez moi, à treize ans, comment j’ai rejoint Salerne, travestie en homme, parce que j’avais entendu dire qu’ils acceptaient que les femmes étudient, là-bas. Eh bien, je me trompais. Les temps ont changé depuis l’époque de Trotula[12]. Et je te raconterai pourquoi Jeanne de Châlon, qui avait vis-à-vis de moi tout d’une mère, sinon le nom, ne suscite pas en moi la moindre loyauté. Patronne, tu es en train de craquer. Allons. » Floria sourit de travers. « Cendres, franchement ! »
La dérision dans cette dernière remarque fit monter le rouge au front de Cendres, en partie par honte, en partie par soulagement, et elle haussa les épaules en feignant l’insouciance. « Ces derniers jours ont été difficiles, je te l’accorde. Floria, je suis désolée. Dire ça, c’était vraiment une connerie de ma part.
— Hmmmh. » Floria lui adressa un bref mouvement de sourcil, d’un naturel quelque peu forcé. « Allons. »
Cendres se retourna, pour aller vers le rabat de la tente et s’y poster afin de regarder au-dehors. De là, sous le couvert des arbres, on pouvait apercevoir les feux du gros de l’armée bourguignonne, plus loin au Sud, et l’argent de la lune qui prenait de l’embonpoint.
Environ deux jours avant le premier quartier, songea-t-elle, en jaugeant par réflexe la courbe qui enflait. Ça représente seulement quelques semaines.
« Bon Dieu, il s’est passé tellement de choses ! Où en est-on, à la mi-août, maintenant ? Et la charge devant Neuss était mi-juin. Deux mois. Bon Dieu, ça fait seulement six semaines que je suis mariée…
— Sept. Hé. » La voix de Floria se fit entendre derrière elle, dans la tente. « Reprends du vin. »
La lune se levant sur les collines à l’est se brouilla d’argent dans le champ de vision de Cendres.
« Patronne ? »
Elle se retourna, chaque détail soudain net et précis : les gravures peintes d’anatomie accrochées sur les parois de la tente, le visage de Floria avec le rire facile qui en coulait. Le genre de netteté qui surgit d’un choc ou du combat, songea-t-elle, et elle demanda : « Florian, est-ce que mon sang a coulé, quand j’étais malade ? »
Floria del Guiz secoua la tête en fronçant les sourcils. « Non, j’ai surveillé. Il n’y a pas du tout eu d’épanchement de sang. Ce n’était pas une blessure de ce genre. »
Cendres secoua la tête avec abattement.
« Bon Dieu, finit-elle par articuler. Pas ce genre de saignement. Du sang de femme. Je n’ai pas eu mes règles deux fois : ce mois-ci et le mois dernier. Je suis enceinte. »