II
Cendres, ses hommes sur ses talons, s’arrêta enfin au pied d’une volée de marches. Elle s’aperçut qu’elle avait largement distancé le comte d’Oxford et ses frères, ignoré les officiels de la cour, expédié la cérémonie des adieux de façon purement mécanique, sous le choc de cette révélation :
On peut m’acheter et me vendre.
Le duc me livrera par calcul politique. Ou, s’il ne le fait pas pour cela, parce qu’il ne peut être vu en train de bafouer la loi. Pas tant que la loi tient l’anarchie en respect hors de son royaume…
Les vêpres sonnaient à travers les salles du palais ducal.
Peut-être aurais-je besoin de prier !
Se demandant où se trouvait la chapelle la plus proche, et prête à poser la question à Godfrey, elle ne remarqua pas un groupe d’hommes qui approchaient. Thomas Rochester toussota : « Patronne…
— Quoi ? Oh, merde. » Cendres croisa les bras, tâche que les manches de la cotte de mailles sous sa brigandine ne rendaient pas particulièrement aisée.
La lumière se déversait devant elle dans l’antichambre, cascadant sur le dallage depuis de hautes et fines fenêtres, reflétée par les murs chaulés et les hautes voûtes en arceaux, aérant et allégeant le lieu. Ce n’était en aucune façon le genre d’endroit où l’on pouvait demeurer longtemps sans se foire remarquer.
Devant elle, un groupe d’hommes en tenue wisigothe commença à ralentir l’allure en la voyant.
« J’aurais apprécié qu’ils nous laissent amener les chiens, murmura Cendres. Une meute de mastiffs en laisse serait bien utile, en ce moment…»
Thomas Rochester grommela : « Voyons donc si la paix du duc tient bon, ou si nous allons être obligés de botter quelques fesses, patronne. »
Cendres jeta un coup d’œil vers les gardes ducaux qui s’alignaient le long des murs de l’antichambre. Elle commença à sourire.
« Hé, nous sommes ici chez nous. Pas ces foutus Goths.
— Exact, patronne. »
Euen Huw sourit.
« Faudrait les accueillir avec un bon coup de hache, bougonna un des lieutenants de Rochester.
— Ne faites rien sans mon ordre. Bien compris ?
— Oui, patronne. »
La réponse générale fut donnée à contrecœur. Cendres avait conscience de la présence d’Euen et de Thomas à ses côtés. Le premier homme du groupe de Wisigoths pressa le pas pour se porter à sa rencontre.
Sancho Lebrija.
« Ka’id. »
Cendres salua le Wisigoth avec aplomb.
« Maîtresse jund. »
Un homme de grande taille en armure milanaise, dans le sillage de Lebrija, se révéla être Agnus Dei. L’Agneau sourit à Cendres, les dents jaunes dans sa barbe noire.
« Madone, la salua-t-il. C’est une bien vilaine coupure que vous portez là. »
Elle tenait encore son chapeau, au terme de son audience avec le duc. Elle porta par réflexe la main à sa tempe, ses doigts frôlant une zone rasée de son cuir chevelu.
Godfrey Maximillian lui souffla une mise en garde à l’oreille : « Cendres…»
Des soldats en cottes de mailles et tenues blanches, au nombre de quatre ou cinq, escortaient les délégués wisigoths. Quand ils firent halte, Cendres remarqua en leur sein un jeune homme. Il portait son casque sous le bras et était instantanément reconnaissable.
«… Bien sûr ! » chuchota Godfrey avec vindicte. « C’était inévitable ! Il peut soudoyer quelque chambellan de la cour pour apprendre quand Charles tient audience, et avec qui. Bien sûr qu’il en est capable. »
Fernando del Guiz.
« Eh bien, voyez un peu qui ne nous honore pas de sa présence, fit observer Cendres d’une voix sonore. C’est la petite merde qui a été raconter à la Faris où me trouver, à Bâle. Euen, Thomas : souvenez-vous bien de ce visage. Un de ces jours, vous allez le démolir ! »
Fernando feignit de l’ignorer. Agnus Dei glissa à l’oreille de Lebrija un mot qui fit aboyer d’un bref éclat de rire, le ka’id wisigoth.
L’Agneau continua de sourire.
« Cara. Vous avez fait bon voyage, depuis Bâle, j’espère ?
— Un voyage prompt. » Cendres ne détachait pas ses yeux de Fernando. « Tu as intérêt à te méfier, Agnès. Un de ces jours, ils vont te voler ta meilleure armure, à toi aussi, si tu n’y prends pas garde !
— La Faris désire s’entretenir plus avant avec vous », annonça avec raideur Sancho Lebrija.
Croisant les yeux pâles du Wisigoth – rien ici du charme de son défunt frère – Cendres songea : Que dirais-tu si je te répondais en t’apprenant à quel point j’aimerais moi aussi m’entretenir de nouveau avec elle ?
Sœur, demi-sœur, jumelle.
« Eh bien, souhaitons une trêve, dit-elle en laissant sa voix porter assez clairement pour être entendue de tout intrigant à la cour. La guerre vaut toujours mieux lorsqu’on ne combat pas. Tous les vieux soldats savent ça – pas vrai, Agnès ? »
Le mercenaire eut un sourire sardonique. Derrière lui, les soldats wisigoths armés d’épées n’esquissaient pas le moindre mouvement menaçant dans la demeure du duc. Cendres reconnut l’étendard qui accompagnait l’escorte, un oukda, chercha des yeux le nazir qui lui avait fait quitter le jardin à Bâle, et découvrit son visage basané qui lui adressait une grimace derrière le nasal de son casque.
Un silence embarrassé s’ensuivit.
Sancho Lebrija se retourna à demi, jeta un regard noir à Fernando del Guiz, puis reprit sa position pour dire : « Madame le jund, votre époux souhaite s’entretenir avec vous.
— Vraiment ? demanda Cendres sur un ton sceptique. On ne le dirait pas. »
Le ka’id wisigoth plaça fermement la main dans le dos du chevalier germanique, pour le pousser en avant.
« Je vous assure que si ! »
Fernando del Guiz portait encore les robes blanches et la cotte de mailles wisigothes. Cela ne devait pas faire plus d’une semaine, dix jours, qu’elle l’avait vu à Bâle – cette idée causa un choc à Cendres ; tant de choses s’étaient passées – mais le visage de Fernando semblait plus émacié, ses cheveux dorés décoiffés, négligés, leur coupe nette brouillée par leur pousse. Et non plus, comme à Neuss, assez longs pour descendre sur ses jeunes épaules larges et musclées.
Cendres baissa le regard, posa les yeux sur les mains robustes de Fernando – nues ; ses gants étaient passés à sa ceinture.
L’odeur de Fernando frappa les narines de Cendres en dépit de toutes les protections qu’elle aurait pu lui opposer ; une odeur qui la ramena en une saccade vers des draps chauds, la peau lisse comme soie de ces pectoraux, de ce ventre et de ces cuisses, la pression de cette queue dure comme velours plongée dans le corps de Cendres. Une rougeur monta à la poitrine de la jeune femme, envahit la colonne de sa gorge et fit rosir ses pommettes. Ses doigts se murent de leur propre accord : si elle ne s’était pas reprise, elle aurait tendu la main et touché ces pectoraux. Elle serra le poing, percevant le battement de son pouls jusque dans sa bouche sèche.
« Nous ferions mieux de discuter, marmonna Fernando del Guiz sans la regarder en face.
— Connard ! » répliqua Thomas Rochester.
Godfrey Maximillian tira Cendres par le bras : « Partons d’ici. »
Elle résista à la traction exercée par le prêtre, sans forcer, sans le regarder. Étudiant l’expression fermée de Sancho Lebrija, et le venin de l’Agneau, elle murmura : « Non, je tiens à m’entretenir avec Del Guiz. J’ai des choses à dire à cet homme !
— Mon enfant, non. »
Elle libéra son bras de la poigne de Godfrey, distraitement, et indiqua une zone de l’antichambre à quelques pas de là.
« Suivez-moi dans mon cabinet, messire mon époux. Thomas, Euen, vous savez ce que vous avez à faire. »
Elle traversa le dallage et attendit dans un espace où une lumière rouge et bleu venue des vitraux de la fenêtre tavelait le sol, sous un déploiement des étendards de bataille d’anciennes guerres bourguignonnes contre la France. Cela plaçait Cendres assez loin pour être hors de portée d’ouïe de la délégation wisigothe, et de la garde du duc Charles.
Et l’endroit est suffisamment public pour que toute tentative contre moi de la part de Fernando soit instantanément remarquée – mais hélas, cela s’applique autant pour lui que pour moi.
Elle s’affaira à retirer ses gants, appuya la paume de sa main sur le pommeau de son épée et attendit.
Fernando quitta Lebrija et s’approcha, seul, ses bottes claquant sur le damier usé des dalles. Les murs en renvoyèrent l’écho dans une susurration. La chaleur de ce début de soirée aurait pu expliquer la sueur qui lui perlait au visage.
« Eh bien, l’encouragea-t-elle. Que voulais-tu me dire ?
— Moi ? » Fernando del Guiz baissa le regard vers elle. « Je n’ai pas l’impression que l’idée vienne de moi le moins du monde !
— Arrête de me faire perdre mon temps. »
Toute l’autorité de Cendres s’exprima dans sa voix, sans qu’elle en eût aucune conscience. Elle remarqua seulement que Fernando clignait des yeux, surpris ; qu’il jeta par-dessus son épaule un coup d’œil en direction de Lebrija, et parla enfin :
« C’est délicat…
— Délicat ! »
De façon inattendue, Fernando tendit la main et la posa sur le bras de Cendres. Celle-ci baissa les yeux vers ses ongles nets, coupés au carré ; la texture de sa peau ; les légers poils blonds sur son poignet.
« Discutons de tout cela quelque part ailleurs. Seuls. » La main de Fernando monta, pour lui frôler la joue.
« Et faire quoi ? » Cendres leva la main et la plaça sur celle de Fernando. Voulant l’écarter, elle se retrouva à la lui tenir, pour envelopper sa propre main dans les doigts robustes de l’homme. Leur chaleur était tellement bienvenue qu’elle ne lâcha pas immédiatement prise.
« Quoi donc, Fernando ? »
Il baissa la voix, surveillant avec inconfort le prêtre et les hommes d’armes de Cendres.
« Nous discuterons, c’est tout. Je ne ferai rien que tu ne veuilles.
— Oui, je crois que j’ai déjà entendu ça quelque part. »
En scrutant le visage de Fernando, elle crut pouvoir discerner le jeune homme qui y vivait encore – le jeune chevalier, courant à faucons et à chiens, doré et glorieux parmi sa large affinité d’amis, sans jamais avoir besoin de se demander s’il pouvait s’offrir tel vin ou tel cheval, sans jamais devoir choisir entre des fers pour sa monture ou des chaussures pour ses pieds. Un peu usé par les aléas, désormais, mais toujours le même jeune homme doré.
Les doigts de Cendres serraient toujours ceux de Fernando. Leur chaleur faisait trembler la main de la jeune femme. Elle l’ouvrit et la retira, se sentant glacée. Inconsciemment, elle porta la main à son visage, respirant l’odeur bien caractéristique de Fernando.
« Oh, allons donc. » Les lèvres de Cendres se serrèrent avec un scepticisme extrême. Un frémissement parcourut son ventre. Elle ne savait pas vraiment s’il s’agissait de désir ou de nausée. « Fernando – je n’arrive pas à y croire. Est-ce que tu n’essaierais pas de me séduire ?
— Si.
— Pourquoi ?
— Parce que c’est plus facile. »
Cendres ouvrit la bouche, s’aperçut qu’aucun mot ne lui venait et demeura plantée là à regarder son visage, le temps de compter jusqu’à dix. L’indignation la frappa.
« Est-ce que… Qu’est-ce que tu veux dire par c’est plus facile ? Plus facile que quoi ?
— Que de dire non à la Faris et à ses officiers. » Tout l’humour s’effaça de son expression ; peut-être n’avait-il été que fugitif. « Même lorsqu’ils me disent qu’une bonne baise pourrait te ramener entre leurs mains, alors pourquoi n’irais-je pas te la proposer ?
— « Une bonne baise »… ! » beugla Cendres.
À l’autre extrémité du sol dallé, Agnus Dei posa une main sur le bras de Sancho Lebrija pour le retenir, les deux hommes faisant la grimace : visiblement, cette dispute tonitruante parvenait jusqu’à eux et, visiblement, ce n’était pas ce qu’aucun des deux souhaitait entendre. Cendres vit Godfrey avancer de quelques pas, en la regardant, le visage hâve et pâle.
« Me séduire ? » répéta-t-elle. Fernando… « Mais c’est grotesque !
— D’accord. C’est bien le cas. Alors, que me suggères-tu de faire avec une douzaine de cinglés à l’épée facile qui suivent chacun des mots que je te dis ? » Il mesurait une demi-tête de plus qu’elle, baissait les yeux pour lui parler, un jeune homme revêtu d’une armure étrangère. « Pour le moment, grâce à toi, je suis le maquereau de la Faris. La moindre des choses serait de ne pas te moquer de moi.
— Qu…» Cendres se retrouva le souffle coupé, ainsi que toute impulsion de discuter. Quelque chose dans cette effarante franchise la touchait, malgré elle. « Le maquereau de la Faris ?
— Ce n’est pas moi qui ai voulu venir ici ! s’écria Fernando. Tout ce que je veux, c’est rentrer à Guizbourg, rester là-bas, demeurer au château et ne plus en sortir tant que cette foutue guerre de dingues ne sera pas achevée. Mais on m’a forcé à t’épouser, pas vrai ? Et il se trouve que tu es apparentée à la Faris. Alors, selon eux, qui connaît tout de Cendres, le commandant mercenaire ? Moi. Qui, selon eux, aura de l’influence sur toi ? Moi. » Il inspira avec un hoquet. « Je n’ai rien à foutre de la politique. Je n’ai pas demandé à me retrouver dans l’intimité de la Faris. Je n’ai pas demandé à être à la cour wisigothe. Je n’ai pas demandé à me trouver ici. Mais comme ils me prennent pour une source d’information sur ton compte, j’y suis ! Et tout ce que je veux, c’est rentrer en Bavière, merde ! »
Il se tut, essoufflé, de petites traces de postillons aux commissures de ses lèvres. Cendres s’aperçut qu’il avait parlé allemand, que Lebrija et l’Agneau semblaient tous deux perplexes, à présent, devant ce discours étranger débité rapidement.
« Bon Dieu, dit-elle. Tu m’impressionnes.
— C’est uniquement par ta faute que je me retrouve ici ! »
Le mépris et la fureur dans sa voix incitèrent Euen Huw et Thomas Rochester à tendre la main vers la poignée de leur épée, en surveillant Cendres du coin de l’œil, pour voir si elle allait le laisser faire. Elle remarqua les mains de Godfrey, presque dissimulées dans ses robes, qui blanchissaient en se crispant.
« Je croyais que tu tenais à être en bons termes avec la Faris, pourtant, dit-elle d’une voix douce. À te faire une place à la cour wisigothe. Je croyais que c’était pour cette raison que tu m’avais fait assommer à Bâle. »
Ignorant la remarque, il bredouilla : « Je ne cherche pas à avoir une place à la cour ! »
Le tranchant de la voix de Cendres se fit acide à force de sarcasme.
« Ben voyons, c’est pour ça que tu te trouves actuellement à Guizbourg, et pas planté ici devant moi ! Et que tu n’as pas accompagné Lebrija ici pour en retirer des avantages politiques, une récompense ou une promotion. »
Retenant son souffle, Fernando la toisa avec fureur.
« Je vais te dire précisément ce que je fiche ici. La Faris aurait été ravie de planter ma tête au bout d’une pique, pour stimuler l’enthousiasme de la petite noblesse germanique. Si elle ne l’a pas fait, c’est que j’ai jeté un coup d’œil sur elle et que je lui ai dit qu’elle avait un double.
— Tu lui as dit ça ?
— Je suppose qu’il est vaguement préférable d’avoir épousé une bâtarde wisigothe plutôt qu’une chienne de la soldatesque française.
— C’est toi qui le lui as dit ?
— Tu me prends pour un chevalier sorti des chroniques. Ce n’est pas le cas. J’ai vu des hommes pointer leurs lances sur moi, et je sais que je suis juste un type ordinaire avec un titre légitime sur quelques hectares de terres et quelques hommes avec des aigles sur leurs tenues, voilà tout. Rien d’exceptionnel. Rien de précieux. Sans rien pour me distinguer de tous ceux qu’ils ont massacrés à Gênes, Marseille ou je ne sais où. »
Elle le scruta, captant sur son visage un écho du traumatisme de cette fraction de seconde.
« Roberto t’avait pris pour un crétin de chevalier, avec des fantasmes de mort glorieuse. Mais il se trompait, c’est ça ? Tu as eu un aperçu de la gloire et tu as décidé que tu préférais sauver ta peau ! »
Fernando del Guiz ouvrit de grands yeux.
« Doux Jésus ! Mais tu as honte de moi ! »
C’était à l’évidence un éclair d’humour. Il avait la voix pleine d’autodérision.
« Tu ne reprocherais pas ça à ton copain l’Agneau. Tu l’as fait, peut-être ? Est-ce que tu lui as demandé : Pourquoi n’as-tu pas combattu les Wisigoths à Gênes, vous étiez deux cents, et ils n’étaient que trente mille ? »
L’esprit de Cendres enregistra automatiquement le chiffre de trente mille. Elle rougit ;
« L’Agneau a négocié une condotta, dit-elle. C’est son métier ! C’est le mien. Toi, tu t’es contenté de te chier dessus et d’implorer leur pitié…»
Fernando posa la main sur l’épaule de la brigandine de Cendres. Elle serra le poing, voulant la chasser. Elle se sentit frémir sous l’effort qu’elle faisait pour se retenir.
« C’est toi qui m’as envoyé. Tout droit vers eux.
— Tu es en train d’essayer de me rendre responsable ? Hé ! là ! Je voulais récupérer mon commandement. Je ne voulais pas te voir entraîner mes lances dans une bataille qu’elles ne pouvaient pas remporter. » Cendres s’esclaffa. « C’est plutôt ironique, en fin de compte. J’aurais dû te laisser leur donner des ordres. C’aurait été : Foutons le camp d’ici ! »
Fernando se colora, sa peau pâle et couverte de taches de rousseur rosissant de la gorge jusqu’au front.
« Et tu aurais pu réussir à passer ! s’écria Cendres. Ça n’aurait même pas été difficile. Gravir les collines, te perdre dans la montagne. Ils venaient à peine de s’emparer de la côte, ils n’allaient pas se lancer à la poursuite de douze cavaliers ! »
La colère se traduit dans toutes les langues. Alors que Fernando reculait, sous l’effet de la surprise, une épaule drapée de vert apparut devant Cendres, s’interposant entre eux deux – Cendres agrippa Godfrey Maximillian et le repoussa. Le prêtre avait beau avoir une masse deux fois supérieure, elle mit à profit à la fois son équilibre et son élan pour l’écarter totalement.
« ARRÊTEZ ! » beugla-t-elle.
Thomas et Euen Huw apparurent à l’instant pour l’encadrer, la main sur l’épée. Elle leva les mains, paume ouverte, tandis que les hommes de Lebrija commençaient à avancer.
« D’accord ! Ça suffit ! On recule ! »
Un des Bourguignons – un capitaine ? – tonna : « Il y a une trêve ! Au nom de Dieu, pas d’armes ici ! »
Les Wisigoths s’arrêtèrent, indécis. Un chevalier bourguignon proche de la porte adopta une posture de combat. Cendres fit un sec mouvement du pouce, aperçut du coin de l’œil Thomas, Euen et (à contrecœur) Godfrey qui reprenaient leurs distances. Elle garda le regard fixé sur Fernando.
Ne contrôlant pas tout à fait sa voix, Fernando del Guiz commenta : « Cendres… Quand tu es prudente, c’est de la prudence ; quand tu changes de camp pour rejoindre le côté du plus fort, ce sont les affaires. Tu ne comprends donc pas la peur ? » Il hésita, puis : « Je croyais que tu comprenais – j’ai fait ce que j’ai fait parce que j’ai eu peur de me faire tuer. »
Il le déclara en toute simplicité, avec une emphase tranquille. Cendres ouvrit la bouche pour répondre, et la referma. Elle le considéra. Les deux mains de Fernando, serrées sur son casque renversé, avaient les jointures blanches.
« J’ai vu son visage – la Faris, dit-il. Et à présent, je suis en vie. Pour avoir dit à une garce de Carthaginoise qu’elle avait pour cousine une bâtarde dans les armées franques. J’avais trop peur, pour ne pas lui dire.
— Tu aurais pu courir, insista Cendres. Bordel, tu aurais au moins pu tenter le coup.
— Non. J’en étais incapable. »
La blancheur de sa peau fit soudain songer à Cendres : Il est encore en état de choc, il est sous le coup du traumatisme des combats, sans même avoir connu le combat, et elle répondit, avec une douceur automatique, comme elle l’aurait fait pour un de ses hommes : « Ne prends pas ça tellement à cœur. »
Il ramena brutalement les yeux vers elle.
« Mais ce n’est pas le cas.
— Hein ?
— Je ne prends pas ça à cœur.
— Mais…
— Si c’était le cas, je devrais croire que les gens comme toi sont dans le vrai. J’ai tout compris, en cette seconde. Tu es folle. Vous êtes tous complètement cinglés. Vous vous baladez en tuant les gens et en vous faisant tuer, et vous ne voyez rien de mal à ça.
— Est-ce que tu as levé le petit doigt quand ils ont massacré Otto et Matthias et le reste de tes hommes ? Est-ce que tu as seulement dit un mot ?
— Non. »
Elle le regarda droit dans les yeux.
« Non, dit Fernando. Je n’ai pas dit un mot. »
À un autre homme, elle aurait pu répondre : C’est la guerre, c’est la merde, mais ça arrive, rien de ce que tu aurais pu dire n’y aurait changé quoi que ce soit.
« Où est le problème ? l’asticota-t-elle. Tu es plus à ton aise quand il s’agit de pisser sur des fillettes de douze ans ?
— Je n’aurais peut-être pas fait ça si j’avais compris à quel point tu étais dangereuse. » Son expression changea. « Tu es une mauvaise femme. Une bouchère, une psychopathe.
— Arrête tes conneries. Je suis un soldat.
— Ils sont comme ça, les soldats, reprit-il comme un écho.
— Ça se peut. » Cendres avait la voix dure. « C’est la guerre.
— Eh bien, moi, je ne veux plus faire la guerre. » Fernando del Guiz la fixa avec un sourire lumineux, amer. « Tu veux que je te dise la vérité, franchement ? Je ne veux pas m’en mêler. Si j’avais le choix, je rentrerais à Guizbourg, je relèverais le pont-levis et je n’en sortirais plus tant que la guerre ne serait pas finie, et bien finie. Pour laisser ça à des salopes assoiffées de sang de ton espèce. »
J’ai couché avec cet homme, se dit Cendres, en s’étonnant de la distance qui les séparait. Et s’il me posait la question, maintenant…
« C’est mon signal pour prendre congé ? » Cendres passa les pouces dans son ceinturon. Le cuir bleu s’ornait de rivets de bronze en forme de tête de lion ; ce n’était pas, se dit-elle, un accessoire que porterait une femme. « Dans le genre séduction, c’est plutôt nul.
— Oui. Bon. » Fernando, visiblement très gêné qu’on le voie échouer à convaincre une femme rebelle, regarda par-dessus son épaule, en direction de Sancho Lebrija. « Je n’ai pas obtenu de très brillants résultats, ces derniers temps. »
Il a l’air fatigué, se dit Cendres. Une pointe de commisération à son égard anéantit la colère qu’elle avait soigneusement accumulée.
Non. Non. Ça me convient très bien, de le haïr. C’est cela que je dois faire.
« Tu as d’excellents résultats. La dernière chose que tu m’as faite, c’est de me trahir. Pourquoi n’es-tu pas venu me retrouver à Bâle ? Quand ils m’ont enfermée, pourquoi n’es-tu pas venu ? »
Fernando del Guiz sembla interloqué.
« Mais pourquoi l’aurais-je fait ? »
Cendres lui flanqua un coup de poing.
Le mouvement échappa à son contrôle, la seule décision dont elle était capable en l’occurrence étant de ne pas tirer l’épée. L’envie de ne pas se retrouver avec l’épée d’un garde plantée dans ses entrailles avait joué – mais, plus que cela, une scène, passant en un éclair devant ses yeux, l’arrêta : le visage de Fernando del Guiz strié de rouge par le sang qui coulait d’un crâne fendu.
Cette image mentale lui causa une secousse de nausée. Non pas le fait de tuer : c’était son métier, mais la seule pensée de porter atteinte à ce corps, un corps qu’elle avait caressé de ses mains…
Elle le frappa en pleine figure avec le poing serré, sans ses gants de cuir, sacra, s’empoigna la main et enfouit sous son aisselle ses phalanges meurtries, et regarda Fernando del Guiz osciller en arrière sur ses talons, les yeux écarquillés par la stupeur. Pas la colère, constata-t-elle, mais la stupeur totale qu’une femme ait osé le frapper.
Derrière elle : un bruit de pas, le cliquetis de la maille, des manches de hallebardes cognant contre les dalles, des hommes sur le point de s’élancer une nouvelle fois en avant…
Fernando del Guiz ne bougeait pas.
Une petite marque rouge enflait sous sa lèvre. Il respirait lourdement, le visage empourpré.
Cendres le regardait, en pliant et dépliant ses doigts endoloris.
Finalement, quelqu’un – pas un de ses hommes, un des Wisigoths – éclata d’un rire gras.
Fernando del Guiz se tenait devant elle, toujours immobile.
Elle considéra son visage. Quelque chose comme de la pitié – si la pitié peut ronger et brûler, comme le fait la haine ; si elle peut conférer une incapacité totale à supporter la honte et la douleur d’autrui –, quelque chose la traversa comme une lame d’acier.
Cendres fit une grimace, porta à nouveau les doigts à ses cheveux, sentant encore une fois la chaleur que leur avait apportée le soleil, les picots des sutures en boyau qui dépassaient toujours sur le cuir chevelu, et elle capta l’odeur de Fernando sur sa peau.
« Ah, bon Dieu. » Son estomac fut secoué d’un spasme. Les larmes se pressèrent sous ses paupières, et elle cligna des yeux, farouchement, rejeta la tête en arrière et lança : « Euen ! Thomas ! Godfrey ! On s’en va ! »
Ses talons sonnèrent sur les dalles. Les gens d’armes vinrent l’encadrer, réglant leur pas sur le sien, et elle passa tout droit devant Sancho Lebrija, devant ses hommes, ignora l’Agneau et franchit d’une démarche décidée les portes de chêne bardées de fer, sans jeter un regard en arrière, sans vérifier quelle expression le visage de Fernando del Guiz pouvait arborer en cet instant.
Marcher sans but la conduisit hors du palais ducal, dans Dijon. Elle croisa et ignora des membres de la compagnie, avançant en aveugle à travers les foules. Une voix derrière elle l’appela. Elle l’ignora, obliquant pour gravir quelques marches de pierre. Elles l’amenèrent à l’air libre, haut au-dessus des ruelles, sur les massifs remparts de pierre de Dijon.
Elle s’arrêta, essoufflée, surplombant les rues encombrées d’hommes et de chevaux ; jaugeant par habitude inconsciente les défenses de la ville. Ses gardes, distancés, escaladaient bruyamment les marches derrière elle.
« Merde ! »
Cendres s’assit sur les créneaux, au soleil de cette fin d’après-midi. Elle regarda entre les blocs de granit. Loin en bas, au-delà de la route blanche et poussiéreuse qui menait à la ville, de minuscules silhouettes travaillaient dans les champs. Les hommes en chemise, les braies retroussées en dessous des genoux, en train de lier par gerbes l’or blanc poussiéreux du blé, pour les charger dans des chars à bœufs, travaillant plus vite maintenant que finissait la chaleur assassine de l’après-midi…
« Mon enfant ? » Godfrey Maximillian, hors d’haleine, vint se poster près d’elle. « Tu vas bien ?
— Jésus sur l’Arbre, mais quel ignoble trouillard ! » Le battement de son cœur retentissait encore dans tout son corps, lui donnait des fourmillements dans les doigts. « Salopards de Wisigoths – et c’est à EUX qu’on me livrerait ? Jamais de la vie ! »
Thomas Rochester, rendu rubicond par la chaleur, enjoignit : « Bon Dieu, patronne, calmez-vous !
— Fait trop chaud pour galoper comme ça », ajouta Euen Huw en débouclant son casque et en montant sur les créneaux pour profiter d’une brise éventuelle et examiner les tentes de l’armée bourguignonne, en nombre apparemment infini, devant les murailles de la ville. « On a d’autres problèmes, à part ce gosse, pas vrai ? »
Cendres leur lança un coup d’œil, en jeta un vers Godfrey ; elle se calmait. « J’ai donc vingt-quatre heures pour décider si je dois attendre le verdict du duc ou faire mon balluchon dans un mouchoir à pois et prendre la route…»
Les hommes rirent. Un brouhaha monta du pied des remparts, devant la ville. Vingt mètres plus bas, quelques-uns de ses hommes nageaient dans les douves, leurs membres blancs luisant tandis qu’ils se faisaient mutuellement boire la tasse ; les chiens du camp jappaient et aboyaient après leurs talons nus. Sous les yeux de Cendres, une petite chienne blanche à la queue en trompette bondit en l’air, poussa et bouscula Thomas Morgan, le lieutenant d’Euen Huw, le faisant choir du pont étroit qui servait de porte à Dijon. Le choc lointain du plongeon monta dans l’air surchauffé.
« Voilà le duc Charles. » Cendres indiqua du doigt un cortège de cavaliers qui sortaient par les portes de la ville, pour prendre la direction des bois, leurs vêtements chamarrés tranchant sur la poussière, des faucons posés sur leur poignet, suivis de musiciens à pied, en train de jouer un air qui, atténué, parvenait jusqu’aux remparts. Cendres s’adossa à la fraîcheur de la pierre. « On croirait qu’il n’a pas un seul souci ! Ma foi, c’est peut-être le cas. Comparé à la question de savoir si on va la livrer au matin à ces enfoirés de Wisigoths ! »
Godfrey Maximillian intervint : « Puis-je m’entretenir avec vous en privé, capitaine ?
— Oh, bien sûr, pourquoi pas ? » Cendres lança par-dessus son épaule un coup d’œil vers Euen Huw et Thomas Rochester. « Les gars, cinq minutes de repos. Il y avait une auberge au pied de ces marches, j’ai aperçu le buisson de l’enseigne. Je vous y retrouve. »
Thomas Rochester fronça les sourcils avec un air sombre. « Avec des Wisigoths en ville, patronne ?
— Avec la moitié de l’armée du duc Charles dans les rues. »
Le chevalier anglais haussa les épaules, échangea un regard avec Euen Huw, et descendit d’un pas léger les marches vers le bas du rempart, suivi par le Gallois et les autres. Cendres avait la conviction qu’ils ne dépasseraient pas le pied de l’escalier de pierre.
« Eh bien ? » Elle offrit son visage à une brise infime, qui apportait des champs une blonde pulvérulence de paille. Elle plia le genou et y appuya son coude. Ses doigts tremblaient encore un peu, et elle baissa les yeux vers sa main d’épée avec une certaine surprise. « Qu’est-ce qui te tracasse, Godfrey ?
— Des nouvelles supplémentaires. » Le vigoureux prêtre regardait par-dessus les remparts, sans tourner les yeux vers elle. « Ce père de la Faris, Léofric. J’entends seulement dire que ce seigneur amir Léofric est un des nobles les moins connus, et qu’il résiderait dans Carthage même, dans l’enceinte de la Citadelle. Le reste n’est que rumeurs, venues de sources douteuses. Je n’ai même pas une idée de ce à quoi ce « Golem de pierre » peut ressembler. Et toi ? »
Quelque chose dans le ton de sa voix troublait Cendres. Elle leva les yeux. Elle tapota de la paume la pierre plate du créneau, en invite.
Godfrey Maximillian demeura debout sur le chemin de ronde.
« Assieds-toi, lui dit-elle à haute voix. Godfrey, qu’est-ce qui te tracasse ?
— Je ne peux pas t’obtenir de meilleures informations sans disposer d’une somme considérable. Quand Milord Oxford a-t-il l’intention de nous payer ?
— Non, ce n’est pas le problème. Qu’y a-t-il, Godfrey ?
— Pourquoi cet homme est-il toujours en vie ? »
Sa voix tonna, assez sonore pour interrompre brièvement les clameurs des baigneurs, en bas. Cendres sursauta. Elle pivota et laissa pendre ses jambes à l’intérieur de la muraille, en levant les yeux vers lui.
« Godfrey ? Lequel ? Qui ? »
Godfrey Maximillian répéta dans un chuchotement intense : « Pourquoi cet homme est-il toujours en vie ?
— Oh, misère du Christ. » Cendres cligna des yeux. Elle frotta la paume de sa main contre une paupière. « C’est de Fernando que tu parles, c’est ça ? »
Le colosse barbu épongea son visage baigné de sueur. Il y avait des cernes de peau pâle sous ses yeux.
« Godfrey, qu’est-ce que ça signifie, tout ça ? C’était une plaisanterie. Ou autre chose. Je ne vais quand même pas assassiner un homme de sang-froid ? »
Il ne prêta aucune attention à cette exhortation. Il commença à aller et venir, par courtes enjambées nerveuses, sans accorder un regard à Cendres.
« Tu es parfaitement capable de le faire tuer !
— Oui. Bien entendu. Mais pourquoi le ferais-je ? Une fois qu’ils seront partis, je ne le reverrai probablement plus jamais. » Cendres tendit une main pour arrêter Godfrey. Il l’ignora. La bure grossière de sa robe heurta les doigts de Cendres au passage. Celle-ci sentait, encore, l’odeur de Fernando del Guiz sur sa propre peau ; et en aspirant, elle leva soudain les yeux vers le colosse barbu. Il n’est pas très âgé, se dit-elle. Je ne me le représente jamais comme un jeune homme, mais il n’est pas vieux.
Godfrey Maximillian s’arrêta face à elle. Le soleil déclinant posait sur son visage une lumière dorée, lui roussissant la barbe, illuminant pour Cendres dans les yeux plissés quelque chose qui ressemblait à de la douleur, mais elle n’était pas sûre qu’il ne s’agisse pas simplement d’un reflet.
« Un de ces jours, il y aura une bataille, déclara Cendres, et j’apprendrai que je suis veuve, Godfrey, quelle importance ?
— Ça en aura une si le duc te livre demain à ton époux ! – Lebrija n’a pas avec lui assez d’hommes pour me contraindre à quitter les lieux. Quant au duc Charles…» Cendres empoigna la bordure du mur de pierre, et poussa pour reprendre pied sur le chemin de ronde. « Me flanquer une trouille bleue ce soir ne m’apprendra pas ce que le duc va décider demain ! Alors, quelle importance ?
— C’est important ! »
Cendres, le scrutant sous le soleil qui lui éclairait le visage, songea : Je ne t’ai pas regardé avec attention depuis notre fuite de Bâle, et elle esquissa une grimace d’excuse. Elle nota à présent qu’il avait la mine émaciée. De part et d’autre de sa bouche, sa barbe comptait des poils blancs parmi les bruns.
« Hé ! dit-elle d’une voix douce. C’est à moi que tu parles, là, tu te souviens ? Raconte-moi tout, Godfrey, de quoi s’agit-il ?
— Ma petite…»
Elle referma la main sur la sienne. « Tu es un trop bon ami pour t’inquiéter de m’annoncer de mauvaises nouvelles. » Elle dévisagea l’homme d’un œil rapide, et sa poigne se figea. « D’accord, je ne suis pas née d’hommes libres. D’un point de vue strict, je suppose que quelqu’un à Carthage est mon propriétaire. »
Ces mots la firent sourire, d’un sourire amer, mais Godfrey ne lui adressa aucun sourire en réponse. Il se tenait là et la regardait, comme s’il découvrait son visage pour la première fois.
« Je vois. » Le cœur de Cendres battit plus fort, une fois, puis s’accéléra. « Pour toi, ça fait une différence. Bordel de merde, Godfrey ! Je croyais que nous étions tous égaux, au regard du Seigneur ?
— Qu’en saurais-tu ? » Godfrey l’éclaboussa de postillons, en s’exclamant, tout d’un coup, les yeux écarquillés et flamboyants. « Cendres, qu’est-ce que tu peux bien en savoir, toi ? Tu ne crois pas en notre Seigneur ! Tu crois en ton épée, en ton cheval et en ces hommes auxquels tu verses de l’argent, et en cet époux par qui tu peux te prendre un bon coup de queue ! Tu ne crois ni en Dieu, ni en la grâce, et tu n’y as jamais cru !
— Qu’est…» Le souffle coupé, Cendres en était réduite à le considérer avec de grands yeux.
« Je t’ai observée en sa compagnie ! Il t’a touchée… tu l’as touché, tu l’as laissé te toucher – tu voulais…
— Qu’est-ce que ça peut bien te faire ? » Cendres se remit debout d’un bond. « C’est vrai, ça, en quoi est-ce que ça te regarde ? Tu es un prêtre, bordel, qu’est-ce que tu y connais, à la baise ? »
Godfrey poussa un beuglement : « Putain !
— Puceau !
— Oui ! jeta-t-il d’une voix cassante. Quel autre choix ai-je donc ? »
Le souffle court, privée de mots, Cendres faisait face à Godfrey Maximillian, sur les dalles du chemin de ronde. Le visage du colosse se fripa. Il émit un bruit. Horrifiée, elle vit les larmes jaillir de ses yeux ; Godfrey, pleurant à chaudes larmes comme pleurent les hommes, un chagrin arraché au plus profond de lui, à ses entrailles. Elle leva la main pour lui caresser une joue humide.
Presque dans un chuchotement, il déclara sur un ton monocorde : « J’ai tout quitté pour toi. Je t’ai suivie à travers la moitié de la Chrétienté. Je t’ai aimée dès que je t’ai vue. Avec le regard de mon âme, je te vois encore, en cette première fois – en robe de novice, la tête rasée, avec cette sœur qui te fouettait le dos jusqu’au sang. Une petite chipie balafrée aux cheveux blancs.
— Ah, merde, je t’aime, Godfrey. Tu le sais bien. » Cendres prit les deux mains du prêtre et les serra. « Tu es mon plus vieil ami. Tu es à mes côtés chaque jour. Je compte sur toi. Tu sais que je t’aime. »
Elle le tenait comme on retient un homme en train de se noyer, l’agrippant avec une énergie douloureuse, comme si les chances de le sauver de sa douleur dépendaient de la vigueur de l’emprise qu’elle exerçait sur lui. Les jointures de Cendres blanchirent. Elle secoua Godfrey, doucement, en essayant d’attirer son regard.
Godfrey Maximillian renversa la prise et referma les mains sur celles de Cendres.
« Je ne supporte plus de te voir en sa compagnie », dit-il. Sa voix se brisa. « Je ne supporte pas de devoir te voir, en sachant que tu es mariée, que tu ne fais qu’une seule chair… une seule chair…»
Cendres tira sur ses mains. Elles ne se libérèrent pas, prisonnières des doigts épais de Godfrey.
« Je peux supporter tes fornications d’aventure, dit-il. Tu te confesses auprès de moi, tu es absoute, ça ne représente rien. Et elles ont été rares. Mais le lit conjugal… Et la façon dont tu le regardes…»
Cendres grimaça sous sa poigne.
« Mais Fernando…
— Je me fous de Fernando del Guiz ! » rugit Godfrey.
Réduite au silence, Cendres ouvrit de grands yeux.
« Je ne t’aime pas comme un prêtre le devrait. » Les yeux luisants de Godfrey la regardèrent en face. « J’ai prononcé mes vœux avant de te rencontrer. Si je pouvais éradiquer mon ordination, je le ferais. Si je pouvais être autre chose que chaste, je le serais. »
La peur martelait les tripes de Cendres. Elle se libéra les mains d’une saccade.
« J’ai été idiote.
— Je t’aime comme un homme. Oh, Cendres.
— Godfrey…» Elle s’interrompit, indécise quant aux protestations qu’elle pouvait formuler, seulement consciente que les murailles du monde croulaient sur elle. « Bon Dieu, ce n’est pas une décision que je veux prendre ! Ce n’est pas comme si tu étais n’importe quel prêtre, que je puisse te flanquer dehors, en engager un nouveau. Tu es avec moi depuis le début – et même avant Roberto. Miséricorde des saints. Tu parles d’un moment pour me raconter ça.
— Je ne suis pas en état de grâce ! Je dis la messe chaque jour, tout en sachant que je souhaite sa mort ! »
Godfrey commença à tordre sa cordelière entre ses doigts, dans son agitation.
« Tu es mon ami, mon frère, mon père, Godfrey… Tu sais que je ne…» Cendres chercha le mot.
Le visage de Godfrey se tordit.
« Ne veux pas de moi.
— Non ! Je veux dire… Je ne veux pas… je ne désire pas… Ah, merde, Godfrey ! » Elle tendit le bras alors qu’il pivotait sur ses talons et prenait le chemin de l’escalier. Elle aboya : « Godfrey ! Godfrey ! »
Il allait trop vite, marchait à trop grandes enjambées, un homme massif se précipitant sans retenue, dévalant presque au pas de course les marches de pierre accrochées à la face interne des remparts de Dijon. Cendres s’arrêta, pour le regarder descendre, un homme de large carrure en robe de prêtre, qui s’enfonçait en jouant des coudes au long de la rue pavée, entre les femmes chargées de paniers, les gardes, les chiens toujours en train de traîner dans les jambes, les enfants qui jouaient à la balle.
« Godfrey…»
Elle constata que Rochester et Huw ne se trouvaient effectivement pas loin du pied de l’escalier. Le petit Gallois tenait une pinte de quelque chose et, sous les yeux de Cendres, Thomas Rochester donna au jeune serveur de la taverne de la menue monnaie en échange de bière et de pain.
« Ah, merde. Oh, Godfrey…»
Toujours partagée sur l’idée de se lancer à ses trousses, de tenter de le retrouver dans la foule, Cendres aperçut une tête blonde au pied des marches, au-dessous d’elle.
Son cœur s’arrêta. Rochester leva la tête, dit quelques mots et fit signe à l’homme de passer – un homme qui, alors qu’il entamait l’ascension de l’escalier, n’était pas un homme du tout : c’était Floria del Guiz, et non son frère.