II

Tout au long des rues escarpées, étroites et droites comme un I qui partaient du quai, dans la montée des marches entre des bâtiments aux volets de fer, éclairés par des cages de feu grégeois en acier et en verre[24], les soldats wisigoths continuèrent à maintenir Cendres à l’écart des autres prisonniers.

Elle n’eut pas le temps de contempler la ville. Elle trébuchait, écorchant ses pieds sur les pavés, consciente des mains qui l’agrippaient sous les aisselles. Les hallebardes des gardes s’entrechoquèrent quand ils arrivèrent à une épaisse arche de pierre – une porte, qui perçait un mur d’enceinte s’étirant tout autour de la colline aussi loin que l’éclairage lui permettait de le constater. Le rempart était trop élevé pour voir quoi que ce soit au-delà.

On continua à faire avancer les autres prisonniers du navire pour les faire entrer dans la cité proprement dite, loin de la porte qui menait à la citadelle.

« Quoi ? » Cendres tourna la tête, trébuchant. Le harif Aldéric cria quelque chose. Deux des soldats ramenèrent une vieille femme, un jeune homme gras et un homme plus âgé. Les soldats serrèrent les rangs autour d’eux.

La porte en arche se poursuivait par un tunnel dans un mur de défense de vingt bons mètres d’épaisseur. Cendres perdit l’équilibre dans le noir. Theudibert la remit sur pied en proférant une obscénité satisfaite. Elle recula avec un sursaut devant un nouveau mur – ici, pas de lumière. Un vent glacial lui soufflait à la figure. Elle s’aperçut qu’elle ne se trouvait plus sous la porte, mais dans un passage plus étroit.

Aucun des bâtiments de part et d’autre n’avait de fenêtre.

Quatre des hommes d’Aldéric allumèrent de simples lanternes en fer ajouré, pour les brandir haut. À présent, des ombres avançaient et bondissaient dans l’étroit passage. Une rue ? Une ruelle ? Cendres leva la tête en plissant les yeux. Les dernières étoiles, en se fondant dans le noir, lui apprirent qu’elle se trouvait toujours à l’extérieur. Un poing anguleux contre son dos la força à avancer.

Ils croisèrent une porte noire, barrée de sept épaisses sections de fer. Trente mètres plus bas dans la rue, une autre porte. Aucun des bâtiments n’était en bois, ni en clayonnage et torchis ; tous étaient de pierre aveugle. Ensuite, le groupe tourna au coin de la rue, tourna de nouveau, et encore une fois, sinuant dans un dédale de ruelles obscures, les ténèbres d’un impitoyable jour noir sur leurs têtes.

Cendres se serra les bras autour du corps, tout en clopinant. Avec son vêtement de lin mince, elle aurait grelotté, de toute façon, mais le froid actuel mordait la plante calleuse de ses pieds contre les pavés, lui blanchissait les doigts et changeait son haleine en panaches de vapeur.

Les soldats du roi-calife frissonnaient eux aussi.

Quatre des soldats coururent ôter la barre d’une porte dans un mur nu. Assez grande pour être une poterne, songea-t-elle. D’une bourrade, le nazir la lui fit franchir dans le noir. Elle se cogna le genou, celui qui était blessé, et elle hurla. Des lanternes de fer dansèrent dans son champ de vision ébloui, des mains la poussèrent, des épaules et des bras se heurtèrent à son corps, la poussant à l’intérieur, le long d’un long passage obscur.

Une petite main, flétrie, se faufila dans la sienne.

Cendres baissa les yeux et vit que la vieille prisonnière lui avait pris les doigts. La femme leva la tête vers Cendres. Des ombres mouvantes, des rides et des plis, déguisaient son expression. Au toucher, ses phalanges ressemblaient à des os de poulet glacés. Cendres blottit la main de la femme sous la sienne, la pressant contre son corps drapé de lin pour la mettre au chaud.

La paume de la vieille glissa le long du ventre de Cendres. Sa voix douce gémit en français : « C’est bien ce qu’il m’avait semblé, sur le bateau. Ça ne paraît pas, mais tu portes un enfant, mon cœur. Je pourrais t’accoucher – oh, que vont-ils nous faire ?

— La ferme !

— Que nous veulent-ils ? »

Cendres sentit et entendit un poing ganté de maille frapper la chair. La main de la vieille s’amollit et échappa à la sienne. Elle tenta de la retenir ; mais les soldats l’entourèrent, la poussant pour la faire avancer et avec eux, elle entra en trébuchant dans une vaste cour.

L’entrée de service, supputa-t-elle, puis : C’est un véritable domaine ! La cour était beaucoup plus longue que large, entourée de toutes parts par des fenêtres à barreaux de pierre et des portes en arche. Le bâtiment surplombant cette cour intérieure sur ses quatre côtés s’élevait au moins sur deux étages. Des lanternes de feu grégeois étaient éblouissantes : Cendres ne distinguait pas le ciel.

La longue cour grouillait de monde : quelques gardes de la maison, à en juger par leurs épées. Une ou deux personnes mieux habillées. La plupart étaient des adultes de tous âges, hommes et femmes, vêtus de simples tuniques, avec des colliers de fer autour du cou. Cendres, bouche bée, le ventre glacé par une sensation de familiarité, regarda courir les esclaves.

Presque tous, en dépit de leurs traits individuels, possédaient un air de famille. Presque tous avaient, dans la crépitante lumière blanche, les cheveux d’une pâleur de cendre.

Elle chercha autour d’elle la vieille femme, ne la vit pas dans la foule et trébucha. Elle atterrit à quatre pattes, sur un dallage noir et blanc. Elle gémit, empoignant son genou à deux mains. Il donnait l’impression d’être à nouveau enflé et cuisant. Les pleurs lui emplirent les yeux.

À travers ses larmes, Cendres vit Aldéric s’avancer en compagnie du capitaine du navire, et tous deux s’adresser à un groupe de gardes de la maison et d’esclaves, et elle roula sur elle-même pour se remettre debout. On la poussa pêle-mêle avec les prisonniers masculins. Une fontaine jaillissait dans sa vasque, à quelques mètres de là. Au cœur des jets qui retombaient, un phénix mécanique chantait.

Cendres saisit à deux mains l’ourlet de sa chemise, le rabattant sur ses cuisses. Une sueur froide coulait entre ses omoplates. Elle se surprit à articuler sans bruit : oh, Christ, aidez-moi, aidez-moi à garder mon bébé ! Et elle s’arrêta, le visage sombre. Mais je ne le veux pas, je ne veux pas mourir en couches…

Quand on croit avoir atteint le fond de la peur, on peut toujours trouver un lieu où se réfugier. Elle noua ses mains pour éviter qu’on les voie trembler. Des images sentimentales d’un fils ou d’une fille refusaient de lui rester en tête, confrontés à cette cour trop éclairée remplie d’hommes s’exprimant dans ce dialecte gothique qu’on appelait le carthaginois, à un débit bien trop rapide pour qu’elle puisse les comprendre. Seules demeuraient la vulnérabilité de son ventre à peine marqué, et la nécessité absolue – et l’impossibilité – du secret.

« Ma pauvre enfant, mon pauvre cœur. » La vieille paysanne, ensanglantée, était soulevée par la poigne d’un soldat. Les deux prisonniers masculins étaient avec elle, leurs visages très différents figés par la même expectative apeurée.

« Viens avec moi. » Le harif Aldéric se trouvait auprès de Cendres, l’entraînant plus avant.

Cendres grelotta, le froid profondément niché dans son ventre. D’on ne sait où, elle exhuma un sourire qui exhiba toutes ses dents. « Qu’est-ce qui se passe, vous avez décidé que ce n’est pas moi que vous vouliez ? Hé, j’aurais pu vous le dire à Dijon ! Ou alors, c’est maintenant que vous allez m’apprendre que vous voulez conclure un contrat avec ma compagnie ? Considérez que j’ai été bien mise en condition, vous allez sans doute faire une bonne affaire ! »

Elle pouvait voir qu’elle puait à l’expression des gardes qui la côtoyaient et aux regards plus éloignés des un ou deux hommes qui étaient sans doute des sujets libres du roi-calife Théodoric, mais ses propres narines n’en avaient aucune conscience. Elle boita à hauteur d’Aldéric sur les dalles froides. Sa bouche continuait de parler :

« J’avais toujours cru qu’il faisait plutôt chaud, dans le Crépuscule éternel. Mais on se caille, bordel ! Qu’est-ce qu’il se passe, la Pénitence devient trop lourde pour vous ? Peut-être que Dieu en a marre d’attendre que le Siège vacant soit occupé.

C’est peut-être un signe.

— Silence. »

La peur rend volubile. Cendres s’interrompit.

Des portes desservaient l’étroit passage. Aldéric en ouvrit une, s’inclina, prononça quelques mots, et fit entrer Cendres devant lui, d’une bourrade. Elle fut éblouie par un surcroît de lumière.

Cendres entendit la porte claquer derrière elle.

Une voix lourde demanda : « C’est elle ?

— Peut-être. » Une autre voix, plus sèche.

Cendres cligna des paupières pour dissiper son éblouissement. Les lambris de la salle étaient bordés de tuyaux et de lampes coiffées de verre, sifflant de feu grégeois. Des brûle-parfum se dressaient dans les coins de la pièce ; simultanément, leur doux arôme éclaircit la tête de Cendres et la ramena avec une immédiateté étonnante dans une tente, en campagne, une année en Italie, avec des mercenaires wisigoths.

Mais elle ne se trouvait pas sous une tente. Le sol sous ses pieds était dallé de rouge et de noir, assez ancien pour qu’elle perçoive par la plante de ses pieds chacun de leurs creux d’usure. Des carreaux de mosaïque lui renvoyaient en clignotant la clarté de vingt lampes.

Les murs scintillaient, couverts, du sol aux voûtes du plafond, de carrés colorés de cinq millimètres de côté. Des images de saints et des icônes regardaient d’un œil terrible : Catherine avec sa roue, Sébastien avec ses flèches, Mercure avec son scalpel de chirurgien et sa bourse tranchée de voleur, Georges et le dragon. Des robes d’or et des yeux sombres, liquides, la considéraient de haut.

Les ombres se perdaient dans les arceaux du plafond. Sous les becs odoriférants et régulés du feu grégeois, elle détecta une odeur de terre. Au fond de la salle, le mur entier constituait une immense mosaïque du Taureau et de l’Arbre, où le Christ la regardait du lieu où Il était accroché, sainte Herlaine à ses pieds percés de feuilles, sainte Tanitta[25] qui observait.

L’atmosphère était suffisamment oppressante pour qu’elle n’entendît pas ce qui fut dit ensuite, ne parvenant à se concentrer de nouveau que lorsque les échos se turent dans la salle froide, si froide. Elle regarda en direction de la banquette et des tables de la salle, lourdes, cirées et taillées en carré. Deux hommes lui faisaient face. L’un mince, en robe blanche, la cinquantaine environ, vêtu comme un amir, la considérait avec des yeux ridés. Accroupi au pied de son fauteuil, l’autre, avec un visage d’idiot, bouffi et mou, l’observait en bavant.

« Va. » L’amir toucha avec douceur le bras de l’homme retardé. « Va manger. Tu pourras écouter plus tard ce que nous disons. Vas-y, Ataulf. Allons. Va…»

L’idiot, qui aurait pu avoir n’importe quel âge entre vingt et soixante ans, croisa Cendres en lui jetant un regard en biais de ses yeux bridés et luisants, sous d’épais sourcils blonds et un début de calvitie. Sa bouche aux lippes épaisses bavait, humide.

Cendres s’écarta d’un pas tandis qu’il sortait, saisissant cette excuse pour regarder en arrière. Aucune fenêtre ne s’ouvrait dans la pièce. Il n’y avait que la porte à double battant. Le harif Aldéric se tenait devant.

« Avez-vous mangé ? » s’enquit l’amir.

Cendres regarda l’homme à barbe blonde. Elle distinguait une vague ressemblance physique avec le retardé, mais l’intelligence éclairait ce visage ridé.

Sachant d’où venait cette amabilité – qu’il s’agissait d’un effort pour la briser par contraste – elle n’en répondit pas moins avec humilité dans son meilleur latin carthaginois.

« Non, seigneur amir.

— Harif, faites apporter de la nourriture. » Il indiqua du doigt un deuxième siège sculpté, plus bas, qui se dressait près du sien, tandis qu’Aldéric se penchait par les portes pour lancer des ordres. « Je suis l’amir Léofric. Vous êtes dans ma maison. »

C’est bien ça. C’est ce nom-là. Elle a parlé de toi.

Tu es son presque père.

« Asseyez-vous. »

Ses pieds se réchauffèrent à l’instant où elle foula les tapis qui couvraient le carrelage de brique rouge. Un homme blond cendré entra et la dépassa, pour placer sur une table basse un plat en céramique peu profond, contenant de la nourriture chaude, et se retira de la pièce sans prononcer un mot. Il avait à peu près l’âge de Cendres, jugea-t-elle ; il portait autour du cou un collier de métal, et ni Aldéric ni le seigneur amir Léofric ne lui accordèrent plus d’attention qu’aux lampes. Un esclave.

Elle dissimula la peur qui lui glaçait le ventre en continuant à traverser le tapis pour venir s’asseoir sur le siège bas en chêne. Il était capitonné, avec un dossier qui se prolongeait sous ses coudes ; elle resta perplexe un instant en se demandant comment on s’y installait. L’amir Léofric semblait ignorer tout risque d’infestation par cette prisonnière dévorée de puces : il la considérait avec une expression de sollicitude et d’intérêt.

La nourriture – deux ou trois objets jaunes, tendres, en forme de bourse – fumait dans l’air froid. Cendres en prit un entre ses doigts nus et sales, mordit dans une croûte chaude, friable, sentit un goût de patates, de poisson et de safran.

« Merde ! » Elle laissa échapper de sa bouche le plus gros d’un œuf cru coulant hors de la coquille de pâte, le long de son poignet, de son avant-bras. D’un mouvement vif, elle lapa le jaune et le blanc, nettoyant sa peau à coups de langue. « À présent, messire…»

Elle leva les yeux, décidée à prendre l’initiative de la conversation, et s’interrompit, se mettant debout d’un bond, sans souci de la chemise tachée qui lui couvrait à peine les jambes.

« Oh, bon Dieu, mais c’est un rat ! » Elle jeta le bras en avant, montrant du doigt le giron de l’amir. C’est un porteur de peste[26] !

— En aucun cas, ma chère. » L’amir wisigoth avait un sourire étonnamment aimable, bien plus juvénile que son visage ridé et des dents blanches qui brillaient dans sa barbe gris-blond. Il pencha la tête et émit des pépiements d’encouragement.

Un museau pointu et velu émergea des replis de ses robes de velours blanc bordé d’or, le nez rose en avant. De petits yeux noirs sans pupille se fixèrent sur Cendres tandis que l’animal se figeait. Cendres lui retourna son regard, surprise de le croiser. La fourrure de l’animal luisait d’un blanc pur dans la clarté des lampes qui s’adoucissait.

Encouragé par l’absence de mouvements, il se coula jusqu’à la cuisse de Léofric, cheminant avec prudence sur ses robes. Des hanches hautes furent suivies par une queue glabre et lisse. Le corps seul mesurait déjà vingt-cinq centimètres. Il s’ornait (elle le constata, pétrifiée d’horreur, tandis qu’il émergeait) d’une queue nue et écailleuse. Et de couilles grosses comme des noisettes.

« C’est pas un rat, peut-être ? Vous vous foutez de moi ! »

À sa voix, le rongeur se figea, son dos s’arrondissant en lordose. Les rats sont noirs, ce sont des souris à plus grande échelle. Cet animal-ci, détailla-t-elle avec toute la lucidité née d’une peur différée, avait la croupe large, les épaules étroites. Le museau semblait plus camus que celui d’une souris. Il avait de petites oreilles pour la taille de son crâne large.

« Une souche différente de rat. Ma famille les a ramenés d’un voyage dans le royaume du Milieu[27] », murmura doucement l’amir Léofric. Il abaissa un doigt ridé et gratta l’animal derrière l’oreille. Celui-ci se dressa sur son arrière-train, pour renifler avec un frémissant plumeau de moustaches, et inspecter le visage de l’homme. « C’est un rat, ma chère, mais d’une autre espèce !

— Les rats sont les familiers du diable ! » Cendres recula de deux pas sur le tapis. « Ils dévorent la moitié de vos provisions, tout si vous n’avez pas une meute de terriers. Bon Dieu, les problèmes que j’ai eus… ! Répugnantes bestioles qui… et ils transmettent la peste[28] !

— Autrefois, peut-être. » De nouveau, l’amir wisigoth pépia. Entendre un adulte émettre un son aussi ridicule était surprenant, et Cendres crut capter un rire étouffé du harif Aldéric, près de la porte. La robe de Léofric frémit.

« Et où il est, mon mignon ? » chuchota celui-ci.

Deux autres rats émergèrent sur ses épaules. L’un était jaune, marqué de brun sépia sur la croupe, le bout des pattes et le museau ; l’autre, Cendres en aurait juré si la lumière avait été meilleure, était d’un gris ardoise assez pâle pour sembler bleu. Deux nouvelles paires d’yeux noirs comme des perles se fixèrent sur elle.

« Autrefois, peut-être, répéta Léofric. Il y a de ça mille générations de rats. Ils se reproduisent beaucoup plus vite que nous. J’ai des archives remontant les décennies jusqu’à l’époque où c’étaient de simples rats bruns – loin d’être aussi jolis que toi, mon chéri », ajouta-t-il en s’adressant à l’un des animaux. « Ceux-ci n’ont pas connu de maladie depuis un siècle au moins. J’en ai de nombreuses variétés. Des rats de toutes les couleurs et de toutes les tailles. Il faudra que vous les voyiez. »

Cendres regarda, pétrifiée, tandis qu’un rat levait sa tête de serpent velu et mordait l’amir wisigoth à l’oreille. Une morsure de rat donne la fièvre, voire la mort ; sans aller jusque-là, au moins une douleur comparable à une aiguille qui se plante dans la chair. Cendres frémit par sympathie. Léofric ne broncha pas.

La rate bleue, maintenant entre ses pattes délicates le lobe de l’oreille, intact, continua de le lécher avec une minuscule langue rose. Elle se frotta un peu contre la barbe de Léofric, puis retomba à quatre pattes et se faufila instantanément hors de vue sous ses robes.

« Ce sont vos familiers ! s’exclama Cendres, scandalisée.

— C’est un passe-temps. » L’amir Léofric se mit à parler français, avec un léger accent. « Est-ce que vous me comprenez, ma chère ? Je veux être certain que vous comprenez ce que je vous dis, et que je comprends tout ce que vous me dites.

— Je n’ai rien à dire. »

Ils restèrent un moment à se dévisager, dans la salle éclairée par les lampes. Le même esclave entra s’occuper d’une des lampes et y verser une huile différente. Un parfum fleuri s’imposa graduellement dans l’atmosphère de la pièce. Cendres jeta un coup d’œil par-dessus son épaule à la masse d’Aldéric qui bouchait le chemin de la porte.

« Qu’attendez-vous que je vous dise, seigneur amir ? demanda-t-elle. Oui, je suis apparentée à votre général. À l’évidence. Elle dit que vous l’avez obtenue à partir d’esclaves. Je vois que c’est le cas. Trop de gens ici me ressemblent… Quelle importance cela a-t-il ? J’ai cinq cents hommes dont je réponds et, en dépit de l’attitude de la Faris à Bâle, je suis disposée à négocier un nouveau contrat. Que puis-je ajouter d’autre ? »

Cendres réussit à conclure par un haussement d’épaules, en dépit du fait qu’elle se tenait seulement vêtue d’une chemise et de braies répugnantes, avec ses cheveux taillés court, sa puanteur et les piqûres de la vermine qui la couvrait.

« Ma mignonne », souffla Léofric. En s’adressant à la rate bleu pâle, comprit Cendres. Le seigneur wisigoth pencha la tête et le rat actuellement sur son genou se dressa sur ses pattes de derrière, s’étirant avec souplesse en hauteur. Ils se trouvèrent brièvement nez contre nez, puis le rongeur retomba à quatre pattes. Vamir arrondit la main et caressa le dos bombé de la rate. Celle-ci tourna la tête et lui lécha les doigts avec une langue rose et propre. « Caressez-la avec douceur. Elle ne vous fera aucun mal. »

Tout, pour retarder d’autres questions, se dit Cendres avec détermination ; elle retraversa le tapis jusqu’au siège de Léofric, et tendit un doigt extrêmement réticent. Elle toucha une fourrure chaude, surprenante de douceur, de sécheresse.

L’animal bougea.

Cendres cessa de respirer. De minuscules griffes agrippées au bout de son doigt – elle s’immobilisa, sentant combien cette étreinte était ténue.

La rate bleu pâle renifla délicatement les ongles rongés et crasseux de Cendres. Elle se mit à la lécher, se rassit, éternua deux fois – un son infime, absurde, dans l’immense salle aux mosaïques – et se rassit sur son arrière-train, en se frottant les pattes contre le museau et les moustaches, donnant tout à fait l’impression de se nettoyer de la crasse du bateau.

« Elle se débarbouille la figure comme un chrétien ! » s’exclama Cendres. Elle resta la main gauche tendue, espérant que la rate reviendrait l’inspecter ; et, avec un soudain sursaut de peur au creux du ventre, s’aperçut qu’elle se tenait si près de l’amir sur son siège qu’elle respirait son parfum et, par-dessous, l’odeur masculine de sa sueur.

Léofric caressa sa rate. « Ma chère, créer une variété peut exiger des années. Parfois, on obtient la couleur correcte, et puis les tares se manifestent, liées à elle ; un retard d’intelligence, l’agressivité, les psychoses, des avortements, des matrices anormales, des entrailles si difformes que les animaux éclatent sous leurs propres excréments et périssent. »

La rate bleue se coucha sur ses genoux et s’enroula, museau près de la queue. Léofric ramena ses yeux vers Cendres.

« Il faut parfois plusieurs générations pour obtenir une espèce stable. Accoupler la fille avec le père, le fils avec la mère et la sœur. On élimine les rebuts, ne mettant à la reproduction que ceux qui sont utiles – pendant de nombreuses, très nombreuses années. Et parfois, la réussite ne vient jamais. Ou quand elle arrive, l’animal est stérile. Commencez-vous à comprendre pourquoi vous avez peut-être une importance pour moi ?

— Non. » La langue de Cendres collait à son palais desséché.

L’amir Léofric sourit, comme si, simultanément, il reconnaissait la peur qu’elle dissimulait mal et pensait à tout à fait autre chose. Il ajouta : « Vous le noterez, ils sont parfaitement apprivoisés, à la différence des autres animaux sauvages. C’est un à côté de leur création, et un aspect que je n’avais pas anticipé – oui ?

— Messire ! » La voix grave d’Aldéric tonna. Cendres tourna la tête et assista à l’entrée soudaine dans la pièce, par la porte à double battant, d’esclaves en colliers, de prêtres arianistes, de soldats en armes, d’un abbé et d’un homme porté au-dessus du sol à hauteur de taille dans une chaise.

« Seigneur calife ! » L’amir Léofric se leva précipitamment pour s’incliner, les rats regagnant en toute hâte les profondeurs de ses vêtements. « Votre Majesté ? »

Le fond de la salle était empli de soldats, les hommes d’Aldéric. Entre eux s’avancèrent un homme vêtu des robes vertes d’un abbé arianiste – avec quelque chose d’étrange dans la croix sur sa poitrine – et un amir richement vêtu et (vu de près) nettement plus jeune que Léofric.

« Je vous souhaite la bienvenue dans ma maison », annonça avec solennité Léofric en latin carthaginois, sa voix adoptant une expression calme.

Un geste, et l’on déposa la chaise à terre.

« Oui, oui ! » Un vieillard était assis dans la chaise ; autrefois, à l’évidence, il avait eu les cheveux roux, mais désormais ils avaient viré au blanc sale. Il avait eu la carnation florissante, semée de taches de rousseur, qui s’y associe, mais, à présent, sa peau luisait, tachée et sombre sous la lueur des lampes ; la peau pendait sur ses bras et se tendait sur son nez, son front et autour de sa bouche. Il portait des robes en brocart tissé d’or. Cendres respira une fois et tenta de retenir son souffle : aucun des esclaves maniant leurs ostensoirs ne pouvait masquer la puanteur de la merde et de sa chair décatie.

Théodoric, comprit-elle, effarée, c’est le calife ! Et elle se retrouva poussée contre le tapis – tentant désespérément de ménager sa jambe gauche – et le gantelet de maille d’Aldéric la força à se prosterner à quatre pattes. Elle ne voyait plus que l’ourlet des robes, et des sandales en cuir richement ouvragé.

« Eh bien ? » La voix du monarque wisigoth semblait faible.

La voix de l’amir Léofric lui répondit : « Seigneur calife, pourquoi ces hommes vous accompagnent-ils ? Cet abbé ? Et l’amir Gélimer n’est pas un ami de ma famille.

— Je me dois d’avoir un prêtre avec moi ! » annonça le roi-calife, d’une voix pétulante.

Un abbé tout ce qu’il y a de plus officiel est « un prêtre » ? s’étonna Cendres.

« L’amir Gélimer n’a pas sa place ici !

— Non ? Non, peut-être pas. Gélimer, sortez. »

Une voix différente, de ténor, protesta : « Seigneur calife, c’est moi qui vous ai apporté la nouvelle, et non l’amir Léofric, bien qu’il ait dû la connaître depuis longtemps !

— C’est vrai. C’est vrai. Vous allez rester, alors, afin que nous puissions écouter votre sagesse sur ce sujet. Où est la femme ? »

Le regard de Cendres se fixa sur la trame sobre du tapis. Les fibres étaient douces contre sa paume. Elle prit le risque de tourner la tête, pour voir s’il y avait un passage jusqu’à la porte, ne vit que les jambes gainées de maille des gardes. Pas d’amis, pas d’alliés, aucun chemin de fuite. Elle avait envie de chier.

« Ici, reconnut Léofric.

— Faites-la se lever », siffla avec effort le roi-calife.

Cendres, remise debout de force, se retrouva examinée par deux hommes coûteusement mis et extrêmement puissants.

« Mais c’est un garçon ! »

Le nazir Theudibert sortit des rangs des gardes et saisit à deux mains le devant de la chemise de drap de Cendres, la déchirant du col à l’ourlet. Il recula. Cendres rentra le ventre et se tint droite.

« C’est bien une femme », murmura Léofric, avec respect.

Le roi-calife Théodoric hocha la tête, une fois.

« Je suis venu l’encourager. Nazir Sarus ! »

Un bruit confus à la porte, au sein de la garde personnelle du roi-calife, fit tourner la tête à Cendres. Une épée glissa hors de son fourreau doublé de bois. À ce bruit, elle recula instantanément d’un bond, en dépit de la poigne d’Aldéric.

Deux des soldats du calife entraînèrent à l’intérieur le prisonnier replet.

« Non ! Non ! Je peux payer ! Je peux payer ! » Les yeux du jeune homme s’écarquillèrent. Il criait au hasard en français, en italien et en suisse allemand. « Ma guilde vous versera rançon ! Je vous en supplie ! »

Un des soldats le fit trébucher, l’autre remonta d’une secousse ses robes bleues tachées.

La lumière étincela sur le plat de la lame tandis que le soldat la levait, et l’abattait avec précision. Le sang jaillit.

« Oh, bon Dieu ! » s’exclama Cendres.

La pièce empesta soudain tandis que les entrailles de l’homme se relâchaient. Ses jambes blanches et nues ruisselaient de sang. Il se souleva sur les coudes, se halant en avant dans des hurlements et des sanglots, le visage brouillé de larmes. Ses jambes traînaient derrière lui comme deux quartiers de viande de boucherie.

Les deux coups en travers de ses genoux qui lui avaient sectionné les tendons saignaient avec abondance sur les dalles de pierre.

Une voix asthmatique déclara : « Parlez à Léofric, mon conseiller. »

Cendres se contraignit à détourner les yeux, à regarder l’homme qui venait de parler – à regarder le roi-calife.

« Parlez à Léofric, mon conseiller », répéta Théodoric. À la lueur des lampes, sa peau tendue semblait jaune, ses orbites deux trous noirs. « Confiez-lui tout votre cœur et toute votre âme. Tout de suite. Je ne veux pas que vous doutiez un instant de ce que nous pouvons vous faire et de ce que nous vous ferons si vous refusez, ne serait-ce qu’une fois. »

L’homme sur le sol saignait, hurlait et ne tordait que le haut de son torse tandis que les gardes le traînaient hors de la pièce. Les yeux de pierre des saints le regardèrent partir, impassibles.

« Vous avez simplement fait ça pour me montrer… ? »

Horrifiée et incrédule, Cendres hurlait avec le volume qu’elle employait sur les champs de bataille.

Un vertige s’enfonça dans son corps ; ses mains et ses pieds lui cuisirent ; elle savait qu’elle allait s’évanouir dans une seconde, et se pencha pour empoigner ses cuisses et respirer profondément.

J’ai vu pire, j’ai fait pire, mais agir ainsi avec tant de désinvolture, sans raison…

C’était la rapidité du geste, et l’absolue futilité de toutes les supplications, qui l’horrifiaient le plus. Et les dégâts irréversibles. Une rougeur envahit son visage balafré. Elle s’écria, dans le patois des camps : « Vous avez foutu en l’air la vie de ce pauvre type, simplement pour préciser vos intentions ? »

Le roi-calife ne la regardait pas. Son abbé lui parlait, à voix basse, à l’oreille, et il opina, une fois. Des esclaves lavèrent le sol à grande eau et se retirèrent. Le parfum de fleurs des brûle-parfum ne masquait pas les relents cuivrés du sang et la puanteur des excréments.

Aldéric s’écarta d’elle. Deux des soldats du calife, les deux mêmes, l’empoignèrent chacun par un poignet, bloquant l’articulation des coudes de façon à la maintenir immobile.

« Tuez-la tout de suite », intervint l’amir Gélimer. Cendres vit que Gélimer était un homme sombre, âgé de la trentaine, avec un visage quelconque, de petits yeux et une barbe noire tressée. « Si elle représente un danger pour notre croisade dans le nord, ou même si elle ne pose qu’un danger très restreint, vous devriez la mettre à mort, seigneur calife.

— Mais non ! intervint avec précipitation l’amir Léofric. Comment saurons-nous ce qui s’est passé ? Il faut étudier tout ceci !

— C’est une paysanne du Nord, chuinta le roi-calife sur un ton méprisant. Léofric, pourquoi perdre votre temps avec cela ? Au mieux, ne pourra sortir de là qu’un autre général, et j’en ai déjà un. Vous apprendra-t-elle la raison de ce froid ? Pourquoi ce froid infernal, diabolique, ici, depuis le départ outremer de votre général esclave ? Plus la croisade étend nos conquêtes vers le nord, et plus le froid nous mord ici. Je me demande vraiment, à présent, ce que Dieu veut de nous ! Cette guerre n’est elle pas Sa volonté, après tout ? Léofric, est-ce que vous m’avez damné ? »

L’abbé arianiste lança avec bonne humeur : « Majesté, la Pénitence est une hérésie nordique. Dieu nous a toujours fait la faveur de ces ténèbres qui – si elles nous empêchent de cultiver le sol ou de faire pousser le blé – nous incitent cependant à partir conquérir des terres pour Lui. Elles font de nous des hommes de guerre, non des fermiers ou des bergers, et ainsi nous ennoblissent. C’est Son fouet, qui nous châtie pour que nous exécutions Sa volonté.

— Il fait froid, abbé Muthari. » Le roi-calife lui coupa la parole d’un geste de la main. La lumière des lanternes montrait des taches sombres qui ponctuaient ses doigts blancs. Théodoric ferma ses yeux aux paupières fragiles.

« Votre Majesté, murmura Gélimer, avant de faire quoi que ce soit d’autre, Votre Majesté, tranchez sa main d’épée. Une familière du démon, comme cette femme, ne devrait pas se voir autorisée à poursuivre sa carrière de guerrière, si bref soit le délai de vie que vous lui allouerez ensuite. »

La voix et la représentation de l’image dans son esprit – deux blanches rondelles d’os tranché dans une chair d’où partent des giclées rouges – lui parvinrent simultanément. Cendres déglutit de la bile. La nausée et la lassitude envahirent son corps comme une marée.

Une petite frimousse pointue et velue regardait Cendres du haut de l’épaule de l’amir Léofric. Des yeux noirs la scrutaient. Un pinceau de moustaches frémit. Tandis que Léofric s’inclinait pour parler à Cendres, le rat déplaça ses pattes aux doigts roses et s’installa afin de procéder à la toilette d’un flanc bleu pâle – ni humide, ni sale, ni infesté de puces.

« Donnez-moi quelque chose, Cendres ! implora l’amir wisigoth Léofric à mi-voix. Ma fille me dit que vous êtes une femme de grande valeur, mais je n’ai que de l’espoir, et non des preuves. Donnez-moi quelque chose que je puisse utiliser pour vous garder en vie. Théodoric est mourant, il le sait, et il devient extrêmement indifférent à la vie d’autrui, depuis quelques semaines.

— Quoi, par exemple ? » Cendres déglutit, essaya de voir à travers des yeux mouillés de larmes. « Le monde abonde en mercenaires, messire. Même s’ils sont doués et précieux.

— Je ne puis désobéir au roi-calife ! Donnez-moi une raison de ne pas vous exécuter ! Dépêchez-vous ! »

Cendres observa avec fascination la rate bleue agiter ses moustaches et se laver derrière les oreilles avec de délicates pattes roses. Elle abaissa son regard de quinze centimètres, vers l’expression implorante de Léofric.

Soit cela signifie que je vais être libérée. Soit que je serai tuée, sans doute rapidement. Mieux vaut que ça se passe rapidement ; misère du Christ, je le sais, que ça vaut mieux, j’ai vu tout ce qu’on peut faire subir au corps humain, ils ne sont que des enfants jouant à cache-tampon ! Je ne veux pas qu’ils se lancent dans un ouvrage de professionnels.

Elle entendit sa propre voix, ténue dans la salle aux murs de pierre froide :

« D’accord, d’accord, c’est vrai, j’entends une voix quand je combats, je l’ai toujours entendue, c’est probablement la même que celle qu’entend votre… fille, je suis à l’évidence du même sang qu’elle, je ne représente qu’un rebut de votre expérience, mais oui, je l’entends ! »

Léofric s’enfonça les doigts dans les cheveux, soulevant en épis ses mèches blanches. Ses yeux intenses s’étrécirent. Elle comprit que l’amir la jaugeait avec une expression sceptique.

Après tout ça, il ne me croit pas ?

Elle chuchota, d’une voix dure et pressante : « Vous devez me croire, je dis la vérité ! »

Baignée de sueur, secouée de tremblements, elle continua à le fixer dans ses yeux bleus pendant une longue minute.

L’amir Léofric se détourna.

Si une main ne l’avait pas retenue par le corps, elle serait tombée : le nazir Theudibert la soutint avec un solide avant-bras, aux muscles durs, arrimé en travers des seins nus de Cendres. Elle le sentit rire.

« Elle entend le Golem de pierre, Votre Majesté », dit Léofric.

L’amir Gélimer étouffa un éclat de rire méprisant. « Et vous en prétendriez autant, en ce moment, à sa place ! »

La bouche du roi-calife avait blêmi, et son attention s’était détournée de la conversation pour aller vers l’abbé à ses côtés ; Cendres vit ses yeux revenir subitement vers Léofric, au commentaire de Gélimer.

« Bien entendu, qu’elle l’affirme, commenta le roi-calife Théodoric avec dédain. Léofric, vous tentez de vous sauver avec je ne sais quelle fable d’une nouvelle esclave, général !

— J’entends des stratégies… J’entends le Golem de pierre », affirma Cendres à voix haute, en latin carthaginois.

Gélimer protesta. « Vous voyez ? Elle n’avait aucune idée du nom qu’il portait jusqu’à ce qu’elle vous entende le nommer ! » Le bras du nazir immobilisait Cendres. Elle ouvrit la bouche pour reprendre la parole, et la main libre de Theudibert vint se plaquer dessus, enfonçant durement les doigts dans l’articulation de sa mâchoire pour empêcher qu’elle ne le morde.

L’amir Léofric s’inclina très bas, les rats décampant pour se réfugier à l’intérieur de ses robes, et il se redressa à nouveau pour considérer le roi-calife mourant.

« Sire, ce que dit l’amir Gélimer est peut-être vrai. Elle peut en effet le prétendre par crainte de la douleur et des blessures. » Les yeux pâles et délavés de Léofric devinrent lugubres.

« Il y a un moyen d’en décider. Avec votre permission, maintenant, sire, je vais la soumettre à la torture, jusqu’à ce qu’il soit établi de façon claire si elle dit ou ne dit pas la vérité. »