IV
Des pas feutrés s’approchèrent, des chuchotements s’échangèrent : elle n’en eut pas conscience.
Les sanglots qui lui déchiraient le ventre cédèrent la place à des larmes muettes, tombant, chaudes et humides, sur ses mains. Le chagrin cessa d’être un refuge. Elle tremblait de tous ses membres et de tout son corps, à cause du choc éprouvé et du froid intense qui régnait dans les cellules. Cendres se roula en boule encore plus serrée, ses paumes glacées plaquées contre ses tibias. La soif lui desséchait les lèvres.
Le monde et son corps revinrent. Des murs d’argile froide mordaient son flanc nu. Elle grelottait, tout le duvet de son corps se hérissant comme les soies d’un porc ; et s’attendit à être prise de somnolence, à cesser de grelotter, comme le font les hommes dans le froid des neiges en haute montagne, lorsqu’ils se couchent pour ne plus jamais se relever.
La grille d’acier de la cellule vint claquer contre un mur. Des pieds nus d’esclaves résonnèrent sur le sol dallé, quelqu’un cria, au-dessus de la tête de Cendres. Elle tenta de bouger. La douleur se planta dans son vagin. Des frémissements spasmodiques lui traversèrent le corps. Les dalles semblaient froides comme givre, sous elle.
Une voix grinçante s’exclama : « Par l’Arbre de Dieu, vous ne savez donc pas qu’il faut me rendre compte ! »
Cendres leva la tête du sol, étirant le cou, clignant de ses yeux brûlants et gonflés.
« Allumez un feu dans l’observatoire ! » jeta un Wisigoth massif, à la barbe noire, planté au-dessus d’elle. Le harif Aldéric déboutonna le volumineux manteau de laine indigo accroché sur ses épaules, par-dessus sa maille. Il le laissa choir sur le sol taché de sang, s’agenouilla et enroula Cendres dans le tissu. Cendres vomit faiblement. De la bile jaune macula la laine bleue. D’épais replis de tissu l’enveloppaient et elle sentit l’homme lui passer un bras sous les genoux, l’autre sous les épaules, et la soulever. Les murs de mosaïque tournoyèrent dans la lumière intense du feu grégeois tandis qu’il l’enlevait dans ses bras.
« Hors de mon chemin ! »
Les esclaves détalèrent. Les pas de l’homme secouaient Cendres.
La laine doublée de soie glissait contre sa peau glacée, crasseuse. La chaleur augmenta. Cendres se mit à grelotter, secouée de frissons irrépressibles. Les bras d’Aldéric l’agrippaient solidement.
Elle fut portée dans l’ascension d’un escalier, transportée à travers la cour de la fontaine, où un grésil glacé fouetta son visage nu, pour dégouliner en une eau rouge pâle. Cendres essaya de prendre du champ dans sa tête. De tout déposer en cet endroit où elle reléguait les mauvais souvenirs, les personnes qui la trahissaient, les erreurs de calculs stupides qui causaient la mort des gens.
Des larmes chaudes se forçaient un passage entre ses paupières. Elle sentit l’eau couler sur son visage, pour se mêler au grésil. Au milieu d’une foule d’esclaves et d’ordres hurlés, on la transporta dans un autre bâtiment, le long de couloirs, au bas d’escaliers. Le chagrin effaça tout, sauf la vague impression d’un dédale de pièces qui se prolongeait à l’infini, enraciné dans les profondeurs de la colline de Carthage comme une dent dans sa mâchoire.
La pression des bras de l’homme sous elle se relâcha. Un objet dur, mais légèrement souple se pressa contre son dos. Elle gisait sur une paillasse, sur un massif lit de jour en chêne blanc, dans une salle spacieuse éclairée au feu grégeois. Des esclaves accoururent avec dix ou douze bols de fer, les plaçant sur des trépieds et les chargeant de charbons ardents.
Cendres leva les yeux. Sous des lampes de verre et de feu, les murs étaient garnis d’armoires de métal. Au-dessus des lumières, la voûte de bois bougea, se refermant, comme un coquillage, sous ses yeux pour masquer le panorama, à travers un verre épais et irrégulier, d’un obscur ciel diurne, au-dessus.
Des esclaves cessèrent de hisser des panneaux au plafond, lièrent des cordons.
Une fille aux cheveux pâles, huit ans environ, regarda Cendres avec une grimace, en tripotant son collier d’acier. Les esclaves masculins quittèrent les lieux. Deux enfants esclaves supplémentaires demeurèrent pour s’occuper des brûleurs à charbon qui imprégnaient graduellement de chaleur l’atmosphère glacée.
Les ordres secs d’Aldéric firent venir d’autres gens. Un Wisigoth libre, barbu et grave, en robes de laine, baissa le regard sur Cendres, en compagnie d’une femme qui portait un voile noir agrafé au sommet de sa coiffe. Tous deux conversèrent en latin médical sur un débit rapide. Elle comprit assez bien – et pourquoi pas ? Florian l’emploie sans arrêt – mais les détails échappèrent à sa concentration. Son corps se mut comme de la viande sur une dalle tandis qu’ils lui écartaient les jambes, et qu’on enfonçait d’abord des doigts, puis un instrument d’acier dans son vagin. Elle frémit à peine sous la douleur.
« Eh bien ? » s’enquit une autre voix.
Ses quelques minutes en compagnie de l’amir n’avaient pas laissé à Cendres le souvenir de son visage ; mais à présent, elle reconnut ses cheveux et sa barbe blanc sale, ébouriffés comme une chouette étonnée. L’amir Léofric, qui dardait un regard alerte, injecté de sang.
La femme – qui devait être médecin, comprit Cendres – déclara : « Elle aura du mal à concevoir à nouveau, amir. Regardez. Je m’étonne qu’elle ait pu garder celui-ci aussi longtemps. Il y a des dégâts chroniques : elle ne portera jamais à terme. Les portes de sa matrice[29] sont pratiquement détruites, et extrêmement scarifiées par des tissus très anciens. »
Léofric arpenta la pièce avec colère. Il étendit les bras et un esclave lui enfila une robe de lainage vert et or. « Par l’Arbre de Dieu ! Elle est stérile, elle aussi !
— En effet.
— À quoi me servent ces femmes stériles ? Je ne peux même pas les employer à la reproduction !
— Non, amir. » La femme qui fouillait entre les cuisses de Cendres leva une main trempée de sang pour rajuster son voile. Elle abandonna le latin carthaginois pour parler français, comme si elle s’adressait à une enfant ou à un animal. La voix avec laquelle on parle à une esclave.
« Je vais te donner à boire. S’il y a encore quelque chose à éliminer, tu l’élimineras. Une évacuation, tu comprends ? Une expulsion de sang. Ensuite, tout ira bien. »
Cendres remua les hanches. Des obstructions en métal dur glissèrent hors de son vagin, apportant l’infini soulagement d’une douleur qu’elle n’avait pas eu conscience de ressentir. Elle essaya de s’asseoir, de bouger, de porter un coup faiblement. Le deuxième médecin referma la main autour du poignet de Cendres.
Celle-ci concentra ses yeux sur les manchettes de l’homme. Sous la lumière blanche de la salle, elle observa de grands points de couture en biais, qui fixaient la doublure vert olive au vêtement de lainage vert bouteille. Des points désordonnés assuraient le bouton sur la manchette. La boucle pour le bouton était une simple floche de fil élimé. Quelqu’un, un esclave, a confectionné ce vêtement très vite, sans soin, dans la hâte. Sous sa volumineuse manche en laine, l’homme laissait paraître une robe de soie légère bien plus conforme à ce que Cendres s’attendait à voir porter à Carthage.
Le manteau de laine d’Aldéric enveloppait son corps comme un cocon, la réchauffant au plus profond d’elle-même. Le manteau lui aussi était de facture hâtive.
Eux non plus, ils ne s’attendaient pas à un tel froid.
Ce qu’elle ressent ici, ce n’est pas le crépuscule tiède, éclairé par les étoiles, étouffant, qu’avait décrit Angelotti quand il était à la fois artilleur et esclave sur cette côte. Le Crépuscule éternel sous lequel rien ne pousse, mais dans les confins duquel la noblesse de Carthage se promène, vêtue de soie, sous des deux indigo.
Toute l’atmosphère crisse de givre.
La femme, experte, lui porta une coupe aux lèvres et l’inclina. Cendres avala. Une herbe sucrée épiçait la boisson. Presque aussitôt, son corps fut en proie aux crampes. La sensation d’expulser du sang de son corps, trempant la laine, lui serra de nouveau la gorge, et elle crispa sa mâchoire sur un sanglot.
« Est-ce qu’elle va vivre ? » s’enquit Léofric.
Le plus âgé des médecins, très grave, très imbu de sa propre opinion, fit observer à l’amir Léofric : « L’utérus est robuste. Le corps est fort et montre peu de traces de choc. Si on lui inflige à nouveau une douleur, elle n’en mourra pas, sauf si la douleur est extrême. On pourra sans problème la soumettre à une torture modérée, dans une heure environ. »
L’amir Léofric cessa d’arpenter le sol de mosaïque et ouvrit à la volée les contrevents en bois des fenêtres. Une bourrasque d’air froid s’engouffra dans la pièce, glaçant l’effet des braises dans leurs coupes de fer. Il contempla dans les ténèbres un ciel d’un noir total : ni lune, ni étoiles, ni soleil.
Cendres reposait dans le lit en chêne, sculpté de grenades, et observait Léofric. Elle songea : Je pourrais réellement mourir, à présent.
Ce n’était pas une illumination subite. L’idée lui venait de façon très ordinaire, comme toujours, juste avant la bataille ; mais cette pensée raffermit la concentration de son esprit, la ramena brusquement à une conscience totale de Léofric, de ses médecins, du harif Aldéric et de sa garde, de l’air âcre, de l’empressement et de l’atmosphère affairée de la maisonnée. Les cent mille hommes et femmes à l’extérieur dans les rues illuminées de blanc de Carthage, vivant leur existence quotidienne.
Les trois quarts environ sauront qu’il y a une guerre, la moitié s’en souciera, et aucun ne se préoccupera qu’une prisonnière de plus soit morte dans la maison d’un seigneur amir.
Ce dont elle prenait conscience, c’était de sa totale absence d’importance, comme si une membrane s’était rompue : tout ce dont on pense que ça ne se produira jamais « parce que je suis moi » devient possible en un instant. Ce sont les autres qui meurent de blessures, d’accident, d’un empoisonnement du sang, de la fièvre des couches, ou d’un banal ordre d’exécution de la justice du roi-calife, et, par conséquent, moi…
Elle avait l’habitude de se considérer comme l’héroïne de sa propre vie : ce qui perdit son sens pour elle, en cet instant présent, ce fut l’idée qu’il s’agissait d’une narration cohérente exigeant une fin appropriée (un jour, dans le futur, le lointain futur). Avec beaucoup de calme, elle songea : Mais ça n’a aucune importance. D’autres pourront remporter des batailles, avec ou sans « voix ». Quelqu’un d’autre pourra prendre ma place. Tout n’est qu’accident, tout n’est que hasard.
Rota fortuna. La roue de la Fortune. Fortuna imperatrix mundi.
Sans se retourner, l’amir wisigoth dit : « Je lisais un rapport de ma fille lorsque les esclaves m’ont fait appeler. Elle raconte que tu es une femme violente, une tueuse par profession, une guerrière par souhait plutôt que par entraînement, comme c’est le cas pour elle. »
Cendres rit.
Ce fut un éternuement ténu, un rire étranglé, à peine un souffle ; mais il se força un passage en elle, tant et si bien que les larmes lui coulèrent des yeux, et elle essuya du revers de la main son visage glacé et trempé. « Mais oui, et j’ai eu tellement le choix, pour les professions ! »
Léofric se retourna. Dans son dos, un ciel noir et vide tourbillonnait, des flocons de neige se plaquant aux rebords des contrevents de bois. La même jeune esclave traversa les dalles, pieds nus, et tira sur les volets pour les refermer. Léofric l’ignora.
« Tu n’es pas ce que j’attendais. » Il semblait à la fois pétulant et direct. Il roula en boule son manteau de laine à rayures vertes et jaunes et traversa la pièce pour venir vers elle. « Sottement, je m’attendais à ce que tu lui ressembles. »
Ce qui appelle la question de savoir ce que tu crois qu’elle est, songea Cendres.
« Note ça », ordonna Léofric au plus petit des deux jeunes esclaves. Cendres vit que l’enfant tenait une tablette de cire, prêt à la marquer de son stylet. « Notes préliminaires : physique. Je vois une jeune femme d’une saleté qui lui est habituelle, nombreuses traces d’une inflammation parasitaire de la peau, cuir chevelu infesté par la teigne. Développement musculaire inhabituel chez une femme, notamment au niveau des trapèzes et des biceps. Souche paysanne. Bonne musculature générale – extrêmement bonne. Quelques signes de malnutrition infantile. Deux dents manquent, à la mâchoire inférieure, du côté gauche. Aucune trace de carie. Cicatrices sur le visage, ancien traumatisme aux troisième, quatrième et cinquième côtes sur le côté gauche, à tous les doigts de la main gauche, et vestiges de ce que je présume avoir été une fêlure du tibia gauche. Rendue infertile par un traumatisme, sans doute antérieur à la puberté. Relis-moi ça. »
Léofric écouta le jeune garçon lire d’une voix chantonnante. Cendres refoula en clignant des yeux des larmes trop faciles, serrant autour d’elle le manteau de laine. Son corps meurtri la faisait souffrir. Des ondes de sensation continuaient de palpiter à travers son ventre, à travers tout son corps : tous ses muscles étaient douloureux.
Elle en avait le souffle coupé, c’était trop énorme à assimiler. Une partie arrogante d’elle-même se souleva, révoltée. « Mais c’est quoi, ça ? Mon pedigree ? Je ne suis pas la jument d’un vague maquignon, bordel ! Tu ne sais donc pas quel est mon rang. »
Léofric se retourna vers elle : « Et quel est donc ton rang, petite Franque ? »
Un air froid jouait sur les charbons ardents, ils luisaient rouge et noir tour à tour. Cendres croisa le regard de la petite esclave agenouillée de l’autre côté du tripode de fer. L’enfant frémit et détourna les yeux. Cendres se demanda : Il est sérieux ? Une bouffée de chaleur sur les charbons la fit frissonner.
« Celui d’écuyer, je suppose. Je siège de droit à la table des hommes du cinquième rang. » La chose lui apparut soudain d’un ridicule irrésistible. « Je peux manger à la même table que des prêtres, des docteurs ès droit, des marchands, riches, et des dames bien nées ! » Cendres déplaça son corps plus près du bord du lit en chêne et de la plus proche coupe de charbons ardents. « Je suppose que je mange avec le rang de chevalier, maintenant que j’en ai épousé un. La substance de la profession n’est point aussi dispensatrice de dignité que ne l’est la noblesse du sang. Le chevalier héréditaire surpasse le mercenaire.
— Et de quel rang suis-je ? »
On pourra sans problème la soumettre à une torture modérée, dans une heure environ.
La chair brûle avec tant de facilité.
« De second degré, si un amir vient au deuxième rang après le roi-calife ; c’est-à-dire l’égal d’un évêque, d’un vicomte ou d’un comte. » Elle garda un ton calme. Son esprit s’enquit soudain : Que fait John de Vere, le comte d’Oxford est-il mort ? Elle observa avec méfiance le seigneur wisigoth.
De sa voix préoccupée de ténor, il demanda : « Comment devrais-tu t’adresser à moi, par conséquent ? »
La réponse qu’il attend est Seigneur amir ou Messire ; il veut un témoignage de respect.
Avec acidité, elle suggéra : « Mon père ?
— Hmm ? Hmm. » Léofric se retourna, s’éloigna d’elle de quelques pas, puis revint, ses yeux ridés et délavés se fixant sur son visage. Il claqua des doigts à l’intention du scribe esclave. « Notes préliminaires : de l’esprit et de la mentalité. »
Cendres se hissa en position assise sur la paillasse, serrant les dents contre ses raideurs et ses douleurs. Ses yeux ruisselaient. Elle rassembla la laine chaude autour de son corps nu. Elle ouvrit la bouche pour interrompre. Le visage de la petite esclave grimaça de terreur.
« C’est un…» L’homme aux cheveux blancs s’interrompit. Sa robe bougea, une bosse gigotant au niveau de sa ceinture de cuir précieux. Le museau gris et les moustaches d’un gros rat mâle émergèrent de la manche de Léofric. L’amir abaissa distraitement la manche vers le lit de chêne. Le rat en descendit avec précaution sur la paillasse, près de Cendres.
« C’est un esprit de dix-huit à vingt ans environ, dicta l’amir wisigoth. Elle manifeste une grande résistance à la douleur, à la mutilation et aux autres formes de dommage physique ; a récupéré en deux heures de l’avortement spontané d’un fœtus de neuf semaines environ. »
Cendres se retrouva bouche bée. Récupéré ! se dit-elle, puis elle sursauta quand une mouche lui frôla le dos de la main. Le choc, quand elle se figea au lieu de la chasser, laissa son corps parcouru de tremblements. Elle baissa les yeux.
Le rat gris renifla de nouveau sa main.
« Les quelques éléments que j’ai pu réunir laissent entendre qu’elle a vécu parmi des soldats depuis un âge tendre, adoptant leurs modes de pensée, et exerçant les deux professions militaires : putain et soldat. »
Cendres présenta ses doigts tachés de brun. Le rat se mit à lui lécher la peau. Il avait le dos et le ventre tachetés de gris et blanc, un œil noir et un rouge, sa fourrure courte avait une douceur pelucheuse et veloutée. Cendres déplaça la main avec précaution pour le gratter avec douceur derrière son oreille chaude et délicate. Elle tenta d’imiter le pépiement de Léofric. « Salut, Lèche-doigts. Toi, t’es un vrai petit familier de sorcière, pas vrai ? »
Le rat leva vers elle des yeux brillants et dépareillés.
« Elle fait preuve d’un manque de concentration, d’une absence d’anticipation à long terme, d’un désir de vivre pour la sensation du moment. » Léofric fit signe au scribe de cesser de noter. « Ma chère enfant, t’imagines-tu que j’ai le moindre usage d’une femme devenue capitaine de mercenaires dans le Nord barbare, et qui prétend que ses talents militaires lui viennent de la voix des saints ? Une paysanne ignorante, avec de simples aptitudes physiques ?
— Non. » Cendres, le froid au ventre, continua de caresser la robe soyeuse du rat. « Mais ce n’est pas ce que vous pensez de moi.
— Tu es restée assez longtemps auprès de ma fille pour simuler une connaissance pratique du Golem de pierre.
— C’est ce que dit le roi-calife. » Cendres laissa persister la note cynique, acide, de sa voix.
« En l’occurrence, il a raison. » La masse haute et maigre de Léofric s’assit au bord du lit. Le rat gris trottina sur la paillasse et lui grimpa sur la cuisse, pour appuyer ses pattes de devant sur la poitrine de l’homme. Celui-ci ajouta : « Le Ventre de Dieu a raison, tu sais : nous autres Wisigoths n’avons d’autre choix que de devenir soldats…
— Le « Ventre de Dieu » ? répéta Cendres, surprise.
— Le Poing de Dieu », se reprit Léofric. En gothique carthaginois, cela formait un seul mot, un titre, visiblement. « L’abbé Muthari. Il faut vraiment que j’arrête de l’appeler comme ça. »
Cendres se remémora un abbé gras, en compagnie du roi-calife. Elle aurait souri, mais la crainte lui crispait le visage.
L’amir Léofric poursuivit : « Comme tu as toutes les raisons de vouloir me convaincre que tu entends cette machine, je ne peux rien croire de ce que tu dis à ce sujet. » Ses yeux bleu délavé quittèrent le visage de Cendres pour regarder le rat. « Je ne mentais pas complètement au roi-calife, pas plus que je ne tentais seulement de te sauver du gaspillage brutal et stupide de Gélimer. Je vais peut-être devoir t’infliger de la douleur, pour obtenir une certitude. »
Cendres se frotta les mains contre le visage. Les charbons chassaient la froidure de l’atmosphère, mais Cendres était baignée d’une sueur glacée.
« Comment saurez-vous que je dis la vérité, si vous me faites mal ? Je raconterai n’importe quoi et vous le savez bien, n’importe qui en ferait autant ! J’ai…»
Au bout d’un moment, dans le silence, l’amir aux cheveux blancs, Léofric, compléta d’une voix douce : « J’ai torturé des hommes. N’est-ce pas ce que tu allais dire ?
— J’étais là pendant que cela se passait. J’ai donné les ordres. » Cendres déglutit. « Je peux probablement me faire peur mieux que vous, étant donné ce que j’ai vu et ce que je sais. »
Un jeune esclave entra, pour venir parler à voix basse à Léofric. Les sourcils broussailleux du Wisigoth se levèrent.
« Je suppose que je dois le faire entrer. » Il congédia l’enfant d’un signe. Quelques instants plus tard, deux hommes portant maille et casque entrèrent. Entre ses gardes, un amir wisigoth à la mise coûteuse, à la barbe noire tressée, fit son entrée dans la pièce.
C’était celui qui se trouvait auprès du roi-calife, se souvint Cendres et, regardant ses yeux semblables à des raisins secs, elle se rappela son nom : Gélimer. Le seigneur amir Gélimer.
« Sa Majesté a insisté pour que je vienne superviser. Pardonnez-moi, expliqua l’amir plus jeune sans aucune sincérité.
— Amir Gélimer, je n’ai jamais opposé d’obstacle à un ordre du roi-calife. »
Les deux hommes s’écartèrent. Le ventre de Cendres se glaça. En quelques secondes, l’amir Gélimer donna un signal. Deux hommes solidement bâtis pénétrèrent dans la pièce, l’un avec une petite enclume mobile, le second avec des marteaux d’acier et un anneau de fer.
« Le roi-calife m’a demandé de m’en charger. » Dans sa voix, l’amir Gélimer combinait le regret et la satisfaction. « Ce n’est pas comme s’il s’agissait d’une femme libre, n’est-ce pas ? »
Le corps en proie aux crampes, aux tremblements, aux saignements, Cendres se laissa redresser sur le lit et fixa résolument les mosaïques du mur – le Sanglier devant l’Arbre de l’Homme Vert, minutieusement détaillé – tandis qu’on lui poussait puis refermait sous le menton un anneau de fer courbé. Sa tête résonna du choc bref et précis des marteaux assurant un rivet porté au rouge à travers le fermoir du collier. Elle fut aspergée d’eau froide. Elle ne pouvait pas bouger la tête, ses cheveux taillés serrés dans la poigne d’un des hommes, mais elle souffla de l’eau, cracha et grelotta.
La pièce sentait la suie. Une masse froide et inhabituelle d’acier lui pesait autour du cou. Cendres jeta à Gélimer un regard mauvais, espérant qu’il la croirait scandalisée, mais elle ne put maintenir le pli de sa bouche.
« Eu égard à sa maladie, j’estime que le collier suffira, murmura l’amir Léofric.
— À votre guise, ricana l’amir plus jeune. Notre seigneur attend des résultats.
— Je serai bientôt en mesure de mieux informer le calife. En consultant les archives, je trouve sept mises bas autour de l’époque suggérée par son âge apparent ; lesquelles ont toutes été supprimées, à l’exception de ma fille. Il se pourrait que celle-ci ait échappé à l’extermination. »
Cendres frissonna. Sa tête résonnait des coups de marteau.
Elle passa les doigts dans le collier d’esclave et tira sur le métal inflexible.
Pour la première fois, Gélimer la regarda en face. L’amir parla avec l’intonation qu’on réservait aux esclaves et autres créatures inférieures.
« Pourquoi tant de colère, femme ? Après tout, tu n’as pas perdu grand-chose, pour l’instant. »
Ce qu’elle voit, dans son œil intérieur, c’est un fer de lance wisigoth glissant dans le flanc de Godluc : un épais coutelas au bout d’un manche en train de déchirer son poil gris fer et sa peau noire le long des côtes, en s’enfonçant derrière sa croupe. Six ans de soin et de compagnie arrêtés en une seconde brutale. Elle serre les poings, sous la robe de lainage qui la couvre.
Il est plus facile de voir Godluc que les visages morts d’Henri Brant et de Blanche, et des autres hommes et femmes, six fois vingt, qui transforment alternativement le train de bagages en hôtel, en bordel et en hôpital, et qui le gèrent avec tout l’enthousiasme qu’ils peuvent apporter à Cendres, et les perpétuels efforts de Dickon Stour pour améliorer son armurerie, des réparations jusqu’à la fabrication. Plus facile que de songer au visage mort de ses chefs de lance, et de chacun de leurs hommes, ivres ou sobres, fiables ou incapables : cinq cents paysans sales, bien armés, qui ne voulaient pas travailler les champs de leur seigneur, ou des rebelles partis chercher l’aventure, des criminels qui ne tenaient pas à attendre les mesquineries de la justice ; mais ils combattront, pour elle. Plus facile que de se souvenir des tentes et de leurs oriflammes soigneusement brodées, de chacun des destriers ou des chevaux de monte ; de chaque épée et de l’histoire de l’endroit où elle l’a achetée, volée ou reçue ; de chaque homme qui a combattu sous son étendard, dans des conditions et sur des terrains toujours trop chauds… ou trop froids… ou trop boueux…
« Non, qu’ai-je perdu ? demanda Cendres avec amertume. Rien du tout !
— Rien, comparé à ce que tu peux perdre, répliqua Gélimer. Léofric, Dieu vous accorde une bonne journée. »
Le rivet à demi refroidi sur son collier endolorit le bout des doigts de Cendres. Elle regarda Gélimer prendre congé. Les complexités de la politique à cette cour – impossibles à assimiler en quelques mois, sans même parler de minutes – lui pesaient. Léofric tente peut-être de me sauver la vie ? Pourquoi ? Parce qu’il me considère comme une nouvelle Faris ? Quelle importance cela peut-il avoir, maintenant ? Est-ce que cela importe, seulement ? Ma seule chance est que cela importe encore…
Son isolement la coupait comme une épée affûtée de frais.
On peut avoir de son manque d’importance une notion lucide, de son trépas une vision claire ; le moi continue à protester : Mais c’est trop tôt, trop injuste, pourquoi moi ?
La peau de Cendres se glaça.
« Que se passe-t-il ? » demanda-t-elle.
Léofric se détourna de l’arche ornementée de l’entrée. Revenant au français, il répondit : « Si tu veux vivre, je suggère que ce soit toi qui me le dises. »
La remarque était directe, un ton radicalement différent de celui qu’il avait employé avec l’amir Gélimer.
« Que puis-je vous dire ?
— Pour commencer : comment parles-tu au Golem de pierre ? » lui demanda avec douceur Léofric.
Elle était assise sur ce lit de chêne sculpté qu’elle aurait mis cinq ans à payer, enveloppée dans de la laine et du lin trempé de sang. Son corps était douloureux. Elle répondit : « Je lui parle, c’est tout.
— À voix haute ?
— Bien entendu, à voix haute ! Comment voulez-vous ? »
Léofric sembla trouver dans l’indignation de Cendres matière à sourire. « Tu ne lui parle pas comme tu pourrais le faire, par exemple, quand tu lis en silence, avec une voix intérieure ?
— Je ne sais pas lire en silence. »
L’amir aux cheveux en désordre lui jeta un coup d’œil qui laissait clairement entendre qu’il la doutait capable de toute forme de lecture.
« Je reconnais quelques-unes des tactiques de votre machine, déclara Cendres, pour les avoir lues dans l’Epitomae Rei Militaris de Vegetius. »
Un instant, la peau autour des yeux délavés de Léofric se plissa davantage. Cendres prit conscience qu’il était amusé. Elle restait suspendue entre crainte et soulagement, dans la tension soutenue.
« Je me disais que ton clerc aurait pu te le lire », expliqua aimablement Léofric.
Le soulagement de sa tension amena aux yeux de Cendres des larmes trop faciles.
Si je n’y prends pas garde, je vais t’apprécier, songea Cendres. Est-ce le but que tu essaies d’atteindre, ici ? Oh, Jésus, mais que puis-je faire ?
« Robert Anselm m’a donné son exemplaire anglais[30] de Vegetius. Je le garde – je le gardais – avec moi en permanence.
— Et tu entends le Golem de pierre… de quelle façon ? »
Cendres ouvrit la bouche pour répondre, puis la referma.
Mais comment se fait-il que je ne me sois jamais posé la question ?
Finalement, Cendres se toucha la tempe. « Je l’entends, tout simplement. Ici. »
Léofric hocha lentement la tête. « Ma fille ne sait pas mieux l’expliquer. Par certains aspects, elle me déçoit. J’avais espéré, quand se manifesterait enfin quelqu’un capable de parler à distance avec le Golem de pierre, qu’au moins, je pourrais m’attendre à être informé sur la façon dont cela s’opérait – mais non. Rien d’autre que « Je l’entends », comme si cela suffisait à tout expliquer. »
Mais à qui est-ce qu’il me fait penser ? Qui oublie tout quand il est parti sur le sujet de sa marotte favorite… ?
Angelotti. Et Dickon Stour. Voilà à qui !
« Vous êtes un artilleur ! » s’esclaffa Cendres, proche de l’hystérie, et elle se plaqua les deux mains sur la bouche en observant, les yeux brillants, la totale incompréhension de l’amir.
« Euh, pardon ?
— Ou un armurier ! Vous êtes sûr de ne jamais avoir ressenti l’envie de fabriquer une cotte de mailles, Monseigneur amir ? Ces milliers de mailles, toutes petites, portant chacune un rivet…»
Léofric laissa échapper un rire décontenancé, involontaire, seulement causé par la joie évidente de Cendres. Totalement perplexe, l’homme mûr secoua la tête.
« Je ne coule pas de canons, pas plus que je ne fabrique de la maille. Qu’est-ce que tu racontes ? »
Pourquoi ne me suis-je jamais posé la question ? pensait-elle. Pourquoi ne me suis-je jamais demandé comment j’entendais ? C’est vrai : comment est-ce que je l’entends ?
« Maître Léofric, j’ai déjà été capturée, j’ai déjà été battue ; cela n’a rien de nouveau, pour moi. Je ne m’attends pas à vivre jusqu’à l’Avènement du Christ. Tout le monde meurt un jour.
— Certains de façon plus douloureuse que d’autres.
— Si vous croyez que c’est une menace, vous n’avez jamais vu un champ après la bataille. Savez-vous ce que je risque, chaque fois que je m’expose, là-bas ? La guerre », dit Cendres avec des yeux très brillants, « est dangereuse, maître Léofric.
— Mais tu es ici, souligna l’homme mûr et pâle. Pas là-bas. »
Le calme total de Léofric la glaça. Elle songea : les artilleurs aussi se préoccupent uniquement de tir, de visée, d’élévation, de puissance de feu, et ensuite seulement, ils songent aux conséquences, à l’endroit où ils frappent. Des chevaliers en armes, après la bataille, peuvent s’asseoir pour dire, avec réalisme, qu’il est mal de tuer ; mais ça n’en arrêtera aucun de concevoir une meilleure épée, une lance plus lourde, un style de casque plus efficace. Léofric est bel et bien un artilleur, un armurier, un tueur.
Et moi aussi.
« Dites-moi ce que je dois faire pour rester en vie », dit-elle. En entendant ce qu’elle disait, elle pensa soudain : Est-ce cela que ressent Fernando ? Elle enchaîna : « Si bref que puisse être le temps dont je dispose avant que vous me tuiez, dites-le-moi. » Léofric haussa les épaules.
Dans la pièce froide éclairée au feu grégeois, parmi les coupes de braises rouges, Cendres considéra l’amir. Elle s’enveloppa les épaules dans le manteau de laine. Il retomba autour d’elle, en replis tachés de sang.
Je ne me suis jamais posé la question, parce que je n’en ai jamais eu besoin.
Elle la ressentait, à présent : une orientation de sa voix, en quelque sorte. Qui attirait son attention vers… quelque chose.
« Depuis combien de temps, demanda-t-elle à voix haute, y a-t-il un Golem de pierre ? »
Léofric prononça quelques mots auxquels elle ne prêta aucune attention.
« Deux cent vingt-trois ans et trente-sept jours. »
Cendres répéta à haute voix : « Deux cent vingt-trois ans et trente-sept jours. »
Léofric interrompit ce qu’il était en train de dire. Il la regarda avec de grands yeux. « Oui ? Oui, probablement. Le septième jour du neuvième mois… Oui ! »
Elle parla à nouveau : « Où se trouve le Golem de pierre ? » « Au sixième étage du quadrant nord-est de la maison Léofric, dans la ville de Carthage, sur la côte d’Afrique du Nord. » L’attention de Cendres atteignit un point culminant. Son écoute donnait elle aussi l’impression, maintenant que Cendres y prêtait attention, d’être un acte volontaire : pas entièrement passif, comme lorsqu’on écoute parler un homme ou jouer un musicien, pas une simple attente de réponse. Qu’est-ce que je fais ? Car je fais quelque chose.
« Cinq ou six étages au-dessous de nous, environ », répéta Cendres, en fixant Léofric. « Voilà où il est. C’est là que se trouve votre machine tactique…
— Tout cela, répondit l’amir sur un ton dédaigneux, tu aurais pu l’apprendre par des bavardages d’esclaves.
— J’aurais pu. Mais ce n’est pas le cas. »
Il l’observait avec intensité à présent. « Je n’ai aucun moyen d’en être sûr.
— Mais si ! » Cendres se redressa sur le lit en chêne. « Si vous ne voulez pas me dire quoi faire pour rester en vie – c’est moi qui vais vous le dire. Posez-moi des questions, maître Léofric. Vous connaîtrez la vérité. Vous saurez si je mens en parlant de ma voix !
— Certaines réponses sont dangereuses à savoir.
— Il n’est jamais sage d’en savoir trop long sur les affaires des puissants. » Cendres descendit du lit et fit quelques pas, lents et douloureux, vers le contrevent de la fenêtre. Léofric ne l’empêcha pas de le déverrouiller pour regarder au-dehors. Un barreau de fer central serti dans le cadre de pierre était assez épais pour empêcher une femme de se précipiter par la fenêtre.
Un air mauvais lui glaça la peau des joues, lui rougissant le nez. Elle ressentit une brève commisération pour ceux qui étaient sous la tente, dans le froid et l’humidité du nord ; un sentiment de communauté face à leur malheur et à leur inconfort qui était, en même temps, un désir intense d’être là-bas en leur compagnie.
Au-delà du rebord de pierre, la grande cour chuintait et gargouillait, tandis qu’on abritait à la hâte les lampes de feu grégeois sous un auvent rayé à la gaieté incongrue. Cendres voyait en contrebas des têtes en majorité blondes. Ces hommes et ces femmes, des esclaves, halaient en place la toile cirée avec force jurons et récriminations, des bras maigres retenaient le tissu ou les cordons avec des cris d’impatience. Il n’y avait aucun homme libre dans la cour, à l’exception des gardes, et elle percevait leur inimitié mutuelle, de là où elle était.
Les lumières, une fois couvertes, lui permirent de voir au-delà, jusqu’aux bâtiments carrés, trapus, du périmètre – une maisonnée de deux mille personnes au moins, estima-t-elle. Il était impossible de voir plus loin dans le noir, de vérifier si cette ville intérieure de Carthage comportait d’autres résidences d’amirs aussi riches et fortifiées. Et pas le moindre moyen de constater – elle se pencha, sur la pointe des pieds, sur le sol de dalles froides – si ce bâtiment faisait face au port ou non ; quelle proportion de Carthage la séparait du port ; où pouvait se situer le célèbre grand marché ; où s’étendait le désert.
Une lamentation caverneuse la fit sursauter. Elle leva la tête, en alerte, distinguant que la clameur résonnait sur les toits et la cour, venue d’une grande distance.
« Le coucher du soleil », expliqua la voix de Léofric, derrière elle. Quand elle le regarda, elle avait les yeux à hauteur de son menton barbu de blanc.
Le bruit métallique résonna encore sur la ville. Cendres s’efforça de discerner les premières étoiles, la lune, tout ce qui pourrait lui donner une orientation.
Le volet de bois lui fut doucement refermé au visage.
Elle se retourna vers la salle. La chaleur rutilante des plaques de fer chargées de charbon lui fit ressentir combien son visage avait été frigorifié, au cours de ces quelques minutes.
« Et vous, comment lui parlez-vous ? demanda-t-elle par défi.
— Comme je te parle, avec ma voix, répondit sèchement Léofric. Mais je me trouve dans la même pièce que lui, pour ce faire ! »
Cendres ne put s’empêcher de sourire.
« Comment vous répond-il ?
— Avec une voix mécanique, que l’oreille perçoit. Je répète : je me trouve dans la même pièce que lui quand je l’entends. Ma fille n’est pas obligée de se trouver dans la même pièce, la même maison, le même continent – cette croisade me confirme dans ma certitude qu’elle ne parcourra jamais une assez longue distance pour ne plus pouvoir l’entendre.
— A-t-il d’autres connaissances que militaires ?
— Il n’a pas de connaissances. C’est un golem. Il ne dit que ce que moi, et d’autres, lui ont appris. Il résout les problèmes, sur le terrain, c’est tout. »
Elle vacilla sur ses pieds tandis qu’une vague de lassitude la traversait. L’amir wisigoth lui saisit le bras au-dessus du coude, à travers la laine tachée de sang.
« Viens t’étendre sur le lit. Essayons de mettre à exécution ce que tu suggères. »
Elle le laissa guider ses pas, tombant pratiquement sur la paillasse. La pièce tanguait autour d’elle. Elle ferma les yeux, ne voyant plus que des ténèbres pendant de longues minutes jusqu’à ce que son vertige se dissipe. Elle les ouvrit sur la lumière blanche et crue des lampes au mur et entendit le grattement léger de l’esclave sur sa tablette de cire.
Léofric fit un geste, et l’enfant arrêta d’écrire.
Sa voix, à côté de Cendres, demanda doucement : « Qui a construit le premier Golem ? »
Question et réponse. Elle la donna à voix haute et dut la poser deux fois, le nom dans la réponse lui étant inconnu. Elle répondit avec un doute : « Le… « rabbin » ? De Prague.
— Et pour qui l’a-t-il construit ? »
Nouvelle question, nouvelle réponse. Cendres ferma les yeux pour arrêter la lumière vive, s’efforçant d’entendre la voix intérieure. « Radonic », je crois. Oui, Radonic.
— Qui a d’abord construit le Golem de pierre, et pourquoi ?
— Le rabbin de Prague, sous la conduite de votre ancêtre Radonic, il y a deux cents ans, construisit le premier Golem de pierre pour l’affronter au shah aux échecs, corrigea spontanément Cendres.
— Qui a le premier construit des machines à Carthage, et pourquoi ? »
« Le frère Roger Bacon. »
« L’un des nôtres » dit Cendres. Elle laissa sa propre voix répéter le son de la voix dans sa tête. « On dit que, dans son logement du port de Carthage, le frère Bacon fabriqua une Tête d’airain avec les métaux disponibles aux alentours. Toutefois, quand il entendit ce qu’elle avait à lui dire, il brûla ses engins, ses plans et son logement, et s’enfuit au nord, vers l’Europe, pour ne jamais revenir. Par la suite, on reprocha au frère la présence de nombreux démons à Carthage. Ainsi l’écrit Gérald. »
La voix de Léofric déclara d’une voix apaisante : « Beaucoup de gens ont lu beaucoup de choses aux oreilles du Golem, en deux cents ans. Essaie encore, ma chère fille. Qui a construit le premier Golem de pierre, et pourquoi ?
— L’amir Radonic, vaincu au shah par cette fabrication muette, s’en lassa et fut très mécontent du rabbin. Voilà bien les seigneurs », ajouta Cendres. Elle prit conscience qu’elle était au bord de l’hystérie. La déshydratation lui donnait la migraine, la perte de sang l’affaiblissait ; tout ceci suffisait à l’expliquer. La voix dans sa tête poursuivit : « Radonic, se lassant, juste cause de la relégation de l’homme de pierre. En bon chrétien, il doutait que les maigres pouvoirs des juifs émanent du Christ Vert, et commença à se dire qu’il avait peut-être encouragé des œuvres démoniaques dans sa maisonnée.
— Continue.
— Le rabbin avait fait ce Golem homme sous tous rapports, en employant sa semence et la boue rouge de Carthage, pour le modeler de fort belle façon. Une esclave de la maison, du nom d’Ildico, sentit croître un grand amour pour ce Golem, car, avec ses membres de pierre et ses articulations de métal, il ressemblait fort à un homme, et elle lui donna un enfant. Ceci, dit-elle, avait été accompli par l’intercession du Faiseur de Miracles, le grand prophète Gondebaud, qui lui était apparu en rêve pour lui demander de porter sur sa personne la relique sacrée du prophète, qui se transmettait dans la famille de cette esclave depuis l’époque de Gondebaud. »
Cendres sentit un léger contact. Elle ouvrit les yeux. Les doigts de Léofric lui caressaient le front, effleurant sa peau, le sang séché et la crasse avec une indifférence totale. Elle frémit et recula.
« Gondebaud est votre prophète, n’est-ce pas ? Il a maudit le pape et été cause du Siège vacant.
— Votre pape n’aurait pas dû l’exécuter, répondit Léofric avec gravité en retirant sa main, mais je n’en discuterai pas avec toi, mon enfant. Six siècles d’histoire ont passé sur nous et, désormais, qui peut dire ce qu’était le Faiseur de miracles ? Ildico croyait en lui, assurément.
— Une femme qui a eu un bébé d’une statue de pierre. » Cendres ne put retenir le mépris dans sa voix. « Maître Léofric, si je devais lire l’histoire à une machine qui m’écoute, je ne lui raconterais pas ces âneries !
— Et le Christ Vert, né d’une Vierge, et allaité par un Sanglier, ce sont des âneries ?
— Pour ce que j’en sais, oui ! » Elle haussa les épaules autant qu’elle le pouvait, étendue sur le lit. Elle avait les pieds glacés. Elle prit conscience, quand Léofric fronça les sourcils, qu’elle avait dérivé vers un dialecte franco-suisse de sa jeunesse, et elle reprit en latin carthaginois : « Écoutez, j’ai assisté à autant de petits miracles que n’importe qui, mais tous pourraient être l’œuvre du hasard, fortuna imperatrix, c’est tout…»
Avec un peu d’emphase, le Wisigoth demanda : « Qui a construit le deuxième Golem de pierre, et pourquoi ? »
Cendres répéta ses mots. La voix qui se mouvait dans les lieux secrets de son esprit ne différait en rien de celle qui répondait quand elle lui détaillait le terrain, le type de soldats, les conditions météorologiques, et demandait la solution idéale : la même voix.
« D’aucuns ont écrit qu’Ildico, l’esclave, ne détenait pas simplement une puissante relique du prophète Gondebaud, mais qu’elle descendait de son corps en ligne directe, au fil des générations, de la huit cent seizième année après que Notre Seigneur fut donné à l’Arbre, jusqu’en cet an 1253. »
Léofric répéta sa question. « Qui a construit le deuxième golem et pourquoi ?
— Le fils aîné de Radonic, dénommé Sarus, fut tué au cours d’une bataille contre les Turcs. Radonic fit alors construire un jeu de shah dont on avait sculpté les pièces à la ressemblance parfaite, jusqu’aux armes et aux armures, des forces ottomanes et de celles de son fils Sarus. Puis le Golem lui revint à l’esprit et Radonic se mit en devoir de jouer avec lui au shah et, un jour de cette année-là, le Golem joua enfin une partie de telle façon que les troupes de Sarus se déplacèrent selon une disposition différente et auraient défait les Turcs.
« Ce jour-là, également, l’amir Radonic découvrit son esclave Ildico couchée avec le Golem ; et il se saisit d’une mailloche de maçon et réduisit le limon rouge et l’airain du Golem en morceaux si petits qu’aucun homme n’aurait su les identifier. Dès lors, il s’enferma dans une tour. Et Ildico donna naissance à une fille.
« Radonic, songeant à Sarus, son fils défunt, et à ses fils qui vivaient toujours, vint demander au rabbin de fabriquer un deuxième Golem, pour remplacer celui qu’il avait détruit dans sa fureur. Le rabbin s’y refusa, alors même que l’amir menaçait la vie des deux fils du rabbin. Ce fut seulement lorsque Radonic déclara qu’il ferait empaler et tuer à la fois Ildico et sa fille nouveau-née que le rabbin céda. Alors, il fabriqua pour l’amir Radonic un autre Golem de pierre, dans une chambre à l’intérieur de la maison, mais celui-ci, d’apparence humaine seulement par son torse et sa tête, du triple de la taille d’un homme : le reste n’étant qu’une dalle d’argile sur laquelle on pouvait déplacer des figurines d’animaux et d’hommes ; et la bouche d’airain du Golem parlait. »
Cendres recroquevilla son corps, emmitouflé de laine. Deux ou trois phrases à la suite, ce n’est rien, pensa-t-elle, mais ça… L’exposition sans émotion de la voix lui causait lassitude, vertige et détachement.
« Alors, Radonic tua le rabbin et sa famille, de crainte que le rabbin ne fabriquât un nouveau joueur de shah du même genre pour ses ennemis, ou ceux du roi-calife. Et instantanément, le soleil s’assombrit au-dessus de lui. Et le soleil s’assombrit au-dessus de la ville de Carthage, et sur toutes les terres gouvernées par le roi-calife s’étendit la malédiction du rabbin. Ainsi donc, aucun œil vivant n’a vu le soleil percer le Crépuscule éternel en deux cents ans. »
Cendres rouvrit les yeux, inconsciente jusque-là de les avoir clos, pour mieux entendre sa voix : « Bon Dieu ! Je parie que ça a dû être la panique !
— Ériulf, le roi-calife de l’époque, répondit doucement Léofric, et ses amirs, avaient le commandement de leurs troupes, et leurs troupes maintinrent le calme chez le peuple.
— Oh, on peut à peu près tout accomplir si l’on conserve un groupe de soldats obéissants. » Cendres se redressa dans le lit, jusqu’à ce qu’elle arrive au contact de la tête en chêne blanc, avec ses montants sculptés de colonnades cannelées et de grenades. Au prix d’un effort, elle s’adossa contre le bois ciré. « Tout ça, ce ne sont que des légendes, j’ai entendu ces histoires au camp, quand j’étais gamine. La légende numéro trois cent sept sur la façon dont le Crépuscule éternel est arrivé dans le Sud… Est-ce que je vous dis réellement ce que vous vous attendez à entendre ?
— Le prophète Gondebaud a existé, ainsi que sa fille esclave, Ildico, expliqua Léofric. Les chroniques de ma famille en parlent de façon très claire. Et mon ancêtre Radonic a bel et bien exécuté un rabbin juif, aux environ de l’an 1250.
— Alors, demandez-moi des choses que les gens n’auront pas lues dans vos chroniques familiales ! »
Elle trouva que le bois ciré du lit sentait bon. Son estomac gronda. Tendue au maximum, scrutant l’expression de Léofric pour en saisir les modifications les plus infimes, elle ignora les protestations de son corps.
« Qui était Radegonde ? »
Docile, Cendres répéta : « Qui était Radegonde ?
— La première a parler à distance avec le Golem de pierre. »
Elle pensa : Il ne dit pas « avec moi ».
« En ces premières années de croisade, où les récoltes échouaient et où l’on ne pouvait obtenir du grain que par la conquête de terres plus heureuses sous le soleil, le roi-calife Ériulf entama ses conquêtes des États ibériques taifas. Tandis que l’amir Radonic combattait pour le roi-calife Ériulf, il apprenait de chaque défaite ou victoire en les rejouant contre son Golem de pierre, après chaque campagne. La fille d’Ildico, Radegonde, commença en sa troisième année à créer des statues d’hommes avec le rouge limon sableux de Carthage.
« L’amir Radonic, constatant à quel point elle ressemblait au vieux rabbin, sourit de penser qu’il avait été assez naïf pour croire qu’une femme pouvait engendrer l’enfant d’une statue, et commença à regretter la destruction du premier Golem de pierre. Et ainsi Radegonde aurait-elle pu demeurer une simple esclave dans la maison Radonic, si, un jour, elle n’avait surpris les discussions entre Radonic et ses capitaines, sur le terrain d’entraînement, et prié l’amir de lui dire quelle tactique il allait employer, afin qu’elle puisse entreprendre de discuter de son plan avec son ami le Golem de pierre.
« Par plaisanterie, Radonic la pria de demander au Golem de pierre comment il lui conseillerait d’agir. À ces mots, Radegonde parla dans le vide. Puis d’autres esclaves arrivèrent en courant, pour rapporter que le Golem commençait à mouvoir les figurines disposées devant lui. Quand l’amir Radonic arriva dans sa salle, les réponses à ses questions étaient clairement exposées, comme si le Golem avait reçu le discours de l’enfant par quelque démon de l’air.
« Alors, Radonic quitta le chemin de l’honneur et de la droiture, et n’exécuta pas l’enfant. Radonic adopta Radegonde, emmena avec lui l’enfant en Ibérie, lui parlant, et, par son truchement, parlant au Golem de pierre, et le cours de la guerre tourna en faveur d’Ériulf si bien que l’Ibérie méridionale devint le grenier à blé de Carthage sous le Crépuscule. Et à cinq ans, Radegonde fabriqua sa première statue de boue qui se mut de son propre accord, brisa nombre de choses dans la maisonnée, et l’enfant rit beaucoup du spectacle de cette destruction. »
Cendres ramena ses chevilles vers ses hanches, sous le couvert du manteau de laine, et étudia l’expression de Léofric. Celle-ci témoignait d’une concentration intense.
« C’est bien Radegonde ? » Elle prononça le nom en bafouillant.
« Oui. Demande comment elle est morte.
— Comment Radegonde est-elle morte ? » répéta Cendres. Son vertige aurait pu avoir une dizaine d’origines. Elle soupçonnait une concentration de son esprit qui lui donnait l’impression, elle ne savait comment, de tirer à elle une charge vers le sommet d’une pente ou de détricoter quelque chose.
« En ces saisons où il demeurait chez lui à Carthage, l’amir Radonic donna des ordres afin qu’on assistât Radegonde pour créer de nouveaux golems, en lui amenant érudits, ingénieurs et matériaux étranges, autant qu’elle en formulait le désir. En sa quinzième année, Dieu lui retira le don de la parole, mais sa mère, Ildico, communiqua pour elle grâce à des signes connus d’elles deux. En cette même année, un jour, Radegonde fabriqua un homme de pierre qui la déchiqueta, et c’est ainsi qu’elle mourut. »
La voix de Léofric demanda : « Et qu’est-ce que la naissance secrète ? »
Cendres garda la bouche close, n’articulant aucun mot dans sa tête, mais laissant se former une attente. Une attente de réponse. Elle la laissa, en quelque sorte, extraire d’autres réponses, implicites. Elle ne prononça pas un mot à voix haute.
La voix commença à parler dans sa tête.
« Désireux que quelqu’un d’autre fut capable entendre le Golem de pierre malgré une séparation de maintes lieues, afin de poursuivre sa guerre, l’amir Radonic accoupla Ildico, en sa trentième année, au troisième golem, qui avait tué sa fille. Telle est l’accouplement secret, et la naissance secrète est celle de ses jumeaux, un garçon et une fille. »
Elle bredouilla à voix haute, trop surprise en entendant ceci pour garder le silence ; marmonna à voix haute la question nécessaire, sous le regard perçant de Léofric, sur la réponse qui arrivait déjà dans sa tête. Puis elle bafouilla sur les mots, pour les exprimer ; « L’amir Radonic désirait une autre esclave semblable, une adulte qui communiquerait avec le Golem de pierre comme l’avait fait Radegonde, un janissaire, à la façon des Turcs, un Al shayyid qui conquerrait tous les petits rois taifas d’Ibérie. On ne put contraindre les jumeaux d’Ildico à y parvenir, en dépit de toutes les souffrances qu’on leur infligea, à eux et à leur mère. Non plus qu’ils ne surent construire un nouveau golem. Enfin, Ildico avoua qu’elle avait confié à Radegonde sa sainte relique du prophète Gondebaud, pour la placer à l’intérieur de son dernier golem, et le faire parler et se mouvoir à la manière des hommes. Mais, en apprenant cela, le troisième golem tua Ildico, se jeta du haut d’une tour et fut réduit en miettes. Et telle est leur mort secrète : rien ne subsistait plus du Prophète et du miracle du rabbin, sinon le deuxième Golem et les enfants d’Ildico. »
Les mains de l’amir Léofric se refermèrent sur celles de Cendres, les serrant étroitement. Elle le regarda résolument dans les yeux. Il hochait la tête, sans pouvoir s’arrêter, en acquiescement ; il avait les yeux humides.
« Je n’aurais jamais pensé avoir deux pareilles réussites, expliqua-t-il simplement. Il te parle, n’est-ce pas, ma chère fille ?
— C’était il y a deux cents ans. Que s’est-il passé depuis ? » Elle le sentit fusionner avec elle pendant un instant : pure curiosité de sa part à elle, pure compréhension de cette soif de savoir de sa part à lui. Tous deux étaient assis côte à côte, en compagnons, sur le lit.
« Radonic accoupla ensemble les jumeaux et leurs enfants, expliqua Léofric. Il n’était pas homme à tenir des archives soignées. Après sa mort, sa deuxième épouse, Hild, et sa fille, Hild, prirent sa suite ; elles conservèrent sur ce qu’elles firent des annotations minutieusement détaillées. Hild était mon arrière-arrière-grand-mère. Son fils, Childéric, et ses petits-fils, Fravitta et Barbas, poursuivirent le programme de reproduction, frôlant toujours la réussite. Comme tu le sais, tandis que nos conquêtes s’étendaient, beaucoup de réfugiés et de savoir scolastique arrivèrent à Carthage. Fravitta construisit les golems ordinaires aux alentours de l’an 1390 ; Barbas en fit présent au roi-calife Ammien ; ils ont depuis été répandus à travers l’Empire. Le plus jeune fils de Barbas, Stilicho, était mon père ; il m’a élevé dans la conscience qu’une réussite finale était une nécessité absolue. Ma réussite est née quatre ans après la chute de Constantinople. Et toi aussi, sans doute », conclut Léofric, pensif.
Il est plus vieux qu’il ne le paraît. Cendres comprit que le seigneur wisigoth devait avoir cinquante ou soixante ans. Cela signifie qu’il a grandi sous la menace ottomane – et cela soulève une nouvelle question.
« Pourquoi votre général ne s’en prend-il pas au sultan et à ses beys ? » demanda Cendres.
Distraitement, Léofric marmonna : « Le Golem de pierre a conseillé une croisade en Europe pour mieux commencer ; je dois dire que je suis d’accord. »
Cendres cligna des yeux, fronça les sourcils. « Attaquer l’Europe est une meilleure façon de vaincre les Turcs ? Bah, allons ! C’est idiot ! »
Léofric ignora son grommellement. « Tout s’est si bien déroulé, et si rapidement ; sans ce froid…» Il s’interrompit. « La Bourgogne est la clé stratégique, bien entendu. Ensuite, nous tournerons notre attention vers les terres du sultan, si Dieu le veut ainsi. Si Dieu veut que Théodoric vive. Il n’a pas toujours été un si mauvais ami, avec moi », dit le vieil homme, pensif, comme pour lui-même, « uniquement au cours de cette dernière maladie, et depuis qu’il prête l’oreille à Gélimer ; cependant, il ne peut guère arrêter une croisade déjà lancée par tant de victoires…»
Cendres attendit qu’il lève les yeux vers elle, en redressant sa tête courbée. « Le Crépuscule éternel s’est étendu vers le nord. J’ai vu le soleil s’éteindre.
— Je sais.
— Vous n’en savez rien du tout ! » Le ton de Cendres monta. « Vous n’en savez pas plus long que moi sur ce qui se passe ! »
Léofric se déplaça avec beaucoup de précautions sur le bord du lit en chêne blanc. Quelque chose couina dans les profondeurs de sa robe. La femelle bleu pâle pointa un museau indigné, et grimpa en hâte le long de sa manche rayée.
« Bien sûr que si ! répliqua l’amir wisigoth. Cela nous a demandé des générations pour sélectionner une esclave capable d’entendre le Golem de pierre sans devenir folle. À présent, existe la possibilité que vous soyez deux.
— Je vais vous dire mon sentiment, amir Léofric. » Cendres le regarda. « Je ne crois pas que vous ayez l’emploi d’une autre esclave, général. Je ne crois pas que vous ayez besoin d’une autre Faris, d’une autre fille guerrière capable de parler à votre machine –, peu importe combien de temps vous avez mis à obtenir celle-ci. Ce n’est pas du tout ce que vous voulez. » Elle tendit un doigt vers la rate, mais celle-ci était dressée sur son séant, lustrant le velours bleu de sa fourrure, et l’ignora.
« Admettons que je peux entendre votre machine tactique. Et alors, amir Léofric ? » Cendres parlait avec de grandes précautions. Le brouillard de son accablement commençait à se lever. Son corps avait souffert d’autres blessures que celle-ci, même si aucune n’avait été aussi profonde. « Vous pouvez m’offrir une place à vos côtés, afin de combattre pour le roi-calife, et j’accepterai, avant de retourner ma veste dès mon retour en Europe ; il le sait et vous le savez aussi. Ce n’est pas important, ce n’est pas de cela que vous avez besoin ! »
L’enthousiasme d’une franchise sans retenue l’emplissait.
Regardant autour de la pièce les trois jeunes esclaves, elle constata brièvement : J’ai pris l’habitude de parler comme s’ils n’étaient pas là, moi aussi. Son regard revint vers Léofric, pour le voir plonger ses doigts dans ses cheveux, les hérissant encore davantage.
Allons, ma fille, se dit-elle. S’il était un homme que tu voulais engager, comment le jugerais-tu ? Intelligent, secret, sans aucune des barrières sociales normales vis-à-vis de la douleur infligée à autrui : tu lui verserais cinq marks et tu le consignerais sur les registres de la compagnie dans la seconde !
Et il n’a pas pu rester amir sans être retors. Pas au sein d’une telle cour.
« Que dis-tu ? » Léofric semblait abasourdi.
« Pourquoi fait-il froid, Léofric ? Pourquoi fait-il froid ici ? »
Tous deux se dévisagèrent, pendant ce qui dut représenter une minute entière de silence. Cendres lut clairement le frémissement de son expression.
« Je ne sais pas, dit enfin Léofric.
— Non, et personne d’autre n’en sait rien non plus, ici, je vois ça à votre façon de tous courir en rond, morts de trouille. » Cendres se força à sourire. Ça n’approchait guère de son habituelle gaieté de cœur ; elle souffrait encore trop. « Laissez-moi deviner. Le froid ne règne que depuis le début de votre invasion ? »
Léofric claqua des doigts. La plus petite des jeunes esclaves vint le débarrasser d’un rat, serrant contre elle avec une grande délicatesse la femelle bleue dans ses bras maigres. Elle avança d’un pas maladroit vers la porte. Un des jeunes garçons prit le mâle aux marques dissymétriques, moustaches frémissantes, impatient de copuler avec la femelle ; et, au signal de Léofric, l’esclave scribe sortit à leur suite.
« Mon enfant, dit Léofric, si tu connaissais une raison pour ce temps inclément, tu m’en aurais parlé, pour sauver ta vie. Je le sais. Par conséquent, tu ne sais rien.
— Peut-être que si », répondit Cendres avec assurance.
Dans la salle à demi glacée, son corps meurtri était couvert de sueurs froides, qui assombrissaient la robe serrée sous ses bras. Elle poursuivit, avec l’énergie du désespoir. « Quelque chose que j’ai pu voir… J’étais là quand le soleil s’est éteint !… Ça pourrait vous apprendre…
— Non. » Il appuya son menton sur la phalange de son index, le nichant dans sa barbe blanche hirsute. Il soutint son regard. Elle sentit une pression sous son plexus solaire : la peur qui lui serrait lentement les côtes. Pas maintenant ! se dit-elle. Pas alors que je viens juste de découvrir que je peux la forcer à me parler…
Pas maintenant, en aucune circonstance.
« Vous êtes toujours en guerre, je l’ai vu en arrivant », dit-elle, d’une voix toujours maîtrisée. « La victoire que vous avez pu remporter n’a pas pu être décisive, n’est-ce pas ? Je vous fournirai la disposition et la stratégie des troupes de Charles de Bourgogne. Vous et le roi-calife, vous me prenez pour une Faris, pour un général magique, mais vous oubliez une chose : Je faisais partie des officiers engagés par Charles. Je peux vous apprendre ce dont il dispose. »
Elle le dit précipitamment, avant de pouvoir regretter de l’avoir dit.
« C’est tout simple. Je tourne casaque, en échange de ma vie. Je ne suis pas la première personne à vous proposer ce marché.
— Non, répondit distraitement l’amir Léofric. Non, bien entendu. Tu dicteras ce que tu sais au Golem de pierre ; sans doute ma fille y trouvera-t-elle une utilité, même si les récents événements ont rendu ces connaissances quelque peu caduques. »
Des larmes ruisselèrent des yeux de Cendres. « Alors, je vais vivre ? »
Il l’ignora.
« Seigneur Amir ! » hurla-t-elle.
Il parla dans une absence, comme s’il ne l’avait pas entendue.
« Bien que j’aie espéré disposer d’un autre général, peut-être pour conduire notre armée vers l’est, je ne l’aurai pas sous ce roi-calife, pas avec Gélimer en train de parler sans cesse contre moi. Toutefois, songea Léofric, cela me fournit une opportunité que je n’aurais pas cru avoir avant le terme de cette croisade. Toi – n’étant pas nécessaire, comme elle l’est – on peut te disséquer, pour découvrir l’équilibre des Humeurs[31] à l’intérieur de ton corps, et s’il y a dans ton cerveau et tes nerfs des différences qui te rendent capable de converser avec la machine. »
Il la regarda avec une absence de sentiment qui était effrayante en elle-même.
« À présent, je vais découvrir si tel est bien le cas. J’ai toujours eu mes échecs à disséquer. Puisque tu n’as plus d’utilité, je peux maintenant procéder à la vivisection d’un de mes succès. »
Cendres le regarda. Elle pensa : j’ai dû mal comprendre le mot. Non, c’était du latin médical clair, pur. Vivisection. C’est-à-dire une dissection sur du vivant.
« Vous ne pouvez pas… ! »
Un bruit de pas derrière la porte la fit se dresser toute droite sur son séant, empoignant le bras de Léofric tandis qu’il se remettait debout. Il échappa à son emprise.
Ce ne fut pas un esclave qui entra, mais le harif Aldéric, une moue enfouie quelque part dans sa barbe soigneusement tressée, serrant ses mains dans son dos et parlant avec rapidité et concision. Cendres, trop choquée, ne comprit pas ce qu’il disait.
« Non ! » Léofric avança à grands pas, sa voix montant dans les aigus. « Et c’est bien vrai ?
— L’abbé Muthari l’a annoncé et a appelé à la prière, au jeûne et au repentir, mon amir », déclara Aldéric, et, avec l’expression d’un homme qui répétait son message initial, lentement, comme si le seigneur amir âgé avait pu ne pas comprendre : « Le roi-calife, puisse-t-il vivre à jamais, est mort d’une attaque il y a une demi-heure, dans ses appartements du palais. Aucun médecin n’a pu ramener le souffle dans son corps. Théodoric est mort, messire. Le roi-calife est mort. » Abasourdie pour des raisons différentes, Cendres écouta, avec un sentiment proche du désintérêt total, le soldat exposer la nouvelle. Que représente un roi-calife, pour moi ? Elle s’agenouilla sur le lit. Le manteau de laine tomba de son corps taché de sang. Une main se serra en un poing.
« Léofric ! »
Il l’ignora.
« Léofric ! Et moi ?
— Toi ? » Léofric, fronçant les sourcils, regarda par-dessus son épaule. « Ah oui. Toi… Aldéric, confinez-la dans les quartiers des invités, sous bonne garde. »
L’autre main de Cendres se crispa en poing. Elle ignora le capitaine wisigoth quand celui-ci la saisit par le bras.
« Dites-moi que vous n’allez pas me tuer ! »
Y ! amir Léofric éleva la voix en s’adressant à ses esclaves : « Qu’on apporte mes robes de cour ! »
Une effervescence s’ensuivit.
Il déclara, par-dessus son épaule : « Considère ceci comme un sursis, si ça peut te réconforter. Nous allons élire un nouveau roi-calife… Nous allons vivre quelques jours chargés, pour dire le moins. »
Il sourit, ses dents brillant dans sa barbe blanche.
« Il s’agit d’une simple pause, avant que je puisse t’étudier. Comme l’exige la coutume, je peux reprendre mes travaux sitôt après l’intronisation du successeur de Théodoric. Mon enfant, ne me juge pas barbare. Ce n’est pas comme si j’allais te tuer sous la torture dans le cadre des célébrations. Tu ajouteras tant de choses à la somme de nos connaissances. »