I
Dijon résonnait du tonnerre des moulins à eau.
Le soleil blanc de l’après-midi flamboyait sur le jaune des champs de moutarde au loin. Des alignements de ceps de vignes, verts et taillés, se vrillaient au sol entre des rubans de terre brune. Les paysans grouillaient sur les champs. Le clocher de la ville sonna cinq heures et quart tandis que Cendres guidait Godluc à travers une affluence de chars à bœufs, jusqu’au pont principal menant à Dijon.
Bertrand lui fourra entre les mains ses gantelets germaniques aux doigts articulés et revint, essoufflé, auprès de Rickard, dans la poussière soulevée par les chevaux. Cendres quitta les membres de la compagnie, partis en éclaireurs et à présent accrochés à ses étriers pour faire leur rapport d’un souffle court, et alla prendre sa place entre John de Vere et sa propre escorte.
« Milord Oxford. » Cendres éleva la voix, et redressa la tête, alors qu’ils traversaient le pont pour franchir la porte de la ville. Des odeurs hérissaient le duvet sur sa nuque : la paille, la pierre surchauffée, les algues d’eau douce, le crottin de cheval. Elle força pour remonter sa visière et abaisser sa bavière, afin de profiter de l’air frais au-dessus de la rivière qui faisait office de douves.
« J’ai les dernières estimations sur les forces wisigothes autour d’Auxonne, annonça le comte. Elles se montent à douze mille, environ. »
Cendres opina pour confirmer. « Ils étaient douze mille lorsque j’étais devant Bâle. Je ne connais pas la taille exacte de leurs deux autres corps d’armée principaux. L’un se trouve en territoire vénitien, tenant les Turcs en respect par la crainte ; l’autre est en Navarre. Aucun ne pourra parvenir jusqu’ici avant un mois, même à marche forcée. »
L’odeur de brûlé des roues de moulins tournant à plein régime emplissait l’air, accompagnée d’une fine brume d’or. Les cottes de mailles des gardes à la porte, les pourpoints, les chausses et les bliauds de drap des hommes et des femmes qui la franchissaient en tous sens se teintaient d’une infime pulvérulence. Le goût s’en déposait sur la langue de Cendres. Dijon est dorée ! se dit-elle ; et elle essaya de laisser la chaleur et les parfums dénouer le froid dur de la peur lové dans son ventre.
« Voici notre escorte. » John de Vere tira sur ses rênes, laissant son frère George passer le premier afin de s’entretenir avec les neuf ou dix chevaliers bourguignons en armure complète qui attendaient pour les conduire au palais.
De Vere tourna vers Cendres son visage buriné aux yeux pâles. « Vous est-il venu à l’esprit, madame, que son altesse le duc de Bourgogne pouvait vous proposer un contrat avec lui, maintenant ? Je ne puis financer cette attaque contre Carthage.
— Mais nous sommes liés par contrat. » Cendres parlait d’une voix douce, à peine audible par-dessus le craquement des aubes de moulin. « Me suggéreriez-vous de trouver un prétexte pour rompre ma parole – que je n’ai pas engagée personnellement – envers un comte anglais en exil, frappé de mort civile, parce que le duc régnant, extrêmement riche, désire s’attacher les services de ma compagnie ? »
John de Vere la considéra du haut de sa selle. Avec la visière du casque étroit attachée en position haute, Cendres ne distinguait de son visage qu’une bouche fixée en une ligne dure.
« La Bourgogne est riche, déclara-t-il d’une voix sans inflexion. Et je suis Lancastre, en effet. Ou la seule chance de Lancastre. Mais, madame, je suis pour l’heure à la tête de trois frères et de quarante-sept hommes, avec assez de finances pour les nourrir six semaines. Ceci, comparé à un engagement auprès du duc de Bourgogne, qui serait en mesure d’acheter l’Angleterre s’il le souhaitait…»
Impassible, Cendres répliqua : « Vous avez raison, Milord, je n’accorderais pas à la Bourgogne une seconde de réflexion.
— Madame le capitaine, en tant que chef de mercenaires, les biens les plus précieux que vous ayez à vendre sont votre réputation et votre parole. »
Cendres réprima un rire bref. « Mais n’allez pas raconter ça à mes gars. C’est eux que je dois convaincre de ce projet sur Carthage…»
En avant, George de Vere et les chevaliers bourguignons paraissaient échanger des salutations déférentes et débattre de l’ordre de la cavalcade, qu’il fallait répartir en mesures à peu près égales. La chaleur semblait rendre le pavé de Dijon glissant sous les sabots de Godluc. Cendres tendit la main et la plaça en signe de réconfort sur l’encolure de la bête, à l’endroit où le gris fer de ses tavelures se muait en argent. Il jeta la tête vers le haut, en hennissant pour manifester, Cendres s’en rendit compte, son envie de parader devant la population de Dijon. Autour d’elle, brillaient les murs chaulés de la ville et ses toits d’ardoise bleue.
Cendres parla par-dessus le vacarme croissant des moulins à l’œuvre. « L’endroit semble sorti d’un livre d’heures, Milord.
— J’aimerais que ce fût aussi le cas pour vous et moi, madame !
— Merde. Je savais que mon armure allait me faire défaut…»
George de Vere se retourna sur sa selle, faisant signe au groupe d’avancer. Cendres chevaucha aux côtés du comte d’Oxford, désormais tout sourire, jusqu’au centre du groupe de chevaliers bourguignons. Ils se mirent en route, les chevaux avançant lentement au long des rues pavées en dépit de l’escorte de Charles, armoriée de sa croix rouge ; zigzaguant entre les foules d’apprentis devant les ateliers, de femmes en hautes coiffes achetant aux étals sur la place du marché, et de chars à bœufs avançant en grinçant perpétuellement vers les moulins, Cendres remonta sa visière, répondant par un sourire aux saluts joyeux et aux commentaires adressés par les sujets du duc Charles.
« Thomas ! » siffla-t-elle.
Thomas Rochester donna un coup de talon dans le flanc de son hongre bai et rejoignit prestement le groupe. Une jeune femme aux yeux brillants le regarda s’éloigner de l’endroit où elle se penchait à sa fenêtre, un premier étage en encorbellement.
« On se calme, mon petit.
— Bien, patronne ! » Un silence. « Un peu de temps en permission ?
— Pas pour toi…» Un mouvement sur Godluc amena le cheval vers le flanc gauche du comte d’Oxford.
« Je crois que jamais vous ne rompriez une condotta, madame. Et pourtant, vous l’envisagez en ce moment même.
— Non, je…
— Si. Pourquoi ? »
Ce n’était pas le ton de voix, ni l’homme, à la laisser s’en tirer sans répondre. Cendres maugréa à voix basse, jeta un coup d’œil couvert en direction des chevaliers bourguignons.
« Oui, je suis d’avis que nous devrions attaquer Carthage, mais cela ne veut pas dire que cette attaque ne m’effraie pas ! Si mes souvenirs de Neuss sont bons, Charles de Bourgogne aurait disposé là-bas de plus de vingt mille hommes entraînés ; et beaucoup de vivres, d’armes, de canon, et, si j’avais le choix, j’aimerais avoir la totalité de ces vingt mille entre le roi-calife et moi ! Pas seulement de quarante-sept hommes et de vos frères ! Cela vous surprend-il ?
— Seuls les sots n’ont jamais peur, madame. »
Le martèlement rythmé des aubes de moulins couvrit un instant les conversations. Dijon est sise entre deux rivières, le Suzon et l’Ouche, dans le bec de terre en fer de lance où elles se mêlent. Cendres chevaucha sur le chemin de berge. Ici, les murailles enclosaient la rivière à l’intérieur de la ville. Elle regarda les pales des aubes des moulins s’élever sous le soleil, en dégoulinant de diamants. Sous les roues, l’eau était noire, dense comme du verre, et Cendres ressentait son attraction depuis l’endroit où elle se trouvait en compagnie des chevaliers de la cour du duc.
Ils longèrent un premier moulin.
Toute conversation étant impossible, Cendres se contenta d’observer un moment les rues qu’ils traversaient. Un groupe d’hommes en chemises et chausses retroussées, en train de réparer la roue d’un char à bœufs, s’écarta. Ils retirèrent leurs chapeaux de paille, nota Cendres, mais sans empressement ni crainte, et l’un des cavaliers bourguignons tira sur les rênes et discuta avec leur contremaître.
Cendres aperçut un espace dégagé devant eux, entre des bâtisses aux fenêtres à petits carreaux. La rue s’ouvrait sur une place qui, constata-t-elle en y pénétrant à cheval, était triangulaire. Les rivières coulaient le long des deux côtés, ce terrain se situant à leur point de confluence exact. Les hauts remparts de la ville luisaient, et les hommes en faction à leur sommet, appuyés sur leurs hallebardes, regardaient en bas avec intérêt. Ils étaient bien armés, propres, avec le genre de visage à ne pas avoir souffert de la famine dans un passé récent.
« Vous comprenez, Milord comte, reprit Cendres, les rumeurs circulent – j’entendrais des voix ; je n’en entendrais pas. En réalité, le Lion azur serait toujours à la solde des Wisigoths, parce que je suis la sœur de la Faris. Ce genre de choses. »
De Vere la regarda.
« Vous ne souhaitez pas vous voir reléguée, sous prétexte que vous représentez un trop gros risque ?
— Précisément.
— Madame, les responsabilités d’un contrat sont à double sens. »
La voix de De Vere, durcie par les batailles, ne plaçait aucune emphase particulière sur les mots, mais Cendres perçut qu’elle se départait, avec douleur et appréhension, de son cynisme coutumier. Le soleil l’éblouit. Elle sentit sa voix s’enrouer.
Avec toute la maîtrise possible, elle dit : « Leur général, cette Faris, est née esclave. Elle n’en fait pas mystère. Et je… lui ressemble. Comme deux chiots d’une même portée. Qu’est-ce que cela fait de moi ?
— Une femme courageuse », répondit avec douceur le comte d’Oxford.
Quand il croisa son regard, elle dirigea les yeux droit devant elle, avec une expression dure.
« Parce que, pour vous cacher de cette nouvelle, vous m’exposez un plan visant à frapper l’ennemi dans sa place la plus forte. Je pourrais avoir cause de douter de l’impartialité de votre jugement sur ce sujet si je choisissais de le considérer de la sorte – mais je n’en doute point. Vos pensées résonnent en harmonie avec les miennes. Espérons que le duc sera d’accord.
— Dans le cas contraire », répondit Cendres, en contemplant les chevaliers de leur escorte et leur riche appareil, « nous n’y pourrons foutre rien. Nous sommes démunis. C’est un homme fort riche et fort puissant, avec une armée stationnée en dehors de cette ville. Voyons les choses en face, Milord comte, deux ordres et je suis sa mercenaire et plus la vôtre. »
La voix d’Oxford claqua. « J’ai des responsabilités envers mes frères et mes affinités[1] ! Et envers quelqu’un que j’ai pris sous ma protection !
— Ce n’est pas tout à fait ainsi que la plupart des gens considèrent une condotta…» Cendres tira sur les rênes jusqu’à ce qu’elle puisse voir le comte. « Mais vous, si, n’est-ce pas ? »
En l’observant, elle eut confirmation de son impression : les gens suivraient John de Vere bien au-delà des bornes de la raison. Et ne s’en étonneraient qu’ensuite, lorsqu’il serait beaucoup trop tard.
Cendres inspira profondément, se sentant comprimée de façon inaccoutumée par la brigandine de plate qu’elle portait. Godluc souffla par ses larges naseaux. Automatiquement, Cendres déplaça son poids vers l’arrière et chercha ce qui avait troublé sa monture.
À deux mètres en avant, une file de canetons escaladait la berge de la rivière en voletant, et traversa l’espace pavé. Précédés par leur cane de mère, ils battirent des ailes, en cancanant vers le moulin situé sur le côté opposé du triangle, et l’autre rivière, au flot rapide.
Douze chevaliers bourguignons, un comte anglais, ses nobles frères, un vicomte, une femme capitaine des mercenaires et son escorte tirèrent tous sur les rênes et attendirent que neuf canetons soient passés.
Cendres, penchée en avant sur sa selle, se redressa pour adresser la parole à John de Vere. Elle se retrouva en train de lever les yeux vers le palais ducal de Dijon. De vertigineuses murailles gothiques, des arcs-boutants, des tourelles pointues, tous blancs, des toits d’ardoise bleue ; cent bannières au vent.
« Eh bien, madame. » Le comte d’Oxford sourit légèrement. « La cour de Bourgogne n’est à nulle autre pareille dans la Chrétienté. Voyons ce que le duc dira de ma pucelle et de ses voix. »
En descendant de cheval, elle fut accueillie par un Godfrey Maximillian à pied, baigné de transpiration, qui s’intégra au reste des hommes de Thomas Rochester, derrière la bannière de Cendres.
À l’intérieur du palais, le volume englobé par la pierre la stupéfia. Des colonnes fines et aériennes se dressaient, entre de longues et minces fenêtres en ogive ; toute cette ornementation de pierre fraîche, pâle, couleur biscuit, caressée par le soleil de la fin d’après-midi, suggérait à Cendres une dentelle de miel.
Elle referma la bouche et s’engagea d’un pas maladroit à la suite de John de Vere, tandis que retentissait un appel de trompes et qu’un héraut criait leurs noms et qualités, assez énergiquement pour faire trembler les bannières suspendues de chaque côté de la salle ; et cent visages se tournèrent, des hommes fortunés et puissants, pour la regarder.
Tous étaient vêtus de bleu.
Elle promena brièvement le regard sur des soies saphir, aigue-marine et bleu roi, des velours indigo ou pastel, des chaperons roulés aussi sombres que le ciel à minuit, et la longue robe de Marguerite d’York, couleur de Méditerranée. Ses pas maintenaient Cendres dans le sillage du comte d’Oxford, de façon parfaitement indépendante. Godfrey pencha plus près sa tête barbue en lui chuchotant rapidement à l’oreille :
« Il y a ici des Wisigoths.
— Quoi ?
— Une députation. Une ambassade ? Nul n’est sûr de leur statut.
— Ici ! À Dijon ?
— Depuis midi, à ce que j’entends.
— Qui ? »
Les yeux d’ambre de Godfrey se déplacèrent pour scruter l’assemblée.
« Mon argent n’a pas réussi à me fournir les noms. »
Cendres grimaça. Elle ignora la profusion éblouissante des blasons de joyaux sur des chaperons, des colliers à maillons d’or ou d’argent ceignant de nobles gorges, des grelots en cuivre attachés au pourpoint des plus jeunes chevaliers, des voiles fins comme la gaze parant les nobles dames.
Tous, tout en bleu, s’aperçut-elle soudain. Avec une brigandine de velours bleu, elle se conformait raisonnablement à la mode ou, du moins, suffisamment pour ne pas offenser. Elle jeta un regard aux quatre frères De Vere et à Beaumont, à tous ces nobles Anglais en harnois complet, l’éclat de l’acier tranchant sur le velours et la soie des atours de la cour bourguignonne.
« Godfrey, qui est donc là ? Ne me raconte pas que tu n’en sais rien. Tu as dehors tout un réseau d’informateurs, merde ! Qui est ici ? »
Il lui laissa délibérément prendre un pas d’avance sur le damier des dalles. Sans provoquer de désordre et attirer l’attention sur elle, elle n’avait aucun moyen de poursuivre ses questions. Elle serra le poing, n’ayant pas, une seconde durant, d’envie plus forte que celle de le frapper.
« Votre Altesse, dit-elle sans regarder le visage de l’Anglais, saviez-vous qu’il y a ici une délégation wisigothe ?
— Couilledieu !
— Je vais interpréter cela comme un « non », par conséquent. »
On continua de les escorter au long de la grand-salle. La profusion se poursuivait : tableaux abrités dans des niches, tapisseries de grandes expéditions de chasse accrochées aux murs, mais Cendres ne pouvait tout absorber. Au-dessus de tout cela s’élançait une noble architecture, fenêtres en ogive et colonnes en grappes, jusqu’aux fenêtres de vitre claire qui révélaient les autres toits du palais ducal de Dijon et les belles flèches de pierre pointées vers le ciel de l’après-midi.
Une volée de colombes frôla les carreaux. Cendres baissa les yeux, s’arrêta et se fit douloureusement cogner les talons par Dickon de Vere. Les deux escortes – la sienne et celle des De Vere – se séparèrent, ouvrant un passage aux autres frères pour qu’ils viennent se placer aux côtés du comte d’Oxford. Godfrey demeura en retrait, le visage calme, les yeux ne trahissant rien de ses sentiments éventuels face à tant d’hommes d’Église, ainsi que de tant de nobles dames et de gentilshommes.
Cendres regarda autour d’elle, ne repéra ni robes ni maille wisigothes nulle part.
John de Vere s’agenouilla, imité par son groupe. Cendres posa un genou en terre avec un raclement et retira en toute hâte son chapeau.
Un homme assez jeune en pourpoint blanc à manches bouffantes et en chausses blanches siégeait sur le trône ducal, la tête inclinée, et était en conciliabule avec un autre homme qui se trouvait près de son coude. Cendres considéra ce visage quelque peu lugubre, et ces cheveux noirs lui descendant jusqu’aux épaules et coupés droit sur le front, et elle comprit que ce devait être lui : Charles, duc de Bourgogne, vassal théorique de Louis XI et surpassant en splendeur bien des souverains[2].
« Une journée peu favorable, donc ? déclara le duc d’une voix nette, comme s’il se souciait peu qu’on entendît ses conversations personnelles.
— Non, sire. » L’homme à ses côtés s’inclina. Il portait une longue cotte couleur azur, les bras dégagés des manches pendantes, et les mains remplies de feuilles couvertes de croquis de cercles et de carrés. « Disons plutôt : une occasion de venger un tort ancien. »
Le duc lui fit signe de s’éloigner et se pencha en arrière, baissant les yeux vers les Anglais agenouillés. Seul homme à porter du blanc, il tranchait sur sa cour par cette simplicité. Cendres songea : Ça symbolise une Vertu – c’est probablement son jour d’incarner la Noblesse, la Chevalerie ou la Chasteté. Je me demande ce que nous représentons, nous autres ?
Sa voix, quand il parla, était agréable : « Messire d’Oxford.
— Sire. » De Vere se remit debout. « J’ai l’honneur de vous présenter mon capitaine des mercenaires, que Votre Altesse souhaitait rencontrer, Cendres.
— Sire. » Cendres se releva. Derrière elle, Thomas Rochester et Euen Huw portaient la livrée au Lion azur ; Godfrey serrait un psautier. Elle lissa ses cheveux sur le côté gauche, s’assurant qu’ils couvraient sa blessure en voie de guérison.
Assis sur le trône ducal, l’homme jeune à la mine plutôt morose, qui ne paraissait pas avoir trente ans, se pencha en avant, une main sur l’accoudoir, et scruta Cendres avec des yeux si sombres qu’ils semblaient noirs. Un peu de couleur teinta ses pommettes.
« Vous avez essayé de me tuer ! »
L’occasion ne prêtait pas à sourire, jugea Cendres, le duc de Bourgogne Valois ne semblant guère sensible au charme. Elle conforma son propre visage et son attitude de façon à exprimer réserve et respect, et garda le silence.
« Vous avez là une remarquable guerrière, De Vere », fit observer le duc, et, détournant la tête de Cendres, il échangea brièvement quelques mots avec la femme assise près de lui. L’épouse du duc, nota Cendres, ne quittait pas des yeux John de Vere, comte d’Oxford.
« Peut-être, déclara Marguerite d’York d’une voix nette, serait-il temps que cet homme nous apprenne pourquoi il abuse de votre hospitalité, messire.
— En son heure, madame. » Le duc fit signe à deux de ses conseillers d’approcher, leur parla, puis ramena ses regards sur le groupe qui lui faisait face.
Cendres évalua le coût de la simplicité du duc : il portait sa cotte boutonnée par des boutons de diamant ; la couture à ses épaules semblait employer des fils d’or. De même que tout le reste des coutures de ses vêtements, exécutées avec un fil de l’or le plus fin. Au sein de la mer bleue de sa cour, il scintillait comme une neige dorée par le plus pâle des soleils d’hiver, et la poignée de sa miséricorde était également rehaussée d’ors et de perles.
« Nous avons l’intention, annonça le duc, de découvrir ce que vous savez sur cette Faris, maîtresse Cendres. »
Cendres déglutit et parvint à s’exprimer d’une voix que tous pouvaient entendre.
« Désormais, chacun en sait autant que moi, sire. Elle possède trois principaux corps d’armées, dont l’un est stationné juste à la limite de vos frontières au Sud. Elle combat inspirée par une voix, qui émane, affirme-t-elle, d’un engin, une Tête d’airain ou un Golem de pierre, de l’autre côté de la mer, à Carthage, et, ajouta Cendres qui conservait avec difficulté le fil de ses pensées sous le regard de Charles, je l’ai vue moi-même paraître s’entretenir avec cette machine. Quant au reste : les Goths ont incendié Venise, Florence et Milan parce qu’ils n’en ont nul besoin – hommes et ressources traversent la Méditerranée en quantités infinies et quand je suis partie, elles arrivaient toujours.
— Cette Faris est-elle un chevalier honorable, une Bradamante[3] ? » s’enquit le duc Charles.
Cendres jugea le moment venu de se rendre à la fois moins spectaculaire et plus humaine aux yeux du duc. Avec une certaine amertume, elle lui répondit : « Une Bradamante n’aurait pas volé et gardé ma meilleure armure, sire ! »
Un amusement discret se manifesta parmi la cour, pour expirer dès qu’il apparut que le duc Charles ne souriait pas. Cendres soutint son regard, les yeux noirs brillants et le visage presque laid – un Valois, pas de doute ! – et ajouta : « En ce qui concerne les chevaliers, la cavalerie lourde ne semble pas leur point fort, sire. Pas de tournois. Ils possèdent une cavalerie moyenne, d’immenses quantités de fantassins, et des golems. » Le duc Charles jeta un coup d’œil vers Olivier de La Marche, et le gaillard, avec un hochement de tête à l’adresse de Cendres, gravit les degrés de l’estrade d’une foulée fort peu déférente. Le duc lui murmura quelque chose à l’oreille. La Marche acquiesça, mit un genou en terre pour baiser la main du duc, et s’en fut à grands pas. Cendres ne tourna pas la tête pour s’en assurer, mais elle devina qu’il quittait la salle.
« Ces Méridionaux sans honneur, déclara Charles sur un ton plus public, osent éteindre le soleil au-dessus des chrétiens et nous envelopper d’un châtiment semblable à leur propre Crépuscule éternel. Ils n’ont pas expié le péché du Siège vacant. Nous… Devant Dieu, nous ne sommes point sans péché ! Mais nous ne méritons pas de nous voir priver de Sol, qui est le Fils. »
Cendres élucida cette déclaration après un coup d’œil vers Godfrey. Elle hocha la tête avec empressement.
« Par conséquent…» Le duc de Bourgogne fut interrompu par un murmure insistant de Marguerite, qui siégeait à ses côtés sur un trône plus modeste. Un échange de paroles, bref et, selon Cendres, plutôt vif, s’acheva quand le duc, magnanime, se carra au fond de son siège. « Si cela peut apaiser votre esprit, nous consentons à ce que vous lui posiez la question. De Vere ! Dame Marguerite souhaite s’entretenir avec vous. »
Un peu au-dessus de la tête de Cendres, George de Vere chuchota : « Ce serait bien la première fois ! » et Dickon gloussa.
La noble Anglaise baissa les yeux vers De Vere, ses frères et Beaumont, ignorant Cendres, son prêtre et sa bannière.
« Oxford, pourquoi êtes-vous venu ici ? Vous savez que vous n’y pouvez être le bienvenu. Mon frère, le roi Édouard, vous hait. Pourquoi me suivre jusqu’ici ?
— Pas vous, madame. » John de Vere, tout aussi direct, n’usa d’aucun titre de noblesse pour s’adresser à elle. « Votre époux. J’ai une question à lui poser, mais puisque vous avez une armée qui siège à vos frontières, ma question attendra un moment plus propice.
— Non ! Tout de suite. Vous allez la poser tout de suite ! »
Cendres, consciente de l’importance des remous qui agitaient les tréfonds de ce courant de pensée bien précis, songea que Marguerite d’York n’était peut-être pas, en temps ordinaire, femme à manifester de l’irritation ou de l’impatience. Mais quelque chose la démange. La démange fortement.
« Le moment n’est pas venu », déclara le comte d’Oxford.
Charles de Bourgogne se pencha en avant, sourcils froncés.
« Si ma duchesse le demande, le moment de répondre est assurément venu pour vous, De Vere. La courtoisie est une vertu chevaleresque. »
Cendres lança un regard vers De Vere. L’Anglais serrait étroitement les lèvres. Pendant qu’elle l’observait, le visage de l’homme se détendit, et il laissa échapper un petit rire.
« Puisque votre époux le souhaite, dame Marguerite, je vais vous le dire. Son Altesse le roi Henry, sixième du nom, étant mort sans laisser de proche héritier de sa lignée[4], je suis venu demander au prétendant lancastrien suivant au trône d’Angleterre de lever une armée, afin que je puisse installer là-bas un homme légitime et honnête, à la place de votre frère. »
Et moi qui me croyais capable de manquer de tact…
Sous le couvert des commentaires scandalisés et choqués, Cendres jeta un coup d’œil en arrière vers le sol pavé de dalles en pierre lustrée comme un miroir, jaugeant la distance qui les séparait des portes et de la garde ducale.
Formidable. La Faris wisigothe me flanque en prison. J’arrive ici. Je me fais engager par De Vere. De Vere nous fait tous expédier en prison. Ce n’est pas ainsi que je souhaitais voir tourner les choses !
Un léger bruit de rupture se fit entendre : la bordure du voile de Marguerite d’York nouée et déchirée entre ses doigts crispés.
« Mon frère Édouard est un grand roi ! »
La voix d’Oxford retentit avec assez d’énergie et de dureté pour faire sursauter Cendres.
« Votre frère Édouard a fait arracher les entrailles du corps de mon frère Aubrey, tout vif, trancher son vit pour le brûler sous ses yeux. Une exécution yorkiste. Votre frère Édouard a fait décapiter mon père, sans une once de loi anglaise pour le soutenir, puisqu’il n’a aucun droit au trône ! »
Marguerite se mit debout.
« Nos prétentions valent mieux que les vôtres !
— Mais vos prétentions, madame, ne valent point celles de votre époux ! »
Le silence tomba, comme s’abat un couperet. Cendres prit conscience qu’elle retenait son souffle. Tous les frères De Vere se tenaient parfaitement droits, la main au fourreau, et le comte d’Oxford lui-même jetait des regards fulminants, tel un oiseau de proie buriné par les guerres, vers la femme qui siégeait sur le trône. Il déplaça son regard pâle vers Charles et courba la nuque avec raideur.
« Vous devez savoir, sire, qu’en tant qu’arrière-petit-fils de Jean de Gand et de Blanche de Lancastre, vous êtes par conséquent à cette heure… le plus proche héritier vivant du trône d’Angleterre[5]. »
Nous sommes morts.
Cendres serra les mains derrière son dos, gardant ses doigts à distance du pommeau de sa deuxième épée préférée, au prix d’un effort alimenté par la seule peur.
Nous sommes morts, nous sommes perdus, nous sommes foutus ; doux Christ, Oxford, tu ne pouvais donc pas FERMER ta gueule, pour une fois, quand on te demande de dire la vérité ?
Elle fut stupéfaite d’ouvrir la bouche et de s’entendre déclarer, d’une voix bien sonore : « Et si ça ne marche pas, je suppose qu’il ne nous reste plus qu’à envahir la Cornouaille…»
Un instant de silence consterné, tellement fugace qu’il ne lui laissa que le temps de retenir son souffle dans sa gorge, se brisa sous les rires tonitruants d’une centaine de voix, ceci, une fraction de seconde après le sourire du duc Charles de Bourgogne. Sourire très hivernal, très ténu, mais sourire, néanmoins.
« Noble duc, enchaîna rapidement Cendres, le Dauphin de France avait sa pucelle. Je regrette de ne pouvoir vous en fournir une – je suis une femme mariée, après tout. Mais je prie de jouir également de la faveur de Dieu, comme Jeanne en son temps ; et si vous m’accordez, non point des soldats, mais un peu de la richesse de votre armée, alors j’essaierai d’accomplir pour vous ce qu’elle a fait pour la France : tuer vos ennemis, sire.
— Et que feront pour la Bourgogne vos soixante et onze lances, Maîtresse ? » s’enquit le duc.
Cendres, qui pour sa part ne disposait pas des chiffres exacts de l’appel d’Anselm depuis très longtemps, leva un sourcil. Elle garda la tête droite, consciente qu’à un certain degré, son visage et ses cheveux parlaient pour elle et qu’elle aurait eu bien plus de prestance en harnois complet.
« Il vaudrait mieux ne pas en parler devant toute la cour, sire. »
Le duc de Bourgogne claqua des mains. Cendres s’était à peine relevée que des bucines sonnèrent, que les chœurs sur les côtés de la grande salle éclatèrent en chants, les dames se levèrent, les hommes en riches mantels courts et plissés se retirèrent, et elle fut introduite – de même que Godfrey et les De Vere – dans une chapelle, ou une petite salle, adjacente.
Un assez long moment plus tard, Charles de Bourgogne entra, une poignée de suivants avec lui.
« Vous avez fâché la reine de Bruges », fit-il observer à Oxford, en faisant signe à sa suite de partir.
Cendres, médusée, considéra Oxford et le duc.
« Mon épouse, étant gouverneur de cette ville, en est parfois qualifiée de reine », expliqua le Valois, en prenant un siège. Sa cotte, déboutonnée, laissait paraître au-dessous un pourpoint à orfrois d’or et une chemise à col lié d’un lin si fin qu’on le voyait à peine. « Elle ne vous aime guère, messire comte d’Oxford.
— Je n’ai jamais pensé que ce fût le cas, répondit Oxford. Sur ce sujet, vous m’avez forcé la main, sire.
— Oui. » Le duc transféra son regard vif vers Cendres. « Vous avez un intéressant bouffon. Elle est jeune, ajouta-t-il.
— Je sais commander mes hommes, sire. » Cendres, hésitant pour décider si elle devait se couvrir la tête, ce qui témoigne du respect chez une femme, ou la garder découverte, comme le fait un homme, opta pour rester tête nue, chapeau à la main. « Vous possédez déjà la meilleure armée de la Chrétienté. Envoyez-moi accomplir ce que votre armée ne peut faire – arracher son cœur à l’attaque wisigothe.
— Et où se situe ce cœur ?
— À Carthage, répondit Cendres.
— Ce n’est pas de la folie, sire, fit observer Oxford. Simplement de l’audace. »
Les murs de la cellule étaient drapés de tapisseries où l’animal héraldique de la Bourgogne, le Cerf, brillait de blanc et d’ors dans la forêt sauvage, poursuivi par chasseurs et adorateurs. Cendres, qui avait chaud sous le soleil de cette fin d’après-midi, changea de place et croisa le regard neutre et brodé d’or du Cerf, la Croix Verte finement ouvrée entre ses bois à nombreuses pointes.
« Vous êtes un honnête homme et un bon soldat », déclara le duc de Bourgogne, tandis qu’un page servait du vin, à lui, puis à Oxford. « Sinon, je soupçonnerais ceci d’être quelque machination lancastrienne.
— Je ne suis retors que sur le champ de bataille », déclara l’Anglais. Cendres entendit de l’amusement dans sa voix et put noter que cette inflexion échappait à Charles de Bourgogne.
« Alors, avons-nous ici la preuve que ce Golem de pierre se trouve où ils le prétendent : de l’autre côté de la mer, loin de nous, et s’entretenant pourtant avec cette Faris ?
— Je le crois, sire.
— Cela serait une grande chose. »
Tant de choses dépendent de cet homme, songea soudain Cendres. Ce garçon laid aux sourcils charbonneux, avec vingt mille hommes et plus de canons que les Wisigoths ; tant de choses dépendent de ses décisions.
« Je suis du sang de la Faris, sire, dit-elle.
— C’est ce que me disent mes conseillers. Ils me disent, ajouta Charles, que la ressemblance est remarquable. Dieu fasse que vous soyez bonne chrétienne, maîtresse, et non quelque artifice du démon.
— Mon prêtre sera mieux placé pour vous répondre sur ce point, sire. »
Sommé d’avancer par un signe de la main, Godfrey Maximillian assura : « Votre Altesse, cette femme assiste à la messe et communie, et elle s’est confessée auprès de moi au long des huit dernières années. »
Le duc de Bourgogne déclara : « Tout prince que je suis, je ne puis faire taire la langue des rumeurs. On commence à raconter que la voix du général wisigoth est une fabrication du démon, et que nous ne possédons nulle défense contre elle. Je ne sais pas, messire d’Oxford, combien de temps le nom de votre condottiere restera en dehors de l’affaire.
— La Faris elle-même ne sait peut-être pas qu’elle…» De Vere hésita, cherchant le mot. « Qu’on surprend ses conversations ! Nous ne pouvons espérer que cet état de fait se prolonge. Elle est déjà à la recherche de la jeune femme que voici, afin de l’interroger. Nous disposons d’un bref délai pour agir. Sire, c’est une question de semaines – de jours, si la chance nous fait défaut.
— Vous êtes disposé à abandonner cette question de la succession lancastrienne ?
— Je suis disposé à la laisser en suspens, sire, jusqu’à ce que nous ayons affronté ce danger qui nous arrive du Sud. »
Sans regarder autour de lui, le duc ordonna : « Quittez la pièce. »
En trente secondes, on fit sortir de la chambre pages, écuyers, fauconniers, Thomas Rochester et les gens d’armes, pour ne plus laisser que Cendres, Godfrey Maximillian, Oxford et ses frères.
« Nous ne sommes plus ce que nous avons été, De Vere », annonça Charles de Bourgogne.
Le vent passant par une fenêtre ouverte apporta une odeur de foin et de roses.
« Je me suis fait fabriquer par les armuriers de Milan un harnois de la plus fine qualité, ajouta le duc, et si je le pouvais, je m’en armerais comme devrait faire tout homme, je chevaucherais sus à cette armée de prédateurs, je défierais moi-même leur champion au combat, et cela déciderait de l’issue. Mais nous vivons en un monde déchu, où tant d’honneur et de chevalerie ne sont plus de mise.
— Cela épargnerait la vie de bien des gens », déclara Cendres sur un ton neutre, ajoutant : « Sire », comme après réflexion.
« Ainsi que le fera un raid contre Carthage, commenta De Vere. Tranchez la tête, et le corps ne sera plus d’aucune utilité.
— Mais vous ignorez, en supposant qu’il soit bien à Carthage, où précisément l’on conserve ce Golem de pierre. »
Godfrey Maximillian, en caressant sa Croix des Ronces, fit observer : « Nous pouvons l’apprendre, sire. Avec deux cents couronnes d’or, je me fais fort de vous obtenir les informations, en un très bref délai.
— Mmm. » Charles le Bourguignon ramena le regard sur De Vere. « Racontez-moi cela. »
Oxford exposa le projet au duc de Bourgogne, avec les phrases brèves d’un militaire. Cendres n’interrompit pas, sachant que, pour que le plan soit accepté, il devrait être présenté par un homme ; qu’il soit exposé par un des meilleurs meneurs de bataille d’Europe ne nuirait pas.
Elle vit les épaules de Godfrey se détendre un peu, brièvement, devant le silence qu’elle observait.
Quels Wisigoths ? Qu’est-ce que tu ne veux pas me dire ?
Le prêtre contemplait avec admiration les tapisseries de la petite salle. Cendres n’avait aucun moyen de s’entretenir en privé avec lui. Elle jeta un regard par les petites fenêtres à croisillons vers le ciel de cet après-midi finissant, et regretta de n’être pas dehors.
« Non, décida le duc de Bourgogne.
— Faites comme bon vous semblera, grommela John de Vere. Par les crocs de Dieu, bonhomme !… Sire. À quoi bon une bataille, que nous la remportions ou pas, si l’ennemi principal demeure indemne ? »
Le duc se carra sur son siège, balayant John de Vere d’un geste. « Je suis résolu à livrer bataille contre les Wisigoths, et ce, sous peu. Mon devin suggère que cela devrait se passer avant que le soleil quitte le Lion, pour se présenter sous les meilleurs auspices. Le 21 août est la fête de saint Sidon. »
Cendres vit Godfrey se rembrunir, se laisser surprendre par le duc avec cette expression sur le visage, et armer d’onction ses traits pour grommeler une explication. « Tout à fait approprié, sire. Puisque Sidon Apollinaire a subi le martyre aux mains des anciens Wisigoths, ce jour devrait convenir pour le venger.
— C’est mon opinion. » Satisfait, le duc ajouta : « J’ai pris en main les préparatifs depuis que je suis revenu de Neuss.
— Mais…» Cendres se mordit la lèvre.
« Capitaine ? »
Elle parla avec réticence. « J’allais dire, sire, qu’à mon avis, les armées bourguignonnes elles-mêmes ne peuvent défaire les troupes qu’ils ont en place ici, et moins encore celles qu’ils font chaque jour débarquer d’Afrique du Nord par galère. Même si vous combiniez vos forces avec l’empereur Frédéric et le roi Louis…»
Cendres avait l’habitude de repérer cette expression qui vous enseigne que, sur un sujet donné, un homme n’est pas rationnel. Ayant évoqué Louis XI, elle vit maintenant cette expression passer sur le visage de Charles de Bourgogne. Elle se tut.
« Vous ne baillerez pas de l’or pour une attaque contre Carthage ? demanda le comte d’Oxford.
— Non, je juge cela mal avisé. Cela ne peut réussir, alors que la bataille que je livrerai le pourra. » Il considéra Cendres. Elle sentit l’inquiétude lui fouailler l’estomac. « Maîtresse Cendres, dit-il, il y a déjà des Wisigoths à ma cour, qui se sont présentés ce matin sous un pavillon de négociation. Ils ont maintes exigences – ou humbles requêtes, ainsi qu’ils préfèrent dire. L’une d’elles, après qu’ils eurent vu l’étendard de votre camp à l’extérieur des murailles de Dijon, étant que vous leur soyez livrée. »
Il l’observait de ses yeux noirs. À la consternation muette des plus jeunes De Vere, il semblait qu’on fut en présence de cette rare occurrence : une délégation véritablement secrète.
Mais pas pour longtemps, se dit Cendres, et elle déclara à voix haute : « Les Wisigoths ont rompu leur condotta en me jetant en prison, mais je n’imagine pas sérieusement pouvoir m’opposer à ce que vous me livriez, si c’est ce que vous allez faire, sire. Pas avec toute l’armée bourguignonne à votre disposition. »
Le duc de Bourgogne fit tourner avec gravité ses bagues autour de ses doigts, et ne répondit pas.
Prise de vertige en apprenant la proximité des Wisigoths, Cendres demanda sans ambages : « Qu’avez-vous l’intention de faire de moi, sire ? Et, je vous en conjure, voulez-vous reconsidérer le financement de cette expédition contre Carthage ?
— Je vais délibérer sur ces deux sujets. Je dois m’entretenir avec La Marche, et avec mes conseillers. Vous saurez… demain. »
Vingt-quatre heures à attendre. Bordel de Dieu.
Le duc se leva, mettant un terme à l’audience.
« Je suis un prince, dit-il. Si vous rencontrez ici, à ma cour, ces hommes de Carthage et leurs alliés renégats, soyez assurée que nul ne vous portera atteinte. »
Cendres ne laissa rien transparaître de son scepticisme.
« Merci, sire. »
Mais je vais regagner le camp du Lion azur, aussi vite que mon cheval pourra m’y mener.
L’expression intense et lugubre du duc s’assombrit.
« Maîtresse Cendres. En tant qu’esclave bâtarde d’une maison wisigothe, vous êtes une serve au regard de la loi. Ils vous revendiquent, non point comme le capitaine dont ils ont loué les services, ni comme leur prisonnière, mais en tant que leur propriété. Cette revendication peut avoir de la valeur et une légitimité. »