II
Cendres dénoua les lies avec des doigts humides, glacés, et retira son tabert de livrée au cadavre du jeune homme. Le col du vêtement était prévu assez large pour tenir compte d’un casque : elle l’enfila par-dessus sa tête. En nouant les lanières autour de sa taille, elle garda le regard baissé sur lui. « Michael ? Matthew ? »
Il avait cessé de saigner. Son corps n’était pas rigide au toucher. Froid, pour être resté à l’extérieur dans cette cité, mais pas raide. Aucune rigidité, encore.
Elle aplanit le tissu de lin teint contre son ventre sans protection. Impossible de dépouiller toute seule un mort de sa cotte de mailles, on a déjà suffisamment de mal à enlever une cotte quand on est en vie : les maillons de métal vous collent au corps. Elle lui retira des mains ses mitaines de maille – trop grandes, mais elle peut s’en accommoder – et des pieds, ses bottes.
Ainsi dépouillé, il paraissait pitoyable avec les os allongés et le visage potelé de l’adolescence. Elle enfila ses bottes.
« Mark. Mark Tydder », dit-elle à voix haute. Elle tendit le bras, traçant une croix sur son front glacé. « Tu fais… tu faisais partie de la lance d’Euen, non ? »
Tu n’es pas arrivé ici tout seul.
Combien de gens vont encore mourir, parce que quelqu’un m’a amenée à Carthage ?
Cendres se remit debout et regarda autour d’elle la rue froide et sombre. Je ne peux pas perdre mon temps à me demander s’il y en a un, est-ce qu’il y en a d’autres ; qui vivent toujours, qui sont morts. Il faut juste que je les retrouve et que je continue.
Elle se pencha et baisa au front le corps souillé, défunt, de Mark Tydder, et elle lui croisa les bras sur la poitrine.
« J’enverrai quelqu’un s’occuper de toi, si je peux. »
Le feu grégeois au-dessus d’elle vacilla et s’éteignit. Elle attendit un moment que ses yeux s’accommodent au noir. La masse des murs sans fenêtre se dressait au-dessus d’elle et, dans les brèches entre les toits, des constellations méconnaissables d’étoiles dans le ciel gelé, venteux – une heure ou moins avant l’aube, calcula automatiquement son esprit.
Elle remonta la ruelle. Ici, on ne remarquait pas de dégâts causés par le séisme. À la première rue transversale, elle tourna à gauche : et à la suivante, à droite.
Des immeubles vomissaient des décombres en travers de la route. Elle ralentit, cherchant un passage. Au-dessus de sa tête se dressaient des madriers brisés. Plus elle avançait dans la ruelle, plus elle devait enjamber de hauts amas de pierre taillée, de mosaïques fracturées, de mobilier cassé, un cheval crevé…
Pas de morts. Pas de blessés. Quelqu’un est passé par ici après le séisme – à moins que le quartier n’ait été désert, tout le monde se trouvant au palais ?
Escaladant une colonne abattue, avec ses bottes qui dérapaient sur la pierre verglacée, elle arriva à ce qui avait été un autre carrefour. De l’autre côté de la rue, les bâtiments se dressaient toujours. D’immenses lézardes, plus hautes qu’elle, sillonnaient leurs murs. Cendres s’arrêta pour soulever son casque et écouter avec attention.
Il y eut un boum ! assourdissant. Un fracas assez sonore pour lui crever les tympans traversa les airs. Les décombres bougèrent et glissèrent.
« Merde ! » Cendres sourit avec férocité. Sa tête résonnait encore. Elle tourna vers la gauche. Sans aucune hésitation, elle dévala et trotta aussi vite qu’elle put dans le noir, dans la direction du bruit. « Ce sont des canons ! »
Un trait à poudre ou une couleuvrine. De l’artillerie légère ? Elle dérapa sur des pavés disjoints, dévala la ruelle étroite. Pas goths ! Ça, ce sont les nôtres !
Des nuages glissèrent sur le ciel. La faible clarté des étoiles s’amenuisa jusqu’à l’absence, abandonnant Cendres entre des maisons aveugles fissurées des fondations jusqu’au toit. Elle vit peu de gravats par là. Sans s’y attacher, dans une obscurité presque absolue, elle continua à courir le long de la ruelle, les bras tendus devant elle pour heurter les obstacles en premier.
Boum !
« Ça y est. » Cendres s’arrêta. Les semelles lisses de ses bottes lui permettaient de sentir le contour des pavés sous ses pieds : un sol qui présentait une légère déclivité, à présent. Elle scruta le noir complet. De l’air lui souffla au visage. Une place dégagée ? Une zone où le séisme avait jeté toutes les maisons à bas ? Des feuillages en suspension lui caressèrent le visage – elle sursauta –, un genre de liane ?
Des lanternes.
La lueur jaune aurait pu n’être que des phosphènes dans sa vision, mais un tracé net les tranchait : un mur. Elle distingua qu’elle se tenait en retrait dans une ruelle partant de cette place, les immeubles du côté gauche effondrés sur eux-mêmes, mais ceux sur le côté droit demeurés debout. À l’autre bout de la ruelle, quelqu’un brandissait une lanterne.
L’odeur sèche, âcre et infiniment familière, de la poudre lui frappa les narines.
Cendres ne savait pas qu’elle montrait les dents, qu’elle souriait avec férocité dans le noir. Sa main se referma, d’elle-même, cherchant la poignée d’une épée qui ne pendait pas à son baudrier.
Elle emplit ses poumons de l’air froid, qui sentait la poudre.
« Hé là ! BANDE DE CONNARDS ! NE TIREZ PAS ! »
La lanterne sursauta. Un pan ! explosif fit pleuvoir sur sa tête des éclats d’un plaquage d’argile. Un vireton d’arbalète, tiré trop au large, et trop haut, pour aller frapper le mur de droite, quelque part au-dessus de sa tête.
« BORDEL, JE VOUS AI DIT DE NE PAS ME TIRER DESSUS, BANDE DE CONNARDS ! »
Une voix prudente s’enquit : « Mark ? C’est toi ? »
Une seconde voix interrompit : « C’est pas Tydder. Qui va là ?
— À ton avis, ducon ? » beugla Cendres, toujours dans le dialecte franco-flamand qui était le patois commun du camp.
Une pause silencieuse – qui amena le cœur de Cendres au bord de ses lèvres, lui assécha la poitrine par manque de souffle, par peur et par espoir – et ensuite, la deuxième voix, plutôt menue, et indubitablement galloise, appela sur un ton hésitant : «… Patronne ?
— Euen ?
— Patronne !
— J’arrive ! Déconnez pas, avec vos arbalètes ! »
Elle remonta la ruelle au trot, vers la lumière. Six ou sept hommes armés en occupaient toute la largeur : des hommes en casques d’acier à l’européenne, avec des vouges au fil tranchant et des épées. Deux étaient armés d’arbalètes et l’un était en train de manier frénétiquement sa manivelle, comme pour prouver qu’il n’avait pas décoché son carreau.
« Tir négligent », dit Cendres avec un sourire en le croisant, puis : « Euen ! » Elle tendit les bras, empoignant les mains du petit homme pour les presser. « Thomas… Michel… Bartolemey…
— Putain de Dieu, déclara Euen Huw sur un ton révérencieux.
— Patronne ! » Le lieutenant rouquin d’Euen, Thomas Morgan, se signa de la main qui ne serrait pas une arbalète bandée.
« Hé bé, merde ! » Les autres – des hommes grands, carrés, avec des visages durs marqués par la faim – se mirent à lui sourire largement et à échanger des commentaires entre eux. Ils se tenaient parmi des quantités soigneusement empilées de barriques de vin, de robes de velours et de lourds sacs de jute, nota Cendres, et dirigeaient leurs visages luisants vers elle, un pur émerveillement sur leurs traits. « Putain, c’est pas croyable !
— C’est moi », déclara Cendres en se retournant vers le Gallois nerveux et brun.
Euen Huw ne présentait pas un aspect particulièrement impressionnant : son jacque était pâli, taché de sel à la lumière intermittente de la lanterne de fer percé, et un vieux pansement noirci lui entourait la main et le poignet gauches. Son autre main serrait la poignée d’une épée de monte, un ridicule mètre d’acier aiguisé comme un rasoir.
« Bon Dieu, j’aurais dû m’en douter, patronne, déclara Euen. En plein milieu d’un tremblement de terre, putain, vous débarquez. Très bien. Maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?
— Pourquoi tu me demandes ça à moi ? » s’enquit Cendres sur un ton goguenard, en inspectant leurs figures sales de voleurs. « Ah, c’est vrai… Je suis la patronne ! Je savais bien qu’il devait y avoir une raison.
— Mais où vous étiez, patronne ? demanda Michel, le deuxième arbalétrier.
— Dans une taule wisigothe. Mais. » Et Cendres sourit largement. « Je suis là. Bon, allez, on est pas à un banquet mondain, bordel. Racontez-moi. Qui est là, qu’est-ce qu’on fiche ici et qu’est-ce qu’il se passe, bordel ? »
Boum !
Ce canon-là était si proche que le sol vibra sous leurs pieds. Cendres se cura l’oreille avec une mine douloureuse en les regardant suivre sa pantomime, en les voyant sourire, jugeant combien de tension leur expression contenait, elle aussi, comment la plupart d’entre eux perdaient l’émerveillement momentané causé par sa présence pour reprendre leurs vieilles habitudes et suivre ses ordres : C’est Cendres, elle nous dira quoi faire, elle va nous tirer d’ici. Dans la poussée d’adrénaline des combats, ils n’étaient même pas surpris : il se produit tout le temps l’impossible, dans une bataille.
En plein milieu de la cité, au cœur de l’Empire wisigoth, entourés de civils et de soldats ennemis…
« Quel est le pauvre couillon qui vous a amenés ici, les gars ? »
L’arbalétrier, Michel, écarta un sac suspect avec sa botte. « Ce dingue de Jack Oxford, patronne.
— Oh, bon Dieu. Qui s’occupe des canons ?
— Le maître-capitaine Angelotti, répondit Euen Huw. Il est là-haut, en train de tenter d’éventrer la maison d’un seigneur amir plein aux as – bien sûr, sa maison aurait pas pu s’effondrer comme les autres, non ? Aucune chance !
— Quel seigneur amir ? Non, tu me diras ça plus tard. Et vous, qu’est-ce que vous foutez ici, bande d’enfoirés ?
— On fait le guet, patronne, vous aviez pas compris ? On attend que tous les petits enturbannés rappliquent pour essayer de nous hacher menu et nous ratatiner. »
Ses sarcasmes sardoniques récoltèrent les sourires de toute la lance en réponse. Cendres se permit un gloussement.
« Alors, je dois dire que je plains les Goths ! Bon, d’accord, continuez. Et attention ! Vous vous trouvez en plein milieu d’une fourmilière culbutée, ici.
— Comme si on s’en était pas aperçus ! dit Euen Huw en souriant.
— Le cadavre de Mark Tydder est dans une de ces ruelles. Toi, Michel, va en reconnaissance. Ensuite, avec un autre homme, vous le ramènerez, si la voie est libre. On n’abandonne pas les nôtres…»
Brusquement, une image lui mordit l’esprit. Godfrey, sa soutane verte, noire d’eau et d’ordure, et les éclats d’os blanc au-dessus de son front bronzé. Ses yeux la picotèrent.
«… si on peut l’éviter. Si des soldats se manifestent, venez me rendre compte au triple galop. Je serai au QG. »
Euen Huw lança sur un ton jovial : « Mais, patronne, c’est vous, le QG !
— Pas tant que je ne saurai pas ce qu’Oxford se figure qu’il est en train de faire, bordel ! Toi ! » Elle montra le lieutenant de la lance, Thomas Morgan, le rouquin. « Conduis-moi à Oxford et à Angelotti. Et vous, les gars, là, occultez-moi cette foutue lanterne ! Je vous ai vus à des kilomètres ! Y en a pas un seul parmi vous pour avoir autant de cervelle qu’un mulot, mais ce n’est pas une raison pour que vous ne rentriez pas à la maison – il suffit de suivre mes ordres ! Très bien, allons-y ! Exécution ! »
Tandis qu’elle s’éloignait, avec la haute carrure de Thomas Morgan pour masquer la lanterne refermée à la hâte, elle entendit un homme bougonner : « Et merde, la petite Balafrée est revenue…
— Foutre oui, tu peux le dire ! » rugit Cendres.
Ils sont vivants !
Avec la lanterne disparue et l’épaisseur de la couche de nuages, il était impossible de voir autre chose que le noir, mais il y avait des voix devant elle, à présent, et les cris des hommes passant l’écouvillon dans les bouches à feu avant de recharger. Elle enfonça ses doigts couverts de mitaines dans le dos du ceinturon de Thomas Morgan et le suivit dans sa progression hésitante tandis qu’il toquait contre le pavé avec le manche de son vouge, le bois sonnant contre les blocs de maçonnerie et les gravats.
Elle sent un froid s’infiltrer dans son ventre. Son esprit place des images de cauchemar dans le noir devant elle : ces hommes, des hommes qu’elle connaît, prisonniers de ces rues, prisonniers au milieu d’une cité fortifiée – une cité fortifiée à l’intérieur d’une ville fortifiée – et tout Carthage au-dehors, les amirs, leurs troupes personnelles, l’armée du roi-calife, les marchands, les ouvriers et les esclaves, chacun un ennemi…
Mais quel dangereux fou furieux les a amenés ici ? se demanda Cendres avec abattement et colère. Comment je vais les en faire sortir ?
Et accomplir auparavant ce que nous avons à faire ?
Thomas Morgan trébucha, bougonna une obscénité, cogna le manche de sa guisarme contre un bloc de pierre fracassé et fit un écart vers la droite. Elle garda son équilibre et le suivit.
Mais combien y a-t-il de mes gars, ici ? Qu’est-ce qui lui a pris, merde, à Oxford ? Ce n’est pas parce que nous sommes des mercenaires qu’il faut nous expédier comme des dernières chances et nous laisser crever – enfin, peut-être qu’il le croit, lui. J’avais meilleure opinion de lui…
La qualité de l’atmosphère changea.
En jetant un coup d’œil en l’air, Cendres vit comment les nuages, en se déchirant, s’ouvraient sur des étoiles vives : les constellations du Crépuscule éternel. Rapidement, elle baissa les yeux. Sa vision nocturne puisait suffisamment à la lumière des étoiles pour lui permettre de voir où elle mettait les pieds, de décrocher sa main du ceinturon de Thomas Morgan et de se concentrer sur le coin de la bâtisse au mur nu, devant elle.
Très loin sur sa droite, en avant, les portes principales du bâtiment, massives et bardées de fer, pendaient, fendues et endommagées – une canonnade, et non les conséquences du séisme. Des équipes d’artilleurs se pressaient là, dans le coin, derrière un assemblage de mantelets[44]. Deux traits à poudre[45] avaient leurs barres de soutien fichées en terre à l’endroit où le séisme avait disjoint les pavés. Des hommes, sacrant avec conviction et criant, essayaient de tirer à cinquante pas en biais dans la ruelle, pour enfoncer les portes car il n’y avait pas assez de place pour approcher le canon face aux portes de la maison, dans une ruelle large de trois mètres tout au plus.
De nouveaux venus accouraient, dressant les mantelets, des portes de bois récupérées servant de défenses improvisées. Une silencieuse volée de carreaux frappa à dix mètres des pieds de Cendres, projetant des éclats de pierre. La voix d’Antonio Angelotti – Angeli ! Cendres sourit, ravie de la reconnaître, de le savoir présent et hurla une somptueuse obscénité. Sur le toit de la maison, des hommes bougèrent brièvement pour tirer vers le bas : des Wisigoths, des gardes wisigoths de la maison, cette maison…
Cendres ressentit le choc soudain d’un souvenir. Réalité ? Illusion ? Je crois que nous sommes allés vers le nord, j’ai fait tout le trajet de retour depuis le palais du roi-calife, c’est par ici qu’on m’a conduite dans la demeure de Léofric – c’est la maison Léofric… !
Elle comprit, avec un choc.
Oh, merde. Je sais ce qu’Oxford est venu foutre ici.
Il est en train de faire que j’avais dit que j’allais faire.
Il est venu pour le Golem de pierre.
Thomas Morgan beugla : « Les voilà, patronne » sur un ton qui contenait soudain du doute.
Cendres le dépassa en petites foulées, entrant dans la ruelle qui s’achevait en cul-de-sac sur sa droite, sous un éclairage de lanternes et de torches ; tout cela rempli d’hommes et de leurs vociférations, d’hommes qui couraient et, juste en face de la maison Léofric, deux autres traits à poudre qui couvraient la ruelle, et dont on écouvillonnait frénétiquement les affûts avant de les bourrer de leur charge. Un homme blond de haute taille, en pourpoint et cotte italiens, était accroupi à côté des équipes d’artilleurs en train de crier – Angelotti – et une douzaine d’autres visages familiers : Richard Faversham, le diacre ; un blond maigrichon, les mains plongées jusqu’au poignet dans des sacs de pansements, derrière un grand mantelet avec deux guisarmiers – Florian de Lacey, Floria del Guiz – et, derrière elle, un important groupe d’hommes couverts de cuirasse et de grèves, armés de plommées et d’arquebuses, et portant la livrée au Lion – et un jeune chevalier en demi-armure, aux cheveux de blé, Dickon de Vere, et John de Vere en personne, en train de retirer sa salade pour s’essuyer le front…
Elle a une fraction de seconde pour les étudier pendant qu’eux, occupés par le chaos ordonné, ignorent son arrivée. Cela fait monter une aigreur paniquée au creux de son estomac. Se retrouver face à des hommes, des soldats, qui l’ignorent comme si elle n’était pas là, c’est le cauchemar de tout commandant : que son autorité (ce fil d’araignée) ne s’évapore comme une brume. Qui est-elle pour que quiconque obéisse à ce qu’elle dit ?
Elle est la personne qui les a convaincus de quitter leurs fermes pour embrasser cette profession, pour nombre de matinées pluvieuses sur des collines à l’herbe trempée de sang, nombre de nuits dans des villes en flammes jonchées de cadavres mutilés. La personne qui, pensent-ils, va les sortir d’ici vivants.
Deux ou trois des têtes les plus proches se tournèrent, la présence visible de Thomas Morgan s’imposant à leur attention. Un des artilleurs déposa son tire-bourre, les yeux écarquillés ; un autre laissa choir la culasse du deuxième engin. Trois guisarmiers flamands s’arrêtèrent de parler pour demeurer bouche bée.
Antonio Angelotti prononça un mot ordurier dans un italien parfaitement mélodieux.
Floria se redressa lentement, son visage, dans la lumière qui enflait, brisé d’espoir, d’ébahissement, d’une peur soudaine et brutale.
« Baisse-toi ! Reste à converti » lui beugla Cendres.
Elle-même demeura néanmoins à découvert. Elle leva les mains et déboucla la sangle de la salade de Mark Tydder pour la soulever de sa tête vulnérable. Ses cheveux d’argent taillés se hérissaient, trempés de sueur en dépit de l’air glacé. Malgré le risque d’être atteinte par un salopard armé d’une arbalète à arc composite, il faut qu’ils me voient.
« Putain », dit quelqu’un, frappé de stupeur.
Cendres cala la salade sous son bras. Le métal était glacial, même au travers de la paume en cuir de ses mitaines. La lumière de la lanterne tomba sur le tabert de livrée qu’elle portait, noir et raide de sang séché autour de la gorge, le Lion azur en évidence sur sa poitrine. Ses mains noyées dans leurs trop grandes mitaines de maille et ses pieds dans des bottes trop larges lui donnaient l’apparence d’une enfant en vêtements d’adulte. Une grande enfant maigrelette, avec trois cicatrices qui se dessinaient en sombre sur la peau de ses joues glacées et blêmes.
Puis elle bougea, cala son autre poing sur sa hanche, pour qu’ils reconnaissent leur Cendres, le capitaine Cendres, condottiere : une femme vêtue en homme au mépris de la loi, en justaucorps et haut-de-chausses, ses cheveux taillés aussi court que ceux d’un serf, le visage hâve de faim et de douleur, mais avec un sourire radieux qui lui éclairait les yeux.
« C’est la patronne ! lança Thomas Morgan d’une voix frémissante.
— CENDRES ! »
Elle n’aurait pu dire qui avait crié : ils avançaient tous, désormais, sans se soucier de la maisonnée en arme à quelques pas de là ; les hommes qui couraient, qui criaient la nouvelle à leurs camarades de lance ; Angelotti premier à l’atteindre, les larmes ruisselant sur ses traits noircis de poudre, jetant les bras autour d’elle. Floria l’écarta sans ménagement pour prendre les bras de Cendres, contempler son visage, toute pleine de questions ; et ensuite, une mêlée : Henri de Tréville, Ludmilla Rostovnaya, Dickon Stour, Pieter Tyrell et Thomas Rochester avec la bannière au Lion, Geraint ab Morgan exprimant sa stupeur dans de graves accents gallois : tous en train de s’agglutiner autour d’elle, des mains gantées de maille lui claquant le dos, des voix qui criaient, tout le monde parlant trop fort pour qu’elle puisse se faire entendre.
« Merde, mais regardez ce que vous devenez quand je vous laisse cinq minutes tout seuls, bande d’enfoirés ! Où est Roberto, putain ?
— À Dijon ! » Floria, avec toutes les apparences d’être un homme de grande taille au visage crasseux, s’empara du bras de Cendres. « C’est vraiment toi ? Tu as l’air d’avoir vieilli. Tes cheveux… Tu étais prisonnière, ici ? Tu t’es évadée ? » Et, devant le hochement de tête de confirmation de Cendres : « Notre Dame ! Rien ne t’obligeait à revenir dans tout ça. Tu aurais pu t’en aller. Un homme pourrait se tirer d’ici tout seul…»
Elle a raison. Cendres ressentit un choc en s’en apercevant. J’avais de bien meilleures chances de m’en tirer seule. Rien ne m’obligeait à venir dans cette rue et à me placer au milieu d’une – très petite – bande de cinglés en armes.
Mais l’idée d’agir autrement ne m’est même pas venue à l’esprit.
Elle n’éprouvait aucun regret, pas même de l’étonnement. Tout son émerveillement se concentrait sur le visage de Floria. La chirurgienne travestie effleura la joue glacée et balafrée de Cendres. « Pourquoi est-ce que je m’attendais à autre chose ? Bienvenue chez les fous. »
Je lui parlerai de Godfrey plus tard, décida Cendres, et elle releva la tête pour parcourir des yeux le cercle des visages qui l’entouraient, les hommes qui transpiraient malgré la froidure de l’atmosphère, les armes dégainées, deux hommes, plus loin, en train de descendre d’une haute muraille.
« Allez me chercher mes officiers !
— Oui, patronne ! »
Morgan détala.
Nous sommes dans une des ruelles qui courent sur trois côtés de la maison Léofric jusqu’au bord de la falaise, se dit Cendres avec une visualisation précise et détaillée. Le quatrième côté est constitué par le rempart de la Citadelle elle-même.
Elle considéra la ruelle perpendiculaire.
Je regarde au nord. Vers le mur de la Citadelle. Par-dessus ce mur – et foutrement plus bas – s’étend le port de Carthage.
Avec la clarté des torches et des lanternes, elle ne peut pas avoir de certitude : il y a peut-être une lueur au-delà du mur, et du bruit, loin, en dessous.
« Geraint ! » Elle sourit en levant les yeux vers Geraint ab Morgan qui revenait au galop de la barrière de pavois, et elle lui donna une claque sur l’épaule.
« Putain, c’est bien vous !
— Tu nous as fait venir ici par la mer, non ? Je suppose que nous avons des bateaux ? Il te plaît, ton voyage à l’étranger dans le Crépuscule éternel, Geraint ?
— J’ai horreur de ça ! » Son capitaine des archers aux larges épaules lui sourit, à demi sardonique, et complètement ébahi. « Pas moi, patronne, c’est pas moi qui ai fait ça ! Moi, j’ai le mal de mer, vous voyez ?
— Le mal de mer ?
— C’est pour ça que je suis archer. Et pas filatier, comme ma famille. J’ai laissé mes repas aux poissons sur tout le trajet entre Bristol et Bruges. » Geraint ab Morgan s’essuya la bouche d’un revers de poignet. « Et pendant toute la traversée de Marseille jusqu’ici, avec ces foutues galères. J’espère seulement que ça en valait la peine. Alors, il est riche, votre père ? »
Un groupe de ses hommes accourut avec des mantelets, et elle se laissa tomber un genou en terre derrière cet abri temporaire tandis que ses autres officiers arrivaient. Cendres boucla de nouveau sa salade en place, en étudiant les portes de la maison Léofric : cinquante mètres plus bas dans la ruelle devant elle, atteintes par deux – ou trois – coups de canon, mais encore solides. Il faut un renfort d’artillerie.
« Léofric n’est pas mon père. Il est riche. Mais nous allons voyager léger, alors tenez-vous-en au butin facile, qu’on peut transporter, compris ?
— Compris, patronne. Oh oui. »
Cendres nota dans sa tête qu’il faudrait fouiller Geraint en regagnant les éventuels bateaux.
« Mais comment vous vous êtes démerdés à arriver ici, les gars ?
— Des galères vénitiennes », lui glissa Antonio Angelotti à l’oreille, et quand elle le regarda, ses cils d’ange se baissèrent sur des yeux amusés. « Milord Oxford nous a déniché une paire de capitaines vénitiens qui ont survécu à l’incendie de la République. Il n’y a rien qu’ils ne feraient pas, pour nuire à Carthage.
— Où sont-ils ?
— Ancrés à quinze kilomètres à l’ouest d’ici, en longeant la côte. Nous sommes arrivés déguisés en caravane de charrois venue d’Alexandrie. Je croyais – on croyait qu’ils t’avaient capturée après Auxonne. Certaines rumeurs racontaient que tu étais à Carthage.
— Sans déconner ? Pour une fois, les rumeurs disaient vrai. »
L’attente était moins marquée sur le visage d’Angelotti, mais elle était là quand même, dans ses yeux, comme elle était présente dans tous les yeux qui l’observaient. Une confiance, une attente. Accroupie derrière les fragiles boucliers, Cendres sentit de nouveau la peur la mordre au creux de l’estomac.
À moi de jouer. Nous devons faire le nécessaire et filer – voire filer, tout simplement – sinon nous sommes tous morts. Quels que soient les effectifs présents, ils sont morts si je n’arrive pas à les évacuer. Et ils s’attendent à ce que j’y parvienne. Ils s’y attendent depuis cinq ans.
La responsabilité m’incombe. Même si c’est De Vere qui les a fait venir.
Les vents glacés du désert au sud passèrent sur son visage, apportant du centre de la Citadelle une lointaine rumeur de cris et de panique désordonnée. Rien qui bougeât ici, dans les décombres de ces lieux. Où est passé Léofric, où sont ses hommes ? Où sont les hommes du roi-calife ? Qu’est-ce qui se passe, ici ?
« Très bien, décida Cendres. Que quelqu’un me trouve une armure ! À ma taille ! Et une épée ! Milord de Vere, je veux m’entretenir avec vous », et elle se leva pour aller à la rencontre du comte d’Oxford qui arrivait en courant, le prenant par son bras couvert d’acier et le guidant quelques pas plus loin, contre le mur, sans meurtrières au-dessus, et sous un angle trop réduit pour qu’ils risquent d’essuyer des tirs.
Un cri et un craquement montèrent de quelque part dans la ruelle ainsi que de bruyants vivats.
« On l’a eu !
— Salopard d’enturbanné !
— Prends ça dans la gueule, c’est les Francs qui régalent !
— Madame », dit John de Vere.
Cendres leva le regard vers le comte anglais, aussi étonnée que lui. Ses yeux bleu fané se plissaient, comme face à un fort soleil ou sous l’effet de l’amusement. Son armure d’acier était tapissée de la livrée des De Vere, écarlate, jaune et blanc vifs à la lumière des lanternes. Sous la visière relevée de sa salade, son visage était clair, sale, ridé et illuminé par un enthousiasme d’homme bien plus jeune.
Boum !
Le son meurtrit les tympans de Cendres. Même à travers le capitonnage du casque, elle eut mal aux oreilles. Les fragments de mortier délogés et la poussière de pierre des murailles se déversèrent dans la ruelle, s’abattant sur sa veste de livrée et les épaules de son justaucorps ; chaque débris jonchant les pavés endommagés par le séisme sauta en l’air, lui piquant les yeux.
« Capitaine Cendres », articula d’une voix forte John de Vere au-dessus de l’avalanche de bruits qui suivit la canonnade d’Angelotti. Il s’exprimait en homme concentré sur les affaires courantes ou, sans aller jusque-là, au moins en esprit pragmatique. Aucune surprise devant la présence de Cendres. Il indiqua du doigt, au-dessus de la tête de la jeune femme, le rempart de la Citadelle : six mètres de mur nu terminant la ruelle à sa droite. « Le reste de l’artillerie arrive. »
Elle retrouva ses habitudes : des questions brèves, précises. « Comment faites-vous monter les hommes et l’artillerie jusqu’ici ?
— En suivant le sommet du mur. Ce rempart, qui ceinture la citadelle. Il est assez large pour les patrouilles, alors je le mets à profit. Toutes les rues sont encombrées. »
La main tendue de De Vere brillait, enclose dans un gantelet aux délicates cannelures gothiques, la lumière de la lanterne soulignant le tracé dentelé du métal ajouré sur les manchettes et les phalanges. Cendres se surprit à penser : il est venu ici dans toutes ses richesses, mais en armure assez légère pour manœuvrer dans ces saletés de ruelles étroites ; je n’ai vu aucun de mes hommes porter plus qu’un plastron, une dossière et des grèves, ni spallières ni épaulettes[46], il est peut-être cinglé, mais il sait ce qu’il fait.
« Et pour la porte qui sépare la Citadelle et Carthage proprement dite ?
— Madame, j’ai des hommes qui tiennent cette porte, prêts, et également la porte sud de Carthage du côté terre – nous disposons peut-être d’une heure, si Dieu et la Fortune veulent nous sourire, pour frapper et fuir. »
Thomas Morgan et Carracci, le guisarmier, arrivèrent au pas de course ; ainsi qu’un apprenti armurier, qui regarda avec des yeux ronds tandis qu’il faisait sauter le rivet et débarrassait Cendres de son collier de servage. Celle-ci étendit ses bras tandis qu’ils la dépouillaient de sa livrée et de son pourpoint, attachaient par des aiguillettes une cotte d’armes de jeune homme – un peu serrée sur la poitrine, mais avec des panneaux de maille rassurants cousus aux aisselles et aux épaules – et entreprirent, par-dessus, de lacer et de sangler le plastron et la dossière d’elle ne savait qui.
Ils ne lui allaient pas. Défense stationnaire, c’est tout, jugea-t-elle. Pas question de courir.
« On vous apporte des grèves dans une seconde, patronne », promit Carracci.
Cendres retint son souffle tandis que la coque de métal se verrouillait en place et que Thomas Morgan serrait les sangles.
Elle cogna des phalanges contre la pansière rivetée sur la cuirasse. Une protection. Carracci s’agenouilla pour boucler les tassettes sur les plates inférieures de la braconnière[47].
Les coins de la bouche de Cendres remontèrent en un sourire qu’elle ne put dissimuler. « Des genouillères[48], si vous ne trouvez rien d’autre. Un de ces salopards d’enturbannés m’a démoli le genou à Auxonne.
— Bien sûr, patronne ! » Carracci prit des mains de Thomas Rochester un fauchon d’archer et un ceinturon. Le brun Anglais s’agenouillait, à présent, pour aider Carracci à les assurer autour de la taille de Cendres.
Elle tourna la tête pour s’adresser à John de Vere, tirant à nouveau sur les gantelets de maille. « Vous êtes ici pour le Golem de pierre. Forcément. Bordel, mais c’est une attaque suicide, Milord !
— Pas nécessairement, madame ; et nous en sommes réduits à de telles extrémités, dans le Nord, qu’il nous faut arrêter la Faris d’une façon ou d’une autre.
— Comment allez-vous entrer ?
— Par la force – en prenant cette maison et en la fouillant du toit jusqu’aux caves.
— La chose est plus aisée à dire qu’à faire. Savez-vous à quoi ressemblent ces lieux ?
— Non…»
John de Vere s’interrompit pour lancer un cri à l’adresse de son frère Dickon. Le jeune chevalier s’éloigna à grands pas dans la ruelle sur la droite jusqu’à l’endroit où, dans la clarté des lanternes, des échelles de siège étaient visibles au pied du mur d’enceinte de la Citadelle. Des têtes sombres se dessinaient sur le ciel au-dessus, dans un déploiement d’activité frénétique.
« Je vais grimper là-haut, annonça Cendres. J’ai besoin de me repérer. Avez-vous lancé votre attaque avant le séisme, Milord, ou après ?
— Ce fut un heureux accident.
— Heureux ? » Cendres ne put s’empêcher de pouffer.
Des échelles de bois et de corde pendaient du parapet à leurs grappins, six mètres au-dessus de sa tête. Elle tendit le bras, connut un moment terrifiant où ses bras lui parurent trop faibles pour la hisser vers le haut – bon Dieu, je me suis reposée, je ne vais pas me trouver, mal maintenant ! – puis elle assura son appui, les puissants muscles de ses jambes la poussant vers le haut, en se balançant dans des hauteurs ténébreuses dignes d’un hiver, pour tendre le bras vers des mains sur le parapet et les jurons grommelés d’hommes qui ne la reconnaissaient pas sous son armure d’emprunt.
Une rangée de mantelets, de portes brisées et de madriers fracassés composait une barricade temporaire en travers de la muraille. Plus loin, le chemin de ronde était vide. Sur la plus haute façade de la maison Léofric, qui dominait cette portion de rempart, Cendres aperçut un éclair de lumière reflété sur des casques d’acier wisigoths et des pointes de flèches : les soldats de l’amir, capables de déployer un tir soutenu s’ils progressaient plus loin que leur position actuelle.
« Francis, Willem ! » Elle salua son arbalétrier et le chef de lance. « Ça se passe comment, à la porte de la Citadelle ?
— Oh, putain », marmonna Willem.
Les deux hommes la regardaient fixement, figés, en tenant un coffre de chêne massif entre eux deux. L’arbalétrier, Francis, toussa brutalement, cracha et déclara, sur un ton abasourdi : « Des escarmouches, patronne. En fait, y a quasiment plus personne là-bas, en ce moment. Ils galopent dans tous les sens comme une chienne en chaleur, à cause des dégâts du tremblement de terre.
— Espérons que ça restera comme ça. Bon, allez, bougez-moi ça !
— Patronne…» L’arbalétrier abandonna, en secouant la tête, mais avec un large sourire. Il se retourna tandis que d’autres hommes accouraient avec des barriques. « Hé ! Elle est de retour ! »
Ici, en haut, au sommet de la ville, hors de l’abri des ruelles, le vent cruel râpa le visage de Cendres, sous sa visière, et des larmes jaillirent de ses yeux. Elle fut instantanément frigorifiée. Elle courut, à demi courbée, jusqu’au côté du rempart qui donnait sur le port, pour regarder à l’extérieur, dans les profondeurs des ténèbres.
John de Vere retourna aux échelles, appela en bas, attrapa quelque chose, et revint vers elle en tenant un épais manteau de laine qu’il lui lança. « Madame, prenez ceci. Depuis trois jours, j’ai fait entrer vos hommes en ville sous des déguisements. Ce sont de vrais enfants de salauds, et c’est un plaisir de les commander. J’avais envisagé d’attaquer à une heure plus tardive, mais ceci…» Un regard dur alentour, sur la ligne fracassée des toits du centre-ville, les murs effondrés et les ruelles coupées : « C’était une occasion qui ne se refuse pas. Voulez-vous reprendre le commandement sous ma supervision, madame ? Êtes-vous en état de le faire ? »
Cendres leva les yeux vers le ciel. Rien pour lui indiquer l’heure. Trente minutes peut-être depuis qu’elle avait émergé des égouts ? Pas davantage.
Au moins, le froid épargnait en partie sa puanteur à ses narines ; elle doutait que les autres, imprégnés de relents de poudre et de massacre, l’aient même remarquée.
« Qui y a-t-il d’autre, ici, parmi mes officiers ? Et où les autres ont-ils foutu le camp ?
— Il n’y a ici que la moitié de votre compagnie. Par ordre du duc Charles, maître Robert Anselm est resté à Dijon, avec deux cents hommes, pour assurer la défense contre les forces gothiques ; son dernier message m’est parvenu il y a une semaine de cela. Ils tiennent bon.
— Robert est…» Sain et sauf. Vivant. « Ils sont vivants ! »
Du moins, ils l’étaient, il y a une semaine.
Et merde ! ils le sont encore. Je le sais ! Je les connais.
Ses yeux se remplirent de larmes.
« La vache ! sacra Cendres d’une petite voix. J’aurais dû le savoir. Il faut plus qu’une troupe d’enturbannés pour liquider ces petits cons. Bonté de Christ, j’aurais dû leur faire confiance pour ça !
— Vous n’aviez pas d’échos ? s’enquit le comte.
— Aucun, et on m’a menti, on m’a affirmé que nous avions tous péri sur le champ de bataille d’Auxonne !
— Alors, je suis ravi de vous faire part de cette nouvelle. » John de Vere sourit, prêtant une oreille attentive aux cris et aux clameurs en bas. « Et si j’en avais de meilleures, je vous les aurais apportées d’aussi grand cœur. Vos gens ont cruellement ressenti votre perte.
— Je ne savais pas…» Cendres déglutit, sa gorge se serrant. Elle se sentit grimacer de joie. « Et merde. Ils s’en sont sortis ? Vous êtes sûr qu’ils s’en sont sortis ? Quand vous êtes partis, ils allaient bien ? Robert va bien ?
— Dans les murs de Dijon, et résistant toujours, je pense. La nouvelle de sa chute se serait entendue, madame. Ils ont le duc Charles à l’intérieur des murailles, également, et la capture du duc, ou sa mort, aurait été clamée largement. Bien. » De Vere tendit le bras et saisit les avant-bras de Cendres dans ses gantelets. « Nous devons tenir conseil ensemble. »
Quand on se réveille dans un charroi emballé, soit on s’empare des rênes, soit on saute en route. L’un ou l’autre.
Il y avait des dizaines d’hommes sur le rempart, désormais, en train de descendre des armes et des caisses le long des échelles de siège, dans les ruelles, et tous venaient faire un crochet du côté de Cendres au cours de leurs allées et venues précipitées pour lancer : c’est elle, c’est vraiment elle, et recevoir ses signes de tête de salutation, avant de courir avec une ferveur renouvelée, de l’enthousiasme, de la joie.
« Au diable le conseil ! répliqua Cendres. On s’en va ou on se bat. Maintenant…»
Peut-être une heure, à présent, depuis le tremblement de terre. En Cendres se développe la conscience d’une horloge qui décompte, décompte le temps, pendant lequel la ruche renversée de Carthage pourrait se reprendre, se regrouper, commencer à envoyer dans les rues et les ruelles les hommes des maisons forteresses du centre-ville. Pour rencontrer le feu des canons francs.
« Ils n’ont pas encore dû nous entendre. Ou ils croient qu’il s’agit simplement d’un amir ou d’un autre qui saisit l’opportunité de cette confusion pour se débarrasser de vieux ennemis…» BOUM !
« Merde ! » Cendres agrippa le parapet de pierre. La violence de la déflagration pilonna ses tympans. Un des canons d’Angelotti qui a éclaté ? s’imagina-t-elle, prête à courir vers ce côté du mur ; puis une gerbe de lumière s’épanouit dans les ténèbres de la nuit, s’élevant pour dominer le port.
« Et ça, indiqua le comte d’Oxford à son attention, ce devrait être le vicomte de Beaumont. »
La colonne de feu monta, illuminant la falaise au-dessous de Cendres, projetant une clarté rouge sur le port intérieur de Carthage. De la fumée, des flammes, et au pied de l’immense embrasement, une grande galère de guerre wisigothe, en train de brûler – de brûler jusqu’à la ligne de flottaison.
Cendres empoigna le parapet de pierre et se pencha en avant, contemplant en bas l’eau noire, la glace. Des flammes féroces et crépitantes montaient en volutes, avec des langues fourchues, poignardant les ténèbres au-dessus. À leur lumière prodigieuse, elle vit d’autres navires, tout un port rempli de bois, de cordages, de cargaisons vulnérables, inflammables. Une autre lanière de flamme déchira soudain l’air de la nuit, courant sur les mâts d’une caraque marchande, se déployant en réseau le long des vergues, réduisant les cordages en autant de cendres sur le vent froid.
Deux navires en flammes, à présent. Trois. Quatre. Et là-bas…
Cendres plissa les yeux, les larmes roulant sur ses joues glacées, à cause du vent, en scrutant les toits des hangars de l’autre côté de l’anse. Inconsciemment, elle enveloppa ses épaules de son manteau et noua les lanières. Des hangars, avec des langues de flammes ondulées en train de palpiter sur leurs toits et les magasins de grains à l’étage…
Un nouveau bruit lui parvint soudain avec le vent, comme si l’explosion avait été un signal. Un fracas apporté de l’ouest, de la partie principale de la ville de Carthage qui s’étendait sur le promontoire suivant. Cendres ne parvenait pas à distinguer si c’était l’incendie ou des voix.
« Et ceci, ce devraient être mes frères, Tom et George, ajouta le comte d’Oxford. Le roi-calife importe beaucoup de bétail, capitaine. Des milliers de têtes, afin de nourrir tout Carthage, où aucun animal ne trouve à brouter. George et Tom, je n’en doute pas, se seront emparés du marché aux bestiaux pour y semer la panique…
— Le marché…» Cendres essuya son nez qui coulait. Elle réprima un éclat de rire. « Milord !
— Des rues remplies de bétail affolé, dans ces décombres, devraient propager encore la confusion. » Pensif, De Vere ajouta : « J’envisageais aussi d’incendier la fabrique de naphte, mais l’endroit doit être trop bien gardé, et je n’ai pu obtenir aucune information solide quant à son emplacement.
— Non, Milord. » Vous êtes totalement cinglé, Milord. Dans la tête de Cendres, des images : des bâtiments ravagés par les secousses, des hommes, des femmes, des bêtes à cornes qui courent, le feu, les blessés, les morts, le chaos total. Un chaos total et efficace. « Combien d’entre nous avez-vous avec vous ?
— Deux cent cinquante hommes. Les équipages des galères sur les navires. Cinquante hommes à cette porte de la Citadelle, cinquante qui tiennent la porte sud au point où les aqueducs entrent dans la ville. Plus d’une centaine ici, armure légère, armes de combat rapproché et canons légers, arbalètes et arquebuses. »
Dans le port, la flamme court de navire en navire en suivant les quais, caraques et cagues s’embrasent, une foule d’hommes courent comme des poux noirs, affolés, une foule qui se passe des seaux s’étire vers les hangars, la paille et les escarbilles sèment du rouge sur les vents qui s’envolent vers d’autres toits. On déplace frénétiquement à la rame de petits navires sur l’eau vitreuse et noire, en essayant de décharger la cargaison avant que les vaisseaux ne soient consumés – et une foule de marchands, d’employés, de marins, de poivrots et de catins hurle autour des hangars, des seaux d’eau en cuir pissent sur le sinistre, des chaînes d’hommes évacuent la cargaison, des bagarres éclatent, il y a déjà des rapines.
Cendres entendit des ordres qu’on criait, des hurlements, et, porté par une bourrasque de vent, le beuglement d’un homme sous l’emprise d’une douleur telle qu’elle en souffrit par sympathie. La chose devait se répéter mille fois à travers Carthage en ce moment même : personne ne s’inquiéterait de la maison d’un amir, là-haut, sur la Citadelle.
« Merde. » Elle se surprit à sourire avec malice au comte d’Oxford. « Quelle occasion ! Joliment joué. Une occasion pareille ne se représentera plus. »
John de Vere lui lança un sourire éclatant, parfaitement intrépide. « J’ai pensé que cela valait qu’on le tente, si téméraire et désespérée que soit l’entreprise, même si nous réussissions à détruire la machina rei militaris. Maintenant, avec la secousse tellurique, madame, oui, nous avons une chance de réussir et de partir. En maintes occasions, j’ai la bénédiction d’aussi heureux accidents, quand j’en ai le besoin.
— Pfouu ! » Cendres se sentit le souffle coupé. « Quand j’en ai le besoin… !
— Toutefois », poursuivit De Vere en regardant, les yeux plissés, le chaos des navires en flammes et des hommes, « j’avais envisagé que nous quitterions ces lieux par les aqueducs – qui ne se sont pas effondrés, mais ils risquent de ne pas être sûrs, après les secousses.
— Nous ne partirons pas par les rues, même avec tout ceci. » Le visage balafré de Cendres brillait dans la lumière dansante des flammes au-dessous. « Même s’ils s’écroulent, les aqueducs sont sacrément préférables à une tentative de nous forcer une sortie à travers l’armée de Gélimer. Cette confusion ne se prolongera pas indéfiniment.
— Gélimer ?
— Le calife nouvellement élu.
— Ah. Il s’appelait comme ça.
— Vous avez vraiment eu de la chance », commenta Cendres. Elle parlait à Oxford par-dessus son épaule en longeant la barricade à quatre pattes, pour rentrer en suivant le rempart. Deux flèches empennées de noir se fichèrent subitement sur un mantelet, au-dessus de sa tête. Elle les ignora comme s’il s’agissait simplement d’une irritation pénible. « La mort de Théodoric, et l’élection ! – toutes les troupes des amirs sont en train de torcher le cul de leurs maîtres, en ce moment même, au lieu de se déchaîner à travers la ville. Tout ce qu’il y a, là en bas, c’est la milice, et ils sont nuls. Par ici, en haut…»
Cendres se moucha sur la paume en cuir de son gant de maille, sa peau humide se glaçant à l’air.
« Cette ville passe la moitié de son temps avec les maisons des seigneurs en guerre l’une contre l’autre, poursuivit-elle. Ils ont l’habitude de se claquemurer dans ces maisons fortifiées et d’attendre que la merde se tasse. Mais les hommes de Léofric ne vont pas tarder à pointer le nez, eux.
— Ils n’en auront pas besoin si nous n’arrivons pas à abattre cette porte ! »
Un hurlement, à dix mètres de là, fit tourner subitement la tête de Cendres. Sur le toit de la maison Léofric, un autre homme couvert de maille, en robe blanche, lança les bras en l’air et s’effondra sur le mur, pour dégringoler dans la ruelle. Un vivat rauque monta d’en bas. Carracci courut en avant et traîna derrière les mantelets le mort qui tressautait encore ; Thomas Morgan récupéra l’arc du Wisigoth.
« Léofric a laissé des hommes pour garder la place – à moins qu’il ne soit revenu du palais. Dans les deux cas, ils ont dû comprendre que nous n’étions pas des Wisigoths, mais des Francs, que ce n’est pas un autre amir qui les attaque. »
Un sifflement fendit les airs. Cendres n’eut pas le temps de se jeter à plat ventre, juste de faire la grimace – elle-même, Oxford et les soldats sur les remparts de la Citadelle, esquivant à demi dans un même mouvement saccadé – et, avec un chuintement, quelque chose jaillit de l’intérieur des murailles de la maison Léofric, et un éclair et une détonation sèche éclatèrent à une quinzaine de mètres au-dessus de leurs têtes.
Une lumière blanche palpita sur les immeubles effondrés, les ruelles barrées et la masse des casques au-dessous.
« Des fusées de détresse ! Ils appellent leurs alliés. » Cendres secoua la tête. « D’accord. Une décision, Milord – nous attaquons tout de suite ou nous nous retirons.
— Non ! Pas de retraite ! » Le comte d’Oxford jura. « J’aurai ce Golem de pierre de la Faris et je le laisserai à l’état de décombres, comme le reste de cette ville trois fois maudite !
— Les Wisigoths ont d’autres généraux.
— Mais aucun qu’ils croient doté d’une aussi grande puissance. » Oxford lui jeta un regard qui, malgré la crasse de la bataille et leur situation, était tout d’ironie pensive. « Je dirais même qu’ils ont de meilleurs généraux, madame – mais aucun avec une machine de guerre mystique chez eux, aucun qu’ils croient invincible. Nous sommes dans une telle détresse, en Bourgogne, que nous nous devons d’arrêter la Faris ! »
Quelque chose à propos de la Bourgogne lui agaça l’esprit : elle se força à l’ignorer.
« Ma voix va pour l’attaque. Dickon ? » Le comte jeta un coup d’œil vers son jeune frère, qui bredouilla : « Oui, Milord, la mienne également. »
Cendres desserra les sangles de son casque et en souleva le bord pour écouter – et n’entendit rien d’autre que le vacarme et le chahut de ses propres hommes.
« Ce sont toujours mes hommes. Ceci est ma compagnie. La décision m’appartient. » Quand nous partirons, nous nous ferons massacrer en quittant les lieux également. « Vous pouvez bien être un comte anglais, Milord, mais je suis leur capitaine, et qui vont-ils suivre ? »
John de Vere la considéra d’un œil sombre. « Et, en particulier, après une réapparition miraculeuse ? Mieux vaut ne pas mettre la situation à l’épreuve, madame. Le commandement ne peut pas se quereller, pas au point où nous sommes en ce moment !
— Mais qui parle de querelle ? » Cendres sourit largement, aspirant l’air froid qui empestait de l’odeur douceâtre de la poudre noire, mettant de côté l’invasion de son âme, d’autres voix, tout, pour cette seconde, cet instant ou jamais. « Il n’y aura jamais une autre chance comme celle-ci ! Allons-y !
— Patronne ! » La voix de Geraint émergea d’une tête anonyme en salade d’archer, qui dépassait tout juste au-dessus du parapet. « Ils essaient de faire sortir des coursiers en les faisant descendre du toit le long du mur !
— Va placer tes archers là-bas, et abats-les ! »
Le casque disparut. Elle n’avait pas complètement assimilé tout cela : la présence de ces hommes : Geraint, Angelotti, Carracci, Thomas Morgan, Thomas Rochester – et Floria ! Christus ! Floria…
Ici. Ici à Carthage. Merde.
Elle risqua un coup d’œil par-dessus le rebord, dans la ruelle au-dessous. Elle vit Floria et Richard Faversham agenouillés derrière un cordon protecteur de guisarmiers, un corps qui se débattait et hurlait entre eux deux – l’arbalétrière, Ludmilla Rostovnaya –, se roulant, couverte de sang, sur les pavés, et le coffre de chirurgie de Floria ouvert, les bandages rougissant sous l’afflux de sang.
« N’attaquez pas par cette porte principale, aboya Cendres.
Elle s’ouvre sur un tunnel. Un passage clos criblé de meurtrières ! »
De Vere fronça les sourcils. D’autres hommes à elle vinrent encore s’ajouter, maintenant – quelques minutes à peine après qu’elle fut montée ici –, descendant les échelles de siège, transportant des tonneaux de fer sur des brancards de bois, des coffres, des arquebuses, des futailles de flèches et de viretons. Le comte baissa l’intensité de sa voix pour que ses mots ne portent pas :
« Je n’ai pu acheter aucune information sur l’intérieur de leurs palais.
— Mais moi, je sais, Milord. » Le visage de Cendres s’assombrit momentanément, à ce souvenir. « J’ai beaucoup discuté avec les esclaves. Les maisons plongent dans le roc même. Il y a six étages au-dessous du niveau de la rue. J’ai passé…», elle dut se forcer à réfléchir, «… trois ou quatre jours dans cette maison. Il y a des puits, des meurtrières et des refuges très profonds. C’est foutrement impossible. Je ne m’étonne pas que Carthage n’ait jamais été prise !
— Et le Golem ? » Le visage clair et décapé de De Vere sous sa visière s’illumina d’un sombre éclat. « Madame, savez-vous où l’on conserve le Golem ? »
La compréhension vint à Cendres avec la sensation d’un mécanisme en train de se verrouiller en place : les informations de cet homme et les siennes propres.
Nous allons le faire. Nous allons réussir.
« Oui. Je sais exactement où se situe le Golem de pierre. J’ai parlé avec les esclaves qui le nettoient. Il se trouve dans le quadrant nord-est de la maison, et il est six étages en contrebas.
— Couilledieu ! »
Un étrange sentiment d’abstraction s’empara d’elle. Elle ignora le bruissement d’une deuxième fusée de détresse qui s’élevait dans le ciel noir, creusant au-dessus d’elle une sphère de lumière.
« Comment est-ce que, moi, j’attaquerais la place ? Pas de front, c’est certain. Nous pourrions escalader les murs et redescendre dans la cour centrale – et ensuite, nous faire prendre sous un feu croisé venu de toutes les directions, quand ils nous tireront dessus de l’intérieur des bâtiments…
— Madame ! » John de Vere la secoua par les épaules. « L’heure n’est pas aux discours. Nous partons ou nous restons, nous fuyons ou nous attaquons ! Nous n’avons pas le temps. Sinon, je mènerai cette compagnie à l’assaut, malgré vous ! »
Cendres se pencha du sommet du rempart, une main au sommet d’une échelle. « Carracci ! Geraint ! Thomas Morgan !
— Oui, patronne ? » Le visage rubicond sous son casque, Carracci répondit par un allègre beuglement.
« Dégagez-moi cette rue !
— Oui, patronne !
— Angelotti ! »
Le maître artilleur traversa au pas de course la foule des soldats en arme pour atteindre le pied du mur, et lança vers le haut : « Quoi, madone ? »
Nous sommes sur le flanc nord-est. Comptons environ vingt pas pour l’épaisseur de l’enceinte de la ville, ensuite, comptons six mètres de plus…
« Installe des barils de poudre contre le mur de la maison, exactement là, en bas. » Elle montra du doigt. « Tout ce dont tu disposes, comme barils, et évacue le secteur !
— Bien, madone ! »
La poudre n’explosera pas dans un espace confiné, elle aura donc moins de force, mais dans une ruelle de trois mètres de large, même ouverte sur les étoiles, elle aura assez de puissance entre les immeubles pour démanteler la maçonnerie.
Tandis qu’Angelotti et son équipe se précipitaient, Cendres expliqua : « J’ai arpenté tout cela, Milord. Ma cellule, le passage. Je sais où se situent les choses, de l’autre côté de ce mur. »
Se préparant à descendre l’échelle de siège, John de Vere lui lança un coup d’œil qui était à parts égales de l’admiration et un choc horrifié. « Tout cela, alors que vous étiez prisonnière et, sans aucun doute, maltraitée ? Madame, vous êtes pour moi un sujet d’émerveillement ! »
Cendres ignora le commentaire. Sa douleur, son sang sur le sol, tout se trouvait en un lieu qu’elle ne pouvait ni ressentir ni remarquer, à présent.
Elle indiqua du doigt l’accumulation croissante de barils de poudre. « Nous ne nous amusons pas à attaquer les portes, nous entrons directement à travers le mur – nous enfonçons le flanc du bâtiment. Ça nous place au niveau du rez-de-chaussée dans le quadrant nord-est. »
Le comte d’Oxford hocha fermement la tête. « Et nous nous emparons de toute la maison ?
— Inutile. Elle est composée de quatre quadrants, autour de quatre puits d’escalier, et ils ne communiquent pas. Emparez-vous du sommet de l’un, et vous avez pris l’ensemble – ou bloqué tous ceux qui peuvent se trouver à l’intérieur. J’ai besoin d’hommes au rez-de-chaussée, pour tenir ce quadrant face au reste de la maison. Ensuite, nous devrons nous ouvrir un passage vers le bas sur six niveaux et trouver le Golem de pierre…»
Elle se tourna, descendit l’échelle, maladroite dans son armure qui ne lui allait pas, mais s’accoutumant peu à peu. Cette descente la soustrayait au vent glacial de la nuit, tandis qu’elle transpirait sous son gambison d’armure pour atteindre la ruelle évacuée, John de Vere et Dickon à ses côtés, la venelle, sombre à présent que presque toutes les lanternes et les torches s’étaient retirées.
Un homme grand, à longues jambes, dans un jacque matelassé mangé par la poudre, hissa un dernier baril en position : Angelotti, avec ses boucles d’or vif sous la bordure métallique de son casque. En s’approchant, en entendant ce qu’elle disait, il signala : « Les barils sont en place. J’ai encore de la poudre. Nous pouvons jeter des grenades dans l’escalier.
— Ça devrait faire l’affaire…» Cendres s’interrompit.
Elle est debout dans une ruelle vide, les étoiles du ciel méridional surplombant sa tête. À l’avant de la maison, des bruits de crics d’arbalète qu’on manie précipitamment, mais ici, rien, rien sauf le pas de John de Vere, plein d’infinie précaution pour ne pas arracher des étincelles aux pavés avec ses solerets de métal. Et une innocente pyramide de petits barils en chêne, entassés proprement contre le mur de la maison Léofric.
« Nous n’avons pas beaucoup de temps, patronne. » Geraint ab Morgan vint les rejoindre, avec à peine un hochement de tête respectueux à l’adresse du comte d’Oxford et de Dickon de Vere. « Ils tirent depuis les meurtrières en façade, ils descendent mes gars un par un.
— Madone, voulez-vous que je suspende l’attaque de la porte par les couleuvrines ? » demanda Angelotti en s’essuyant la bouche avec une main noire et couverte de sueur. Il prit des mains de Thomas Morgan un boutefeu à combustion lente tandis que l’homme approchait d’un pas vif. La mèche se consumait de façon odorante. « Où dois-je les maintenir jusqu’à ce que nous ayons fait sauter le mur ? »
Les deux hommes criaient, vigoureusement, pour se faire entendre par-dessus le fracas des canons du mur, et des tirs sporadiques d’arquebuse, les cris rauques d’hommes qui ont l’habitude de beugler pour s’adresser à d’autres hommes coiffés de casques, à demi assourdis par le capitonnage et le tintamarre de l’armure.
Ils la regardèrent avec une expression d’attente, guettant des ordres rapides.
Cendres, horrifiée, se retrouva muette.
Elle contemplait les hommes dans la rue, sa voix morte au fond de sa gorge.
Le silence de Cendres se prolongea.
« Êtes-vous blessée, madame ? cria à demi John de Vere. Maltraitée par vos geôliers ? Incapable d’agir ?
— Non…» Désormais, cela échappe au domaine de la théorie pour devenir concret.
Angelotti, sa beauté ternie visible à la clarté des torches, déclara rapidement : « Madone, quand j’étais artilleur de Childéric, j’ai dû tuer des Chrétiens. Mais lorsque j’ai réintégré la Chrétienté, j’ai découvert dans les premiers temps que je n’avais pas le cœur à combattre les Wisigoths – ils auraient pu être des hommes que je connaissais.
— Merde. Merde, oui. » Cendres exposa ses mains à l’artilleur italien. « Angeli, je n’ai jamais… C’est la première fois que je dois mener l’attaque contre une place dont je connais les défenseurs…»
Où j’ai vécu en leur compagnie.
Elle ajouta, avec difficulté : « J’ai… de la parenté, à l’intérieur de la maison Léofric.
— De la parenté ? » s’enquit Angelotti, arraché par la surprise à sa sérénité byzantine.
« Bon, d’accord, ce sont des esclaves, répondit-elle d’une voix calme. Ils restent mes parents par le sang. Je n’en ai pas d’autres. »
En jetant un coup d’œil circulaire sur le groupe, elle vit Dickon de Vere simplement perplexe, enthousiaste à l’idée de la bataille ; son frère aîné, le visage calme, indifférent ; Geraint dansant d’un pied sur l’autre en se grattant sous les chausses ; Angelotti, pris de court.
Violante, Léovigild. Même Aldéric, même le harif, même ces foutus rats ; je connais ces gens – s’ils sont à l’intérieur, si la secousse sismique ne les a pas tués, si…
S’ils sont à l’intérieur en ce moment et que je donne l’ordre d’attaquer, je les aurai sur la conscience.
« Je n’avais jamais eu de famille auparavant, dit-elle.
— La zone est dégagée ! beugla Carracci depuis l’autre bout de la ruelle. J’ai fait reculer tous les hommes de trois rues ! Patronne, revenez, et on va faire sauter ! »
Les hommes étaient à présent impatients d’attaquer avant que leur élan et leur courage ne se dissipent.
Dickon de Vere déclara à son frère, d’une voix aiguë : « Faites-le, avant qu’on ne repère ceci depuis le toit ! Si quelqu’un laisse tomber une torche sur ces barils, nous sommes morts ! »
Se retirer de ce rempart, renforcer le périmètre, ne laisser personne approcher de cette extrémité du promontoire, faire sauter le mur de la maison…
Il ne s’agit pas de voix dans sa tête, mais elle ressent ses propres pensées comme si elles étaient presque aussi automatiques, aussi pragmatiques, avec la même absence de sentiment humain.
Elle se dit : c’est seulement ma profession, seulement ce que je fais, ce n’est pas moi.
« Quand je donnerai le signal ! » lança Cendres à Angelotti, à son poste, en train de balancer le boutefeu à combustion lente en attendant l’ordre pour le porter contre la mèche.
Cendres tourna les talons, partit d’une foulée rapide en compagnie du comte anglais, de Geraint et de Dickon de Vere. La presse d’hommes dans les ruelles de derrière était devenue énorme. Cendres observa la houle de leurs têtes : des visages sous les visières, des mains serrant des épées, des vouges, des arbalètes.
« Écoutez tous ! » cria-t-elle avec un désarroi croissant vers ces visages levés, nus à force d’impatience, se chiant aux chausses d’en découdre, dans l’enthousiasme et la terreur suprêmes d’un vrai combat. « Écoutez…»
Ce n’est pas assez, c’est trop tard.
«… Nous y allons. Mes ordres sont : ne faites pas de mal aux esclaves de la maison. Épargnez les esclaves ! Ils ont des cheveux blonds et des colliers en fer. Ne tuez que les combattants. Épargnez les domestiques ! »
C’est un vieux cri, il remonte aux guerres anglaises ; John de Vere hoche brièvement la tête en signe d’approbation. Au combat, c’est faisable. Parfois. Les hommes étant ce qu’ils sont, pour se tirer de ce combat, sur le point de tuer d’autres hommes, ils écouteront Cendres, mais quant à d’autres ordres…
Et la poudre n’écoutera pas : pas quand on projette d’employer des barils pour volatiliser les murs et réduire tout le monde, à l’intérieur, en charpie sanglante.
Je ne peux pas prétendre que je suis prisonnière de la situation, songea Cendres. Même si j’ai l’impression d’être prise dans une meule de moulin. Broie ou sois broyée : la décision demeure mienne.
« Angelotti, éventre-moi cette maison ! »
Carracci, plus loin en avant, relaya son cri. En quelques secondes, Antonio Angelotti et lui accoururent du fond de la ruelle, les coudes en armure collés au corps, galopant de toutes leurs forces. Elle se retourna pour les suivre ; les pavés durs sous ses bottes, pour tourner à un coin de rue, puis au suivant, plonger au sein d’un groupe d’hommes : Euen Huw et sa lance, tous leurs visages brûlant d’excitation, dans ce moment d’avant la bataille qui se prolonge de façon insupportable. BOUM !
Elle entendit moins l’explosion qu’elle ne la ressentit, rendue sourde sur-le-champ par l’inimaginable rugissement de soixante barils de poudre qui sautent. La rue sursauta sous ses pieds, un mouvement en arabesque, sur l’avant : un immeuble en train de crouler dans un lent affaissement, la poudre noire parachevant ce que le séisme avait entamé. La poussière lui enveloppa la figure et elle toussa, en s’étouffant, tandis que la main fine d’Angelotti lui administrait quelques tapes dans le dos. Une langue de flamme bondissait comme une foudre inversée pour frapper les deux, quelque part quelqu’un hurlait, en proie à une souffrance totale. La bouche de John de Vere s’ouvrait et se refermait sans bruit.
Sans entendre un mot de ce qu’il disait, elle se retourna, fit face à la masse de ses hommes et hurla : « Allons-y, mes salauds ! »
Elle ne s’entend pas crier et lève le bras, lève son épée, pointe le doigt vers l’avant, et elle court, tous ses hommes courent avec elle et avec sa bannière, tandis que sa tête tinte, les tympans percés par une fine aiguille de douleur, court à travers d’énormes volutes de poussière, d’éclats de pierre, de poussière de mortier, de fragments de granit incrustés dans les pavés, court jusqu’à l’endroit où se dresse le flanc de la maison Léofric.
Il n’y a rien.
Un immense nuage de poussière tourbillonne autour de sa tête. Elle hurle : « Des lanternes ! Des torches ! » sans savoir si on l’entendra.
La lumière arrive, en partie des hommes en armes portant des torches, en partie d’une caverne qui rugit devant elle dans une gangue de feu. Une ruée d’hommes la dépasse, elle leur tape sur l’épaule, en les encourageant à continuer, à passer, dans les ruelles. Geraint et Angelotti sont à ses côtés, en train de crier leurs propres ordres, Oxford et son frère à la tête des guisarmiers ; tous les visages distordus, toutes les bouches ouvertes sur des hurlements, mais pour elle dans le silence des sourds.
La poussière commença à se dissiper.
Cendres, qui avait pris la tête le temps qu’ils atteignent la ruelle secondaire, leva brusquement la main pour les arrêter. Les corps se massèrent derrière elle, la poussant vers l’avant.
À gauche et à droite, les côtés des maisons avaient disparu. Comme si une créature était descendue croquer un grand trou dans les murs. La plus grande partie du pavage de la voie était partie, un puits profond béant à l’endroit où s’étaient trouvés les barils.
Et devant elle, il y avait le vide.
Le mur de la Citadelle – éventré.
La grande maçonnerie de basalte emportée, des blocs en bordure suspendus dans le vide des ténèbres – et elle vit la mer au-delà, la mer du nord, et le chemin du retour.
La maison Léofric flambait. La moitié du côté de la ruelle n’était plus rien, désormais, sinon de la pierraille, des gravats, des solives, des madriers, des meubles fracassés, des hommes en robes blanches sanglantes qui hurlaient, une femme en collier de fer vomissant ses entrailles sur ses jupes, une mosaïque brisée du Sanglier et de l’Arbre, des boiseries exposées en train de brûler.
« Emparez-vous du rez-de-chaussée ! Prenez les fenêtres ! » hurla Cendres. Carracci hocha la tête, s’élançant en avant. L’ouïe de Cendres commençait tout juste à lui revenir, accompagnée d’un sifflement ténu et aigu.
« Nous sommes dans la place ! » Carracci était de retour auprès d’elle, souriant à travers une sueur noircie par la poussière. « Les archers de Geraint sont en position aux fenêtres de la cour ! Les arquebuses sont là-bas, également !
— Thomas Rochester, garde le périmètre ! J’y vais ! »
Maintenant, c’était le moment où l’on ne ressentait plus les restrictions de l’armure, le corps était capable de tout, porté par l’enthousiasme du combat. Euen Huw et sa lance se serraient, épaule contre épaule, autour d’elle : l’escorte du commandant. Thomas Morgan inclina la hampe de la bannière au Lion azur tandis que Cendres avançait, dans le sillage de la foule vociférante d’hommes en armes, par-dessus l’amas des fondations du mur, encore chaudes et luisant de fragments de poudre et de lambeaux de tissu en flammes, dans une grande salle avec des mantelets maintenant levés vers les fenêtres en dentelle de pierre fracassée, Geraint ab Morgan faisant la navette entre les rangées d’arbalétriers et d’arquebusiers, John de Vere à la tête des soldats en train de se battre…
Cela s’acheva sous les yeux de Cendres : une douzaine d’hommes ou plus, en robes blanches et mailles, tués, un d’eux plié en deux sur la lame de De Vere, ses entrailles se répandant, roses, sur le sol de mosaïque ; Carracci abattant sa guisarme tout droit sur le casque d’un nazir, fendant largement le métal, tandis que l’homme s’écroulait comme une pierre qu’on lâche. Pas de prisonniers.
Un autre nazir gisait à ses pieds, la bouche emplie de sang, mort ou inconscient.
Pour la première fois dans un combat, Cendres se retrouva en train de regarder pour voir si elle reconnaissait le visage d’un ennemi : ce n’était pas le cas.
Elle avait mal aux oreilles, très mal. Le comte d’Oxford cria quelque chose, en levant son bras d’acier brillant, et une unité, deux douzaines d’hommes ou un peu plus, traversa la salle dans un bruit de tonnerre et prit position de part et d’autre de la porte.
« L’escalier ! » cria Cendres, en rejoignant De Vere, et des bruits de pas sur le toit au-dessus d’elle lui firent lever la tête, une fois. « La cage d’escalier, derrière cette porte !
— Où est le maître artilleur ?
— Angelotti ! »
L’Italien traversa les décombres au pas de course, suivi d’autres hommes munis de torches. Cendres contempla cette caverne de pierre fracassée qui avait été une salle, ses tentures qui flambaient encore, le sol glissant de sang et d’excréments.
« Des grenades !
— Ça vient !
— Écartez-vous de la porte ! » cria Cendres, et elle jaugea celle-ci – une dalle de pierre, de construction ancienne, qui coulissait sur des roues de métal. Ça contiendrait la déflagration. « Allez-y ! »
Une douzaine de membres de l’équipe d’artilleurs de la compagnie s’amassèrent, De Vere exhortant les guisarmiers à ouvrir la porte de pierre. Une douzaine d’arbalétriers couvraient l’entrée et Cendres sentit une main contre son plastron la repousser avec fermeté en arrière.
Une averse de carreaux jaillit par la porte ouverte – venus de l’escalier en dessous, à en juger par l’angle de tir – et elle baissa automatiquement la tête, en adressant un sourire à Euen Huw. Un coursier envoyé par Geraint à l’autre extrémité de la salle l’atteignit à l’instant même où Dickon de Vere venait bruyamment s’accroupir sur son autre côté.
« La cour est dégagée ! » beugla le coursier.
Elle risqua un coup d’œil : de la poussière, des débris, et, au-delà des fenêtres de pierre, sur les dalles auprès de la fontaine, deux ou trois hommes étendus, en maille et surcot blanc. L’encadrement de pierre des fenêtres de pierre crachait de la poussière sous l’impact de flèches empennées de noir. Un nazir hurla ses ordres et sa douleur, à l’autre bout de la grande cour intérieure.
« Gardez-la comme ça ! Ne gaspillez pas vos carreaux ! Nous devons nous tirer d’ici, ensuite. Dickon ?
— La porte sur l’autre côté de l’escalier est ouverte, ils tirent de l’autre bout de cette salle !
— Bon, plus rien à foutre de la subtilité », annonça Cendres, les dents blanches dans un visage noirci, un sourire épouvantablement inexpressif sur ses traits, la voix rauque, les oreilles qui tintaient, la figure glacée par le vent qui lui jetait de la poussière venue de la salle fracassée, où même l’enceinte de la ville ne se dresse plus en protection. « On s’en bat, de la subtilité, balancez les grenades ! Et fermez-moi cette porte de merde ! »
Angelotti beugla. Ses équipes allumèrent les mèches et firent rouler les tonnelets crachotant sur le sol, à l’intérieur de la cage d’escalier. De Vere appliqua l’épaule contre la porte de pierre avec les hommes de Cendres et ils poussèrent tous ensemble.
Les roulettes de métal se coincèrent et restèrent bloquées.
La porte s’immobilisa, aux trois quarts ouverte.
Cendres hurla : « COUCHEZ-VOUS ! », d’une voix qui lui déchira la gorge et elle tomba à plat ventre sur des gravats pointus et collants.
Boum !
La déflagration en partie amortie la souleva de terre, elle la ressentit. Deux autres suivirent, dans la foulée de la première, Euen Huw dans son jacque matelassé faillit la suffoquer, affalé qu’il était en travers du dos cuirassé de la jeune femme, puis elle fut à nouveau sur pied, le Gallois à ses côtés, la lance de celui-ci, en train de traverser la salle, les archers qui sacraient avec vigueur en se relevant sous les fenêtres, John de Vere et les trois lances qui l’accompagnaient en train de se remettre debout, un homme hurlant qui se faisait panser par Floria, le visage sale, attentif, complètement concentré, Cendres courut jusqu’à l’extrémité de la porte bloquée.
« ESPÈCE DE TARÉE ! lui hurla Euen Huw dans les oreilles.
— Il faut bien que quelqu’un s’en charge ! »
Portée par l’adrénaline, un rire qui montait derrière la bavière de métal qui lui protégeait la bouche, son corps pris dans des plaques de métal qui entamaient et contenaient, elle déboula dans l’intervalle entre la porte et le mur, atteignant la marche en portion de cercle de l’escalier, dans une obscurité éclairée par les flammes des torches de la salle d’en face, et un homme qui chargeait tout droit sur elle.
Elle constate que c’est un homme portant un casque en forme d’ogive, un haubert de maille et d’amples robes, l’épée levée. Elle identifie instantanément la silhouette d’un ennemi. Elle est déjà en action, balançant son épée à deux mains, l’abattant par-dessus sa tête, les muscles de ses épaules forçant le métal à décrire un arc serré et à trancher, paf !, sur le bras levé de l’homme.
La lame de Cendres ne fend pas la maille, les maillons rivetés amortissent le tranchant de l’épée. Mais sous le bras du haubert, rejeté en arrière par la force du coup, la jointure du coude de l’homme se brise sous l’impact.
« Aahh… ! » Un hurlement perçant : la douleur, la rage ?
Quelqu’un avec lui ? Derrière lui ?
Secouée à travers ses gantelets et son armure, Cendres abat son épée vers le bas, continue le mouvement pour remonter à nouveau, elle frappe encore par le haut – pas une fraction de seconde d’hésitation entre les coups : elle frappe durement l’homme à la jonction entre son casque et son bras qui retombe, arrêtée par la maille entre le cou et l’épaule.
« Ohhhh ! »
Le frappe à nouveau…
« Ohh ! Aaahh ! Ohhh ! »
… et encore, encore, avec des grognements incontrôlés, martelant l’homme avec férocité et rapidité. Il s’écroule sur le sol longtemps avant qu’elle ne cesse de frapper, prête pour celui qui viendra derrière…
Personne.
Son plastron dégouline, une fine couche rouge qui coule sur l’acier poli comme un miroir. Le rebord inférieur de l’acier lui entame douloureusement l’os de la hanche.
Une prise en compte instantanée de la poussière, de la fumée, du silence dans la salle d’en face, chacun de ses nerfs hurlant à force d’être en alerte…
Thomas Morgan trébucha contre son épaule, sa bannière à la main, en hurlant : « Haro ! Au Lion ! »
Le corps nerveux d’Euen Huw essaya de l’écarter du passage, à la tête des hommes de sa lance : cela se termina par un choc de tous deux ensemble contre le mur d’en face, sous les vivats rauques des archers de Geraint.
Personne d’autre qui bouge, personne…
Une salle vide, de l’autre côté, un palier vide, personne qui ne dévale l’escalier de pierre…
Les murs noircis de poudre de l’escalier dégoulinaient.
Cendres s’arrêta, un sourire farouche sur le visage.
Son estomac fut secoué de spasmes vains, face à l’odeur chaude de la chair brûlée.
Il y avait eu une escouade qui montait l’escalier au pas de charge précisément au mauvais moment. Un bras d’homme arraché tout net, reposait à ses pieds, déchiqueté et saignant autour de la boule blanche où s’articulait l’épaule, l’épée toujours serrée dans sa main. Un amas d’hommes gisait en désordre à mi-chemin de la spirale directe de l’escalier. Comme toujours les morts, ils ressemblaient à des hommes couchés pêle-mêle, aspergés d’un chaulage ou d’une teinture rouges, épées et arcs lâchés en désordre. Mais les bras ne se pliaient pas de la sorte, les jambes ne se plaçaient pas ainsi sous les corps. Un visage noirci, grillé, se levait vers Cendres à travers la poussière : Theudibert, le nazir Theudibert. Inutile de regarder les visages des hommes qui l’accompagnaient, tous les huit, inutile, désormais.
Elle regarda quand même. Geiséric, Barbas et Gaina, de jeunes hommes, des adolescents guère plus vieux qu’elle. Leurs visages étaient reconnaissables bien que le casque de Geiséric, arraché par la déflagration, ait emporté une grande partie de sa mâchoire avec lui. L’œil ouvert de Barbas reflétait l’éclat gras des torches. Les hommes d’Euen, derrière elle, avec la lance de Rochester, Ned Mowlett, Henri de Tréville : leurs hommes qui accourent avec fracas.
L’allégresse la brûle, riche, amorale, vengeresse, entièrement fruit de l’instant.
« Dégagé ! » s’exclama-t-elle. Son escorte la tira en arrière et les hommes traversèrent l’escalier pour s’engouffrer dans la salle en face.
On traîne par un bras le corps du soldat wisigoth qu’elle a tué et on le jette contre le mur, pour dégager le passage.
Elle essaie de voir son visage, dans la mauvaise lumière. Elle se souvient de la plupart des hommes qu’elle a vus dans la maison Léofric. Celui-ci est méconnaissable, de vagues cheveux châtain pâle qui dépassent de la doublure de son casque. Deux coups de Cendres avec le tranchant de l’épée lui ont ouvert le visage de la tempe à la pommette, de l’œil à la bouche.
Elle se souvient de presque tous les visages des hommes qu’elle a tués, en cinq ans.
« Bloquez les portes ! » s’écria Cendres, la voix poussée à une puissance d’airain, pour couvrir la clameur. « Enfermez-les ! Ne vous laissez pas emporter, les gars ! Inutile de les tuer ! Emparez-vous de l’escalier ! »
Elle recula de deux pas, tandis que la masse des hommes la dépassait, ne voyant rien que le feu des torches sur les dossières des armures, les épées et les masses d’armes brandies au-dessus des têtes : pas de place ici pour des armes d’hast. Elle recula encore, la poitrine haletante, son souffle se forçant laborieusement un passage dans ses poumons, pour se retrouver aux côtés de John de Vere, qui lançait des ordres précis à un coursier venu du périmètre.
« Une escarmouche à la porte, madame ! »
Elle ne réussit pas à lire sur les lèvres du comte, avec sa bavière remontée ; elle l’entendait à peine en soulevant avec le pouce un côté de son casque.
« Quelle porte ?
— De la Citadelle ! La garde personnelle d’un amir, une cinquantaine d’hommes, peut-être plus.
— Est-ce qu’on peut encore sortir par là-bas ?
— Nous tenons bon ! »
La défense était plus facile que l’attaque : la porte tiendrait probablement si ses hommes ne perdaient pas leur ardeur. De nouvelles explosions secouèrent la partie inférieure du bâtiment, se répercutant avec un écho grave le long de la cage d’escalier, emportant l’étage inférieur.
Cendres se retourna, les hommes d’Euen avec elle. Thomas Morgan jura dans sa barbe quand le haut de la bannière se prit dans les arcades brisées du plafond.
« Les autres commandants restent en place, bordel ! Les autres commandants ne passent pas leur temps à charger de long en large sur le champ de bataille, merde !
— Suivez-moi ! » Elle passa de nouveau la porte, percevant le fracas et les coups, même avec ses oreilles assourdies ; la masse d’hommes en arme avait continué à descendre l’escalier. Angelotti se tenait là, en train de crier des ordres.
Une douzaine d’artilleurs, armés de plommées, enfonçaient sous les portes des fragments de solives fracassées, pour bloquer les issues de toutes les salles qui débouchaient sur l’escalier.
« Bien joué ! » Cendres lui administra une claque sur l’épaule de son jacque matelassé. « Continuez ! Suivez-les en bas !
— Oui, madone ! L’explosion – bellissima ! »
Cendres enjamba les jambes marquées, brûlées, de Theudibert. Son escorte piétina le cadavre sans précaution jusqu’à ce qu’Euen Huw pousse un juron et l’écarte des marches par un coup de pied latéral.
Mais elle est bellissima, se dit-elle, en contemplant la face du mort. Elle aussi est bellissima. Comme Godfrey le dit – le disait.
Belle comme la lune, pure comme le soleil,
Mais terrible comme des troupes,
Sous leurs bannières[49].
Avec Morgan, qui sacrait d’être obligé de descendre avec la bannière dans l’étroit l’escalier, et des messagers qui montaient et dévalaient l’escalier pour rejoindre Cendres, il fallut à celle-ci de longues minutes pour atteindre l’étage inférieur. Elle entendit l’écho des voix qui criaient et du métal qui tranchait, aux étages inférieurs.
Deux hommes à la livrée au Lion gisaient en travers d’un seuil, tailladés au visage et à l’estomac : Katherine, la camarade de lance de Ludmilla, et le grand Jean le Breton.
Cendres s’agenouilla. Jean bougea, avec un gémissement. Katherine Hammell ouvrit des yeux blancs dans un visage ruisselant de sang, remua une main pour se toucher le ventre et la protection à demi tranchée, mais encore efficace de son jacque.
« Amenez-les là-haut ! Dépêchez-vous ! » Elle continua son chemin dans un tumulte d’armure, le battement de ses tassettes sonore contre la pierre qui l’enclosait. Quatre membres de son escorte se séparèrent d’eux pour transporter le blessé.
L’équipe des portes d’Angelotti la rattrapa, dévalant l’escalier avec un total mépris pour la sécurité, assujettissant des coins grossiers en place tandis que les soldats tranchaient les bras et les jambes qui dépassaient des encadrements de portes, que des arbalètes arrosaient les pièces et que les dalles de pierre coulissaient pour se clore.
Les grenades avaient ébréché les arêtes des marches usées, et à deux reprises les pieds de Cendres se dérobèrent sous elle. À chaque fois, on l’empoigna pour la remettre sur les degrés, et ils continuèrent leur course vers le bas.
En comptant les étages, Cendres se demanda : Quatre ? Oui. Nous sommes descendus de quatre étages. Merde, c’est trop facile, même s’ils n’ont pas toutes leurs forces ici, c’est trop facile ! Nous ne voyons personne ! Où sont les hommes d’Aldéric ?
Une bouffée d’air brûlant lui souffla à la figure.
Brûlant comme le feu, cuisant son visage et ses yeux sans protection.
« Arrêtez ! » Elle claqua Euen en travers du plastron pour qu’il fasse halte, remonta sa visière d’une poussée, resta immobile, l’oreille tendue.
Il y avait un bruit, juste à la lisière de son audition. Elle fronça les sourcils, jeta un coup d’œil interrogateur à Euen, qui secoua la tête. Un bruit de glissement, de crépitement.
Boum !
Dix mètres au-dessous d’elle, un grand nombre de voix hurlèrent subitement.
La clameur remonta par le puits de pierre. Par-dessus, elle entendit du bois craquer, se briser, et le rugissement grave des flammes.
« Merde ! » Cendres étreignit la poignée de son épée et descendit en courant la spirale de l’escalier.
« Patronne, arrêtez ! »
Un talon de sa botte dérapa. Elle se rattrapa au mur de pierre avec sa main libre, déchirant la paume en cuir de son gantelet, et interrompit sa glissade pour tomber le cul en premier sur la large marche en coin suivante, sur laquelle s’ouvrait une salle. Quatre étages.
Au-delà, il n’y avait rien.
« Carracci ? » appela Cendres.
Au bord de la marche, devant elle, régnaient les ténèbres. Les ténèbres et le vide.
Elle se remit debout et s’avança en boitillant, sans se soucier pour une fois de la porte dans son dos, et elle entendit un martèlement de bottes tandis que les hommes d’Euen s’avançaient, et elle les ignora, les ignora, parce que ce qu’il y avait devant elle, ce n’était rien, en effet, rien du tout.
L’escalier de pierre s’arrêtait à l’endroit où elle se tenait. Elle regardait dans un gouffre à pic de moellons noyés d’obscurité, où des flammes clignotaient, dansaient…
Un souffle de fournaise s’exhala des profondeurs. Elle plaqua une main sur sa bouche, se pencha en avant pour regarder en bas. La lumière s’épanouit.
« Oh merde, souffla Euen Huw à ses côtés.
— Miséricorde du Christ ! »
Le puits de l’escalier continuait vers le bas, un boyau de pierre vide aux parois lisses, de dix mètres de diamètre. Au fond, des flammes féroces montaient en rugissant, au sein d’une grande masse de cordages emmêlés, de planches, de poutres et de bois brisé.
Noirs contre le feu au fond du boyau, des hommes tombés se tordaient et hurlaient.
« Amenez des cordes ! Apportez des échelles de siège ! Faites-les descendre ! ALLEZ ! »
Son visage exprimant sa nausée, Euen Huw se détourna et remonta l’escalier quatre à quatre.
Cendres demeura tout à fait immobile, regardant en bas des hommes en cotte de mailles et en gambison doublé qui avaient visiblement chu tout droit sur quinze ou vingt mètres. Et pas sur de la pierre, mais sur les décombres de l’escalier effondré.
Effondré délibérément. Sur ces deux derniers étages, l’escalier n’était pas en pierre. Il était en bois…
Cendres s’agenouilla, tendit la main sur la paroi du puits, pour rencontrer ce qu’elle s’attendait à trouver : un trou dans la maçonnerie, assez important pour accueillir une poutre de bois qui soutiendrait un escalier en bois.
Que l’on pouvait fracasser, rabattre, culbuter, si un ennemi faisait irruption.
La clameur des cris résonnait en bas, avec le rugissement du feu.
« Un boyau de refuge » déclara Cendres et elle prit conscience que c’était le comte d’Oxford, essoufflé, qui se tenait auprès d’elle et regardait en bas, ses traits exprimant une férocité sans but. Elle s’écarta pour céder le passage aux hommes avec les échelles de corde. « Voilà où ils sont. Aldéric, les troupes de la maison Léofric, s’il a réussi à y parvenir.
— Ils ont abattu l’escalier et y ont mis le feu, avec nos hommes dessus. » John de Vere s’agenouilla, gêné par ses grèves, pour regarder par-dessus bord l’ombre cruelle et les flammes. « Et à présent, ils auront barricadé toutes les portes, là en bas, et il faudra davantage que de la poudre pour passer.
— Plus de poudre que nous n’en possédons », déclara Antonio Angelotti à côté d’elle. Ses yeux humides brillaient dans son visage noirci.
« Merde ! » Elle frappa le mur, de son poing ganté de maille. « Merde. Merde !
— Dégagez le passage ! » ordonna une voix grave, harassée.
Cendres s’écarta à nouveau, laissant Floria passer, ce que la jeune femme fit sans la regarder, se contentant d’ordonner à Faversham et à une lance d’hommes de l’aider à transporter deux corps que les échelles avaient remontés. Carracci était l’un d’eux, casque disparu, hurlant. Son visage vivement coloré et ses cheveux blond platine tout d’une seule couleur, à présent : brûlés au noir.
« Miséricorde du Christ », répéta Cendres, le visage trempé et la voix tremblante. Puis, elle se redressa, avança jusqu’au bord et regarda en bas les hommes sur les échelles, qui se balançaient au-dessus des flammes, en tentant désespérément d’arriver à portée des corps brisés de ceux qui étaient tombés.
Un air surchauffé vint envelopper son visage.
« Remontez les échelles !
— Patronne…
— J’ai dit : remontez-les ! Tout de suite ! »
Alors que le dernier homme émergeait, des flammes lui léchèrent les talons, en s’élevant.
Une fumée noire et la panique emplirent le puits.
Toussant, le visage ruisselant de larmes, Cendres commença à pousser et à bousculer les hommes pour leur faire remonter l’escalier, Morgan à ses côtés avec la bannière, ainsi que les hommes d’Euen et John de Vere en train d’empoigner des hommes pour les jeter en haut des marches, en grimpant, grimpant dans l’atmosphère torride et la suie, jusqu’à ce que Cendres émerge en titubant sur un palier de pierre et dans l’air, froid par contraste : la salle à ciel ouvert, au rez-de-chaussée de la maison Léofric.
« Ils ont des conduits d’aération ! » Cendres réprima une quinte de toux. « Des conduits d’aération ! Ils peuvent alimenter le feu ! Transformer tout le puits en cheminée ! »
Quelqu’un lui porta aux lèvres une gourde de cuir. Elle avala de l’eau, la recracha en s’étranglant, la bouche remplie de bile amère. Une nouvelle gorgée : avalée, celle-là.
« Ça va, patronne ? » lui demanda Euen Huw.
Elle hocha sèchement la tête. Des têtes se tournaient, à la défense des fenêtres, aux autres portes, les arquebusiers prêts à tirer en l’air vers le toit fracassé. Au comte d’Oxford, elle cria : « Ils en ont fait une cheminée ! Nous n’avons pas le temps d’attendre que le feu se consume, il y a trop de bois là en bas !
— La chaleur va-t-elle fendre le puits ? Leurs portes ? »
Angelotti, en retirant son casque et en rabattant en arrière ses mèches trempées de sueur, répliqua : « Non, Milord. Ça n’arrivera jamais, avec une telle épaisseur de muraille. Tout cet endroit est taillé dans le roc.
— Il leur suffit de se retirer dans les chambres extérieures », s’écria Cendres avec amertume. Elle prit conscience qu’elle entendait sa propre voix, sa surdité s’estompant. Plus bas, elle dit : « Ils peuvent se retrancher dans les chambres extérieures, attendre que le feu meure, et ensuite, je parierais qu’ils ont des échelles et des provisions, là-dessous. C’est une manœuvre dont ils ont l’habitude. Merde, j’aurais dû voir venir le coup ! Geraint, Angelotti, combien d’hommes avons-nous perdus ?
— Dix, annonça Antonio Angelotti, avec gravité. Neuf, si Carracci s’en tire. »
Les fenêtres donnant sur la cour étaient encore occultées par des mantelets, les arbalétriers ayant cessé d’échanger des plaisanteries, pour tendre au cric leurs armes en gardant l’œil sur la fumée croissante que dégorgeait le puits de l’escalier. Un vent froid parcourut l’enveloppe de la maison. Au centre du dallage, Floria, les mains noires, était agenouillée avec Richard Faversham au-dessus de Carracci.
Cendres alla vers elle.
« Eh bien ?
— Il vit. »
La femme tendit le bras, plaçant sa main au-dessus du visage du blessé. Carracci remua, gémit, inconscient. Cendres vit qu’il avait perdu ses paupières à cause des flammes.
« Il est aveugle, déclara Floria. Il a le bassin brisé. Mais il va sans doute survivre.
— Ah merde.
— C’est ici qu’on aurait bien besoin d’un des miracles de Godfrey », poursuivit Floria en époussetant son haut-de-chausses et en se remettant debout, et le ton de sa voix changea : « Qu’y a-t-il ? Cendres ? Godfrey est ici ? À Carthage ? Tu l’as vu ?
— Godfrey est mort. Il a péri au cours du tremblement de terre. » Cendres tourna le dos à l’expression de la femme. Elle s’adressa à Antonio Angelotti. « Nous allons essayer avec la poudre qu’il nous reste. Voyez si vous pouvez faire sauter le fond du puits. Ne risquez pas la vie des hommes.
— Il ne me reste plus de poudre !
— On envoie en chercher aux portes ?
— Pas assez pour faire ça, pas même si on ne leur en laissait plus. Il nous a tout fallu pour briser la maison ! »
Pendant un moment, l’artilleur italien et elle se regardèrent. Cendres eut un petit haussement d’épaules, qu’il lui rendit.
« Parfois, madone, c’est ainsi que tourne la Roue. »
Ils se tenaient ensemble, Cendres et Angelotti, Floria et Richard Faversham, Euen Huw et les deux nobles De Vere, observant ce silence momentané. Les hommes aux fenêtres se turent.
Les larmes coulèrent des yeux de Cendres, piqués par la fumée de bois qui se déversait du puits dans la salle. Elle secoua lentement la tête.
« Inutile d’essayer de nous emparer d’un autre quadrant, Milord. Nous n’aurons pas assez de poudre pour tenter d’ouvrir un passage de communication. Je crois que nous sommes baisés, et bien. »
De Vere poussa un sonore juron. « On ne peut pas échouer maintenant !
— Laissez-moi réfléchir…»
Des échelles de siège, jusqu’au fond du puits. Et ensuite ? Cinquante hommes au fond d’un goulet de pierre, face à des dalles de pierre d’un mètre d’épaisseur, verrouillées en travers du passage. Plus de poudre. Qu’est-ce qu’on peut faire : attaquer les portes à coups de dague ?
« Minute… Quelle profondeur, ce puits ? Euen, lesquels de tes hommes sont descendus par les échelles ?
— Simon…»
Un adolescent se fraya un passage jusqu’à elle à travers le groupe d’hommes, avec la main de Huw sur son épaule : encore un gamin à la longue ossature, frère de Mark Tydder.
« Oui, patronne ?
— Est-ce que tu as pu voir où se trouvaient les portes les plus basses, là, au fond ? Est-ce qu’elles étaient placées de plain-pied au fond du puits ? »
Le jeune homme vêtu de la livrée au Lion se colora jusqu’à la racine de ses cheveux, face à l’attention qui se fixait sur lui : son chef de lance, sa patronne, ce dingue de comte anglais. « Non, patronne. Toutes ces portes s’ouvraient au-dessus de ma tête. L’escalier descendait au-delà de l’étage le plus bas. »
Cendres hocha la tête, jeta un coup d’œil vers le comte d’Oxford. « Violante m’a raconté qu’il y a des citernes dans le roc, des réservoirs d’eau – à leur place, j’aurais arrangé les choses de façon à pouvoir inonder le puits de l’escalier. Pour noyer tous les attaquants là-dedans comme des… des rats. »
John de Vere fronça les sourcils. « Et le vider, par la suite ?
— Ce promontoire est une véritable ruche ! »
Est-ce qu’ils sont en dessous, sous ses pieds, à six étages de profondeur dans le roc ? Le harif Aldéric qui ordonne à ses hommes de faire crouler l’escalier, et d’incendier les décombres ? Le seigneur amir Léofric qui lance des ordres, les yeux brillants, dans la salle inconnue où se dresse la machina rei militaris, le Golem de pierre ?
Elle regarda De Vere dans les yeux, avec, de toute évidence, la même pensée.
« Madame », déclara-t-il sans ambages devant ses hommes, « interrogez votre voix. Demandez au Golem. »
Elle se retourna brusquement, fit signe à tout le monde de reculer, même ses officiers interloqués, et elle demeura avec le comte d’Oxford au centre de la salle. « Il suffit à l’amir Léofric de l’interroger sur ce que je suis en train de dire, et il saura ce que nous faisons.
— Grand bien lui fasse ! Demandez. »
De façon aussi concise qu’elle le put, sous le grondement de la cheminée de l’escalier, elle dit : « Il y a plus d’une machine, Milord.
— Plus de…
— Bien plus qu’une seule. Je les ai entendues. Ce n’est pas le Golem de pierre. Ce n’est pas un autre Golem de pierre. Ce sont Vautres voix. Elles parlent à travers la machine, s’en servent de… de conduit.
— Sangdieu ! » Le blanc des yeux bleus de John de Vere brillait dans sa figure striée de crasse. Il déverrouilla la goupille, laissant descendre sa bavière, et dit, plus doucement : « Une autre machine ? Si vos hommes entendent cela, ils ne se battront pas ici, seul le désespoir les maintient en ces lieux ! La conscience désespérée qu’ils accomplissent une mission cruciale, que n’existe qu’un seul engin du diable à détruire. Si plusieurs autres amirs possèdent des Golems de pierre…
— Non. Celles-ci ne ressemblent pas au Golem de pierre ! Elles sont… différentes. Elles en savent plus long. Elles… répondent…» Cendres s’essuya la bouche. « Des Machines sauvages[50]. Pas domestiquées, pas des fabrications. Elles sont à l’état sauvage. Je les ai entendues… Aujourd’hui… Pour la première fois. Au moment de la secousse sismique.
— Des démons ?
— Elles pourraient être des démons. Elles me parlent à travers la même partie de mon âme qu’emploie la machine-Golem.
— Quel rapport y a-t-il avec le fait de demander conseil à votre voix, maintenant que nous en avons besoin ? »
Cendres prit conscience qu’elle avait les mains qui tremblaient. Elle sentait mauvais, était frigorifiée, et l’adrénaline commençait à s’épuiser ; cela ne faisait pas tout à fait deux heures que le grand palais des rois-califes s’était effondré.
« Parce qu’elles pourraient m’entendre, elles, en train d’interroger le Golem de pierre. Et parce que, quand les Machines sauvages m’ont parlé – c’était le moment précis où s’est produit le tremblement de terre. La cité est tombée, Milord. »
John de Vere fit la grimace.
« Demandez ! Nous avons besoin de savoir, cela en vaut le risque.
— Non ! J’y étais ; ça n’en vaut pas le risque, pas avec mes hommes ici…
— Milord ! Il faut que vous veniez ! Vite ! » cria une voix, à l’extérieur de la maison. Le comte d’Oxford s’interrompit, gronda : « J’arrive ! » et traversa les décombres en direction de la ruelle et de son cratère, au-dehors.
« Allez chercher des barrières, des portes, n’importe quoi. » Cendres se retourna vers Floria. « Je veux qu’on emporte les blessés en partant. Faversham, aidez-la. Euen, mets également tes hommes au travail là-dessus !
— On bat en retraite ? »
Elle ignora la question de son chef de lance et s’éloigna à grands pas à la suite du comte d’Oxford.
Comment puis-je interroger ma voix ? Si les autres – les voix qui répètent Bourgogne…
Des panaches de fumée noire se déversaient par le puits de l’escalier.
« Geraint, fais décrocher les archers, utilise ça comme couverture ! » Elle sortit avec précaution, et traversa jusqu’au bâtiment démoli en face, où l’on avait placé de nouvelles échelles de siège sur le rempart de la Citadelle, à une cinquantaine de mètres, une distance de la brèche qu’on espérait sûre.
Le tabert de livrée, écarlate, or et blanc, d’Oxford rutilait, clairement visible à la clarté des nombreuses lanternes, en train d’escalader une des échelles accrochées par son grappin. Cendres trotta jusqu’au pied des échelles.
« Merde. Je le savais. Nous avons perdu une des portes, c’est bien ça ? » marmonna-t-elle pour elle-même, en regardant grimper De Vere. « Mais c’est à moi qu’il faut dire ça ! Je ne suis jamais que le capitaine de cette compagnie, ici, bordel ! »
Elle refoula toute pensée de la machina rei militaris au fond de sa tête. La Bourgogne, songea-t-elle. Elle tendit le bras pour saisir les échelons de bois, escalada à la suite du comte. Bourgogne : des voix immenses qui avaient insisté sur la Bourgogne, des voix dans sa tête auprès desquelles elle ne se sentait pas plus grosse qu’un pou.
Non, n’y pense pas. Et ne pose pas de questions. Par-dessus tout, tais-toi.
Le ciel sans soleil de Carthage était noir. Malgré l’insistance de son corps à penser qu’on devait être au crépuscule ou pratiquement à cette période du jour, il n’y avait autour d’elle que des ténèbres. Des cris montaient du centre de la ville, et du port, clairement audibles maintenant qu’elle grimpait plus haut. Comme elle arrivait au niveau du parapet, avec l’assistance d’un des membres de l’équipe postée là, elle perçut un son qui ressemblait à la rumeur lointaine des vagues, ou au vent traversant dans un bois de bouleaux, et elle comprit que c’était l’incendie.
Ça ne concernait pas seulement le port, mais la ville de Carthage entière qui flambait, flambait dans le noir sans soleil.
« Si nous partons tout de suite, nous avons peut-être une chance de nous en tirer en un seul morceau », insista Cendres, en rejoignant John de Vere et son frère. « Si vous voulez mon conseil, c’est maintenant qu’il faut s’en aller. Nous ne pouvons plus atteindre le Golem de pierre, désormais. C’est impossible !
— Après tant d’efforts ? » Le comte d’Oxford frappa de son poing d’acier au creux de sa paume. « Deux cent cinquante hommes, qui traversent la mer médiane, et tout ça, pour rien ? Dieu fasse pourrir Léofric ! Léofric et sa fille, Léofric et son Golem ! Il faut faire une nouvelle tentative ! »
Cendres soutint son regard, qui n’exprimait aucune forfanterie, pas la moindre, mais qui contenait une colère amère et une frustration dépassant toute imagination.
« C’est ici que nous devenons réalistes, déclara Cendres. Mes gars là-bas ont entendu dire ce qui s’est passé, que nous avons perdu des gens, que nous ne pouvons pas descendre l’escalier, et encore moins atteindre le sixième étage. Milord, contrat ou pas, ils ne vont pas mourir pour vous dans de telles conditions. Et si je leur dis de le faire, ils me diront tout net d’aller me faire foutre. »
Le moral est fluide comme de l’eau, aussi sujet aux fluctuations, et Cendres a suffisamment d’expérience pour l’évaluer. Sans le moindre doute, elle dit vrai. Cela dore aussi d’un peu de moralité sa conscience : Plus tôt je serai sortie d’ici, mieux ça vaudra ! Je ne sais pas ce qu’est Carthage – un élevage d’esclaves, des Golems de pierre, des machines tactiques, une famille de mon sang –, mais je ne veux rien avoir à faire avec elle ! Je ne suis qu’un soldat !
Lentement, le comte d’Oxford inclina la tête. Il regarda autour de lui, le rempart de la ville, les toits et les bâtiments en ruine de la Citadelle. Cendres contempla avec lui les dommages du séisme.
Quelque chose cherchait à s’imposer à son attention. Cendres prit conscience qu’elle contemplait la traînée de destruction qui s’étendait à travers Carthage à partir de ce lieu, en passant par le palais du roi-calife jusqu’à la ville qui s’étendait au-delà de la porte sud de la Citadelle. Cela se voyait clairement, de cette hauteur. Les bâtiments effondrés se situaient tous sur une ligne droite, qui partait vers le sud.
« Nous ne pouvons pas laisser cela inachevé », déclara De Vere sur un ton lugubre avant qu’elle puisse le signaler, et il tourna la tête pour regarder Cendres en face. Il n’avait aucun orgueil dans la voix. « J’ai accompli ici une action que seul le premier soldat de ce temps aurait pu mener : prendre et tenir cette maison, tandis que le Golem de pierre était anéanti. Carthage n’est pas détruite. Carthage, après ceci…
— Carthage va être claquemurée avec plus d’étanchéité qu’un cul de canard » coupa Cendres avec brusquerie. Elle cracha, pour débarrasser sa bouche du goût de la fumée. Au-dessous, dans les ruelles ravagées, ses hommes se repliaient vers les murs effondrés de la maison Léofric. À en juger par les têtes qui se baissaient par saccades, un tir nourri devait être entretenu depuis l’intérieur de la maison elle-même.
« Il n’y aura plus de nouvelle occasion d’accomplir ceci, la mit en garde Oxford.
— Mais je ne crois pas que la Faris soit invincible. Qu’elle conserve son Golem de pierre ! Elle commettra des erreurs…» La frustration bouillonna en Cendres, à l’écoute de ses propres paroles. « Et merde ! Très bien, Milord, moi non plus, je n’y crois pas. Elle va continuer à jouer les jeunes Alexandre, ne serait-ce que parce que ses hommes la considèrent comme telle. Je ne peux pas admettre que nous soyons arrivés si près du but pour échouer ! Je n’arrive pas à admettre qu’il n’y a rien à faire ! »
Lentement, John de Vere dit : « Mais, à un égard, madame, nous n’avons pas échoué. Nous savons, à présent, qu’il existe plus d’une machine – elle peut ne rien représenter par rapport au but ultime, cette Faris. Y a-t-il d’autres généraux ? S’il existe d’autres machines à Carthage…
— À Carthage ? Je ne sais pas où elles se trouvent. Je sais simplement que je les ai entendues. » Cendres se toucha la tempe, sous sa visière, puis elle frotta ses gantelets ensemble, l’air glacé commençant à lui frigorifier les doigts et à lui glacer le corps, maintenant qu’elle avait cessé de se battre. « Je ne sais rien du tout sur les Machines sauvages, Milord ! Je n’ai pas eu le temps d’y réfléchir – cela fait à peine une heure. Des démons, des dieux, Notre Seigneur, l’Adversaire, le roi-calife… Ce pourrait être n’importe quoi ! Tout ce que je sais, c’est qu’elles veulent éradiquer la Bourgogne. La Bourgogne doit être détruite – voilà la somme totale de mes connaissances. »
Elle soutint le regard du comte : un vétéran de maintes guerres qui la dominait de sa hauteur, son visage encadré par son casque capitonné, la peau pincée entre ses sourcils.
« Je parle comme si j’étais folle, déclara-t-elle sans ménagement, mais je dis la vérité. »
Un martèlement de pas résonna le long des murs, Angelotti et Geraint ab Morgan, Floria del Guiz boitillant derrière eux. Tous trois, le souffle court, vinrent s’accroupir près d’Oxford.
« Il y a des hommes qui se rassemblent à l’intérieur, de l’autre côté de la cour. » Geraint avala l’air à grandes goulées. « Patronne, ils se préparent à faire une sortie. Je le jure !
— Sans déconner ? Qui a eu cette idée idiote ? » Pas Aldéric, supposa Cendres. Mais il y a des soldats dans les autres quadrants de la maison, et ils n’ont aucune communication avec celui-ci ; ils ignorent ce que les Francs peuvent bien fabriquer. « S’ils effectuent bel et bien une sortie, ils vont se faire tuer, mais ils en emporteront quelques-uns d’entre nous avec eux.
— J’ai vingt blessés, énonça Floria d’une voix nette. Je les évacue. »
Cendres hocha la tête. « Aucune raison d’attendre une attaque, puisque nous battons en retraite, de toute façon. N’est-ce pas, Milord ?
— Oui, acquiesça le comte. Avec l’aube qui se lève…
— L’aube ? » Cendres tourna sur ses talons pour regarder dans la même direction que le comte. « Ça ne peut pas être l’aube, pas ici, à Carthage – et par là, c’est le sud !
— Alors, madame, de quoi s’agit-il ?
— Je n’en sais rien ! Merde ! »
Elle, Geraint, Angelotti et Floria coururent courbés jusqu’au bord intérieur du rempart, pour regarder au sud par-dessus Carthage. L’air d’un hiver glacial lui soufflait au visage, fouettant les mèches de cheveux courts qui dépassaient du capitonnage de son casque. Elle reprit son souffle. Ce qui, lorsqu’ils étaient entrés dans la maison Léofric, avait été un ciel noir et vide n’était plus vide.
Une lumière baignait le sud.
En dehors de la ville. C’est trop éloigné pour être l’incendie de la cité, et il n’y a pas de fumée, pas de flammes. Plus loin, au sud…
L’horizon méridional luisait, avec un éclat fluctuant d’une couleur entre argent et noir. Ses hommes ici sur le rempart lancèrent des obscénités, en regardant enfler la lumière.
Plus loin au sud, au-delà du dôme fracassé du palais du calife, au-delà de la porte de la Citadelle et de la porte de l’Aqueduc, en dehors de Carthage même.
Des rubans de lumière couvraient le ciel.
Mauve, vert, rouge et argent : de gigantesques draperies de brillance, contre le noir du ciel diurne.
Des hommes en armes à côté d’elle tombèrent à genoux. Elle prit conscience d’une légère vibration dans la muraille de pierre sous ses pieds : une vibration presque imperceptible, qui suivait les fluctuations de la lumière noir argent, qui suivait le battement de son cœur.
John de Vere se signa. « Mes braves amis, nous sommes désormais entre les mains de Dieu, et nous nous battrons pour Lui.
— Amen ! dirent plusieurs voix.
— Bougez-vous, croassa Cendres. Avant qu’ils se rendent compte, dans la maison Léofric, que nous restons plantés là, la bouche ouverte, à regarder le ciel ! »
Un fantassin arriva en courant le long du rempart de la ville, pas un des hommes de Cendres, un des quarante-sept hommes du comte d’Oxford, en blanc et mûre. Il gardait le corps à demi écarté de la lumière au sud.
« Milord ! beugla-t-il. Il faut que vous partiez, Milord ! La porte de la Citadelle est en train de nous être reprise ! Les amirs arrivent ! »