IV

« Pourquoi faut-il, bougonna Cendres à voix basse, qu’à chaque fois que la merde tombe à verse, je me trouve juste à côté[6] ? »

Thomas Rochester haussa les épaules. « Vous êtes une veinarde, patronne, je dirais…»

Au milieu de rires discrets, Cendres traversa le pré communal au côté d’un Florian del Guiz silencieux. Là-haut, dans l’abîme des airs, l’atmosphère se drainait peu à peu de sa couleur. Derrière eux, les toits à pignons de Dijon s’étendaient, soulignés d’or, les points blancs d’Orion et de Cassiopée commençant à parer le bleu laiteux du ciel.

Corneilles et freux se disputaient les détritus du camp quand ils approchèrent du périmètre des charrois ; les charognards prirent l’air, en déployant leurs ailes noires.

« Ne quittez pas le camp, maître chirurgien, ordonna Cendres avec calme, sous aucun prétexte. »

Le soleil déclinant rehaussait de teintes chaudes le bleu du justaucorps et des chausses de Florian, changeant ses cheveux en or roux. En marchant, la femme leva sa figure sale, regardant en l’air, les bras serrés autour de son corps. Ses yeux reflétaient le vide des deux.

« Ne t’inquiète pas. » Cendres claqua sur l’épaule de la chirurgienne. « Si la milice municipale se présente, c’est moi qui m’occuperai d’eux. Reste dans ta tente de chirurgien cette nuit. »

La femme baissa la tête. À présent, elle regardait ses pieds nus, qui foulaient l’herbe sèche aux arêtes coupantes. Elle ne prêtait aucune attention aux hommes d’armes.

Hommes et femmes de l’escorte avançaient, en devisant tranquillement entre eux, armes à l’épaule, leurs mains gauches baissées pour stabiliser leurs fourreaux. Cendres entendit des commentaires sur le vaste campement que constituait l’armée bourguignonne, des arrangements pour aller boire en fin de service avec des connaissances d’autres campagnes actuellement engagées parmi les mercenaires bourguignons – pas un mot sur leur chirurgien.

Elle prit sa décision.

Non, je ne vais rien dire. Laisser passer quelques heures – jusqu’à demain – et selon ce que dira Charles de Bourgogne, nous aurons peut-être des soucis plus sérieux que le fait d’avoir une femme pour chirurgien.

Les remparts de la ville s’étiraient désormais dans l’ombre, seuls les plus hauts toits se colorant encore d’une lumière rouge aux contours nets. La rosée humidifiait la muraille, ainsi qu’ici la paille, sous les pieds, répandue en dehors du camp. Un bœuf attardé dans sa pâture meugla, et une meute de chiens galopa en jappant et en aboyant. Une fraîcheur bienvenue entra dans l’air avec le coucher de soleil.

Aux portes, où des centaines de pieds foulaient la paille, leur attention fut attirée par un brouhaha de voix et un attroupement d’hommes en livrées au Lion. Ils se tenaient là, rougeauds et hilares, et s’écartèrent pour la laisser passer en réprimant leur surexcitation : une grimace à l’adresse des prévôts et plusieurs sourires pour elle.

Avec un soupir résigné, elle s’enquit : « Alors, de quoi s’agit-il encore ? »

Deux jeunes hommes d’une quinzaine d’années, tout en jambes, avec les rondeurs de l’enfance qui se consumaient en muscles et en énergie juvénile, se retrouvèrent poussés au premier rang de l’attroupement. Tous deux étaient blonds, des frères à en juger par leur visage, et elle reconnut des membres du bataillon d’Euen Huw.

« Tydder », dit-elle en se remémorant le nom.

Un des garçons bredouilla : « Patronne…»

Son frère lui décocha un coup de coude dans ses côtes dénudées : « Toi, tu la fermes ! »

Tous deux s’étaient retroussé chemise et justaucorps jusqu’à la taille ; leur torse nu était d’un rouge cuisant, et toutes leurs affaires étaient tant bien que mal retenues par leur baudrier. Cendres allait rugir quelques mots quand elle remarqua que l’un d’eux portait autour de la taille un bourrelet de tissu plus épais. Elle tendit un doigt sans un mot.

Le jeune soldat déroula l’étoffe et la secoua. Un pavillon rectangulaire écartelé de bleu et de rouge, large d’environ deux mètres, tomba de ses grosses mains. Cendres se retrouva en train de contempler deux corbeaux et deux croix.

L’ampleur du brouhaha autour d’elle augmenta, quelqu’un s’esclaffa ; la tension d’anticipation était presque palpable.

« Est-ce qu’il ne s’agirait pas là », demanda Cendres, qui n’avait pas l’intention de les décevoir, « d’une bannière personnelle, par hasard ? »

Le frère qui tenait le drapeau hocha rapidement la tête. L’autre sourit avec férocité.

« La bannière personnelle de Cola de Monforte ? s’enquit-elle.

— Vous avez trouvé, patronne ! » couina un troisième frère, qui rougit du son de sa propre voix.

Cendres esquissa un large sourire.

Derrière elle, Floria rompit soudain le silence : « Bordel ! Comment allez-vous expliquer ce coup-là ? »

Son expression horrifiée fit éclater Cendres de rire.

« Oh, je ne vais rien expliquer, repartit-elle avec bonne humeur. Je n’y suis pas obligée. En fait… vous deux – Marc et Thomas, c’est ça ? – et le jeune Simon. Bon : Euen Huw… Carracci, Thomas Rochester… et la lance de Huw. » Cendres désigna un peu plus d’une douzaine d’hommes. « Je vous suggère d’emballer cette bannière avec grand soin, de l’amener à la porte du camp de Monforte, et d’en faire présent à maître Cola – en personne – avec nos compliments.

— Qu’ils fassent quoi ? se récria Floria.

— Ça peut être très embarrassant de perdre sa bannière personnelle. Si nous l’avons trouvée par terre par le plus grand des hasards, insista Cendres, et que nous la leur ramenons, au cas où ils s’inquiéteraient…»

Un éclat de rire général couvrit sa voix.

Dans le chahut des lances en train de s’organiser, pour trouver une armure à porter jusqu’au camp des mercenaires de Monforte, et pour se ceindre de leurs armes les plus imposantes, Floria del Guiz demanda : « Et comment cette bannière est-elle tombée entre nos mains, au fait ?

— Ça ne servirait à rien que je pose la question. » Cendres secoua la tête, toujours hilare. « Rappelle-moi de dire à Geraint de doubler les gardes sur le périmètre. Et de doubler la garde autour de la bannière au Lion. J’ai l’impression qu’on va avoir une recrudescence de ces…

— … de ces conneries ! rugit Floria. Un total gaspillage de temps ! Des gamineries ! »

Cendres regarda Ludmilla Rostovnaya et Katherine, sa camarade de lance, en train de charger leur arquebuse à l’épaule pour participer à la garde d’honneur improvisée, forte d’environ deux douzaines de personnes, qui entamait la traversée des prairies longeant le fleuve à destination des camps de mercenaires bourguignons.

« S’ils veulent jouer à cache-drapeau, je vais les laisser faire. Soit le duc Charles va financer notre expédition, soit il déclarera la guerre. Dans les deux cas, d’ici quelques jours, ils pourraient se retrouver sous ta tente de chirurgie. Ou enterrés. Et ils le savent bien. » Elle adressa un sourire malicieux à Florian. « Bon Dieu, si tu trouves qu’ils exagèrent, tu devrais les voir quand ils ont remporté un combat… ! »

La femme donna l’impression de vouloir répondre, mais un appel lancé depuis la tente de chirurgie – un de ses assistants, un diacre – détourna son attention, et elle adressa à Cendres un hochement de tête abrupt et s’en fut.

Cendres la laissa aller.

« Si la milice municipale se présente ici, annonça-t-elle au capitaine à la porte, envoyez-moi chercher sur-le-champ. Et vous, ne les laissez pas entrer, compris ?

— Bien sûr, patronne. On a encore des ennuis ?

— Tu en entendras causer. Dans ce camp, tout le monde entend tout…»

Le capitaine de la garde, un Breton massif à la carrure de laboureur, répondit : « Ouais, on se croirait dans un vrai village, ici, bordel. »

Je me demande ce qui te scandalisera davantage : que les avocats du duc estiment que je suis la propriété des Wisigoths, ou que ton soigneur de vérole soit une femme ?

« Bonne nuit, Jean.

— B’nuit, patronne. »

Cendres prit la direction de la tente de commandement, son escorte de gardes du corps se dispersant, maintenant qu’ils se trouvaient dans le camp, avec une demi-douzaine de mastiffs qui sautaient et jappaient autour d’elle. Geraint ab Morgan vint prendre les mots de passe pour la garde de nuit, Angelotti exposer les réparations en cours sur les canons (le brancard de l’orgue à feu La vengeance de Barbe s’était brisé), Henri Brant réclamer de l’argent du coffre des réserves, tout ceci en l’espace de quelques mètres, si bien qu’il fallut à Cendres une bonne demi-heure avant d’atteindre la tente et de jeter un coup d’œil sur le désordre accumulé à l’intérieur du pavillon. Bertrand, boudeur, roulait les grèves de la patronne dans un seau de sable pour les nettoyer, sous la supervision impatiente de Rickard.

Cendres renifla l’odeur de ses aisselles tandis qu’ils lui retiraient sa brigandine, transmit le commandement à Anselm, siffla les chiens et s’en fut à la rivière pour nager aux dernières lueurs, accompagnée par Rickard.

« Ce n’est pas comme si je devais me tracasser pour Florian. » Elle enfouit ses deux mains dans les replis des cous des mastiffs, palpant leur chaleur, humant leur odeur de chiens. « Ceux qui ont des objections à servir avec des femmes… ne signent pas chez moi. Non ? »

Rickard parut décontenancé. Bonniau, un puissant molosse, souffla bruyamment.

En atteignant le bord de la rivière, elle se dépouilla d’un seul mouvement de ses chausses et de son justaucorps (tous deux encore liés ensemble par la taille) et de sa chemise de drap jaunissant, trempée de sueur. Les mastiffs se couchèrent sur la rive, leurs lourdes têtes posées sur leurs pattes, une chienne bridée, Brifault, se roulant en boule sur la chemise, le justaucorps, les chausses et les bottes délaissés et imprégnés de sueur.

« J’ai ma fronde », annonça Rickard.

Ni renard, ni putois, ni rat n’étaient en sécurité dans les parages des détritus de la compagnie, Cendres le savait bien ; la propre queue de renard de sa lance avait pour origine une des chasses de Rickard.

« Je veux que tu restes ici, avec les chiens. Même si nous sommes à l’intérieur du camp. »

Cendres avança en pataugeant et se jeta à l’eau. L’onde froide la saisit, surprit sa peau, l’entraîna au fil du courant. Le souffle court, souriante, elle se redressa et regagna les hauts-fonds, drus d’iris des marais, à l’endroit où la rivière se découpait un ventre dans la berge.

« Patronne ? » lança la voix de Rickard, au milieu des mastiffs.

« Ouais ? » Elle plongea la tête sous la surface. La masse de ses cheveux trempés tourbillonnait au gré du courant. Quand elle se redressa, sa chevelure se plaqua contre elle de la tête aux genoux, luisant d’un reflet pâle dans la lumière du couchant. Elle gratta coups de soleil et rougeurs sur sa peau. « Tu sais, si je ne perdais pas mon temps à manger, à me laver ou à dormir, ce camp tournerait à la perfection… Qu’y a-t-il ? »

On ne distinguait pas les traits de Rickard dans la lumière déclinante. Sa jeune voix était sèche. « J’entends du bruit. »

Cendres fronça les sourcils. « Attache les chiens. »

Elle regagna la berge, ses jambes lourdes comme du plomb, et dégagea ses oreilles de ses cheveux mouillés. La rumeur habituelle montée des feux du camp et le brouhaha des hommes en train de boire régnaient sur la vallée de la rivière.

« Qu’est-ce que tu as entendu ? » Elle tendit la main vers sa chemise et commença à se frictionner la peau pour se sécher.

« Ça !

— Merde ! » sacra Cendres tandis qu’une clameur montait du camp. Pas des hommes en train de se soûler et de se battre, trop rauque pour ça. Elle enfila tant bien que mal ses vêtements sans se sécher, le tissu lui collant à la peau, empoigna son épée et la boucla autour de sa taille tout en avançant, et prit les laisses des mastiffs de la main de Rickard tandis qu’il galopait à ses trousses.

« C’est le docteur ! », s’écria le garçon.

Dans les ténèbres qui s’épaississaient, les hommes s’amassaient en vociférant.

La tente du chirurgien s’effondra au moment où Cendres survenait à grands pas sans être remarquée dans la foule des hommes en quartier libre. Le pennon et le mât s’inclinèrent tandis que des coutelas tranchaient les câbles ; la toile s’affala soudain.

Jaune, une rose de flamme s’épanouit sur la toile, bordée de brun, brillant par contraste avec le noir presque total du crépuscule.

« AU FEU ! hurla Rickard.

— Arrêtez-moi ça ! » rugit Cendres. Elle avança au milieu d’eux, sans prendre le temps de réfléchir, serrant à deux mains les laisses des molosses. « Anhelt, mais qu’est-ce que tu fous ? Pieter, Jean, Henri…», repérant des visages dans les remous de la masse, «… reculez ! Allez chercher la brigade du feu ! Ramenez des seaux, jetez-moi du sable là-dessus ! »

Elle eut brièvement conscience de la présence de Rickard derrière elle, celui-ci en train de lutter pour dégainer son épée usée, de type standard. Quelqu’un les percuta tous les deux. Les chiens grondèrent, une mêlée de corps de dogues qui se jetaient de l’avant ; et elle beugla : « Bonniau ! Brifault ! » et permit à leurs laisses de se tendre à bout de bras.

Les hommes battirent en retraite devant les chiens, dégageant un espace autour d’elle et de la tente qui s’effondrait. Une silhouette tomba dans les replis de la toile – Floria ?

Cendres hurla : « Arrêtez !

— PUTAIN ! » cria un guisarmier devant les décombres de la tente du chirurgien.

« Tuez-la, cette salope !

— Baiseuse de femmes !

— Sale vicieuse, sale chienne, sale gouine…

— Baisez-le, tuez-le !

— Baisez-la, tuez-la ! »

Entre leurs corps qui se bousculaient, elle aperçut d’autres hommes accourus d’autres secteurs du camp, certains avec des torches, d’autres avec des seaux à incendie. La chaleur du brasier soufflait dans le dos de Cendres. Des fragments calcinés de la toile voletèrent près d’elle.

Cendres fit porter sa voix : « Éteignez-moi ce feu avant qu’il ne se propage !

— Sortez-la de là-dedans et baisez-la », gueula une voix d’homme : Josse. Son visage se tordit tandis qu’il crachait par terre. « Salope de chirurgien ! Tailladez-lui la chatte ! »

Cendres ordonna doucement au garçon : « Fais sortir Florian de la tente : dépêche-toi » et elle s’avança, tenant toujours dans ses mains gantées les laisses des mastiffs, affrontant les hommes d’un regard furibond.

À cet instant, elle s’aperçut que la plupart des visages qu’elle voyait appartenaient aux lances flamandes. Quelques surprises – Wat Rodway, de la tente des cuisines, avec un couteau à trancher, Pieter Tyrell –, mais pour la plupart, c’étaient des hommes rougeauds qui gueulaient à s’en écorcher la gorge, d’une voix rauque, avec des relents de bière dans l’air, et plus que cela : le potentiel pour une violence véritable.

Ils ne vont pas se contenter de rester là à crier, et de détruire deux ou trois objets.

Ah, merde.

Je ne devrais pas me dresser contre eux, parce qu’ils vont me passer sur le corps. Voilà mon autorité foutue.

Josse avança, d’un pas lourd sur la paille glissante et sèche, sans se soucier de Cendres. Il tendit le bras pour écarter d’une main cette femme dont les cheveux humides lui descendaient jusqu’aux cuisses et son autre main se porta à son fourreau.

C’était un des arbalétriers des lances flamandes : Cendres eut une seconde pour reconnaître en lui un des hommes capturés avec elle à Bâle, un des premiers à l’accueillir lors de son retour au camp.

Cendres lâcha la laisse des mastiffs.

« Oh, merde ! » hurla Josse.

Les six chiens s’élancèrent vers l’avant, silencieux à présent, et bondirent : un homme se jeta vivement en arrière, hurlant, un bras enserré entre de lourdes mâchoires ; deux hommes s’écroulèrent, pris à la gorge. Un pennon et des torches étaient visibles au-dessus des têtes de la foule…

Par-dessus le vacarme des hommes qui gueulaient et juraient, et du hurlement quand quelqu’un taillada un des molosses, Cendres poussa sa voix à sa puissance des batailles :

« RECULEZ ! BAISSEZ LES ARMES ! »

Elle entendit derrière elle un bruit de voix : Florian et Rickard, certains des assistants de la tente de chirurgie. Elle ne détacha pas ses regards des guisarmiers et des archers qui se massaient dans le coupe-feu entre les tentes. Des huttes en face se faisaient piétiner tandis que la foule augmentait et les hommes qui se trouvaient à l’intérieur élevèrent des cris de protestations. Les crépitements du feu crurent dans le dos de Cendres.

« Brifault ! »

Les mastiffs, rappelés, vinrent au pied. Elle sentit l’attention se déplacer : la foule, désormais, n’était plus une masse de gens qui risquaient de la bousculer sans distinguer une personne de plus dans la confusion du camp, mais des hommes en cotte de mailles, le poignard à la main, et des torches – l’un d’eux, Josse, avec l’épée tirée – qui lui faisaient face.

Cendres, consciente que la réalité est engendrée par le consensus, sent celle-là commencer à fluctuer, passer d’un accord général pour la considérer comme le commandant de la compagnie à l’idée qu’elle est simplement une jeune femme, dans un pré, la nuit, entourée d’hommes qui sont plus massifs et plus vieux, armés et ivres.

Par pur réflexe, elle se mit à marmonner : « Révolte armée dans le camp, trente hommes…»

« Rétablissez votre autorité et reprenez le contrôle en…»

« Pour qui tu te prends, bordel ? » Josse postillonnait en beuglant. La seule puissance de la voix d’un aussi gigantesque gaillard faisait frémir l’air. Le regard mauvais, il déclara : « Tu vas crever » et brandit son fauchon.

Ce mouvement d’une lame nue déclencha tous les réflexes de combat.

Cendres saisit de la main gauche le col de son fourreau et de la droite la poignée, arrachant l’épée à sa gaine. En l’espace de cette seconde, le bras de Josse se leva, la lueur des torches se refléta sur le fil de son fauchon et la lourde lame incurvée descendit pour trancher. Cendres abattit sa propre lame par-derrière celle de Josse, l’accéléra dans sa course pour parer le coup et lui fit frapper le sol entre eux deux avec tant d’énergie que les pieds de Cendres quittèrent le sol. Atterrissant, en équilibre, elle plaqua son pied sur la lame et la retint. Puis elle brandit son épée, pommeau en avant, et en percuta directement la gorge sans protection.

Une voix, dans l’assemblée des hommes, chuchota : « Merde…»

Cendres sentit du liquide sur ses mains. Elle retira l’arme. Josse porta ses deux mains à sa trachée broyée et blême et, en chuintant, s’écroula aux pieds de Cendres, sur la paille fumante. Simultanément, de façon soudaine et définitive, il donna un coup de pied, ses entrailles se vidèrent et son souffle produisit dans sa gorge un râle sonore et dur.

Des hommes à l’arrière continuaient de pousser pour avancer, les cris continuaient, là-bas ; mais ici, en bordure de la foule qui entourait la tente du chirurgien, la stupeur, le silence.

« Merde », répéta Pieter Tyrell. Il leva vers Cendres des yeux brillants, avinés. « Oh, merde, bordel.

— Il aurait dû savoir qu’il fallait pas tirer son épée », lança un guisarmier.

Un afflux soudain d’hommes, vêtus de plates, sous la bannière d’Anselm, se força un passage par le côté et Cendres baissa son épée, en voyant l’arrivée des prévôts, dispersant ce qu’elle estima, dans le noir, être une foule d’une cinquantaine ou d’une soixantaine de personnes.

« Beau travail. » Elle adressa un hochement de tête approbateur à Anselm. « Très bien. Allez… enterrer cet homme. »

De façon délibérée, elle tourna le dos aux hommes, laissant Anselm se charger de tout. Elle frotta du gant contre le pommeau sale de son épée, pour essuyer le sang, et remit l’arme au fourreau. Les molosses se regroupèrent autour de ses jambes.

Rickard et Florian del Guiz, parmi les décombres détrempés et fumants de la tente de chirurgie, la regardaient ; le garçon et la femme affichaient des expressions identiques.

« Il allait vous tuer ! » s’indigna Rickard d’une voix aiguë. Il se tenait bien campé sur ses pieds écartés, tête baissée, dans une position assez semblable à la posture habituelle d’Anselm et observait le départ des hommes avec un mélange de défi et de crainte. « Comment peuvent-ils faire ça ? Vous êtes la patronne !

— Ce sont de rudes gaillards. Quand ils sont saouls, il n’y a plus de patronne.

— Mais vous y avez mis un terme ! »

Cendres haussa les épaules, rassemblant les laisses des molosses. Elle frotta le museau de Bonniau, la bave humide du chien lui glissant sur les doigts. Elle avait les doigts qui tremblaient.

Florian émergea des ruines du pavillon. Sur la toile brûlée, il y avait des coffres de bois éventrés, des instruments chirurgicaux saccagés et des bouquets d’herbes médicinales dispersés, piétinés. Quelqu’un avait commencé à frapper la femme travestie, constata Cendres : elle avait les lèvres qui saignaient, et la manche de son justaucorps était arrachée au niveau des œillets du laçage.

« Ça va ?

— Les salopards ! » Florian fixait le groupe qui emportait le cadavre de Josse dans une couverture. « Ils sont passés sous mon scalpel ! Comment ont-ils pu venir faire ça ?

— Tes blessures sont graves ? » insista Cendres.

Florian écarta devant elle de longs doigts pâles et crasseux et considéra les tremblements qui lui secouaient les mains. « Tu étais forcée de le tuer ?

— Oui, j’étais obligée. Ils me suivent parce que je suis capable de le faire sans réfléchir et qu’ensuite, je peux dormir la nuit. »

Cendres tendit la main, releva le menton du chirurgien et examina ses ecchymoses.

Des marques d’ongles, sombres, se détachaient sur la chair de la femme, aux endroits où on l’avait saisie et maintenue.

« Fais venir un des diacres par ici, Rickard. Florian, tuer n’a pas d’importance pour moi. Sinon, j’aurais péri la première fois que trente brutes armées se sont pointées dans ma tente en déclarant : Ce coffre de guerre est à nous, fous le camp, gamine. Non ?

— Vous êtes tarés. » Florian déplaça sa tête, inspectant les décombres. Une ligne humide lui marquait la joue. « Vous êtes complètement cinglés ! Connards de malades, connards de soldats ! Tu n’es pas différente !

— Si, répliqua sèchement Cendres. Je suis de ton côté. »

Au diacre qui arrivait en trottinant, lanterne à la main, elle ordonna : « Faites coucher le docteur dans la chapelle de campagne. Le père Godfrey est-il enfin rentré ?

— Non, capitaine, hoqueta l’homme.

— D’accord. Donnez-lui à manger, tenez-la à l’œil, je ne crois pas qu’elle soit trop abîmée, un garde viendra plus tard », et tandis que Robert Anselm revenait, approchant d’elle dans un bruit d’armure, Cendres poursuivit : « Je veux voir Florian dans la tente de la chapelle, avec un garde en faction, rien de trop ostentatoire.

— C’est chose faite. » Anselm donna des ordres à ses subordonnés. Se retournant vers Cendres, il ajouta : « Qu’est-ce qui s’est passé, ma fille ?

— C’était une erreur. »

Cendres baissa les yeux vers la paille foulée. Il y avait du sang noir dessus, pas beaucoup, mais il était visible à la clarté de la lanterne. L’âcre odeur de toile brûlée et d’herbes médicinales répandues montait dans l’air nocturne.

Thomas Rochester, dans le dos d’Anselm, déclara : « Vous ne pouviez pas le désarmer. Il faisait deux fois votre poids. J’estime que vous aviez une seule chance, et vous l’avez saisie. »

Robert Anselm fixait le chirurgien qui s’en allait. « C’est une femme, et il… elle baise avec des femmes ?

— Ouais.

— Tu étais au courant ? » Devant son hésitation, il cracha sur la paille, poussa un juron à mi-voix et la fixa avec des yeux sans expression. « Là, t’as fait une connerie.

— Ouais. Josse était doué au combat. J’avais besoin de lui, bordel. » Cendres fit la grimace. « J’ai besoin de tous les gars valides possibles ! Si j’avais vu venir le coup, je n’aurais pas eu à faire ça.

— Merde, fit Robert Anselm.

— Ouais.

— Faites-moi dégager tout ça », ordonna Anselm à ses hommes qui revenaient. Cendres se retira à l’écart en sa compagnie, le long du sentier entre les pavillons, tandis qu’on halait, triait et dégageait la tente de chirurgie.

« Faut-il que je convoque une réunion pour leur parler ? s’interrogea Cendres à voix haute. Ou dois-je laisser l’ampleur de leur geste pénétrer, pour leur laisser la tête claire au matin ? Est-ce que j’ai encore un chirurgien ? En qui ils auront confiance ? »

Le gaillard renifla, d’un air songeur, et tapota de son soleret une mèche de paille éteinte, l’écrasant contre le sol mouillé de rosée. « Il – elle – est avec nous depuis cinq ans, la moitié d’entre eux ont été remis en un seul morceau sous sa tente. Laisse-leur le temps de comprendre que c’est toujours le toubib. Au premier coup qu’ils vont recevoir, la plupart rappliqueront ventre à terre.

— Et ceux qui ne le feront pas ? »

L’étendard qui s’était tenu à l’arrière de la foule devint plus visible en s’approchant. Le visage de Cendres prit une expression plus grave.

« Maître Van Mander, lança-t-elle. J’ai un mot à vous dire. »

Joscelyn Van Mander, Paul di Conti et cinq ou six autres commandants de lances flamandes se frayèrent un chemin dans le désordre. Van Mander avait le visage blême sous son casque.

« Qu’est-ce qui vous a pris, bordel, de laisser vos hommes faire ça ?

— Je ne pouvais pas les arrêter, capitaine. » Joscelyn Van Mander leva le bras pour retirer son casque. Son visage était rubicond, ses yeux brillants ; elle sentit l’alcool sur lui, et sur les autres.

« Vous n’avez pas pu les arrêter ? Vous êtes leur chef de lance !

— Je ne commande que par leur consentement, répliqua le commandant flamand d’une voix mal assurée. Je dirige par leur vœu. Il en va de même pour nous tous, officiers. Nous sommes une compagnie de mercenaires, capitaine Cendres. Ce sont les hommes qui importent. Comment aurais-je pu les arrêter ? On nous apprend que le chirurgien est un diable, un démon, une créature vile, débauchée et perverse, une offense contre l’humanité…»

Cendres leva un sourcil : « Bon, d’accord, c’est une femme, et alors ?

— C’est une femme qui couche avec d’autres femmes, qui les connaît charnellement ! » L’indignation rendait sa voix aiguë. « Même si je pouvais m’astreindre à le tolérer, puisqu’il s’agit de votre chirurgien… chirurgienne… et que vous êtes commandant…

— Bon, ça suffit, l’interrompit Cendres. Vous avez le devoir de contrôler ces hommes. Vous avez failli.

— Comment puis-je les contrôler, contrôler leur écœurement face à ceci ? » Son haleine fusa, chaude et chargée de bière, dans l’intervalle qui les séparait. « Ce n’est pas à moi que revient le blâme, capitaine. C’est votre chirurgienne.

— Regagnez votre tente. Je vous ferai connaître ma sanction au matin. »

Cendres fit baisser les yeux au commandant flamand, ignorant pour l’instant les autres chefs de lance qui l’accompagnaient, mais notant, tandis qu’il tournait les talons et quittait les lieux, qui suivait son étendard et qui restait pour entreprendre le nettoyage de la zone.

« Bordel de Dieu ! jura Cendres.

— On a des problèmes, constata Anselm sur un ton flegmatique.

— Ben voyons, comme si j’avais vraiment besoin de problèmes supplémentaires. » Cendres lissa ses manches de chemise encore humides. « Je devrais peut-être me réjouir d’être livrée aux Wisigoths par le duc Charles… La situation ne pourra alors que s’améliorer ! »

Robert Anselm ignora cette acrimonie, ce dont elle avait l’habitude.

« Je vais mener une sorte d’enquête, demain. Amendes, coups de fouet ; réprimer tout ça avant que ça nous échappe. » Quand elle leva les yeux vers lui, Anselm la scrutait. « Et ça m’intéresserait de savoir si les lances de Van Mander ont entendu la moindre remarque fortuite de Joscelyn avant cette émeute.

— Ça ne me surprendrait pas.

— Je ferais mieux d’aller voir comment se porte Florian.

— À propos de Josse », Robert Anselm la fit s’arrêter alors qu’elle se préparait à repartir dans le camp, « passe dans ma tente, plus tard. J’ai du vin. »

Cendres secoua la tête. « Non.

— On peut trinquer. À Josse.

— Ouais. » Cendres poussa un soupir de gratitude, devant la compréhension bien typique d’Anselm. Elle sourit. « Je passerai. Ne t’en fais pas pour moi, Roberto. Je n’ai pas besoin de vin. Je trouverai le sommeil. »

Un brouillard chaud et moite se leva avec l’aube du lendemain. Il y avait des particules d’eau en suspension dans l’air, à l’intérieur du palais. La blancheur brumeuse de la salle d’audience se teinta d’or quand le soleil se leva au-dessus de l’horizon.

Cendres se tenait aux côtés du comte d’Oxford, accueillant avec satisfaction la fraîcheur que dispensaient les murs au petit matin. De Vere et ses frères ayant reçu une place assez proche du trône ducal, elle pouvait regarder autour d’elle, contempler les nobles bourguignons assemblés, les dignitaires étrangers – mais, jusqu’ici, pas de Wisigoths.

Les bucines sonnèrent et les chœurs commencèrent à entonner un hymne matutinal. Cendres retira son chaperon et posa un genou sur le sol de marbre blanc.

« Je n’ai aucune idée de ce que le duc va faire, confia John de Vere tandis que l’hymne s’achevait. Je suis un étranger ici, moi aussi, madame.

— J’aurais pu avoir un contrat avec cet homme », chuchota-t-elle, sa voix à peine aussi forte qu’un souffle.

« Oui, répondit le comte d’Oxford.

— Oui. »

Ils se regardèrent mutuellement et, de façon tout aussi mutuelle, haussèrent les épaules, chacun avec un sourire tranquille au visage, tandis qu’ils se mettaient debout et que Charles, duc de Bourgogne, prenait place sur son trône.

La satisfaction de Cendres s’évanouit avec le coup d’œil machinal qu’elle lança pour trouver Godfrey, et écouter les conseils de sa voix à son oreille. La place à côté d’elle était occupée par Robert Anselm, en l’absence de Godfrey Maximillian.

Robert a pu croire que Godfrey a passé la nuit dernière à Dijon, mais il se demande actuellement où est fourré notre clerc. Je le lis sur sa figure. Et je n’ai aucune explication à lui fournir. Godfrey, où est-ce que tu as foutu le camp ?

Est-ce que tu reviendras ?

« Bon Dieu ! » ajouta-t-elle, à voix basse, et elle s’aperçut, au regard intrigué de De Vere, qu’elle avait parlé tout haut.

Sous couvert des discours du chambellan et du chancelier du duc, le comte d’Oxford déclara : « Ne vous inquiétez pas, madame. Si les choses en arrivent là, je trouverai moyen de vous garder ici, hors des mains wisigothes.

— Lequel, par exemple ? »

L’Anglais sourit d’un air confiant, apparemment amusé par le ton caustique de son interlocutrice. « Je trouverai bien quelque chose. C’est souvent le cas.

— Trop de réflexion nuit à la santé… Milord comte. » Cendres accola son titre de noblesse en fin de phrase. Elle leva la tête, en essayant de regarder par-dessus les têtes de l’assistance.

Les complexes héraldiques de la Bourgogne et de la France flamboyaient en argent et bleu, rouge et or, écarlate et blanc. Le regard de Cendres parcourut les divers groupes, certains debout dans les coins, d’autres assis près des grands âtres ouverts emplis de roseaux odorants. Les nobles et leurs affinités, des marchands vêtus de soieries, à cause de la chaleur qui montait ; des dizaines de pages en vestes à la livrée de Charles, blanches à manches bouffantes, des prêtres en bruns et verts sombres ; et des serviteurs se déplaçant avec célérité d’un groupe de gens à l’autre. La fraîcheur de ce début de matinée rendait les voix vives – mais avec une tonalité particulière, remarqua-t-elle ; solennelle, grave, révérencieuse.

Où est passé Godfrey, alors que j’ai besoin de lui ?

Ouvrant l’oreille pour capter des informations, elle entendit un homme de haute taille discuter des vertus des chiennes de braque à la chasse, deux chevaliers débattre des tournois au-dessus de barrières et une large femme en robe de soie italienne parler de laquages au miel sur le porc.

La seule conversation politique que put surprendre Cendres se tenait entre l’ambassadeur de France et Philippe de Commines[7] : cela concernait surtout des ducs français dont elle ne connaissait pas outre mesure les noms.

Où sont donc les factions et les politiques de cour ? Je n’ai peut-être pas besoin de Godfrey pour me fournir les détails, pas ici.

Mais j’ai besoin de Godfrey.

Un coup d’œil machinal de vérification derrière elle confirma que Joscelyn Van Mander était non seulement présent, mais également sobre, avec un ego raisonnablement maîtrisé ; que ses hommes d’armes portaient des jacques de livrée propres par-dessus leur armure polie – ou aussi polie qu’on pouvait raisonnablement l’espérer, une semaine après une fuite de deux cents kilomètres sur des terrains hivernaux – et qu’Antonio Angelotti, ainsi que Robert Anselm, se tenaient tout à côté d’elle. Robert, bavardant respectueusement avec un des frères De Vere, ne remarqua pas son coup d’œil. Angelotti lui lança un sourire, sous une masse de boucles dorées emmêlées. Elle lui fit signe d’avancer au premier rang du groupe, en se disant : Autant que nous fassions preuve de prestance.

Un mouvement à l’autre extrémité de la salle d’audience attira l’attention.

Cendres se redressa, résistant à l’envie de se hisser sur la pointe des pieds. Elle aperçut un gonfanon à la hauteur des grandes portes de chêne et entendit les inflexions liquides du latin carthaginois. Sa main se laissa choir sur la garde de son épée, pour la rassurer. Elle l’y reposa, se campant avec tout son poids négligemment placé sur un talon, tandis que le chambellan et ses serviteurs annonçaient et faisaient entrer Sancho Lebrija, Agnus Dei et Fernando del Guiz.

La grandeur solennelle de la cour du duc semblait avoir un effet sur Fernando del Guiz. Il s’agitait avec inconfort dans l’espace dégagé devant le trône, ses yeux passant rapidement de visage en visage. Cendres serra dans son dos des mains qui tremblaient. Que la présence physique de Fernando lui dessèche la bouche et lui brouille les idées, elle en avait presque pris l’habitude. Ce qui la troubla plus encore fut cette douleur immédiate en le voyant ici en cet instant, accablé, félon, isolé des siens.

À côté de Cendres, le comte d’Oxford se redressa encore. Elle émergea de sa rêverie. Il lui fallut plusieurs secondes pour prêter attention à la voix du duc. La brume matinale, flottant encore dans la haute salle de pierre, enveloppait d’un flou rafraîchissant nobles et riches marchands assemblés. Les obliques d’or de la lumière tombaient à présent de l’est par les rosaces du palais, tandis que le soleil continuait son ascension : réchauffant le visage d’Oxford, debout à côté d’elle, la tête inclinée pour capter un commentaire de Robert Anselm ; apportant un feu à la beauté italienne d’Angelotti ; colorant les armures de Jan-Jacob Clovet et de Paul di Conti d’une patine antique, si bien qu’aux yeux de Cendres ils semblèrent fugitivement ne faire qu’un avec les anges de Mynheer van Eyk, rêvant pour l’éternité en présence de Dieu.

Quelque chose lui déchira le cœur. L’impression qu’elle avait de leur permanence, au-dessus et au-delà des affaires de ce monde, s’évanouit. Un sentiment de fragilité la happa, comme si ses compagnons pouvaient être complètement essentiels et en même temps totalement menacés.

Le soleil, en montant encore, modifia l’incidence de la lumière qui entrait par les fenêtres et, avec ce changement, la sensation disparut. Presque abattue, Cendres détourna la tête pour entendre le duc Charles de Bourgogne déclarer : « Maître Lebrija, j’ai pris votre requête en considération, avec mes conseillers. Vous nous demandez une trêve. »

Sancho Lebrija exécuta une courbette raide et cérémonieuse.

« Oui, messire prince de Bourgogne, en effet. »

Le visage lugubre du duc se perdait quasiment dans l’apparat de son chaperon roulé, de ses revers festonnés, de ses manches bouffantes de pourpoint et de ses colliers d’or ; une image emblématique de la majesté. Abruptement, il se courba vers l’avant sur son trône, et Cendres discerna brièvement l’homme riche et puissant avec un vif intérêt pour les armes à feu, qui passait autant de mois de l’année qu’il le pouvait sur le terrain.

« Votre trêve est un mensonge », annonça d’une voix claire le duc Charles.

Les hommes de Cendres, autour d’elle, parlaient assez fort pour qu’elle leur intime d’un signe le silence et se penche en avant pour écouter le duc.

« Votre halte à Auxonne n’a pas pour but d’observer une trêve, mais d’espionner mes terres et d’attendre vos renforts. Vous campez aux frontières dans les ténèbres, armés pour la guerre, les atrocités de cet été derrière vous, et vous nous demandez de solliciter la paix – de nous rendre, même si le mot n’est pas prononcé. Non, poursuivit Charles de Bourgogne. S’il ne restait qu’un homme de mon peuple pour nous défendre, il dirait, comme je vous le dis, que le droit est de notre côté, et que, là où se trouve le droit, Dieu doit se trouver également. Car Il se tiendra à nos côtés dans la bataille, et vous jettera à bas. »

Cendres ravala ce qui aurait été un commentaire cynique réflexe adressé à Robert Anselm. L’homme au crâne rasé avait tiré sur son chapeau pour l’enlever et, debout, contemplait avec des yeux ronds la splendeur du duc, entouré d’évêques, de cardinaux et de prêtres.

La voix du duc résonnait sous les voûtes du plafond : « Le droit peut bien sommeiller, mais il ne se putréfie pas en terre comme le corps des hommes, ni ne se corrode, comme les trésors de ce monde ; il demeure immuable. Votre guerre est inique. Plutôt que de négocier l’obtention d’une paix, je préfère périr ici, sur la terre où a régné mon père, et ses pères avant lui. Il n’est homme de Bourgogne, si pauvre paysan qu’il fût, ni homme qui a cherché asile en Bourgogne, qui ne sera défendu de toute la puissance, de toute la vaillance et de toutes les prières que nous pouvons élever vers Dieu. »

Le silence fut rompu par l’ambassadeur de France qui avançait dans l’espace dégagé sur le damier noir et blanc des dalles. Cendres vit sa paume gauche se refermer autour de la poignée de son épée.

« Messire duc. » Il se retourna pour lancer un coup d’œil en direction de Philippe de Commines dans l’assemblée présente, et enchaîna : « Cousin Valois de notre roi, ce ne sont là que sophismes et fourberies. »

Nul ne dit mot. Cendres sentit sa bouche se dessécher. Son estomac se tordit.

Le visage du noble français se tendit. « Vous espérez, par cette menace, donner l’impression que la Bourgogne est une terre dangereuse à attaquer, et, ce faisant, détourner ces envahisseurs vers mes terres, et vers les terres du roi Louis ! Voilà la somme de votre stratégie ! Vous espérez que cette chienne de Faris et ses armées s’épuiseront à nous combattre au cours des mois à venir. Et ensuite, vous les vaincrez, et cueillerez chez nous les terres que vous pourrez – Charles de Bourgogne, où est votre loyauté envers votre suzerain ? »

On se le demande bien, songea Cendres, ironique.

« Votre roi, répondit Charles de Bourgogne, se remémorera que j’ai personnellement bombardé Paris[8]. Si je convoitais son royaume, je viendrais le prendre. Vous garderez le silence, désormais. »

Cendres prit conscience que des chambellans et autres officiels de cour serraient les rangs autour de l’ambassadeur, tandis que le duc ramenait son attention vers Sancho Lebrija.

« Je n’accéderai pas à votre requête, ajouta Charles sur un ton définitif.

— C’est donc une déclaration de guerre », fit observer le ka’id wisigoth.

Cendres, consciente des commentaires à mi-voix de sa propre escorte, entraperçut le visage d’Olivier de La Marche. Le massif capitaine bourguignon se mit à sourire avec une joie sincère, contagieuse.

« Je l’avais bien dit qu’on avait besoin de se battre, gronda Anselm à l’oreille de Cendres.

— Oui, eh bien, ça pourrait t’arriver plus tôt que tu ne l’imagines. » Cendres surveilla Sancho Lebrija mais évita de regarder Fernando del Guiz. « Je ne vais pas me laisser livrer. »

Le rapide regard d’Anselm lui dit, plus clairement que des mots : Ne te fais pas d’illusions, ma fille ! Tu n’as pas le choix.

« Non, le corrigea Cendres avec douceur, tu ne comprends pas. Je me soucie peu de devoir me dresser contre cette cour entière, contre l’armée de Charles, et Oxford par-dessus le marché : je ne partirai pas avec eux. La seule façon dont nous traverserons la mer, ce sera à huit cents, avec toutes nos armes. »

Anselm changea de position, comme un homme qui adopte une nouvelle décision. Abruptement, il marmonna : « Nous te tirerons de là. Si les choses en arrivent à ça. »

Consciente d’un frottement de pieds derrière elle, Cendres songea : Toi, sans doute ; mais Van Mander, je ne suis pas sûre et elle se rangea sur le côté tandis que le comte d’Oxford, appelé par le chambellan du duc, avançait au premier rang du groupe.

« Sire ? demanda-t-il d’une voix douce.

— Je ne suis point votre suzerain », lui dit Charles de Bourgogne, en se rasseyant au fond de son trône et en ignorant les Wisigoths, « mais je vous prie, si la chose vous sied, d’amener les hommes de votre compagnie sur le champ de bataille, sous ma bannière, quand nous chevaucherons vers Auxonne. »

Et merde ! Ça règle la question de l’expédition.

« On la fait par nous-mêmes ? murmura-t-elle à Anselm.

— Si tu as les moyens de payer, bon Dieu !

— On ne peut rien payer. À Dijon, nos fournisseurs ne nous font crédit que sur le nom d’Oxford. »

Angelotti déclara quelque chose d’abrupt en italien, de l’autre côté de Robert Anselm, qui fit lever les noirs sourcils d’Agnus Dei, qui se tenait auprès des Wisigoths.

« Un honneur, sire », accepta sobrement le comte d’Oxford.

Sancho Lebrija avança, dans un tintement de son haubert de mailles. « Messire prince de Bourgogne, avant même la guerre, il y a le droit. Notre général vous a prié de lui restituer son bien, la serve ici présente. » La main gantée exécuta un petit geste pour désigner Cendres. « La légitimité du titre de propriété de la maison Léofric sur cette femme est claire. Cette femme est née d’une mère esclave et d’un père esclave. » Il répéta : « Elle appartient à la maison Léofric. »

Dans le silence, Cendres aspira profondément la douce odeur de prairie des fleurs et des roseaux qui jonchaient le sol de la salle d’audience. Un fourmillement d’appréhension l’étourdit.

Elle le chassa. La tête claire, elle leva son visage balafré et fixa le duc bourguignon.

« Il va le faire », murmura-t-elle à l’adresse d’Anselm et d’Angelotti.

Pour la deuxième fois seulement depuis qu’elle l’avait rencontré, Cendres aperçut un petit sourire hivernal sur le visage de Charles de Bourgogne.

« Cendres », dit-il.

Elle avança, aux côtés d’Oxford, surprise de constater qu’elle avait les jambes molles.

Avec gravité, le duc déclara : « Il m’a toujours plu d’engager des mercenaires. Quelle que soit la raison, je m’opposerais à laisser un commandant mercenaire expérimenté quitter mes forces. Dans le cas présent, toutefois, je ne suis pas détenteur de votre contrat. Il appartient à un seigneur anglais. Sur lui, les lois de Bourgogne n’exercent aucune juridiction. »

Avec rapidité et solennité, le comte d’Oxford déclara : « Je ne saurais m’opposer aux désirs du premier prince d’Europe, sire, et vous avez bel et bien requis notre présence sur le champ de bataille…

— J’en vois qui sont en train de se refiler le bébé », murmura Cendres. Elle eut du mal à empêcher son visage de former un sourire.

« Vous en avez appelé au droit. » La voix de Lebrija, dure, sa voix des champs de bataille, trancha dans le discours courtois. « Vous en avez appelé au droit, Messire prince de Bourgogne. Le droit peut bien sommeiller, mais il ne se putréfie pas. »

Cendres fut mise en alerte par la posture d’Oxford, passant de la courtoisie aimable à la vigilance. Elle se força à adopter un air confiant, consciente que les regards de ses hommes allaient d’elle au duc, puis aux Wisigoths, avant de revenir sur elle.

« Où voulez-vous en venir ? s’enquit le duc de Bourgogne.

— Le droit ne sommeille point. Nous avons le droit, la loi, de notre côté. » Les yeux pâles de Sancho Lebrija se muèrent en fentes, quand le soleil trouva le lieu où il se tenait avec ses hommes en robes blanches dans la salle. La lumière fit jaillir le feu de la maille, des boucles de ceinture, de la poignée des épées qu’ils portaient.

« Vous laisserez-vous accuser de simple pragmatisme, messire prince de Bourgogne ? Vous défiez ici la loi, sans plus de raison que l’envie d’apporter quelques centaines d’hommes supplémentaires parmi vos forces. C’est de la cupidité, et non du droit. C’est du despotisme, et non la loi. »

Il hésita, le souffle court, puis hocha sèchement la tête, tandis que Fernando del Guiz glissait quelques mots à son oreille.

« Nul ne saurait vous reprocher, messire prince, de dire que vous livrez contre nous une guerre juste. Mais où est votre justice, si vous mettez la loi de côté selon votre bon plaisir ? Cette femme appartient à la maison Léofric. Vous savez – la chose est connue de tous, désormais – qu’elle arbore le visage de mon général. Messire Fernando ici présent en portera témoignage. Vous ne pouvez nier qu’elle est née du même parentage. Vous ne pouvez nier qu’elle est esclave. »

Lebrija s’arrêta, les yeux fixés sur le duc, qui ne parla pas. Le Wisigoth acheva :

« En tant qu’esclave, elle n’a aucun droit de contracter une condotta, et donc, peu importe avec qui elle en a signé une. » La bouche d’Oxford prit un pli amer. Il fit la grimace, ne dit rien, sembla en train de réfléchir furieusement.

« Il va le faire », chuchota Cendres aux deux hommes à côté d’elle : Anselm, en sueur, sa tête baissée dans une attitude agressive, la main d’Angelotti posée sur son poignard avec une grâce mortelle. « Peut-être que ce ne sera pas pour en tirer un profit politique – peut-être est-il différent de Frédéric –, mais il va écouter Lebrija. Il va me livrer, parce qu’ils sont bel et bien dans leur droit. »

Derrière elle, le petit groupe de ses officiers, fantassins et archers, commença à changer de posture, à se déployer légèrement, certains jaugeant la distance qui les séparait des portes de la salle d’audience et la disposition des gardes.

« Vous avez des idées ? » ajouta-t-elle à l’adresse d’Oxford.

Le comte eut une grimace sombre, et de la perplexité se lisait dans ses yeux pâles. « Laissez-moi une minute ! »

Une sonnerie de trompe traversa la salle d’audience ducale : belle, haute, claire. De nouveaux chevaliers en harnois complet, armés de hallebardes, entrèrent par les portes ornementées et prirent position le long des murs. Cendres vit La Marche exécuter un hochement de tête approbateur et satisfait.

Charles de Bourgogne prit la parole sur son trône.

« Que fera de cette femme, Cendres, votre général Faris quand elle l’aura en son pouvoir ?

— Ce qu’elle en fera ? » Lebrija parut perplexe.

« Oui, ce qu’elle fera d’elle. » Le duc croisa les mains dans son giron, avec soin. Jeune et grave, un peu pompeux, il poursuivit : « Voyez-vous, j’ai la conviction que vous lui ferez du mal.

— Du mal ? Messire prince, non. » Lebrija arbora l’expression d’un homme qui a conscience qu’il ne convainc pas. Il haussa les épaules. « Messire prince, cela ne vous concerne nullement. Cette femme, Cendres, est une esclave de la maison. Vous pourriez tout aussi bien demander si j’ai l’intention de faire du mal à mon cheval, quand je le chevauche sur le champ de bataille. »

Certains des soldats wisigoths autour de Lebrija s’esclaffèrent.

« Qu’allez-vous faire d’elle ?

— Messire prince, cela ne vous concerne en rien. Il vous appartient de défendre la loi. De par la loi, elle est à nous.

— Cela, je pense, dit Charles de Bourgogne, est assurément la vérité. »

La frustration qui émanait des hommes autour de Cendres était pratiquement palpable : ils jetaient des regards mauvais vers les Bourguignons en armes, juraient, toutes les dissensions internes temporairement fondues dans leur union. Anselm glissa à Angelotti quelques paroles de retenue.

« Non ! aboya Antonio Angelotti. J’ai été esclave, moi, dans la maison d’un de leurs amirs. Madone, je ferai tout pour te l’épargner ! »

Robert Anselm gronda : « Maître artilleur, taisez-vous ! »

Cendres regarda, de l’autre côté de la salle, Agnus Dei qui donnait une claque de félicitations dans le dos de Sancho Lebrija. Derrière le mercenaire italien, Fernando del Guiz écoutait un commentaire de son escorte et souriait, rejetant sa tête en arrière, dorée sous le soleil.

La décision de Cendres se cristallisa.

« Je tuerai volontiers tous les Wisigoths ici présents. » Elle parlait d’une voix égale, assez fort pour être entendue d’Anselm, d’Angelotti, de Van Mander, d’Oxford et de ses frères. « Il y a neuf hommes. Éliminons-les, maintenant, vite ; jetons nos armes – et ensuite, laissons le duc nous déclarer hors-la-loi. S’ils sont morts, on nous expulsera simplement de Bourgogne, sans nous livrer…

— Faisons cela. » Anselm avança d’un pas. Son exemple fut suivi par les soldats sous la livrée au Lion et par Cendres, avec eux. Elle entendit Van Mander mentionner les gardes, en bredouillant sur un ton de panique – songea, en l’acceptant : Oui, nous subirons des pertes – et Carracci jurer avec exaltation. Elle vit Euen Huw et Rochester sourire simultanément, des hommes durs portant la main à leur épée avec une agressivité insouciante.

« Attendez ! » ordonna le comte d’Oxford.

La trompe résonna à nouveau. Charles, duc de Bourgogne, se leva. Comme s’il n’y avait pas des mercenaires armés à dix pas de son trône, comme si les gardes armés ne se déplaçaient pas pour obéir au signal sec de La Marche, il prit la parole.

« Non, je ne donnerai pas l’ordre qu’on vous livre cette Cendres. »

Totalement outré, Lebrija rétorqua : « Mais elle nous appartient de droit.

— Cela est vrai. Néanmoins, je ne vous la livrerai pas. »

Cendres sentit confusément la main d’Anselm l’empoigner par le bras, avec une énergie qui lui fit mal.

« Quoi ? chuchota-t-elle. Qu’est-ce qu’il vient de dire ? »

Le duc jeta un regard circulaire, sur ses ministres, ses conseillers, ses hommes de loi et ses sujets. Une légère expression de satisfaction passa sur ses traits tandis qu’Olivier de La Marche s’inclinait pesamment et indiquait les hommes en armes dans la salle.

« De plus, si vous tentez de vous en emparer par la force, vous en serez empêchés.

— Messire prince, vous êtes un fou !

— Bordel, il a raison », souffla Cendres.

De Vere éclata de rire, et flanqua à Cendres une claque sur l’épaule, avec une force comparable à celle qu’il aurait pu employer envers un de ses frères. Elle eut loisir de se féliciter de porter une brigandine, mais même ainsi, elle entendit grincer les plaques rivetées.

Par-dessus ce qui était indubitablement un vivat des hommes de Cendres, Charles de Bourgogne s’adressa à la délégation wisigothe :

« Ma volonté est que cette femme, Cendres, demeure ici. Qu’il en soit ainsi. »

Comme si le duc de Bourgogne, d’au moins dix ans son cadet, n’était qu’un page rétif, Sancho Lebrija s’exclama : « Mais vous violez la loi !

— Oui. C’est vrai. Ramenez ce message à vos maîtres – à votre Faris : je continuerai à violer la loi, à tout moment, si la loi a tort. » Raide et encore un peu sentencieux, Charles de Bourgogne ajouta : « L’honneur se place au-dessus de la loi. L’honneur et la chevalerie exigent que nous protégions le faible. Nous aurions tort, moralement, de vous livrer cette femme, alors que quiconque vous écoute en ce moment sait pertinemment que vous allez la supplicier. »

Sancho Lebrija levait les yeux vers lui, totalement médusé.

« Je ne comprends pas. » Cendres secoua la tête, abasourdie. « Où est son intérêt ? Qu’est-ce que Charles retire de tout cela ?

— Rien », lui dit le comte d’Oxford, en serrant les mains derrière son dos comme s’il n’avait pas été sur le point de tirer son épée. Il lui jeta un vif coup d’œil. « Absolument rien, madame. Aucun profit politique. Son action sera considérée comme indéfendable. »

Ignorant la bruyante satisfaction du contingent au Lion, Cendres regarda de l’autre côté de la salle d’audience la délégation wisigothe qui sortait d’un pas ferme, encadrée par les troupes bourguignonnes, puis le trône, et le duc de Bourgogne. « Je ne comprends vraiment pas », répéta Cendres.