IV
Dans la salle à l’extérieur de sa cellule, une deuxième rangée de lampes à feu grégeois s’alluma d’un vif éclat, marquant l’avènement du jour de ténèbres. Leur rayonnement passait à travers la grille de pierre qui surmontait la porte ; Cendres demeura assise en contemplation de la meurtrière et du ciel sans clarté.
« Faris », dit une voix d’homme, par-dessus le bruit des verrous d’acier qui coulissaient en protestant pour réintégrer leurs logements dans le mur.
« Léovigild ? »
L’esclave glabre entra dans sa cellule, laissant à l’extérieur deux gardes armés. Il portait un ballot dans ses bras.
« Voilà ! »
Un rouleau de tissu tomba et se répandit sur la paillasse. Cendres s’agenouilla, ses mains triant l’amas avec rapidité.
Une chemise de drap fin. Un haut-de-chausses, encore lacé à un pourpoint, sa couleur invisible par cette lumière. Une grande cotte de laine épaisse avec les manches cousues dessus et des boutons d’argent sur le devant. Une ceinture, une bourse – vide, comme ses doigts tâtonnant avec fureur le déterminèrent – et pas de chaussures, rien qu’une paire de semelles où étaient fixées de longues lanières de cuir. Cendres leva les yeux, perplexe.
« Je montre, porter. » Léovigild secoua la tête, en signe d’exaspération. Le reflet de la lumière permit à Cendres de voir les traits de son visage se détendre. « Violante parler, pas venir. » L’homme mince fit un geste rapide, réunissant les bras comme pour bercer affectueusement quelque chose contre sa joue. « Porter, Faris. »
Cendres, agenouillée sur la paillasse, leva les yeux vers lui. Ce qu’elle tenait entre ses mains était le bourrelet et la queue pendante d’un chaperon.
La sirène actionnée par des moyens hydrauliques sonna l’heure six fois sur la ville, avant que la porte de sa cellule ne s’ouvre à nouveau.
La faim lui rongeait le ventre et finit par s’apaiser. Elle reviendrait plus tard, plus aiguë, Cendres le savait. Un petit sourire lui remontait un coin de la bouche, sourire dont elle n’avait pas conscience ; c’était un sourire ravi, purement causé par l’identification de la situation. La faim et l’isolement étaient des outils familiers pour elle.
Cela signifie qu(elle vaut encore que l’on tente de la convaincre.
Du port en dessous, les bruits retentissaient contre les murailles de pierre et les créneaux : des chants sonores, la musique aigrelette des flûtes, des cris en permanence et une fois un rapide ferraillage de lames. Elle ne pouvait pas se faufiler assez loin le long de l’embrasure pour regarder en bas, mais pressée contre les barreaux de fer pour scruter les ténèbres, elle observa des feux de joie au sommet du promontoire voisin du port, à l’est, et des silhouettes minuscules dessinées contre les flammes, dansant dans une folle célébration. L’odeur de la mer arrivait colorée de fumée de bois.
Le haut-de-chausses était serré, le pourpoint légèrement trop grand, mais sentir à nouveau une chemise de drap fin sur sa peau compensait tout cela. Elle sifflotait à voix basse sans s’en rendre compte en laçant les curieuses sandales de Léovigild sur ses tibias, par-dessus le haut-de-chausses, avec des doigts bleus de froid.
« Tout ce dont j’ai encore besoin, c’est d’une épée. »
Elle noua les lanières du manteau autour de son cou, se coiffa de son chaperon et tira vers le bas les revers du capuchon en laine pour les faire passer sous le collier autour de son cou, se moquant que ce soit une marque visible d’esclavage, du moment qu’elle avait quelque chose pour minimiser tout contact avec les écorchures de sa peau. Elle porta le capuchon tiré en arrière et le chapeau enfoncé sur le crâne. Elle se réchauffait petit à petit, à présent, en dépit du froid et du grésil qui hurlaient au bord de la fenêtre dans le granit.
Quand elle entendit enfin des pas dans la salle de garde à l’extérieur, elle avait fait usage du pot de chambre et se tenait prête depuis presque une heure.
« Nazir », lança-t-elle, debout, pour accueillir Theudibert.
Son expression, entre la désapprobation et la crainte d’une réprimande s’il interrogeait ses supérieurs sur la raison de cette nouvelle apparence, aurait pu faire sourire Cendres, mais l’agression du nazir n’avait pas encore acquis un recul suffisant dans l’esprit de la jeune femme.
« Avance ! » Il lança un coup de pouce vers la porte.
Cendres hocha la tête, moins pour acquiescer à cet ordre que pour elle-même.
J’ai besoin de savoir qui m’a envoyé ces vêtements. Si c’était un cadeau de Léofric, ça a une signification. Si Violante ou Léovigild les ont volés, ça en a une autre. Si je pose la question et qu’il s’agit bien d’un vol, ils seront tués. Donc, je ne peux rien demander.
Par conséquent, je ne vais rien demander. Ce sera seulement une question sans réponse de plus, pour moi. Et je peux vivre avec.
Un des hommes dit quelque chose à Theudibert, indiquant d’un geste les chevilles de Cendres. Pour lui suggérer de remettre les fers, supposa-t-elle. Mes mains, aussi ?
Le nazir gronda quelque chose et frappa l’homme.
L’ordre de ne pas le faire ? Ou, simplement, aucun ordre ?
La tension lui crispa le ventre, comme les matins précédant une bataille. Cendres tira le lourd manteau de laine en avant autour de ses épaules, enfouissant ses mains nues sous l’étoffe, et elle sourit à Geiséric et Barbas en sortant de la cellule, d’un pas décidé.
L’escalier en spirale de la maison Léofric était encombré d’hommes libres dans leurs plus beaux atours. L’escadron de Theudibert fit passer Cendres avec un minimum de dérangement : ils montèrent, émergèrent dans la grande cour, balafrée de plaques de glace, où des esclaves tête nue dérapaient en courant, pour apporter des boissons, des bannières, des luths, du poisson grillé, des pétards et des harnachements de grelots. Cendres se mordit la lèvre, ses talons chaussés de sandales glissant sur le pavage en damier de la cour verglacée, se retrouva enserrée entre des hommes d’armes et poussée pour avancer plus vite sous une longue arche et aboutir dans une rue ou une ruelle sans éclairage.
C’est le chemin par lequel on m’a fait entrer dans la maison Léofric. Il y a quatre jours ? Ça ne fait que quatre jours ?
Geiséric s’arrêta net devant elle. Elle lui percuta le dos et émit un grognement. Il portait un haubert de maille couvert d’un long surcot, la livrée à la roue crantée de la maison Léofric, d’un noir luisant sur le blanc. La poignée de son épée était presque à portée de main. À la seconde où elle s’en apercevait, elle entendit le nazir jeter un ordre et sentit qu’on lui empoignait les mains et qu’on ligotait une courte longueur de corde autour de ses poignets.
Les torches, brandies haut, ne révélaient rien devant eux, sinon le dos d’autres hommes.
Ils commencèrent à progresser lentement, avec la foule, à travers les rues nues et étroites de la Citadelle.
Cendres se retrouvait à trébucher sur des détritus qui traînaient par terre : des torches calcinées, une chaussure, des rubans, une écuelle de bois abandonnée. Ses poignets liés la maintenaient en déséquilibre et elle gardait les yeux baissés pour essayer de voir, dans les fluctuations de la lumière jaune, sur quoi elle allait buter. Au loin, l’horloge de la ville hulula deux fois encore tandis que Cendres marchait parfois, et, plus souvent, restait immobile, pressée contre les corps de l’escadron de Theudibert.
Aucun des jeunes hommes ne porta la main sur elle.
Le regard baissé, elle ne vit pas non plus où ils allaient jusqu’à ce qu’ils soient presque arrivés. Une humidité fine et glacée – pas tout à fait du grésil – pleuvait du ciel noir sur des visages levés. Ici, il y avait assez de torches, tenues par des esclaves tête nue debout sur un muret circulaire qui entourait une place, pour qu’elle puisse voir à peu près jusqu’à une portée de flèche.
Une lumière jaune tombait sur les têtes de la foule dense et sur les murs d’un bâtiment qui se dressait, isolé, sur ce qui devait être le centre de la Citadelle. Ses parois dorées et incurvées s’élevaient pour constituer un vaste dôme, loin au-dessus de la tête de Cendres. Un cordon encore plus compact d’hommes d’armes aux couleurs personnelles du calife ceinturait la façade de l’immeuble. Elle distinguait clairement des dalles dégagées, derrière eux.
Une agitation fit mouvoir les têtes de la foule vers la droite de Cendres. Le nazir grommela quelque chose, sans enthousiasme.
« Pas par là, nazir ! » décréta une voix grave. Elle aperçut le harif Aldéric qui se forçait un passage à travers la foule de civils. « Faites le tour par l’arrière.
— À vos ordres. »
L’escadron se regroupa autour d’Aldéric. Cendres nota que le soldat wisigoth barbu transpirait, malgré le froid. Elle aurai été incapable d’avaler un morceau, en ce moment, le ventre noué comme un cheval pris de coliques.
« J’entends dire que vous pourriez venir nous rejoindre en tant que capitaine », murmura le harif Aldéric, les yeux fixés vers l’avant.
Il n’y a aucun espoir de garder le moindre secret dans une maison remplie d’esclaves ou de soldats, se dit Cendres. Est-ce la vérité ou une simple rumeur ? Par pitié, faites que ce soit vrai !
« C’est mon métier. Me battre pour qui me paie.
— Et vous trahiriez votre employeur précédent ?
— Je préfère considérer cela comme un repositionnement de mes priorités. »
L’escadron d’Aldéric se fraya un passage à travers une foule qui ne diminuait pas de façon sensible tandis qu’ils longeaient l’enceinte de l’immense bâtiment. Plus près des murailles, Cendres put constater que des arches ponctuaient leur périphérie à intervalles réguliers, et par ces arches débordaient de la lumière et le son de chœurs de jeunes garçons en train de chanter. Les festivités d’intronisation n’étaient visiblement pas encore achevées au bout de huit heures. Le dôme luisait au-dessus d’elle. Les tuiles qui en couvraient les courbes comme des écailles donnaient l’impression, très forte, d’être en or, et Cendres cligna des yeux, éblouie à la fois par le reflet de l’éclat des torches sur la feuille d’or et la compréhension de ces richesses.
L’escadron tourna vers la gauche. Le harif Aldéric passa en premier, pour discuter avec un sergent en surcot noir. Cendres étira le cou en arrière, en apparence pour béer devant le dôme, et laissa sa vision périphérique établir une estimation des chambellans, musiciens, écuyers et pages qui se pressaient autour de cette entrée. Tous, grelottant sous de minces lainages, portaient ce qu’elle jugea être leurs tenues d’hiver, pour le genre d’hiver qui pouvait visiter cette douce côte de crépuscule, ceux qui avaient de l’argent se distinguant désormais par des vêtements du Nord : robes vénitiennes, ou pourpoints de laine anglais, ou chaperons aux bords déchiquetés et coiffes de drap.
Un poing d’homme la frappa durement entre les omoplates.
Elle trébucha vers l’avant, quittant le grésil pour le bâtiment et l’abri de l’arche, manquant de perdre l’équilibre puisqu’elle n’était pas en mesure d’écarter ses mains liées pour le retrouver. Si elle avait porté des jupes, elle se serait étalée par terre.
« Rentre, salope, gronda Theudibert.
— On dit capitaine salope. »
Quelqu’un ricana. Le nazir ne fut pas assez vif pour repérer le coupable. Cendres serra les lèvres et afficha un visage impassible. Elle avança entre les hommes en armes, émergeant de sous l’arche pour pénétrer dans la salle. Des centaines de courtisans et de guerriers se massaient sur le pourtour de la salle circulaire, sous ses arches.
Le sol au centre était vide, à l’exception d’un groupe de personnes autour d’un trône.
Une verte végétation jonchait les carreaux. Considérablement foulée aux pieds, on la reconnaissait quand même : des feuilles vertes de blé.
Non, rectifia Cendres, oubliant la pierre dorée au-dessus de sa tête. Ça, c’est de la richesse.
Elle considéra les tiges vertes, répandues sur une telle épaisseur qu’on distinguait à peine les dalles. Des traînées vertes marquaient la mosaïque aux endroits où des bottes avaient dérapé sur les tiges dans leur gaine de feuilles et les épis barbus de blé vert. Une odeur forte, sure, imprégnait l’air. Du blé pas encore mûr, importé d’Ibérie, supposa Cendres ; et gaspillé pour une cérémonie, épandu comme on éparpille des roseaux, afin de garder le sol propre.
« Madone Cendres », dit une voix connue tandis qu’on la poussait sur un côté. Elle se retrouva debout, ligotée, avec la troupe des quarante d’Aldéric ; et avec eux, un jeune homme aux cheveux en désordre.
« Messire Valzacchi ! »
Le médecin italien retira son bonnet de velours et s’inclina du mieux qu’il pouvait dans cette foule compacte.
« Comment va votre genou ? »
Cendres le plia distraitement.
« Il me fait mal, avec ce froid.
— Vous devriez vous efforcer de le garder au chaud. La tête ?
— Mieux, dottore. » Comme si j’allais te raconter que je ressens encore des vertiges, devant des hommes que peut-être – gentil Christ, je t’en prie – je vais commander, sous peu.
« Vous pourriez me délier, harif ajouta-t-elle en s’adressant à Aldéric. Après tout, où voulez-vous que j’aille ? »
Le commandant wisigoth lui jeta un bref regard amusé, et se tourna vers ses subordonnés.
« On peut toujours essayer…», murmura Cendres.
Une tache blanche ovale s’étendait sur le sol devant elle, décalée sur un côté. Cendres leva les yeux. La grande courbe interne du dôme s’élevait au-dessus de sa tête, des mosaïques d’ivoire et d’or représentant les saints dans leur gloire : Michel et Gauvain, Peredur, Constantin. La sombre complexité des icônes la dépassait, elle ne pouvait dire, à la lumière des torches, si c’étaient des taureaux ou des sangliers qui étaient dépeints entre les saints. Mais ce qu’elle avait d’abord pris pour un cercle noir à une vingtaine de mètres au-dessus de sa tête était en réalité une ouverture. Au point culminant du dôme, un espace bordé de pierre s’ouvrait vers le ciel.
À travers l’orifice, comme si c’était la nuit, scintillait le Capricorne. Un léger poudroiement de neige descendait dans la rotonde, en diagonale à travers les airs, pour venir se déposer sur le dallage semé de blé au-dessous.
Le chœur de garçons reprit. Cendres en déduisit que les enfants devaient se trouver quelque part de l’autre côté de la salle. Elle ne pouvait rien voir par-dessus les têtes des hommes qui l’entouraient. Des gradins de chêne disposés entre les arches accueillaient les nobles et leur maison, leurs soldats bordant les allées – un noble pour chaque intervalle entre les arches, supposa-t-elle, en parcourant des yeux une héraldique étrangère.
À sa droite, quelqu’un portait la bannière de Léofric. À l’endroit où s’élevaient des gradins en chêne poli et sculpté, elle reconnut quelques membres de la maison, Léofric lui-même n’étant pas visible.
Devant elle, sur un grand socle octogonal au centre de la rotonde se dressait le trône de l’Empire wisigoth. Un homme y siégeait. À cette distance, elle ne pouvait pas distinguer son visage, mais ce devait être le roi-calife. Ce devait être Gélimer.
Annibale Valzacchi commenta : « Vous êtes privilégiée, madone.
— Vraiment ?
— Il n’y a pas d’autres femmes présentes. Je doute qu’il y en ait une à l’extérieur dans tout Carthage. » Le jeune homme ricana. « Puisque je suis médecin, je peux au moins garantir que vous êtes de sexe féminin, à défaut d’être femme. »
En dépit du chœur et du royal événement, les gens discutaient entre eux. Valzacchi parlait sur un ton tranquille, sous un bourdonnement de trois ou quatre mille voix, mais avec un venin indéniable. Cendres lui jeta un coup d’œil rapide, qui prit en considération sa robe de laine noire, à l’étoffe très fanée, et la bordure en fourrure d’écureuil, poisseuse et sale, dans les crevés de ses longues manches.
« Personne ne paie vos honoraires, dottore ?
— Je ne suis pas tueur à gages, moi, insista Valzacchi avec amertume. Théodoric est mort et je dois donc me passer d’honoraires. Vous tuez, par conséquent, ils sont disposés à vous payer. Dites-moi, madone, où est la justice chrétienne, là-dedans ? »
Disposés à vous payer. Oh, gentil Jésus, Christus Viridianus, faites que ce soit vrai, et pas seulement une rumeur – si j’ai convaincu Léofric…
« Laissez-moi rétablir l’équilibre des plateaux de la balance. Si je suis ici pour qu’on m’achète, j’achèterai également un médecin. Vous disiez avoir pratiqué dans un camp de condottiere. » Un spasme lui traversa le corps, si bien qu’elle dut joindre les mains sous son manteau, les liens lui entamant les poignets. La Fortune se séduit, on ne la commande pas. « Bien sûr, si je suis ici pour être exécutée, je garderai la bouche close à votre sujet. »
Le docteur bredouilla un rire devant cette femme efflanquée aux larges épaules, vêtue en homme ; ses cheveux d’argent luisant coupés trop court, même pour un homme, aussi courts que ceux d’une esclave.
« Non, dit-il. Je préfère gagner mon or en soignant, même si l’or s’est changé en cuivre, ces derniers temps. Je vais vous poser une question, madone, que j’ai un jour posée à mon frère Gianpaulo, à Milan. Du lever au coucher du soleil, vous dévouez tout votre esprit, tout votre corps, toute votre âme aux moyens par lesquels vous pourrez incendier des maisons, empoisonner les puits, massacrer le bétail, arracher des enfants pas encore nés au ventre de leur mère et trancher les jambes, les bras et les têtes de vos frères humains, sur le champ de bataille. Comment arrivez-vous à dormir, la nuit ?
— Comment votre frère arrive-t-il à dormir ?
— Il avait coutume de boire jusqu’à l’abrutissement. Dernièrement, il s’est tourné vers le Seigneur Dieu, et déclare maintenant qu’il dort dans sa miséricorde. Mais il n’a pas changé de métier. Il tue les gens pour vivre, madone. »
Quelque chose dans le visage de cet homme réveilla, finalement, les souvenirs de Cendres. « Oh, putain ! Mais vous êtes le frère de l’Agneau ! Agnès Dei. C’est ça, non ? Je ne savais pas qu’il s’appelait Valzacchi.
— Vous le connaissez ?
— Je connais l’Agneau depuis des années. » Étrangement ragaillardie, Cendres sourit et secoua la tête.
Annibale Valzacchi insista : « Comment arrivez-vous à dormir la nuit, après ce que vous faites ? Est-ce que vous buvez ?
— La plupart des gens que j’emploie le font. » Cendres soutint son regard avec des yeux clairs, froids et sombres. « Pas moi. Je n’en ai pas besoin, dottore. Faire ce métier ne me gêne pas. Ça ne m’a jamais gênée. »
Une voix familière prononça quelques mots, de l’autre côté du cordon de soldats du nazir. Cendres ne comprit pas, mais elle se dressa sur la pointe des pieds pour essayer de voir de qui il s’agissait. À sa surprise, le nazir Theudibert bougonna : « Laissez-le passer !… Fouillez-le, d’abord. C’est seulement le peregrinatus Christi[40]. »
Le juvénile soldat, Geiséric, lui dit soudain à l’oreille : « Ce vieux Theudo a une trouille bleue, m’dame ! Il compte que vous l’aurez à la bonne, plus tard, s’il vous laisse avoir un prêtre maintenant. »
Les grosses mains de Godfrey Maximillian empoignèrent avec chaleur celles de Cendres. « Mon enfant ! Dieu soit loué, tu es en vie. »
Sous couvert d’une sonore bénédiction en latin, et des manches de sa soutane verte, Cendres sentit les doigts de Godfrey se mouvoir rapidement autour de ses poignets pour desserrer les nœuds de la corde. Son visage barbu innocent demeura extérieur à ses actes, comme si ses mains agissaient sans son accord. Elle ramena d’une secousse ses mains libérées sous le manteau enveloppant, avec autant de naturel et de rapidité que s’il s’agissait d’une manœuvre qu’ils avaient répétée, comme des mimes dans une pièce. Sa nuque la démangeait, moite de l’effort de ne pas vérifier si quelqu’un les avait remarqués.
« Avez-vous participé aux huit offices en ce lieu, Godfrey ?
— Je suis trop hérétique pour eux. J’ai liberté de prêcher, si cette cérémonie s’achève un jour. » Godfrey Maximillian avait le front luisant. Il s’adressa, par-dessus Cendres, à Annibale Valzacchi. « Est-ce que cet homme est enfin calife, oui ou non ? » Le docteur haussa ses épaules en un geste très italien. « Depuis ce matin. Le reste n’a été que consécrations. »
Cendres regarda de l’autre côté du sol jonché de blé. Il se passait autour du trône quelque chose qui concernait les prêtres, des hommes gris fer en robes vertes, en procession hiératique autour du seigneur amir Gélimer. Elle fit des efforts pour tenter de distinguer son visage, avec à l’esprit une conviction enfantine qu’un homme devait paraître différent après qu’on l’avait oint, après qu’il n’était plus homme, mais roi.
Est-ce que j’ai réussi ? Est-ce que j’ai remporté mon pari ?
Des milliers de cierges réchauffaient l’air, rendant le manteau de Cendres presque inconfortablement chaud, et répandant une douce clarté dorée sur les murs. Cendres leva les yeux vers le grand Visage du Christ dépeint au-dessus des saints, et la prolifération de feuillage verdoyant qui sortait de Sa bouche.
Ses lèvres englobaient l’orifice circulaire au sommet de la rotonde, comme s’il ouvrait la bouche sur une obscurité criblée d’étoiles.
« Christus Imperator », souffla Cendres. Elle avait mal au cou, à force de regarder en l’air. Son ventre se contractait : la crainte et l’anticipation, plutôt que la faim.
« La Bouche de Dieu. Oui. Ici, à Carthage, on Le préfère tel qu’il était quand Il régnait sur les Romains », murmura Godfrey Maximillian, son bras pressé contre l’épaule de Cendres, son corps chaud et réconfortant à ses côtés. « Les rumeurs disent-elles vrai ?
— Quelles rumeurs ? » demanda-t-elle en souriant.
Il lui sembla qu’elle avait employé l’expression juste, quelque part entre déférence et suffisance. En tout cas, Annibale Valzacchi lui jeta un regard de mépris. Florian y verrait clair tout de suite, pensa-t-elle. Un regard de côté l’assura du silence complice de Godfrey.
Léofric ne m’aurait pas fait conduire ici s’il n’envisageait pas de faire quelque chose avec moi. Mais quoi ? Lui importerait-il de se considérer comme un père – celui de la Faris, le mien ?
Mais je ne suis pas la Faris.
Et Gélimer est calife, à présent.
Cendres se déplaça, légèrement, attirant sur elle les regards de deux des nazirs d’Aldéric. Il leur devint évident qu’elle essayait d’apercevoir leur seigneur amir à travers les rangs serrés de sa maisonnée. Aucune main ne se porta à la poignée d’une épée.
Elle discerna enfin Léofric, accoudé sur le bras de son siège en noyer sculpté, au sommet de l’étagement de gradins, à la gauche de l’arche. Il parlait à quelqu’un, un jeune homme richement vêtu – un fils ? un frère ? – mais ses yeux étaient rivés devant lui, sur le trône du roi-calife, et sur Gélimer. Cendres le fixa, cherchant à attirer vers elle le regard de Léofric.
Des hommes assis autour de lui se penchèrent en avant, conférant à voix basse. Des dos masculins la coupèrent de Léofric. Des hommes vêtus de robes, des hommes vêtus de maille ; des prêtres de la maison avec leurs coiffes hautes sur l’avant.
« Ne sont-ils pas splendides ? » chuchota à son oreille une voix dans un gothique guttural. Geiséric, encore une fois.
Cendres, surprise, dévisagea l’adolescent, puis les hommes regroupés sous la bannière à la roue crantée noire. Des nobles en manteaux et hoquetons de laine cousus à la hâte, des hommes plus âgés portant des houppelandes de neuf mètres en velours ; des chevaliers en grand haubert de maille. Des épées, des poignards, des escarcelles en cuir repoussé, des heuses ; elle savait le prix qu’on devait payer pour s’en faire confectionner, et le montant qu’un tel butin rapporterait.
Elle savait ce que c’était d’aller pieds nus, de ne posséder qu’une seule chemise en laine et de manger un jour sur deux.
Quand elle jette un coup d’œil à Geiséric, elle voit clairement qu’il est originaire d’un village réduit à deux cabanes, ou d’une ferme au sol de terre battue, une pièce pour les gens, et une autre pour une truie et une vache – des gens libres et riches : son visage ne porte pas les rides précoces de la malnutrition.
« Et le roi ? » chuchota Cendres.
Le visage du jeune homme s’illumina d’une adoration réservée aux prêtres devant l’autel, quand ils élèvent le pain et ramènent de la chair. « C’est pas un vieillard, lui. C’est pas lui qui arrêtera nos combats. »
Les neuf dixièmes du monde cultivé se composent de forêts, de champs labourés, de cabanes en torchis et en plâtre, d’engelures et de famine, de mort par suite de maladie infantile ou d’accident, et jamais de contact avec un tissu plus doux que la laine filée près du foyer, l’hiver. Il vaut mieux se sangler du métal contre le corps et affronter le fer dur des haches et l’acier perforant des viretons de flèches. Du moins, c’est le cas pour Geiséric. Afin de se tenir, en cet instant, dans une ville de soixante mille habitants, tandis que l’on couronne son roi aux yeux de Dieu.
Et pour moi ? se demanda Cendres. Cela en vaut-il la peine pour ne pas patauger toute ma vie dans la gadoue jusqu’aux genoux ? Même si ça me conduit ici, finalement, plantée là sans savoir ce qui va m’arriver, sinon que les quelques minutes qui viennent seront décisives ? Oh oui. Oui.
La main de Godfrey Maximillian se referma sur le bras de Cendres. Un éclat de trompes fracassa le chant des enfants, déchirant les airs du vaste dôme au-dessus de leurs têtes. Toutes les flammes des cierges de cire frémirent ; des cierges parfumés, épais comme une cuisse d’homme. La tension explosa à travers le sang de Cendres, ses deux mains se portant à sa ceinture. Le contact des poignées de l’épée et du poignard manquait à ses paumes, purement, en lui-même, tout comme le poids de l’armure protectrice manquait à son corps.
De chacun des quartiers de la salle, des hommes commencèrent à entrer.
Cendres aperçut brièvement, aux premiers rangs de la foule, des visages d’hommes. Des visages pâles, barbus, jeunes et vieux, mais tous, tous, masculins. De chaque arche, ils avançaient, laissant vides les allées devant les gradins, si bien que de grands rayons de sol nu couraient entre les hauts sièges des seigneurs amirs et le trône du roi-calife. Pour les séparer, des hommes qui pouvaient être des marchands, des armateurs, de grands importateurs d’épices, de grain et de soie, remplissaient l’espace au coude à coude, dans leurs plus beaux habits.
Les trompes continuèrent, chaque fanfare plus aiguë fracassant les tympans de Cendres. Elle sentit des larmes perler à ses yeux et n’aurait su dire pourquoi. La lointaine silhouette du roi-calife, enveloppée dans des robes de drap d’or, se mit debout et leva les bras.
Le silence tomba.
Un guerrier wisigoth barbu appela, avec des mots que Cendres ne comprit pas. Dans le quartier le plus éloigné du dôme, où une autre grande maison se tenait installée, se produisit un mouvement – des hommes qui se levaient, bannières brandies, épées dégainées, dans une grande clameur de voix graves. Puis ils avancèrent, descendant les gradins jusqu’aux carreaux de mosaïque tapissés de gerbes, s’avançant vers le trône, tombant tous à genoux tandis qu’un seigneur amir et sa maisonnée juraient, à l’unisson, fidélité au monarque de l’Empire wisigoth.
Un comparable mouvement d’anticipation agita les soldats d’Aldéric. Cendres lança un coup d’œil vers le quartier de rotonde qu’occupait le seigneur amir Léofric. Les bannières se levèrent, pendues à leurs hampes peintes et garnies d’une pointe. Le nazir Theudibert brandit une oriflamme. Aldéric prononça quelques mots d’une rapidité de professionnel à l’adresse d’un autre des harifi de Léofric, qui sourit. Un grand froissement de tissu se fit entendre quand tous les chevaliers et les hommes d’armes s’avancèrent en avant vers leurs places assignées, et Cendres retira son chapeau, se découvrant à l’instar du reste de la maison Léofric. Elle redressa inconsciemment les épaules, en levant sa tête.
« Vous ressemblez aux chevaux de guerre de mon frère ! » marmonna Annibale Valzacchi, écœuré.
Cendres se surprit à partager un rare moment d’accord avec lui. Elle secoua la tête. « Il a raison. Le dottore a raison. »
Une des mains de Godfrey Maximillian monta rapidement pour lisser ses cheveux taillés de la jeune femme. Il déclara, la voix douloureuse : « Je suis là. Quoi qu’il arrive. Tu ne seras pas seule. »
Les hommes autour d’eux commencèrent à avancer. Des trompes fracassèrent le silence des espaces élevés. Trébuchant aux côtés de Godfrey, Cendres déclara, sans le regarder : « Tu n’es pas un cheval de guerre. Comment fais-tu pour rester sur un champ de bataille, Godfrey ? Comment peux-tu supporter les massacres ?
— Pour toi. » Les mots de Godfrey étaient précipités, et elle ne voyait pas sa figure, à cause de la densité de la foule. « Pour toi. »
Mais bon Dieu, comment je vais pouvoir me comporter avec Godfrey ?
Il y avait encore plus de gens massés autour d’elle, maintenant. Cendres vit, par-dessus la tête de certains, que Léofric devait avoir six ou sept cents personnes présentes.
Je sais qui est absent !
Elle chercha autour de la salle, inspectant les bannières, sans trouver aucun étendard blanc orné de croissants rouges.
Pas d’Ottomans venus assister au couronnement.
Mais je croyais qu’à Auxonne… Je croyais qu’ils avaient forcément conclu une alliance… Est-ce que je me trompe ?
Ce qu’elle vit, par contre, dans la foule qui l’entourait, en avant, ce fut une bannière vert et or familière : la livrée de Fernando del Guiz. Et là, tout autour d’elle, les hommes commencèrent à se mettre à genoux, et elle s’agenouilla avec eux, dans l’odeur acidulée du blé piétiné, l’air glacé lui soufflant sur la nuque, de la neige fondue tombant sur elle de la Bouche de Dieu, là-haut.
Elle étira son cou vers l’arrière, une fois, pour voir les étoiles dans le noir, et les grandes boucles peintes de feuillage qui sortaient en spirale de Sa bouche, pour suivre vers le bas la rotondité du dôme et envelopper les saints vêtus d’armure et les chapiteaux de colonnes trapues, cannelées comme des papyrus. Un vent froid lui souffla dans les yeux. En sursautant, elle s’aperçut que Léofric était en train de parler.
« Vous êtes mon suzerain, Gélimer. » Sa voix rouillée, tranquille, se fit entendre par-dessus la susurration du souffle d’un millier d’hommes. « Je jure ici, comme ont juré mes pères, honneur et loyauté au roi-calife ; que cette promesse me lie, moi et mes héritiers, jusqu’au jour de la venue du Christ, où toutes les divisions seront réparées, et tout pouvoir transmis à Son règne. Jusqu’à ce jour, moi et les miens combattrons comme vous nous l’ordonnerez, roi Gélimer ; nous établirons la paix où il vous plaira, et nous nous acharnerons toujours pour votre bien. Et c’est ainsi que je le jure, moi, Léofric.
— Et c’est ainsi que moi, Gélimer, j’accepte votre loyauté et votre constance. »
Le roi-calife se mit debout. Cendres souleva très légèrement la tête, observant par-dessous ses sourcils Léofric qui avançait avec réserve pour serrer Gélimer sur son cœur. Elle se trouvait à présent près des premiers rangs, elle voyait les degrés octogonaux qui montaient vers l’antique trône noir, avec ses fleurons en bois sculpté et ses soleils en bas-relief. Et les visages des deux hommes.
Avoir revêtu le personnage d’une houppelande en drap d’or doublé d’hermine n’avait pas significativement amélioré la physionomie étroite de Gélimer, estima Cendres ; et l’on pourrait tresser autant de fils d’or dans sa barbe qu’on voudrait, sans lui conférer davantage de prestance. Elle tira de cette pensée un réconfort curieux, partiel. Gélimer, debout devant elle, entourant avec cérémonie Léofric de ses bras, l’embrassant sur chaque joue, pouvait évoquer une poupée hiérophantique. Mais pour l’heure, non seulement les hommes de sa maison, mais aussi Aldéric et Theudibert et tous les autres prendraient leurs épées et combattraient là où il le leur demanderait.
« Pour le temps que ça durera…» Cendres pressa les lèvres. « Tu en penses quoi, Godfrey ? Un accident de cheval ? Ou des causes naturelles ? »
Dans un chuchotement tout aussi ténu, Godfrey Maximillian lui répondit : « N’importe quel roi vaut mieux que pas de roi du tout. Mieux que l’anarchie. Tu n’étais pas à l’extérieur, en ville, ces derniers jours. Il y a eu des meurtres de commis. »
La sonorité des échanges cérémoniels lui autorisa une réponse rapide.
« Il se peut qu’il y ait un meurtre de commis ici dans une minute – sauf qu’ils qualifieront ça d’exécution.
— Tu ne peux donc rien faire ?
— Si j’ai perdu ? J’essaierai de fuir. Je ne me laisserai pas faire. » Elle lui empoigna la main sous son manteau, et la serra, tournant vers lui un regard brillant. « Aie une crise d’épilepsie. Proclame une prophétie ! Distrais leur attention. Sois prêt, c’est tout.
— Je croyais… Mais… Il va louer tes services ? Il le doit ! »
Cendres haussa les épaules, un mouvement rendu saccadé par la tension.
« Godfrey, peut-être ne se passera-t-il rien du tout. Peut-être que nous allons tous faire demi-tour et sortir d’ici. Ce sont les seigneurs du royaume, qui se préoccupe d’une condottiere ? »
Léofric s’écarta à reculons du roi-calife d’un pas lent pour redescendre les petits degrés du trône. À la lueur des cierges brilla un filet d’or, retenant ses cheveux blancs. Le pommeau et la garde dorés de son épée captèrent également la lumière, et ses mains gantées scintillaient avec la splendeur taillée en dôme des émeraudes et des saphirs.
Au pied des marches, il s’arrêta, s’inclina légèrement et commença à se détourner.
« Notre seigneur Léofric. » Le roi-calife Gélimer se pencha en avant, assis sur son trône. « J’accepte votre féauté et votre honneur. Pourquoi, alors, avez-vous amené une abomination dans la Demeure de Dieu ? Pourquoi y a-t-il une femme avec votre maison ? »
Oh, merde. Cendres ressentit un choc dans le ventre. Je reconnais une question orientée quand j’en entends une. Voilà l’excuse officielle pour mon exécution si Léofric ne parle pas en ma faveur. Maintenant…
Léofric, avec toutes les apparences du calme, répondit : « Ce n’est pas une femme, mon roi. C’est une esclave, le présent que je vous fais. Vous l’avez déjà vue. Il s’agit de Cendres, un autre guerrier général qui entend la voix du Golem de pierre, et peut ainsi combattre pour vous, mon roi, dans votre croisade qui s’achève actuellement dans le Nord. »
Cendres entendit s’achève actuellement, se concentrant tellement pendant une seconde, sur le problème de savoir : La guerre en Bourgogne est-elle terminée ? Ne s’agit-il que d’une flatterie, à l’intention de Gélimer ? qu’elle ne s’aperçut pas que Gélimer avait recommencé à parler.
« Nous poursuivrons notre croisade. Quelques rares villes hérétiques – Bruges, Dijon – restent encore à prendre. » Le visage pincé de Gélimer se mut vers un sourire. « Cela ne suffit pas, Léofric, pour que nous devions nous soumettre au péril d’une autre femme général qui entend les ordres de bataille d’un Golem de pierre. La première, nous ne la rappellerons pas, puisqu’elle s’avère utile, mais en avoir une autre : non. Nous pourrions commencer à nous reposer sur elle, et elle pourrait faillir.
— Sa sœur ne l’a pas fait. » Léofric inclina la tête. « Il s’agit de ce capitaine Cendres qui s’est emparée de l’étendard des Lancastre à Tewkesbury, dans les guerres anglaises, alors qu’elle n’avait pas encore l’âge de treize ans. Elle a mené les lanciers depuis le bois, jusque sur le Pré sanglant[41]. Elle a été mise à l’épreuve sur nombre de champs de batailles, depuis lors. Si je lui confie une compagnie de mes hommes, seigneur roi, elle prouvera son utilité pour la croisade. »
Gélimer secoua lentement la tête. « Si elle est un tel prodige…, les grands généraux deviennent des dangers pour les rois. De tels généraux affaiblissent le royaume, ils créent une confusion dans l’esprit des gens sur l’identité du véritable dirigeant. Vous avez créé un dangereux animal, ici. Pour cette raison, et pour de nombreuses autres, nous avons décrété que votre deuxième général ne vivrait pas. »
La neige fondue tombait plus lentement, à présent, de la Bouche de Dieu, des taches blanches flottaient dans les airs.
« J’avais pensé que vous pourriez l’employer comme condottiere, mon roi. Nous en avons déjà employé.
— Vous aviez également envisagé de procéder à des recherches dans les chairs de cette femme. Faites-le. Elle est le présent que vous me faites. Faites-le. Vous pourrez ainsi tranquilliser notre esprit quant à votre autre fille. Peut-être alors celle-là sera-t-elle autorisée à se retirer, vivante, lorsque la guerre sera finie. »
Cendres nota la pointe de malveillance intentionnelle dans la voix du roi-calife Gélimer. Elle se dit : ce n’est pas une question de personne à mon encontre. Pas pour une insulte isolée. Pas le jour de son couronnement. Trop mesquin. Ce n’est pas dirigé contre moi, en aucune façon.
La cible, c’est Léofric, et je pense que nous arrivons ici au terme d’une longue campagne.
Elle sentit Aldéric et Theudibert se déplacer à genoux d’une fraction vers l’arrière, la laissant isolée au premier rang de la maison de Léofric. La masse de Godfrey Maximillian demeurait, fermement, à hauteur de son épaule, bloquant tout mouvement derrière elle.
Le seigneur amir Léofric porta les mains à sa boucle de ceinture, d’où pendait la longue langue de cuir, ornementée de clous d’or en forme de roue crantée. Cendres ne le voyait que de profil, pas suffisamment pour deviner si sa façade de calme s’était lézardée.
« Mon roi, il a fallu deux siècles pour obtenir deux femmes capables de faire ceci.
— Une seule suffisait. Notre Reconquista de l’Ibérie est achevée, et bientôt nous aurons terminé notre croisade au Nord, nous n’avons pas, articula le roi-calife de façon délibérée, nous n’avons nul besoin de vos généraux, ni de ce… présent. »
Je n’y crois pas.
L’incrédulité brûle en elle, traîtresse et familière ; la même incrédulité qu’elle lit dans les yeux des hommes quand ils reçoivent de ses mains une dernière blessure, en contemplant la chair tranchée, le ventre déchiré, l’os blanc : Ça ne peut pas m’arriver à moi !
Cendres commença à se lever. Theudibert et Geiséric la saisirent par les épaules. Apparemment inconscient de ce mouvement, le seigneur amir Léofric considéra les hommes de la maison du roi qui entouraient le trône, puis de nouveau Gélimer. Cendres aperçut Fernando, entre deux hommes d’armes germaniques, le menton rasé de près et les yeux rougis et, auprès du roi-calife Gélimer, un gros homme en robe en train de se pencher pour parler à l’oreille royale.
Léofric déclara paisiblement, comme si aucune décision n’avait encore été prise : « Notre prophète Gondebaud a écrit : l’homme sage ne mange pas son blé en semence, il le met de côté pour obtenir une récolte l’année suivante. L’abbé Muthari en connaît peut-être la formulation latine, mais le sens est tout à fait clair. Vous aurez peut-être besoin de mes deux filles au cours des années à venir. »
Gélimer aboya : « C’est vous qui avez besoin d’elles, Léofric. Qu’êtes-vous donc, vous, sans vos machines de pierre et vos filles visionnaires ?
— Mon roi…
— Oui. C’est moi, votre roi, Léofric. Pas Théodoric, Théodoric est mort et votre position de faveur a péri avec lui ! »
Un brouhaha de voix basses et surprises se fit entendre. Quelqu’un lança le début d’une fanfare de trompes. Elle s’interrompit brusquement. Ça ne fait pas partie de la cérémonie, comprit Cendres. Elle frissonna, toujours à genoux.
Gélimer se leva, serrant à deux mains le royal sceptre d’ivoire qu’il avait tenu sur ses genoux. « Je ne veux pas avoir à ma cour de sujets au pouvoir disproportionné ! Léofric, elle mourra ! Vous y veillerez !
— Je ne suis pas un sujet au pouvoir disproportionné.
— En ce cas, vous accomplirez ma volonté !
— Toujours, mon roi. » Léofric prit une profonde inspiration, le visage impassible dans la lumière tremblotante des cierges. Il paraissait amaigri. Interpréter son expression était impossible, pas après soixante années passées à la cour des rois-califes.
Cendres laissa s’étendre son champ de vision, élargissant son point de vue comme on le fait au combat, pour prendre en compte les soldats à ses côtés, les allées bloquées menant hors du bâtiment, le visage horrifié de Fernando, les foules agglutinées autour du trône, l’arche à une demi-portée de flèche derrière elle. Aucune chance de l’atteindre, à travers les soldats. Aucune chance pour que – le cœur dans la gorge, baignée de transpiration, la peur commençant à la pousser à un ultime geste stupide –, aucune chance pour qu’elle ne s’y risque pas.
La voix d’un très jeune homme, très nerveux, résonna dans le silence. « Monseigneur le roi-calife, ce n’est pas une esclave, elle n’est pas la propriété du seigneur amir Léofric. Elle est libre. En vertu de son mariage avec moi. »
Godfrey Maximillian, derrière elle, jura : « Dieu sur l’Arbre ! »
Cendres dévisagea Fernando del Guiz. Il lui rendit son regard en hésitant, un jeune chevalier germanique dans une cour étrangère, brillant d’acier et d’éperons dorés, enveloppé par un cercle de murmures – toute la question du traitement des territoires conquis par les Wisigoths portée une nouvelle fois sur la place publique par ses paroles habiles.
Cendres, les genoux douloureux, se remit debout.
L’espace d’un instant, elle croisa le regard de Fernando. Son aspect propre, rasé, blond, avait changé. Désormais, il y avait des touches sombres sous ses yeux et de nouveaux plis autour de sa bouche. Il lui lança un coup d’œil qui exprimait le regret : pour moitié, demande de pardon, et pour l’autre, pure terreur.
« Il dit vrai. » Cendres serra son manteau autour de ses épaules, les yeux humides, le sourire ironique. « C’est mon époux, Fernando. »
Gélimer étouffa un rire méprisant. « Léofric, ce tourne-casaque germanique est-il à vous, ou à nous ? Nous avons oublié.
— Il n’est rien, seigneur roi. »
Une maigre main gantée se referma sur le bras de Cendres. Elle sursauta. La poigne du seigneur amir Léofric se serra, l’or de ses bagues mordant dans sa chair, même à travers le manteau et le pourpoint.
Toujours courtois, Léofric insista. « Mon roi, vous aurez entendu, comme moi-même, de quelle façon cette jeune femme a remporté grande gloire en tant que commandant militaire en Italie, en Bourgogne et en Angleterre. Combien il vaudrait mieux, par conséquent, qu’elle combatte pour vous. Qu’est-ce qui prouverait mieux votre droit de gouverner le Nord que de voir leurs propres commandants se battre pour le roi-calife ? »
Assez proche de lui, désormais, Cendres vit Gélimer se mordre la lèvre inférieure ; un geste fugitif qui donna l’impression que l’homme n’était pas plus vieux que Fernando del Guiz. Comment, au nom du Christ, a-t-il réussi à se faire élire calife ? Mais, bien sûr, certains hommes sont plus habiles à remporter le pouvoir qu’à le conserver…
La voix inoffensive, douce, pénétrante de Léofric poursuivit : « Il y a la femme du duc Charles, Marguerite de Bourgogne, qui continue à nous défier derrière les remparts de Bruges. Il n’est pas certain que le duc lui-même mourra. Dijon pourrait résister jusqu’à l’hiver. Ma fille la Faris ne peut être partout dans la Chrétienté. Utilisez cette fille de mon élevage, mon roi, je vous en supplie, pendant qu’elle vous est encore utile. Quand elle ne le sera plus, alors, accomplissez votre sentence contre elle.
— Oh, non, pas question ! » D’une secousse, Cendres libéra son bras de la poigne du noble Wisigoth. Elle avança d’un pas, dans l’espace dégagé devant le trône, sans laisser au roi-calife le temps de parler.
« Seigneur roi. Oui, je suis une femme, et une femme d’affaires. Charles de Bourgogne lui-même a estimé que je valais bien qu’il loue mes services. Confiez-moi une compagnie, composez-la des soldats de la maison que vous choisirez – la vôtre, si tel est votre souhait –, donnez-moi un mois, et je m’emparerai de toute ville que vous voulez prendre, Bruges ou Dijon. »
Elle réussit à avoir un certain aspect, quelque chose en rapport avec le fait qu’elle est la seule femme présente au sein de quatre mille hommes, en rapport avec ses cheveux blond argent taillés court et son visage, identique à celui de leur Faris qui a remporté pour eux des villes en Ibérie. Elle a de la présence. Cela tient surtout à sa façon de se tenir : un corps exercé à la guerre ne bouge pas de la même façon qu’une femme maintenue derrière des barreaux en dentelle de pierre. Et à la lumière dans ses yeux, et à son sourire oblique.
« J’en suis capable, seigneur roi. Les querelles et les factions de votre cour, n’importent pas plus que cela. J’en suis capable. Et ne me tuez pas quand ce sera fini : payez-moi. » Un pétillement dans ses prunelles, en songeant aux bannières au croissant rouge. « La guerre est perpétuellement présente sur Terre, seigneur roi, et tant qu’elle le sera, vous devrez vivre avec des maux comme les capitaines de guerre. Employez-nous. Mon prêtre, ici présent, est prêt à me faire prêter serment à votre service. »
Gélimer s’assit, un mouvement qui lui donna, jugea Cendres, un instant pour réfléchir.
« Sur ce point, non. » Sa voix s’aiguisa d’un surcroît de malveillance. « Au-delà de toute autre considération, vous êtes une mercenaire qui désertera à la première occasion.
— Votre Majesté ? fit Cendres, stupéfaite.
— J’ai entendu parler de votre réputation. J’ai lu le rapport que Léofric affirme tenir de son général au nord. Par conséquent, une chose est évidente pour moi. Vous ferez ainsi que vous l’avez déjà fait, le mois dernier, à Bâle, quand vous vous êtes enfuie pour rejoindre l’armée de Bourgogne. Vous vous qualifiez de « condottiere » – vous avez rompu votre condotta avec nous, à Bâle !
— Je n’ai pas rompu le contrat ! »
Ce fut le nom de la ville de Bâle qui joua. Des voix la couvrirent. Cendres ressentit un vide au creux de l’estomac, et elle eut la nausée. Un brouhaha éclata, chacun relatant à son voisin une anecdote déformée. À côté d’elle, le teint de Léofric vira au gris.
« Mais ce n’est pas ce qui s’est passé ! » Godfrey Maximillian se releva lourdement de sa position agenouillée, protestant à l’adresse du roi-calife. « Elle torturait Cendres ! C’est elle qui a rompu le contrat ! Nous n’avions aucune intention de rejoindre les Bourguignons. Cendres ! Dites-lui !
— Votre royale majesté, si vous voulez bien écouter…
— Briseuse de serments ! » annonça le roi-calife, avec une certaine satisfaction. « Vous voyez en qui vous placez votre confiance, Léofric ? Elle et son mari ! Tous ces Francs sont des crapules, des fourbes et des félons ! »
Godfrey Maximillian écarta deux soldats de son passage. Cendres le retint alors que les soldats se refermaient autour de lui, pour tirer de force le prêtre en arrière. À son insu, un sourire d’amertume tordait le visage de Cendres. J’ai toujours eu envie d’être connue à travers toute la Chrétienté – question gloire, je suis servie !
« Godfrey ! Peu importe ce qui s’est réellement passé ! » Elle le secoua avec véhémence. « Peu importe que mon histoire soit vraie. Tu m’imagines en train de l’expliquer ? La vérité, c’est ce qu’ils croient, eux. Miséricorde du Christ, depuis quand est-ce que la vérité a jamais importé ?
— Mais, mon enfant… !
— Nous allons devoir nous y prendre autrement. Je vais nous faire sortir de là.
— Mais comment ? »
Le hurlement d’une trompe couvrit sa voix. Le roi-calife Gélimer s’assit, le bras levé. Le silence tomba sur toute la rotonde. Lentement, Gélimer baissa le bras.
« Nous n’avons pas été oint roi ce jour pour pouvoir débattre avec nos seigneurs. Léofric, c’est une traîtresse avérée. Elle sera exécutée. C’est un monstre, bien entendu…», Gélimer se carra sur son trône, «… puisqu’elle entend des voix, comme votre aînée, mais au moins votre aînée est-elle loyale. Peut-être, quand vous soumettrez celle-ci au scalpel, serez-vous capable de nous dire, messire, en quel lieu du cœur loge la félonie. »
Une rumeur de rire flagorneur courut la cour.
Cendres contempla les visages des nobles et des chevaliers, des évêques et des abbés, des marchands et des soldats et elle ne trouva que des expressions curieuses, avides et amusées. Des hommes. Pas de femmes, pas d’esclaves, pas de golems d’argile.
Le roi-calife Gélimer était assis, les deux bras posés sur les accoudoirs du trône, ses mains fines englobant le feuillage sculpté, le dos droit, sa barbe tressée pointée en avant tandis qu’il observait les milliers d’hommes assemblés sous le dôme du palais et la grande Bouche de Dieu au-dessus de sa tête.
« Amirs de Carthage. » La voix de ténor de Gélimer retentit sous le dôme. « Vous avez entendu ici l’un des vôtres, l’amir de la maison Léofric, mettre en doute notre victoire dans le Nord. »
Cendres prit conscience que Léofric sursautait, de surprise et d’irritation, à côté d’elle, et elle songea : Il n’a pas vu venir le coup. Merde !
La voix du nouveau roi-calife résonna à nouveau :
« Amirs de Carthage, commandants de l’Empire du peuple wisigoth, vous ne m’avez pas élu à ce trône pour vous conduire à la défaite – ni même à une paix insignifiante. La paix est pour les faibles. Nous sommes forts. »
Le regard noir et brillant de Gélimer passa brièvement sur Cendres.
« Pas de paix ! répéta-t-il. Et pas la guerre que livrent les faibles, mes amirs. La guerre des forts. Dans les terres hérétiques du Nord, nous livrons une guerre contre la Bourgogne, la plus puissante des nations hérétiques de la Chrétienté. La plus riche par sa fortune, la plus riche par ses armées, la plus puissante par son duc. Et c’est cette Bourgogne que nous conquerrons ! »
Sous le feuillage peint de la Bouche de Dieu, sous la margelle de pierre ouverte sur les deux du jour obscur de Carthage, chaque homme fait silence.
« Mais la seule conquête ne nous satisfait pas. Nous ne nous contenterons pas seulement de défaire la Bourgogne, la plus puissante des nations. Nous la raserons totalement. Nos armées s’ouvriront par le feu une route vers le nord entre la Savoie et les Flandres. Chaque champ, chaque ferme, chaque village, chaque ville, chaque cité, nous les détruirons. Chaque cague, caraque et vaisseau de guerre, nous les détruirons. Chaque seigneur, évêque et vilain hérétiques, nous les détruirons. Et le grand-duc de Bourgogne, le grand-duc conquérant et toute sa race, nous les tuerons. Lui, ses héritiers, ses successeurs, jusqu’au dernier, hommes, femmes et enfants – nous les tuerons. Et avec cet exemple, mes amirs, nous serons suzerains de la Chrétienté, et nul n’osera contester notre droit. »
Un immense rugissement percute Cendres, à ce dernier mot. Geiséric sourit largement, en hurlant, à côté d’elle. Le harif Aldéric vocifère avec vigueur. La sonorité grave de la clameur émanant de milliers de gorges d’hommes fait grimacer Cendres. C’est un cri qu’elle a entendu sur les champs de bataille, mais en cet instant – alors que ses échos contre les murs du dôme la martèlent – il l’effraie, se love dans son ventre glacé aux côtés de ses craintes pour sa vie.
« Je vois, à présent, chuchota Godfrey à son oreille. Voilà comment il s’est fait élire. La rhétorique. »
La clameur commença à mourir, se réverbérant contre les murs, à l’écart du trône au centre de la salle. Les hommes de la maison Léofric continuèrent à se dresser, fermes, sous leurs bannières.
Le roi-calife se pencha vers Léofric. « Vous voyez, amir ? Nous avons, toujours, les conseils du Golem de pierre : que la Bourgogne soit détruite, en exemple pour tous les autres. Le Golem de pierre a été notre guide et conseiller pendant maintes générations de rois-califes, pendant plus d’années que nous n’avons eu l’emploi de votre femme général. Et quant à votre seconde bâtarde d’esclave, elle ne nous est en rien nécessaire. Disposez d’elle. »
Les dernières ponctuations froides de neige fondue scintillèrent sur les joues de Cendres, tombant du gouffre au-dessus de sa tête. La chaleur des cierges et le froid du vent venu de l’extérieur la firent grelotter. Une puissance d’émotion grandit dans son ventre, quelque chose qui, elle le savait par expérience, pouvait se changer en une peur paralysante ou en une capacité hypertendue à agir.
Que raconteront les chroniques ? « On célébra le couronnement du roi-calife Gélimer par l’exécution d’un mercenaire parjure…»
« Non, cracha-t-elle à voix haute. Que je sois maudite s’il me faut crever ici dans le cadre des festivités de quelqu’un d’autre ! Léofric…
— Tais-toi », grinça Léofric. Il sentait la sueur, à présent, sous ses belles robes.
Cendres commença à chuchoter. « Une troupe de maison, des épées, des glaives ; une sortie ; une femme sans arme…»
Auparavant, c’aurait été un acte automatique, au bout d’une décennie : faire appel à sa voix pour qu’elle l’aide à concevoir une tactique. Il ne peut pas m’empêcher d’interroger le Golem de pierre, il ne peut pas l’empêcher de me répondre…
Et s’il le pouvait ?
Le souvenir, réprimé par la peur, du silence soudain dans sa tête, au cours de sa chevauchée entre les pyramides et les sphinx en dehors de la ville, lui mit une crainte glaciale en tête. Mais je vais parler, quel autre choix me reste-t-il ?
Elle se mordit la lèvre, commença à parler – et s’arrêta : Léofric reprenait la parole.
« Très bien. Tel est votre souhait. Mon seigneur roi, déclara le vieux seigneur amir Léofric sur un ton décidé, considérez seulement un élément supplémentaire, avant de rendre votre verdict. Si vous lui permettez de guerroyer pour vous, elle ne s’enfuira pas. Elle n’a nulle part où aller.
— J’ai déjà rendu mon… notre… jugement ! » Gélimer parla avec aspérité, puis avec une vague curiosité. « Que voulez-vous dire, par « elle n’a nulle part où aller » ?
— Je veux dire, Votre Majesté, que la prochaine fois, elle ne pourra retourner auprès de sa compagnie. Ils n’existent plus. Ils ont été massacrés sur le champ de bataille d’Auxonne, il y a trois semaines. Morts, jusqu’au dernier. Il n’y a plus de compagnie du Lion azur où elle pourrait aller se réfugier. Cendres vous serait – devrait vous être – entièrement fidèle. »
Cendres entendit le mot « massacrés ». Pendant une seconde, elle n’eut qu’une pensée, troublée : Que veut dire ce mot ? Ça signifie « tués ». Il ne peut pas vouloir dire « tués ». Il doit se tromper de mot. Le mot doit posséder une autre signification.
À la même fraction de seconde, elle entendit le grognement de douleur et de compréhension de Godfrey derrière elle et elle pivota pour dévisager le harif Aldéric, Fernando del Guiz, le seigneur amir Léofric.
Le commandant wisigoth barbu, Aldéric, avait les bras croisés, son visage n’exprimant aucun signe d’émotion. On lui a ordonné de ne rien me dire, est-ce pour cela ? Mais il n’était pas là-bas, sur le champ de bataille, il ne saurait pas si c’est la vérité…
Fernando semblait seulement stupéfait.
Et le visage de hibou surpris de Léofric, pâle sous sa barbe pâle, ne révélait rien qu’une tension aux origines troubles.
Il se bat pour survivre politiquement, pour conserver la base de son pouvoir, c’est-à-dire le Golem de pierre et le général – et moi… Il raconterait n’importe quoi…
Le roi-calife déclara d’une voix boudeuse : « Nous n’avons rien connu d’autre que le froid, ici, depuis que votre fille reniée du Christ, le général, est partie vers le nord ! Nous ne supporterons pas ce fléau, cette malédiction ! Pas de nouveau. Qui sait si cette femme ne nous laisserait pas aussi glacés que l’âpre Nord ? Il suffit, Léofric ! Exécutez-la aujourd’hui même ! »
Léofric raconterait n’importe quoi.
Une voix s’arracha d’elle, une voix qu’elle ne reconnut pas, ne savait pas qu’elle allait entendre avant de se retrouver en train de hurler.
« Qu’est-il arrivé à ma compagnie ? »
Elle avait la poitrine brûlante et la gorge douloureuse. Le visage blême de Léofric commença à se tourner vers elle, tandis que les hommes d’Aldéric avançaient, sur l’ordre sec de leur harif que Gélimer se remettait debout une nouvelle fois sur l’estrade.
« Qu’est-il arrivé à ma compagnie ? »
Elle se jeta en avant.
Des bras d’ours l’encerclèrent par-derrière, Godfrey en train de la retenir, sa joue trempée contre celle de Cendres. Deux hommes de la troupe de Theudibert l’arrachèrent aux bras du prêtre, des poings gantés de maille la frappant avec efficacité dans le ventre et les reins.
Cendres poussa un grognement, se plia en deux, captive de leur étreinte.
Le sol tangua sous ses yeux, des gerbes de blé souillées de boue, piétinées, sur des mosaïques du Sanglier et de Sa portée. Des larmes roulèrent des yeux de Cendres, la morve de son nez ; elle n’entendait que le bruit qu’elle faisait, ce même bruit que produisent tous les hommes pendant qu’on les frappe.
« Qu’est-il… arrivé… ? »
Un poing gainé de métal lui percuta le côté de la mâchoire. Elle fut rejetée en arrière, seulement soutenue à présent par le hommes qui la retenaient, Geiséric, Fravitta, ses genoux changés en gelée. Les immenses traits du Christ Vert ondulèrent sous ses yeux, au-dessus d’elle, tandis qu’elle s’affalait à la renverse.
Ils la laissèrent choir, sur le ventre, contre le sol de pierre.
Cendres, les mains à plat sur les dalles glacées, leva la tête et les yeux vers le seigneur amir Léofric. Ses prunelles pâles, délavées, soutinrent le regard de Cendres ; elles n’exprimaient rien sinon une vague condamnation.
Dans un moment de lucidité absolue, Cendres songea : il pourrait être en train de mentir. Il pourrait dire cela pour convaincre Gélimer de me laisser vivre. Comme il pourrai dire ça afin de convaincre Gélimer de me laisser vivre, parce qu’il sait que c’est la vérité. Je n’ai aucun moyen de le savoir.
Je peux l’interroger. Je le forcerai à me répondre !
Avec des lèvres fendues, enflées, Cendres parla avec une précision instantanée, parfaite : « Le champ de bataille d’Auxonne le vingt et unième jour du huitième mois, l’unité au Lion azur sur champ d’or, quelles pertes au combat ? »
L’expression de Léofric se changea en irritation. « Qu’on le bâillonne, nazir. »
Deux soldats tentèrent de saisir la tête de Cendres par-derrière. Cendres se laissa tomber en avant, flasque, son corps se cognant les épaules, les coudes et les genoux contre le sol de pierre. Au cours des quelques instants qu’ils mirent à la soulever, passive et molle, elle hurla avec violence : « Auxonne, unité armoyée du Lion bleu, quelles pertes ? »
La voix retentit, soudaine et claire dans sa tête :
« Informations non disponibles. »
« Ce n’est pas possible ! Dis-le-moi ! »
Cendres se sentit soulevée à la verticale, maintenue entre deux hommes. Une main se plaqua fermement contre sa bouche fendue, et étroitement sur son nez. Elle aspira de l’air, la salle sombre avec ses cierges s’obscurcissant encore davantage dans son champ de vision.
La main comprimait son visage, inexorable.
Dans l’incapacité de respirer, de parler, elle tempêta par des lèvres écrasées dans le gant qui l’étouffait : « Tu le sais ! Tu dois le savoir ! La Faris a dû te le dire… ! »
De sa gorge, rien n’émergea qui ressemblât à une voix.
Des étincelles dansaient devant ses yeux, effaçant la cour. Aucune voix ne résonna dans sa tête. Elle essaya de fermer les mâchoires. Elle sentit des anneaux de métal racler contre ses dents. Un sang à goût de cuivre lui obstrua la gorge. Elle toussa, s’étrangla ; les hommes la tenaient encore, étroitement, tandis qu’elle se débattait, en hoquetant, en suffoquant.
Je le saurai quand même.
Puisque je ne peux pas parler…, je vais écouter.
Elle laissa sa peur et sa sensation de futilité la traverser, s’imposa le calme, une immobilité absolue au sein de la douleur du corps et de l’angoisse de l’esprit.
Elle ne vit rien d’autre qu’un réseau de veines à l’intérieur de ses paupières, imprimé sur le monde extérieur. Elle avait les poumons en feu.
Elle accomplit un effort farouche. Un effort pour écouter – non pas un acte passif, mais quelque chose de violemment actif. Elle eut l’impression de pousser ou de tirer, de haler une corde ou d’abattre une hache.
Je vais entendre. Je vais savoir.
Son esprit accomplit quelque chose. Comme une corde rompue, tout son être sursauta, ou était-ce un ménisque, qui soudain creva, et lui laissa traverser une barrière ?
Elle sentit une torsion, dans cette partie d’elle-même dont elle avait toujours pensé qu’elle la partageait avec sa voix, son saint, son guide, son âme.
Un rugissement écrasant secoua le monde.
Les murailles du bâtiment bougèrent.
Une voix explosa dans sa tête :
« NON ! »
Le sol inébranlable se souleva sous ses pieds, comme si elle se trouvait sur le pont d’un navire en pleine mer.