Message n° 164
(Anna Longman)
Sujet : Cendres/textes/découvertes archéologiques
Date : 20/11/00 22 : 57
De : Ngrant@
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Anna –
Tout est ARRÊTÉ.
Des problèmes avec les autorités locales – on nous interdit de poursuivre les fouilles sur place. Je ne comprends pas comment une telle chose peut se produire ! C’est extrêmement frustrant pour moi de ne rien pouvoir faire.
J’ai cru que c’était réglé ce matin. Isobel est rentrée optimiste. Je crois qu’elle avait emprunté des « canaux non officiels » et avait graissé quelques pattes avec un peu d’argent. Elle est revenue en voiture avec le colonel ████████ qui semblait tout à fait jovial, promettant de prêter ses hommes pour accomplir ici le travail pénible, au besoin. Mais cet après-midi, il ne se passe toujours rien, il y a je ne sais quels « problèmes ».
Je m’inquiète ; cela semble dépasser le cadre du clientélisme et du népotisme habituels, mais Isobel a été trop occupée pour que je lui pose la question.
Un avantage relatif, je suppose, est que cela m’offre une occasion forcée de travailler sur le « Fraxinus ». Le latin médiéval est notoirement ambigu, et le « Fraxinus » a plus d’idiosyncrasies que bien des textes. Je finalise la traduction avec énergie ! En fait, je mets la dernière main à la section suivante.
Comme ce message est crypté, je peux à présent vous parler un peu du site. Ce que nous avons ici, c’est une magnifique poubelle. C’est un tas d’ordures. L’archéologie, comme me l’a enseigné Isobel, consiste à fouiller dans la crotte des autres. Ceci dit, elle n’a pas employé le mot « crotte ».
On n’imaginerait pas – tout est couvert de banlieues : des bâtiments blancs d’un étage, festonnés d’antennes de télé – que tout cela était le site de colonies romaines et carthaginoises. Même l’aqueduc romain a en grande partie disparu. Mais quand j’ai suivi la plage ce matin et que je me suis retrouvé là sous un ciel d’aube rougeoyant, avec le vent froid qui soufflait de la mer dans ma figure, je me suis soudain rendu compte que la plupart des « cailloux » ronds et usés sous mes pieds étaient en réalité des fragments de brique romaine et de marbre carthaginois. Certains avaient même peut-être été des débris de golems, informes à force d’avoir été roulés cinq siècles par le ressac.
Des cailloux anonymes. Nous ne savons presque rien. Ça fait seulement une dizaine d’années qu’on a identifié le site de Carthage ; auparavant, on avait une étendue de vingt kilomètres de côte, sans rien – après deux mille ans – pour indiquer où aurait bien pu se situer la ville. Même sur ce qui semble établi, nous ne savons rien. Bosworth possède son propre centre touristique, mais le champ sur lequel on a livré bataille n’est peut-être pas du tout le bon (selon une théorie, il se situerait plus près de Dadlington que de Market Bosworth). Mais je digresse.
Non, pas vraiment. Je suis rentré à pied par le site, l’air était frisquet, tout était recouvert de bâches en polystyrène bleu. Les boîtes grises avec leurs PC portables branchés avaient été ramenées dans les caravanes. Il n’y avait pas d’hommes et de femmes en anorak en train d’épousseter la terre avec des pinceaux minuscules, le derrière en l’air. Et je me suis dit : c’est Isobel qui a le tempérament pour ça. Elle veut DÉCOUVRIR des choses. Moi, je veux les EXPLIQUER. J’ai besoin d’avoir une explication rationnelle de l’univers.
J’ai besoin d’avoir une explication rationnelle de la fabrication « miraculeuse » de ces golems. Le marbre froid ne donne pas d’informations. Andrew, notre archéométallurgiste, étudie les articulations de métal ; il n’a pas encore de réponse. Comment le golem a-t-il reçu ces marques d’usure qui prouvent qu’il marchait ? COMMENT BOUGEAIT-IL ?
Et que puis-je apporter à ces gens, à partir du texte du « Fraxinus » ? L’histoire d’un rabbin qui accomplissait des miracles, et l’union sexuelle d’une femme et d’une statue !
Je sais : j’ai dit qu’une histoire pouvait transmettre la vérité à travers le temps. Eh bien, parfois, cette vérité semble d’une obscurité impénétrable !
Il y avait des hommes armés à la périphérie du site quand je suis rentré. Je me disais, en passant devant eux, que la mentalité militaire elle-même a une explication rationnelle de la façon dont l’univers fonctionne – simplement, leur explication se situe à 90 ° de la réalité.
Isobel vient de m’informer qu’il se passe des choses » en coulisse, dans la politique locale ; nous devons être « patients ».
Jusqu’ici, nous sommes en possession de divers ustensiles domestiques, d’une poignée de dague et d’un morceau de métal qui pourrait faire partie d’une résille pour les cheveux. J’assiste aux débats – aux disputes, je suppose que le terme serait mieux approprié – et je développe l’hypothèse d’une civilisation germanique plutôt qu’arabe ici. L’équipe est d’accord avec moi.
J’ai besoin que les fouilles reprennent.
J’ai besoin d’obtenir de nouvelles confirmations pour le « Fraxinus ».
S’ils n’autorisent pas l’équipe à retourner bientôt sur le site, l’armée devra venir nettoyer des tentes d’archéologues bourrées de cadavres : on me retrouvera le crâne fracassé par mon propre ordinateur ! La réclusion est en train de nous rendre dingues. Et on crève de chaleur.
— Pierce
Message n° 169
(Anna Longman)
Sujet : Manus.
Cendres, élevage du Rattus norvegicus
Date : 21/11/00 10 : 47
De : Ngrant@
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Ms Longman –
Pendant que nous attendons, je vous écris, à la suggestion de mon collègue, le Pr Ratcliff, qui a eu l’amabilité de me montrer les manuscrits latins qu’il traduit actuellement pour vous. S’il me l’a suggéré, c’est que j’ai une expérience d’amateur (quoique spécialisée) de la génétique et de l’élevage du rat.
Bien que Pierce et moi ayons passé un Peu de temps à en discuter hier et qu’il s’y connaisse désormais aussi bien que moi, il m’a encouragée à vous envoyer un e-mail personnellement, puisque j’en ai le temps en ce moment.
Vous le savez peut-être, au cours des dernières quarante-huit heures, nous avons eu des problèmes sur le site et, pour le moment, je ne peux pas faire grand-chose, à part regarder les représentants militaires du gouvernement local fouler aux pieds cinq cents ans d’histoire. Par chance, la plupart des découvertes de ce site se trouvent sous des sédiments, ce qui leur évite de subir trop de dégâts. Le seul avantage que je voie à ce retard, c’est que le gouvernement a fermé l’espace aérien au-dessus de la côte, ce qui nous épargne une couverture médiatique massive. À part quelques photos satellite floues, le tournage de l’expédition sera confié aux mains expertes de mon équipe vidéo.
Dans l’hypothèse où la situation reviendrait à la normale au cours des vingt-quatre heures à venir, comme nous le promet M. ██████, le ministre, je serai alors trop occupée pour vous être du moindre secours, à Pierce ou à vous.
Ma contribution n’est pas énorme, en fait ; peut-être assez d’informations pour une note en bas de page – il y a quelques années, cherchant un passe-temps pour me détendre, j’ai commencé à élever des souches spécialisées de Rattus norvegicus, le surmulot. On appelle ce genre de variétés des Fancy Rats ; et j’ai appartenu à la fois aux Sociétés royale et américaine des Fancy Rats.
En fait, mon époux de l’époque, Peter Monkham, était biologiste ; nous n’avons jamais été d’accord sur ce sujet, même s’il avait probablement de bonnes raisons, qu’il jugeait suffisantes, de détenir un permis de vivisection. Les jérémiades de Peter sur la situation des animaux dans une nature sans entraves (leurs vies étaient méchantes, brutales et vite écourtées par une créature placée un échelon plus haut sur la chaîne alimentaire) n’ont servi qu’à me convaincre que mes animaux en captivité se trouvaient en fait bien mieux lotis qu’ils ne l’auraient été autrement.
J’ai donc été intriguée de découvrir, en lisant la traduction du manuscrit « Fraxinus » de Pierce pour trouver des indices sur nos découvertes technologiques, que plusieurs de nos mutations génétiques actuelles de Rattus norvegicus semblent avoir été connues dans l’Afrique du XVe siècle. En fait, j’ignorais la présence, à l’époque médiévale, d’autre chose que le Rattus rattus, le rat noir, en dehors d’Asie. (Rattus rattus est, bien entendu, le rongeur qu’on associe par tradition à la propagation de la peste noire.) Je croyais que le Rattus norvegicus n’avait quitté l’Asie pour se répandre chez nous qu’aux environs du XVIIIe siècle. La description du « Fraxinus », toutefois, correspond sans le moindre doute au surmulot. Si Pierce m’y autorise, je mettrai peut-être ses découvertes à contribution pour un bref article traitant des migrations du rat.
Il semble possible, à la lecture du « Fraxinus », que ces variétés aient été importées par des marchands d’Afrique du Nord. Le latin est suffisamment explicite pour que je puisse RECONNAÎTRE plusieurs variétés ! Je devrais expliquer que la fourrure brune, ou « agouti », du rat sauvage est en fait colorée par bandes, chaque poil brun portant à la base une bande gris-bleu ; la fourrure est également semée de surpoils, qui sont noirs. L’élevage sélectif de mutations d’origine spontanée peut aboutir à différentes couleurs de pelage, qui se transmettront alors de façon stable (au prix de beaucoup d’efforts) à leurs descendants. Des fourrures multicolores peuvent également se transmettre. Toutefois, pour vous donner une idée de la difficulté, le locus H qui contrôle le marquage peut être modifié pour donner au moins six marquages : le rat cappé, le Berkshire, l’Irish, etc., et il faut encore tenir compte des polygènes !
La difficulté n’est pas d’obtenir un rat à la fourrure multicolore, mais d’en obtenir un qui transmettra son marquage à l’identique. Deux rats peuvent avoir la même apparence physique, tout en étant porteurs dans leurs allèles d’histoires génétiques radicalement différentes. L’élevage des rats consiste à essayer d’isoler certains caractères génétiques – sans perdre la conformation corporelle : œil vif, oreilles bien implantées, tête bien formée, croupe haute, etc. – et de créer une lignée spécifique de rats qui transmettra le caractère souhaité. Si je n’avais pas conservé des archives méticuleusement détaillées sur les croisements entre mâles et femelles, il m’aurait été impossible de déterminer lesquels de leurs descendants utiliser pour prolonger la lignée.
Prenons, par exemple, ce que le « Fraxinus » décrit comme un rat « bleu » — il s’agit d’une variété de rat sélectionnée pour que la couleur bleue de la base se prolonge sur toute la fourrure. Ce sont de charmantes créatures, exotiques, bien que (comme ce texte le signale, en fait !) les premières tentatives se soient avérées difficiles, car le bleu souffre en effet de problèmes de mise bas. Quel que soit l’allèle porteur du gène de « décoloration » de la fourrure agouti, il avait de fortes chances de porter également un gène de déformation des voies de parturition et de mauvais caractère. Les rats bleus mordaient, alors que le Rattus norvegicus s’avère, par nature, curieux et amical. On n’obtient donc le rat bleu proprement dit qu’en croisant des spécimens qui ne souffrent d’aucun problème de mise bas ou de caractère.
Le « Fraxinus » parle également du rat jaune-brun. On l’appelle siamois, et c’est le même gène qui nous donne aussi les chats siamois (et, d’ailleurs, les lapins et les souris siamois) ; la fourrure est crème, à l’exception de la croupe, du museau et des pattes, où les « pointes » sont plus sombres. Le « Fraxinus » en fait une excellente description.
Je peux également expliquer le rat aux yeux de différentes couleurs : l’œil noir est naturel, le rouge provient d’un albinisme. (Le gris et blanc est désigné par le terme « Marquage lynx » en Fancy américaine.) Le spécimen auquel il est fait référence dans ce texte me semble être un mosaïque – d’un point de vue génétique, l’inverse d’un jumeau. Alors que chez le jumeau, un seul ovule se divise dans l’utérus, pour un mosaïque deux ovules différents fusionnent. Cela peut aboutir à un rat dont les deux moitiés du corps auront une fourrure ou des yeux de couleurs différentes, voire, dans certains cas, des sexes différents. Comme ils sont le fruit d’une fusion fortuite, il leur est impossible de transmettre leurs caractéristiques à leur descendance, et ne sont d’aucune utilité dans l’élevage de fancy rats.
À en juger par les descriptions suivantes, le pelage du rat mosaïque était soit de variété Rex – c’est-à-dire qu’on élimine les surpoils plus raides, pour obtenir une fourrure douce et frisée – ou veloutée (courte et pelucheuse).
J’ai moi-même créé une lignée de Rex – comme c’étaient des Rex, j’ai donné à chacun le nom d’un Plantagenêt (mes rois préférés) ; bien qu’un de mes rats, particulièrement pelucheux, baptisé « Jean » m’ait parfaitement fait comprendre, par son tempérament, pour quelle raison nous n’avons jamais eu qu’un seul roi de ce nom.
Le rat du « Fraxinus » est extrêmement intéressant si ce n’est *pas* un Rex, car personne en Fancy n’a jamais réussi à obtenir de fourrure veloutée chez le surmulot, alors que, chez les souris, on a aussi bien créé des fourrures veloutées que satinées. À cet égard, l’Afrique du Nord du XVe siècle semble nous avoir surpassés !
C’est probablement parce que nos Fancy Rats sont un phénomène du XXe siècle (même si on a connu des demoiselles victoriennes qui gardaient des rats apprivoisés dans des cages à oiseaux). Peut-être à cause de la mauvaise réputation imméritée du rat, on a consacré bien moins d’années au cours de ce siècle à leur élevage spécialisé que cela n’a été, par exemple, le cas avec les Fancy de souris ou de différentes races de chiens et de chats. Toutefois, il y a, encore maintenant, des généticiens amateurs de valeur qui travaillent sur le surmulot, et je trouve encourageant – quoique d’une étrangeté merveilleuse – d’apprendre que nous redécouvrons les multiples variétés possibles de ce petit animal charmant, joueur et intelligent.
J’ai parlé de tout ceci en assez grand détail simplement parce que cela prouve l’incroyable SOPHISTICATION de l’esprit médiéval. Les manuscrits de Pierce se révèlent fascinants, maintenant que nous avons ces vestiges technologiques à étudier, mais je m’intéresse presque DAVANTAGE à ce que cela révèle de la mentalité de ces gens, qui pouvaient avoir l’intuition, concevoir l’idée d’héritage génétique et EXPÉRIMENTER en ce domaine, longtemps avant la Renaissance ou la révolution scientifique du XVIIe siècle. Bien entendu, nous en discernons les prémices dans l’élevage des chevaux et des chiens à la même période, comme l’on perçoit une « révolution industrielle » comparable dans les fabriques et la technologie militaire ; mais produire, par exemple, le surmulot à marquage siamois, dénote une attention stupéfiante aux détails scientifiques dans une société qu’il est facile de considérer comme accablée par la superstition, muselée par la théologie et inhumaine par sa brutalité.
Si je puis encore vous aider, veuillez m’envoyer un mail à l’adresse ci-dessus. J’ai hâte de vous voir publier le travail de Pierce. Vous serez peut-être intéressée de l’apprendre : au vu de l’aide qu’il m’apporte sur le site, je suis plus que favorable à ce qu’il publie des détails de nos découvertes ici, du moment que ceux-ci se rapportent aux chroniques de « Cendres », du moment que l’université et moi sommes citées.
Sincèrement vôtre
— I. Napier-Grant.
Message n° 99
(Pierce Ratcliff)
Sujet : Cendres, projets et médias
Date : 21/11/00 11 : 59
De : Longman@
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Pierce –
Je viens de recevoir un mail de votre professeur Isobel. Pour l’essentiel, toutes ces considérations me dépassent *largement*. Et les *rats*, beurk !
John m’a montré les photos du golem. Elles sont FABULEUSES ! Mon DG Jonathan Stanley est venu les voir. Il est tout aussi impressionné. Il contacte un producteur de télévision indépendant de sa connaissance – enfin, c’est le parrain de son fils, pour tout vous dire.
Je vais devoir parler à pas mal de monde, dans les médias. Et expliquer que votre Schliemann a découvert Troie en suivant un poème. J’en suis capable, je suppose, mais cela aurait plus de poids si ça venait de vous ou du Pr Napier-Grant.
Je sais que vous n’avez pas le temps, en ce moment. Les problèmes que vous avez actuellement avec les autorités ne me plaisent pas beaucoup.
Je commence à m’inquiéter, ici.
— Anna
Message n° 173
(Anna Longman)
Sujet : Manus. Cendres
Date : 22/11/00 14 : 01
De : Ngrant@
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Anna –
Quelque chose qui va vous amuser, alors, pour que vous arrêtiez de vous faire du souci, pendant que nous attendons. Isobel a relu ma traduction du « Fraxinus » et, comme nous n’avons rien de mieux à faire en ce moment, elle a échafaudé avec moi une explication scientifique complètement farfelue sur les aptitudes de Cendres et de la Faris vis-à-vis du Golem de pierre. Nous avons décidé de voir si nous pouvions surpasser Vaughan Davies ! Voilà, en substance…
Puisque les êtres humains ne peuvent pas, pour autant que nous le sachions, communiquer avec des statues de pierre, il faut, par définition, que ceci se produise par la puissance d’un miracle.
Bien entendu, les ordinateurs tactiques de pierre et de bronze ne fonctionnent pas non plus dans le monde tel que nous le connaissons ! Cette théorie doit aussi prendre en compte la construction des divers « golems de pierre » par le rabbin de Prague et les descendants de Radonic. Par conséquent, une telle construction est également de l’ordre du miracle !
Isobel et moi nous sommes amusés avec un *et si* hypothétique. Notre théorie est la suivante : supposons que cette capacité à accomplir des miracles soit GÉNÉTIQUE – *et si* il existait quelque chose comme le gène de la réalisation de miracles, *et si* cette « aptitude aux miracles » avait des bases scientifiques plutôt que superstitieuses, comment fonctionnerait-elle ?
Ce devrait être un gène récessif, à l’évidence. S’il était dominant, tout le monde accomplirait tout le temps des miracles. Il doit également être récessif, avec un caractère dangereux lié au même allèle et au même site – Isobel fait observer que, puisque les rates bleues ont des problèmes pour mettre bas, une rate bleue obtenue par mutation spontanée ne perpétuera sans doute pas sa lignée. On ne rencontre pas beaucoup de rats bleus à l’état sauvage et, d’ailleurs, il n’en existait probablement pas avant que les éleveurs ne s’intéressent au Rattus norvegicus.
Imaginez donc que ce gène théorique de la « capacité aux miracles » ne surgisse par mutation spontanée que de façon très exceptionnelle et, par conséquent, que ceux nés pour accomplir des miracles soient les prophètes et les chefs religieux mémorables de l’Histoire – le Christ ; ce « prophète Gondebaud » non identifié des Wisigoths ; les grands saints ; les grands visionnaires et mystiques d’autres civilisations. Ils ne réussiraient pas forcément à transmettre leur patrimoine génétique, mais celui-ci demeurerait, sous forme de gène récessif.
Pour l’histoire de la famille de Léofric dans le « Fraxinus », Isobel émet une suggestion – qui ne m’était pas venue à l’idée : le rabbin de Prague *et* l’esclave Ildico étaient tous deux des faiseurs de miracles, tous deux détenteurs de ce don et porteurs du gène.
Le rabbin, en tant que thaumaturge, a pu fabriquer un miraculeux ordinateur de pierre joueur d’échecs. Ildico, en tant que descendante de Gondebaud, était dotée d’une aptitude suffisante pour concevoir un enfant avec l’homme de pierre, mais pas suffisante pour accomplir des miracles par elle-même. Sa fille Radegonde était capable du miracle de la communication à distance avec l’ordinateur et de la fabrication de son propre golem (mais, étant donné les circonstances de sa conception, aurait été sujette à une instabilité physique et mentale).
Les descendants de Radegonde et d’Ildico seraient tous porteurs de la capacité à accomplir des miracles, mais il faudrait un long programme de croisement sélectif pour obtenir une nouvelle Radegonde ; comme il n’y avait là-bas aucun thaumaturge pour assister la famille de Léofric sur ce projet, il fallut y parvenir purement par deux siècles de sélection par croisement. (La moralité de l’affaire est une autre question, qui ne semble pas être venue à l’esprit de Léofric ou de ses ancêtres.)
La Faris et Cendres sont toutes deux porteuses du gène des miracles, et en elles, la capacité de l’employer avec succès est dominante. Il ne semble pas avoir été opérationnel chez Cendres à la naissance, n’ayant été activé qu’au moment de la puberté, époque à laquelle elle commence à « télécharger » à partir du Golem de pierre.
Je vous ai tout dit ! Dommage que les miracles n’existent pas. Enfin, voilà à quoi se distraient les universitaires, par les longs après-midi frisquets…
Bien entendu, les miracles – quoi que puissent raconter les traditions de diverses croyances – ne sont que de la superstition. Un miracle est une altération non scientifique du tissu de la réalité, si je puis l’analyser ainsi, et il est, par définition, impossible. Quand on est assis sous une tente de surplus étonnamment froide (il y a de la brume de mer), sans la moindre autre occupation que d’attendre une reprise des fouilles, ce sont des spéculations intrigantes.
Si ce retard se prolonge encore longtemps, je ne doute pas qu’Isobel et moi élaborions une théorie sur la façon dont on pourrait provoquer une telle « altération non scientifique du tissu de la réalité » ou « miracle ». Après tout, nous ne sommes plus des matérialistes du XIXe siècle ; les avancées les plus pointues de la physique théorique nous ont appris que toutes nos lois de la nature et notre monde apparemment concret ne sont que probabilités, logique floue, incertitude. Oui, deux heures de plus devraient faire l’affaire ! Nous allons formuler la théorie Ratcliff-Napier-Grant des miracles scientifiques. Et nous mettre à prier, sans doute, pour que les politicards locaux changent d’avis, et que nous ayons un vrai travail à accomplir !
J’ose espérer que cela aura réussi à vous amuser.
— Pierce
Message n° 102
(Pierce Ratcliff)
Sujet : Manus. Cendres
Date : 23/11/00 03 : 09
De : Longman@
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Pierce –
Pierce, j’ai DU NEUF pour vous !
J’ai dû assister au cocktail de lancement d’un livre, aujourd’hui. Alors que je me pavanais dans la réception, nouant des contacts comme une petite folle, j’ai revu une de mes vieilles amies, Nadia – je vous ai parlé d’elle –, une libraire de Twickenham. Elle possède une de ces librairies indépendantes qui sont en train de disparaître rapidement au profit des grandes chaînes et qui font bon accueil à tout, sauf aux clients. (Quand je lui ai demandé ce qu’elle fichait là, elle m’a répondu : « La boutique est envahie de monde ; je me suis sauvée ! »)
Bref, il y a eu une liquidation je ne sais où en Est-Anglie, et elle a acheté aux enchères plusieurs caisses de livres. L’un d’entre eux est CENDRES : UNE BIOGRAPHIE DU QUINZIÈME SIÈCLE de Vaughan Davies, et il est *complet* !
Nadia soupçonne que la liquidation concernait soit la demeure de Davies lui-même, soit celle d’un parent qui détenait les possessions de Vaughan Davies. Je lui ai demandé d’essayer d’en apprendre davantage demain matin.
Je n’ai pas encore eu l’occasion de lire le bouquin (nous avons dû retourner dans sa librairie, et je rentre tout juste !), mais je le ferai pendant que je vous le scanne. Dois-je vous l’envoyer tout de suite ?
— Amitiés, Anna
Message n° 174
(Anna Longman)
Sujet : Cendres, découvertes archéologiques
Date : 23/11/00 07 : 32
De : Ngrant@
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Anna –
Oui ! Oui ! Scannez-le et envoyez-moi ça TOUT DE SUITE !
Bonté divine. Un exemplaire de Vaughan Davies, après tout ce temps.
Anna, est-ce que vous vous rendez compte de ce que ça signifie ? Je vous en prie, demandez à votre amie de contacter immédiatement les responsables de la liquidation. Il se peut qu’il y ait des papiers INÉDITS.
Je sais bien que mon travail rend Davies obsolète, mais quand même – après tout ce temps, même par pure curiosité, je veux savoir ce que racontait la moitié manquante de l’Introduction. Je veux connaître sa théorie.
— Pierce
Message n° 175
(Anna Longman)
Sujet : Cendres, découvertes archéologiques
Date : 23/11/00 09 : 24_
De : Ngrant@
Format d’adresse effacé. Autres détails codés par code personnel non découvert.
Anna –
ARRÊTEZ LES ROTATIVES !
(J’ai toujours rêvé de dire ça un jour.)
Il ne se passe toujours rien, ici, sur le site, mais nous PARTONS, demain, vendredi ! Isobel a reçu un appel radio du bateau de l’expédition. Il examinait les fonds marins au nord de Tunis, entre le cap Zebib et Ras Engelah, aux alentours de Bizerte (et le lac de Bizerte, une enclave marine au sud de la ville). Nous allons nous installer sur le site maritime, le temps que le manager d’Isobel s’occupe des problèmes en cours ici.
Apparemment, la plongée est dangereuse, par là-bas, mais les caméras des ROVS (Remotely Operated Vehicles – véhicules télécommandés) nous transmettent des images.
Dès qu’elle m’y autorisera, je reprendrai contact avec vous.
— Pierce.