I
L’obscurité se prolongea pendant ce qui lui parut être des heures.
Cendres n’avait aucun moyen d’estimer le temps. Le monde se réduisait à tout ce qu’elle pouvait toucher des doigts, à bout de bras, dans le noir et le froid. De la brique, essentiellement, et du salpêtre humide. La boue ou la merde sous ses pieds. Elle trouvait les ténèbres rassurantes. Pas de lumière signifiait qu’il n’y avait aucune rupture dans la chemise du collecteur. Par conséquent, on pouvait traverser en toute sécurité ces passages de brique spécifiques.
Pas de puits. Pas de boyaux verticaux.
Si j’étais avec Roberto, en ce moment, on se soûlerait la gueule. On parlerait de Godfrey. Je me soûlerais jusqu’à ne plus pouvoir tenir debout. Je lui dirais qu’au fond de son cœur, Godfrey était toujours resté un péquenaud. Une fois, je l’ai vu appeler des sangliers. Des sangliers sauvages, pour les faire sortir de la forêt ! Et ils sont arrivés. Et je ne sais plus combien de fois il m’a écoutée quand j’avais besoin de parler à quelqu’un qui n’était pas un de mes officiers…
Pas un père. À quoi bon, un père ? Léofric se qualifie de père. Un ami. Un frère. Non, plus qu’un frère. Qu’est-ce que ça m’aurait coûté de t’aimer, juste une fois ? Une seule fois ?
Soûle à tomber par terre. Et ensuite, on s’en irait chercher la bagarre quelque part.
Bon Dieu, qu’est-ce qu’il va dire, Roberto, quand je vais lui apprendre ça ?
Si Robert est encore en vie.
Le bruit de l’eau qui coulait, profonde et lisse devant elle, lui fit ralentir l’allure. Le mur sous ses doigts forma un coin. Elle avança lentement en le contournant, posant d’abord la pointe du pied, à la recherche d’un trou dans sol.
Les égouts se poursuivaient.
Je ne devrais pas l’abandonner.
Je ne peux pas agir autrement.
Je pourrais demander à ma voix comment on sort d’ici – non, elle ne connaît pas les endroits, elle sait seulement résoudre les problèmes…
Est-ce que je peux seulement parler au Golem de pierre, maintenant ?
D’autres… voix ?
Que sont-elles ?
Est-ce que Léofric le sait ? Est-ce que le calife le sait ? Y a-t-il quelqu’un qui le sache ? Bon Dieu, je veux parler à Léofric ! Y avait-il quelqu’un qui sache ça avant aujourd’hui ?
Je n’aurais pas dû le laisser derrière moi.
Une lumière pâle dessinait des formes géométriques sur ses rétines.
Cendres s’arrêta, sa main en sang encore au contact de la brique. La lumière était assez forte pour lui montrer les espaces et les surfaces qu’elle éclairait. Une jonction de tunnels. Des murs plans, des murs qui s’incurvaient pour former une voûte, pour remonter vers un plafond crevassé qui laissait sourdre une faible lumière. De l’eau qui courait. Des voies de passage. Des gravats.
Tout cela pouvait se poursuivre sur des kilomètres. Et ça pourrait me dégringoler sur la tête d’une seconde à l’autre. Le séisme a dû desceller pas mal de maçonnerie.
Un bruit.
« Valzacchi ? » appela-t-elle doucement.
Rien.
Cendres leva la tête. Au-dessus, quatre ou cinq pierres s’étaient détachées de la voûte du tunnel. Suffisamment pour laisser entrer un pâle reflet de feu grégeois. Elle crut entendre un bruit confus, dehors, cette fois-ci, mais il s’évanouit tandis qu’elle tendait l’oreille.
Combien de temps avant que le reste de cette section d’égout ne s’écroule ?
Il est temps de changer de coin.
Un chagrin inattendu la mordit. Ses yeux se noyèrent de larmes. Elle les essuya sur sa manche. Durant un instant où elle sut, sans l’ombre d’un doute, l’ampleur de sa responsabilité. Et je ne pourrai jamais te dire combien je regrette que tu sois venu ici à cause de moi.
Cendres presse ses mains crasseuses contre son visage, une fois. Elle lève la tête. Le chagrin viendra, elle le sait, en des instants, des minutes où elle ne l’attendra pas ; il mordra plus fort quand son présent état de choc s’effacera et qu’elle acceptera en son cœur de savoir que – une fois les raisons trouvées, les responsabilités assumées et sa confession effectuée – cela n’a pas d’importance. Ça ne changera rien au fait que jamais plus elle ne parlera à Godfrey, que jamais plus il ne lui répondra.
Elle chuchota : « Bonne nuit, prêtre. »
Une forme blanche en mouvement lui attira l’œil.
Sa main se porta en un éclair à sa ceinture, pour ne rencontrer que le fourreau vide. Elle plaqua le dos contre la paroi du tunnel et regarda vers l’avant.
Une petite masse blanche traversa vivement la chaussée pour s’enfoncer dans le noir.
Cendres avança avec prudence. Ses sandales frottèrent sur la brique. Deux autres masses blanches s’écartèrent de son passage dans un trot finement précipité à ras de terre.
« Des rats, chuchota Cendres. Des rats blancs ? »
Si le tremblement de terre avait fissuré les égouts construits sous les rues de la Citadelle, pouvait-il avoir endommagé les murs des maisons taillées dans le roc ? Me trouverais-je dans les parages de la maison Léofric ?
Possible.
Peut-être pas. Si ce sont ses rats phénomènes, ça ne signifie pas pour autant que je sois à proximité. Les rats sont capables d’accomplir de longs trajets ; il s’est probablement écoulé une heure depuis le séisme, peut-être davantage.
« Hé, les p’tits rats…» Cendres émit de petits pépiements. Rien ne remua dans la pénombre.
Une pensée lui traversa l’esprit sur ce que les rats pouvaient trouver à manger, ici en bas. Elle jeta un coup d’œil derrière elle, dans le noir.
« Godfrey…»
Elle commença à contourner le coin de la jonction, progressant en silence, pour ne pas troubler l’atmosphère ou la chemise de briques fissurée au-dessus de sa tête. Elle s’arrêta. Elle regarda en arrière.
« Tu ne m’approuveras pas, Godfrey… Tu m’as toujours traitée de païenne. C’est vrai. Je ne crois ni à la pitié, ni au pardon. Je crois en la vengeance… Il y a quelqu’un que je vais faire souffrir, pour ta mort. »
Un vague piaillement résonna plus loin dans l’égout.
La douceâtre puanteur de merde empira. Cendres commença à reprendre sa route, sa manche trempée plaquée contre le nez. Elle n’avait plus rien à vomir. L’eau coulait avec paresse en silence en dessous de la corniche en brique.
La dernière clarté du toit fracturé joua sur une irrégularité du mur. Cendres tendit la main, rencontra de la brique, rencontra de l’obscurité – rencontra le vide.
Du bout des doigts, elle suivit le contour d’une longue fente dans la brique, haute comme ses deux mains réunies. Pour voir, elle y plongea la main. Ses phalanges se râpèrent sur des briques et du mortier, pas très loin devant elle. Fronçant les sourcils, elle fit remonter le plat de sa main le long du mur devant elle, et sa paume partit dans le vide, dans une nouvelle encoche, et au-dessus, une autre.
Le bord inférieur de chaque encoche comportait une légère saillie en brique, large d’environ cinq centimètres et haut de dix. Assez solide pour supporter la prise d’un homme et pour soutenir le poids d’un homme.
Le soulagement l’envahit. Elle respira sans y prendre garde, toussa à cause de la puanteur douceâtre et se mit à rire, les yeux larmoyants. Elle passa les mains de haut en bas sur la surface du mur, pour s’assurer qu’il n’y avait pas d’erreur. Aussi haut au-dessus de sa tête que ses mains pouvaient atteindre, la paroi de brique était garnie d’encoches. Et il ne s’agissait pas de l’un des murs qui s’incurvaient, pas ici, à la jonction des tunnels : la paroi au-dessus d’elle montait tout droit.
Cendres leva les bras, plaça les mains dans une encoche, le pied dans une autre et entreprit d’escalader le mur.
Les cinq ou six premiers mètres furent assez faciles. Ses bras commencèrent à la faire souffrir. Elle prit le risque de se pencher en arrière pour regarder vers le haut. La partie fracturée de la conduite pouvait se trouver cinquante ou soixante mètres plus haut encore.
Elle tendit la main vers l’encoche suivante de l’« échelle » en brique et hissa son poids trempé vers le haut. Détournant ses pensées de l’aspect physique de la situation, elle laissa son esprit vagabonder.
Je crois que les « voix » parlent à travers la machine, par le truchement du Golem de pierre. Elles entrent dans mon esprit de la même façon. Mais elles ne ressemblent pas à ma voix.
Est-ce que quelqu’un sait cela ? Est-ce que la Faris le sait ? Depuis combien de temps est-ce qu’elles font ça ? Est-ce qu’elles disent des choses à la Faris, par l’intermédiaire du Golem – est-ce qu’elles se font passer pour le Golem de pierre ? Peut-être que personne ne le sait, que je suis la seule. Jusqu’ici.
Supposons que la machina rei militaris se trouve dans la maison Léofric depuis deux siècles, supposons que ces autres voix parlent par son intermédiaire ? À moins qu’elles n’en fassent partie ? Une partie dont Léofric ne sait rien ? Et s’il savait ?
Cendres maintenait résolument silencieuse la partie de son cerveau par laquelle elle écoutait.
Les biceps douloureux, elle leva la main au-dessus de sa tête et se hissa d’un nouvel échelon. Ses cuisses et ses mollets lui cuisaient. Elle regarda distraitement vers le bas et vit, au-delà de la longueur de son propre corps, à quelle hauteur elle se trouvait vraiment.
Tomber de quinze mètres sur de la brique, ou dans un égout, suffit pour se tuer.
Elle continua à se pousser vers le haut.
Et en supposant que ce sont ces « voix » qui haïssent la Bourgogne ? Pourquoi la Bourgogne ? Pourquoi pas la France, l’Italie, l’Empire ottoman ? Je sais que les ducs de Bourgogne sont les plus riches, mais ce n’est pas une question de richesse : ils veulent brûler les terres et les semer de sel. Pourquoi ?
Cendres se reposa, en appuyant le front contre l’ouvrage de brique. Il était froid au contact. Le mortier était rugueux, comme poussiéreux.
Elle devait désormais se tordre sur elle-même pour apercevoir la partie brisée du toit, au-dessus d’elle et sur le côté. Une margelle de pierre l’en séparait. Les degrés menaient vers le haut – elle leva la tête – à l’intérieur d’un boyau étroit dans le plafond. À l’intérieur, les ténèbres. Aucun moyen de savoir ce qui pouvait se trouver là-dedans.
Elle s’accrocha, en réfléchissant, grelottant dans ses vêtements trempés et immondes. Soudain, dans le noir, elle sourit.
Mais voilà ! Bien sûr ! Voilà pourquoi les Wisigoths ont attaqué la Bourgogne et pas les Turcs ! Les Turcs représentent une plus grande menace, mais la machine leur a dit que la solution consistait à attaquer la Bourgogne. C’est forcément ça. Mais ce n’est pas le Golem de pierre, ce sont les voix !
Cendres serra les doigts sur la saillie. Des crampes lui tiraillaient les muscles. Elle enfonça profondément le bout du pied dans l’échelon et contracta la jambe, pour la tendre, cherchant avec son autre pied un échelon placé plus haut.
Si la famille d’un autre amir avait créé un autre Golem de pierre…, ça se saurait ! Même Léofric n’a jamais essayé de le garder secret. Juste de préserver sa sécurité. Mais s’il ne s’agit pas d’une autre machine d’argile, qu’est-ce que c’est – que sont-elles ?
Quelle que soit leur nature, elles connaissent mon existence.
Elle s’engagea dans les ténèbres, la tête et les épaules, puis le reste du corps, tandis qu’elle montait dans le boyau. Si ça ne mène nulle part, je n’aurai plus qu’à redescendre, se dit-elle, puis : Alors, elles connaissent mon existence, à présent. Bien. Très bien.
J’ai perdu les miens. J’ai perdu Godfrey. Ça suffit comme ça.
« Vous avez foutrement intérêt à espérer que vous me connaissez, chuchota Cendres. Parce que je vais découvrir qui vous êtes. Si vous êtes des machines, je vous briserai. Si vous êtes des humains, je vous éventrerai. Être intervenu dans ma vie va peut-être s’avérer la plus grosse connerie que vous ayez faite. »
Dans le noir, elle sourit de sa propre bravade. Ses doigts, en cherchant en l’air, touchèrent de la brique et du métal. Elle s’arrêta.
En tâtonnant avec précaution, elle tâta de la pierre poussiéreuse, juste au-dessus de sa tête, et une circonférence en fer glacé. À l’intérieur du cercle, encore du métal – une plaque de fer circulaire, d’un mètre de diamètre, environ.
Cendres cala ses pieds le plus profondément possible dans les échelons de brique qu’elle occupait. Elle s’accrocha de la main gauche à un autre échelon. De la droite, plaquée contre le métal, elle poussa vers le haut.
Elle s’attendait à une résistance, était en train de se dire Merde, j’aurais besoin de positionner mon dos par-dessous, et je ne peux pas et elle fut surprise en voyant le regard de métal s’envoler pour basculer et s’ouvrir. Une brassée d’air froid la frappa en pleine figure. Du feu grégeois flamboyait, l’éblouissant. Elle tomba en avant, s’écrasant le visage contre l’échelle de brique, manquant de perdre prise.
« La vache ! »
Elle força son corps vers le haut de deux échelons supplémentaires et tâtonna à l’extérieur, en quête de quelque chose pour se haler au-dehors. Elle ne trouva rien du tout. Ses doigts frottèrent contre de la pierre. La bouche était trop large pour que Cendres se cale contre elle.
En un mouvement, elle plaça ses deux pieds un échelon plus haut, lâcha sa main gauche, redressa les jambes et se poussa vers le haut. Elle plongea lourdement en avant.
Son élan l’entraîna : elle s’étala en travers d’une route, ses cuisses et le reste de ses jambes pendant au-dessus du gouffre, mais son corps en sécurité. Elle posa les paumes à plat et tortilla son corps pour le faire avancer, puis roula sur elle-même, en repliant les jambes sans cesser de rouler tant qu’elle ne se retrouva pas à trois bons mètres de la bouche d’égout ouverte.
Elle était dans une ruelle étroite, entre des immeubles sans fenêtre.
Un globe de feu grégeois brûlait, à vingt pas de là. Les autres, plus proches d’elle, étaient brisés. Le long de la ruelle, les pavés s’affaissaient de façon inquiétante.
Ses yeux accommodés à la nuit ruisselaient de larmes. Elle secoua la tête et se remit à quatre pattes ; la laine trempée de son haut-de-chausses et de son justaucorps, collés à sa peau, était en train de se glacer rapidement dans l’air noir.
Je suis encore dans la Citadelle : où… ?
Le vent tourna. Cendres se mit debout et en tendit l’oreille.
Une rumeur confuse de cris et de hurlements lui parvint. Des grondements de roues de charrois. Le choc du métal contre le métal. Un combat, un chaos. Mais rien pour lui indiquer où, à l’intérieur de la Citadelle ou hors les murs, dans Carthage même. Le vent recommença à lui souffler dans le dos, et elle perdit les bruits.
Mais je suis à l’extérieur !
Cendres respira profondément, s’étrangla sur sa propre puanteur et regarda autour d’elle. Des murs de pierre nue lui faisaient face, de chaque côté de l’étroit passage. Ils s’élevaient suffisamment haut pour lui interdire toute chance de distinguer un point de repère, de deviner de quel côté pouvait se situer le dôme, de quel côté les remparts. Elle huma. L’odeur du port, oui, mais autre chose…
De la fumée.
Une odeur de brûlé flottait dans la ruelle. Cendres regarda les deux extrémités : des voies transversales de part et d’autre. Elle devait éviter l’affaissement sur sa gauche. Elle se dirigea vers la droite.
Une douleur la frappa, chagrin et révulsion. Quelque chose gisait devant elle sur le pavé, au bord de la flaque de clarté jetée par la lampe survivante.
Le corps d’un homme, affaissé – avec cette même immobilité de Godfrey, mort.
Elle chassa le chagrin de son esprit, de façon parfaitement délibérée. « Ça attendra. »
Elle remonta la ruelle, se déplaçant avec rapidité pour se tenir chaud. Ses sandales laissaient des traces d’ordure sur les pavés. Elle alla jusqu’au corps étendu qui était tassé contre le mur nu. Dérobe-lui son argent si c’est un civil ; ou ses armes, si c’est un soldat…
La lumière n’était pas bonne. Le feu grégeois au-dessus d’elle pâlit dans son globe de verre. Cendres s’agenouilla, tendit le bras pour faire rouler le gisant sur son dos. En une fraction de seconde elle nota, tandis que ses mains halaient le poids mort et glacé, que c’était un homme, qui portait un haut-de-chausses, un tabert armorié et une salade en acier ; son baudrier avait déjà disparu, son épée avait été volée par un pillard, son poignard manquait…
« Miséricorde du Christ ! »
Cendres se laissa tomber en position assise, les genoux privés de force. Elle se pencha plus près et rejeta les bras du mort en arrière pour lui exposer le torse. La totalité de sa gorge et de ses épaules était une masse de sang coagulé. Un tabert armorié de couleurs vives était attaché par-dessus sa cotte de mailles, les lanières nouées à sa taille, avec un emblème sombre sur le tissu…
Elle déboucla la sangle de la salade de l’homme, la soulevant de son crâne, ses mains se couvrant de sang au contact du carreau d’arbalète qui se dressait sur la gorge. Une salade, à visière et couvre-nuque articulé, pas un casque wisigoth. Fabriqué à Augsbourg dans les provinces allemandes – chez nous !
Cendres s’enfonça le casque capitonné sur la tête, boucla la sangle, tendit la main vers les chevilles de l’homme et traîna le corps sur le pavé, sous la lumière mourante.
Il est étalé, les bras au-dessus de la tête, la tête tournée sur le côté. Un jeune homme, quinze ou seize ans, avec des cheveux clairs et un début de barbe. Elle l’a déjà vu quelque part, elle le connaît, elle connaît le visage du mort, à défaut de son nom…
Sous la lumière, elle contemple la livrée, clairement visible, désormais.
Un tabert armorié d’or.
Sur la poitrine, en bleu, un lion.
La livrée au Lion azur. La livrée de sa compagnie.