III
Cendres grommela une obscénité à part elle et regagna les créneaux, d’un pas ferme, son pouls emballé.
Le spectre blanc d’un croissant de lune avait commencé à paraître à l’ouest dans le bleu du ciel diurne, bas sur l’horizon. Un chariot franchit le pont en grinçant en entrant dans Dijon, au-dessous de Cendres : elle se pencha pour le regarder. Des épis de blés dorés ployaient en gerbes lourdes, et elle songea aux moulins à eau de l’autre côté de la ville, et à la moisson, et à l’hiver qui régnait sur les terres à moins de soixante-dix kilomètres de là.
Floria gravit à longues enjambées les dernières marches jusqu’à l’endroit où se tenait Cendres. « Ce crétin de prêtre a failli me flanquer à bas des marches ! Où va Godfrey ?
— Je n’en sais rien ! » En voyant la surprise de son interlocutrice, Cendres réprima la douleur dans sa voix et répéta, sur un ton plus égal : « Je n’en sais rien.
— Il a raté les vêpres.
— Tu voulais quelque chose ? » Sans prendre le temps de réfléchir, Cendres ajouta : « Et c’est maintenant que tu daignes réapparaître ? Lequel de tes foutus parents cherches-tu à éviter, ce coup-ci ? J’ai eu mon compte sur ce point, à Cologne ! À quoi diable sert un chirurgien, si elle… S’il n’est jamais là ! »
Les élégants sourcils de Floria se levèrent.
« Je me suis dit qu’il valait mieux approcher ma tante Jeanne avec ménagements, je suppose. Comme elle ne m’a pas vue depuis cinq ans, ça pourrait lui flanquer un choc, même si elle sait que je m’habille en homme pour voyager. »
La grande femme crasseuse secoua la tête, encadrant ces derniers mots de guillemets de citation précis et sardoniques.
« Je n’estime pas utile de frotter le museau des gens dans des situations qu’ils ont du mal à admettre. »
Cendres jeta délibérément un regard sur sa propre personne, sa brigandine et ses chausses d’hommes. « Et moi, je leur frotte le museau dedans, c’est ce que tu veux dire ?
— Holà ! » Floria leva les mains. « D’accord, je capitule, va reprendre le maniement d’armes. Pour l’amour de Dieu, va taper dans quelque chose, tu te sentiras mieux ! »
Cendres partit d’un rire mal assuré. Une certaine tension se relâcha en elle. Une brise lui caressa le visage, bienvenue après la touffeur des rues. Elle remonta son baudrier autour de sa taille, le fourreau ayant commencé à frotter contre le côté de ses cuissardes. « Tu es heureuse d’être de retour, non ? En Bourgogne. »
Floria sourit de travers, et Cendres ne put déchiffrer ce qui sous-tendait cette expression.
« Pas vraiment, lui répondit la chirurgienne. Je crois que ton général, ta Faris, est folle comme un chien enragé. Je pense que c’est une bonne idée de me retrouver derrière une des meilleures armées du monde, si ça me tient à distance d’elle. Je me satisfais d’être ici.
— Hé, tu as de la famille ici. » Cendres regarda au loin, par-dessus les remparts, en direction de la lune à l’ouest du ciel : à présent, d’un or qui se teignait de rose sur les nuages. Elle serra les poings, le poids de la brigandine qui l’enclosait chaud et familier, rassurant contre son corps. « Non que les familles soient une bénédiction sans mélange… Bon Dieu, Florian ! Jusqu’ici, j’ai Fernando qui me raconte qu’il désire mon corps splendide, Godfrey qui me fait un scandale, et le duc Charles qui ne sait s’il va décider de me rendre aux Wisigoths !
— S’il va quoi ?
— Tu n’en as pas entendu parler ? » Cendres haussa les épaules, se retournant vers la femme qui s’appuyait, mince dans son justaucorps et ses chausses tachées, contre la pierre grise, son visage insouciant animé de questions. « La Faris a dépêché ici une délégation. Et, entre deux questions mineures, une déclaration de guerre, la décision de nous envahir ou d’envahir la France, elle aimerait savoir si on serait assez aimable pour lui restituer son commandant mercenaire esclave.
— Foutaises, rétorqua Floria avec une confiance brusque et totale.
— Elle pourrait avoir gain de cause auprès des juges.
— Pas une fois que les avocats de ma famille auront étudié les documents. Donne-moi une copie de la condotta. Je la remettrai aux avoués de tante Jeanne. »
Notant la façon dont son chirurgien esquivait le mot d’esclave, Cendres répondit : « Est-ce que ça compterait pour toi, si ma naissance n’était pas légitime ?
— Je serais extrêmement surprise qu’elle le soit. »
Cendres faillit éclater de rire. Elle se retint, lança un coup d’œil à Floria del Guiz et s’humecta les lèvres.
« Et si je n’étais pas née libre, non plus ? » Un silence. « Tu vois. Ça compte, observa Cendres. Les bâtards sont sans conséquence, tant que ce sont des bâtards de nobles, ou de gentilshommes au minimum. Être née serve ou esclave – c’est une autre affaire. Une propriété. Ta famille vend et achète probablement des femmes comme moi, Florian. »
La haute femme resta sans expression.
« Oui, probablement. Y a-t-il une preuve que tu es née d’une mère esclave ?
— Non, il n’y a aucune preuve en tant que telle. » Cendres baissa les yeux. Elle frotta le pommeau d’acier de son épée avec le pouce, triturant les éraflures avec l’ongle. « Sauf que, désormais, pas mal de gens apprennent à quoi on a employé les serfs, à Carthage. À fournir des soldats. À fournir un général. Et, comme Fernando s’est fait un plaisir de me le rappeler, tout cela en éliminant ceux dont on estimait qu’ils ne rempliraient pas certains critères en grandissant. »
Avec un air faussement indifférent, Florian rétorqua : « C’est de l’élevage par sélection, c’est ce qui se fait.
— Je dois leur reconnaître un mérite », enchaîna Cendres, la voix altérée, la gorge serrée, « je ne pense pas que ceux de la compagnie en auront grand-chose à foutre. S’ils supportent que je sois une femme, ils se foutront que ma mère ait été une esclave. Tant que je peux leur faire traverser les batailles, je pourrais être la grande prostituée écarlate de Belzébuth, peu leur chaut ! »
Et quand ils sauront que je n’entends pas de saint, que je n’entends pas le Lion, que je… que j’intercepte juste la voix de quelqu’un d’autre ? La machine de quelqu’un d’autre ? Que je ne suis qu’une erreur commise au cours de sa sélection, à elle ! Qu’adviendra-t-il, alors ? Cela fera-t-il une différence ? Leur confiance en moi tient toujours à un fil ténu…»
Elle sentit une pression, un poids, et leva la tête pour trouver le bras de Floria del Guiz passé sur ses épaules, et la chirurgienne qui tentait de lui faire prendre conscience de ce contact, en dépit de la cuirasse.
« Aucune chance que tu approches à nouveau des Wisigoths, déclara Floria d’un ton vif. Écoute, tu n’as que la parole de cette femme…
— Mais merde, Florian, c’est ma jumelle. Elle sait qu’elle est née esclave. Que veux-tu que je sois d’autre ? »
La grande femme leva une main, effleurant de ses doigts sales la joue de Cendres.
« Ça n’a aucune importance. Reste ici. Tante Jeanne avait des amis à la cour. Elle en a encore, probablement, c’est bien son genre. Je veillerai à ce qu’on ne t’envoie nulle part. »
Cendres eut un haussement d’épaules inconfortable. La brise, en retombant, laissa les remparts de Dijon aussi chauds que le reste de la région. Un chœur de chants et de vociférations avinées montait de la taverne au pied de l’escalier, et le choc des manches de hallebardes, tandis que les gardes sur le pont procédaient à la relève du soir.
« Ça n’a aucune importance. » La main de Floria insista, faisant pivoter la tête de Cendres pour la forcer à croiser son regard. « Ça n’a aucune importance pour moi. »
La chaude pression du bout de ses doigts s’imprima sur la mâchoire de Cendres. Elle leva les yeux, assez proche du visage de Floria pour sentir l’haleine parfumée de la femme, assez proche pour voir la crasse dans les pattes-d’oie au coin de ses yeux, et le pétillement dans ses iris brun-vert.
Interceptant son regard, Floria eut un sourire de travers, lâcha le menton de Cendres, et laissa courir le bout de son doigt le long de la cicatrice sur sa joue.
« Ne t’inquiète donc pas, patronne. »
Cendres poussa un long soupir, se laissant aller contre Florian. Elle donna une tape dans le dos de la femme. « Tu as raison. Bordel, tu as raison. Allez, viens.
— Où ça ? »
Cendres se remit debout.
« Je viens de prendre une décision de chef. Rentrons au camp et allons nous bourrer la gueule !
— Excellente idée ! »
Au pied des marches, elles récupérèrent l’escorte et retraversèrent les rues en direction de la porte sud.
Bras dessus, bras dessous avec la chirurgienne, Cendres s’arrêta en trébuchant lorsque Florian se figea brutalement. Les hommes de Thomas et d’Euen firent aussitôt face vers l’extérieur, la main sur leurs armes.
Une voix de femme âgée déclara sur un ton glacial : « J’aurais dû me douter que si le galapiat de Constanza était là, tu y serais, toi aussi. Où est ton demi-frère ? »
C’était une femme grasse, en bliaud brun et hennin blanc, et elle serrait à deux mains une aumônière contre son ventre. Elle portait des vêtements de soie précieuse, brodée, et l’encolure plissée de sa camisole apparaissait faite du plus fin linon. De son visage blême, ridé, transpirant, on n’apercevait qu’un double menton, des joues rebondies et un nez rond et retroussé.
Elle avait des yeux encore jeunes, d’un vert magnifique.
« Pourquoi es-tu revenue faire honte à ta famille ? demanda-t-elle. Est-ce que tu entends ce que je te dis ? Où est mon neveu Fernando ? »
Cendres poussa un soupir. Elle murmura pour elle-même : « Pas maintenant…»
Florian recula d’un pas.
« Qui est cette vieille chouette ? s’enquit un guisarmier en queue d’escorte.
— Fernando del Guiz se trouve au palais ducal, madame, intervint Cendres avant que Florian puisse répondre. Je pense que vous le trouverez en compagnie des Wisigoths !
— T’ai-je demandé quelque chose, abomination ? »
La phrase était prononcée sur un ton négligent :
Un frémissement parcourut les hommes au tabert du Lion, qui constatèrent qu’aucun soldat bourguignon n’était présent dans la rue, que la femme – en dépit de sa mise aristocratique – était sortie sans escorte. Quelqu’un ricana. Un des archers tira son poignard. Un autre grommela : « Connasse !
— Patronne ! Vous voulez qu’on fasse son affaire à cette vieille peau ? demanda Euen Huw d’une voix sonore. La vieille a une vraie gueule d’étron, mais Thomas ici présent est capable de baiser tout ce qui va sur deux pattes, pas vrai ?
— Mieux que toi, salopard de Gallois. Moi au moins, je ne baise pas tout ce qui va à quatre pattes ! »
Ils avançaient en parlant, des hommes carrés caparaçonnés d’armure, portant la main à leurs poignards. Cendres aboya : « Arrêtez ! » et posa la main sur l’épaule de Florian.
La vieille femme plissa des yeux, scrutant Cendres contre le soleil vif qui descendait en biais dans la rue, entre l’encorbellement des toits. « Je n’ai pas peur de votre racaille en armes ! »
Cendres répondit d’une voix sans aspérité.
« Alors, c’est que vous êtes franchement stupide, parce qu’ils vous tueraient sans y réfléchir à deux fois. »
La femme se hérissa.
« La paix du duc prévaut ici ! L’Église interdit le meurtre ! »
En voyant cette femme, avec sa robe propre semée de paille, avec les plis de sa coiffe blanche proprement serrés sous son menton – en sachant à quelle vitesse on pouvait changer tout cela en un tissu arraché pour exposer les cheveux gris, un bliaud déchiré, un jupon taché de sang, des jambes maigres écartées, nues sur le pavé – tout cela incita Cendres à se radoucir.
« Tuer est notre métier. Cela tourne à l’habitude. Ils vous tueraient pour s’emparer de vos chaussures, sans même parler de votre aumônière, et plus encore, ils sont capables de le faire simplement par amusement. Thomas, Euen, je crois que cette dame se dénomme… Jeanne ? Et qu’il s’agit d’une parente de notre chirurgien. On n’y touche pas. C’est compris ?
— Oui, patronne…
— Et n’aie donc pas l’air si déçu, bordel !
— Oh, ben merde, patronne, rétorqua Thomas Rochester. À vous entendre, je serais aux abois ! »
Ils semblaient occuper toute la rue : ces hommes à forte carrure qui portaient des cottes matelassées sous leur maille, des plates d’acier sanglées sur les jambes et des épées à longue poignée se balançant à leurs hanches. Leurs voix étaient sonores, mais furent couvertes par la réplique inspirée par la bière d’Euen Huw : « L’arriverait pas à baiser dans un bordel avec une bourse de louis d’or ! », Cendres demanda : « Florian, il s’agit bien de ta tante ? »
Florian regarda devant elle, visage rigide.
« La sœur de mon père Philippe. Capitaine Cendres, puis-je vous présenter la damoiselle Jeanne de Châlon ?
— Non, répliqua Cendres avec chaleur. Tu ne peux pas. Pas aujourd’hui. J’ai déjà eu mon content pour la journée ! »
La femme d’un certain âge pénétra en plein cœur du groupe de soldats, ignorant leur amusement très bref. Elle agrippa par l’épaule le pourpoint de Florian et la secoua, deux fois, par petites saccades sèches.
Cendres vit un instant la scène par les yeux de Thomas et d’Euen : une petite vieille dodue se saisissant de leur chirurgien, et le grand escogriffe crasseux qui baissait les yeux avec une impuissance horrifiée.
« Si vous ne voulez pas qu’elle soit blessée, proposa Thomas Rochester à Florian, on va vous en débarrasser. Où vit la famille ?
— On va lui apprendre les bonnes manières, en cours de route. » Euen Huw, nerveux et noiraud, fit réintégrer d’un coup de pouce le fourreau à son poignard et attrapa par-derrière les deux coudes de la femme. Tandis qu’il serrait les mains, le visage de Jeanne de Châlon blêmit sous son hâle estival ; elle poussa un hoquet et se laissa choir contre lui.
« Fiche-lui la paix. »
Cendres soutint le regard du Gallois jusqu’à ce qu’il relâche sa prise.
« Permettez-moi de vous examiner, tante Jeanne ! » Floria del Guiz tendit des mains aux longs doigts, saisissant le bras dodu de la dame pour le mouvoir avec délicatesse au niveau du coude. « Bon Dieu ! La prochaine fois que tu passes sous la tente du chirurgien, Euen Huw, je…»
Le chef de lance gallois changea de prise, désagréablement conscient qu’il soutenait encore la femme contre sa poitrine. À demi pâmée, Jeanne de Châlon agita sa main libre pour le gifler. Il tenta de la conserver debout sans l’empoigner par sa taille et par ses hanches imposantes, la retint alors qu’elle glissait vers le sol, avant de l’étendre finalement sur le pavé en bougonnant : « Bordel, Florian, mon vieux, débarrasse-nous de cette vieille carne ! On a tous des familles à la maison, pas vrai ? C’est pour ça qu’on est ici !
— Bordel de Christ ! » Cendres sépara les hommes de quelques bourrades, désunissant cet attroupement qui puait la sueur et empêchait Jeanne de respirer. « C’est une noble dame, bon Dieu ! Enfoncez-vous dans vos crânes épais que le duc peut nous foutre à la porte de Dijon ! Et en plus, c’est la tante de mon connard d’époux !
— C’est vrai ? » Euen semblait sceptique.
« Ben oui, c’est vrai.
— Ah, merde. Et lui qui est avec ses copains wisigoths, maintenant. C’est pas qu’il en ait pas besoin. Il a des traces de frein au fond des chausses, ce p’tit gars.
— Silence », intima Cendres, l’œil sur Jeanne de Châlon.
Sans sentimentalisme, Florian retira la coiffe de drap blanc.
Les paupières de la vieille femme papillotèrent. Des mèches de cheveux gris-blanc se plaquèrent contre son front. Son teint rougeaud, baigné de sueur, se fit plus normal.
« De l’eau ! » aboya Florian, tendant la main sans regarder. En toute hâte, Thomas Rochester passa la sangle de sa gourde au-dessus sa tête et la lui fourra dans la main.
« Elle va bien ?
— Personne ne nous a vus.
— Et merde, voilà des Bourguignons, je crois ! »
Cendres fit un geste, coupant court aux commentaires.
« Vous deux, Ricau, Michael, allez au bout de la rue, et assurez-vous que nous restons entre nous, ici. Florian, elle est morte, ou quoi ? »
La peau de crêpe, sous les doigts de Florian, fut agitée par un pouls.
« Il fait trop chaud, elle est trop habillée, tu lui as foutu une trouille bleue et elle s’est évanouie, débita la chirurgienne. Tu arriveras encore à aggraver mes problèmes ? »
Sous la causticité et le défi, Cendres sentit que la voix de la chirurgienne tremblait.
« Ne t’en fais pas, je vais régler ça », dit Cendres avec assurance, et sans la moindre idée de la façon dont on pouvait sauver quoi que ce soit de ce désastre. Elle constata que la confiance dans sa voix apaisait Florian, même si la chirurgienne devait bien se douter que Cendres n’avait pas de solution.
« Remettez-la sur pied, ajouta Cendres. Toi, Simon, va chercher du vin. Allez, cours. »
Il fallut quelques minutes pour que le page de la lance d’Euen retourne au galop à l’auberge, que les soldats commencent à s’agiter, se souviennent qu’ils se trouvaient dans une ville, prennent la mesure du nombre de rues et de gens et se souviennent que l’armée bourguignonne campait au-dehors. Cendres vit leurs visages et entendit leurs commentaires, pendant qu’elle était agenouillée auprès de Florian, à contempler la vieille femme.
« Je t’ai élevée ! » dit celle-ci d’une voix pâteuse. Ses yeux s’ouvrirent, se fixant sur le visage de Florian. « Qu’est-ce que je représentais, pour toi ? Une nourrice, c’est tout ? Et toi, toujours en train de piailler et de réclamer ta défunte mère ! Quels remerciements ai-je jamais reçus ?
— Asseyez-vous, ma tante. » La voix de Florian était ferme. Elle passa un bras vigoureux dans le dos de la femme, pour la redresser. « Buvez-moi ça. »
La grosse dame s’assit sur les pavés, sans prendre garde à ses jambes écartées. Elle cligna des yeux face à la lumière vive, aux jambes des hommes qui les entouraient, et ouvrit la bouche, laissant échapper le vin que Florian lui versait entre les lèvres.
« Si elle se sent assez valide pour t’engueuler, c’est qu’elle vivra, jugea Cendres avec acidité. Allez, viens, Florian. On s’en va. »
Elle passa la main sous le bras de la chirurgienne pour la soulever. Florian l’écarta d’une secousse.
« Ma tante, laissez-moi vous aider à vous lever…
— Écarte tes sales pattes de là !
— J’ai dit : on s’en va », répéta Cendres, avec impatience.
Jeanne de Châlon émit un piaillement étouffé, et ramassa sur la voie publique son hennin défait. Elle pressa le tissu contre ses cheveux gris. « Sale… ! »
Les gardes éclatèrent de rire. Elle les ignora, pour foudroyer Florian du regard.
« Tu es une ignominie et une abomination ! Je l’ai toujours su ! À treize ans, déjà, tu as séduit cette fille…»
Les mots suivants furent inaudibles, noyés sous des commentaires égrillards. Thomas Rochester se baissa et décocha une claque dans le dos du chirurgien. « Treize ans ? Précoce, le petit salaud ! »
La bouche de Florian s’incurva, involontairement. Les yeux brillant d’audace, elle commenta : « Lisette. Oui. Son père s’occupait de nos chiens. Des cheveux noirs frisés… Jolie fille. »
Une des arbalétrières, en queue du groupe d’escorte, gloussa : « C’est un homme à femmes, notre chirurgien !
— … Il suffit ! » s’égosilla Jeanne de Châlon.
Cendres se pencha et remit de force la chirurgienne sur pied.
« Ne discute pas, viens ! »
Avant que la chirurgienne ait pu bouger, la grosse femme assise sur les pavés poussa un nouveau hurlement, assez sonore et pressant pour imposer silence aux hommes qui l’entouraient.
« Il suffit, avec ces ignobles faux-semblants. Dieu ne te pardonnera jamais, petite traînée, petite garce, petite abomination ! » Souffle court, Jeanne de Châlon déglutit avec une profonde inspiration, les yeux levés, les prunelles humides. « Pourquoi la tolérez-vous ? Ne savez-vous pas qu’elle vous damne, qu’elle vous souille, par sa seule présence ? Pour quelle autre raison se verrait-elle interdire sa maison ? Êtes-vous aveugles ? Mais regardez-la donc ! »
Les visages, ceux d’Euen, de Thomas, des guisarmiers, se tournèrent vers Cendres, puis vers Florian. Et de Florian revinrent vers Cendres.
« Bon, ça suffit comme ça », se hâta de déclarer Cendres, espérant mettre à profit leur confusion. « On s’en va. »
Thomas considéra Florian. « Mais qu’est-ce qu’elle raconte, mon vieux ? »
Cendres gonfla ses poumons. « En formation…»
Jeanne de Châlon frissonna, se leva, se remettant sur pied sans aide dans un froissement de jupes et de jupons. Elle ahanait. Une main jaillit, agrippant le tabert armoyé d’Euen Huw. « Mais si ! Vous êtes aveugles ! »
Elle fit face à Florian.
« Mais regardez-la ! Vous ne voyez donc pas ce qu’elle est ? C’est une catin, une abomination, elle s’habille de vêtements d’homme, c’est une femme…»
Cendres, à mi-voix et sans s’en rendre compte, sacra : « Ah, bordel !
— Dieu m’en est témoin, beugla la damoiselle de Châlon, c’est ma nièce et elle fait ma honte. »
Floria del Guiz sourit d’un air pincé. La voix distraite, elle répondit : « Je me souviens qu’après Lisette, vous m’avez menacée de m’enfermer dans un couvent. J’ai toujours trouvé que cela témoignait d’un manque de logique certain. Merci, ma tante. Où serais-je sans vous ? »
Un brouhaha de commentaires montait déjà des hommes d’armes. Cendres poussa un juron, avec violence, à mi-voix, crachant l’obscénité. « Bon, allez, en formation, on s’en va. Plus vite que ça ! »
Les hommes s’agglutinèrent autour de Florian et de Jeanne de Châlon, qui se faisaient face, comme si personne d’autre n’existait au monde. L’ombre des pigeons d’un colombier voisin passa sur elles. Le grondement des moulins était le seul bruit dans le silence.
« Où serais-je, en effet ? » répéta Florian. Elle tenait toujours la flasque de vin qu’avait ramenée Simon, et elle la leva pour y boire, distraitement, engloutissant le liquide et s’essuyant la bouche sur sa manche. « Vous m’avez chassée. C’est dur de se faire passer pour un homme, de s’entraîner avec les hommes. J’aurais quitté Salerne pour rentrer à la maison dès la première semaine si j’avais eu une maison où rentrer. Mais je n’en avais pas, et me voilà chirurgien. C’est vous qui avez fait de moi ce que je suis, ma tante.
— C’est le diable qui t’a faite. » D’une voix parfaitement glaciale, dans le silence, Jeanne de Châlon déclara : « Tu as couché comme un homme avec cette petite Lisette. »
Cendres lut des expressions de stupeur identiques sur le visage des soldats et, sur celui de Thomas Rochester, un dégoût horrifié, superstitieux.
« J’aurais pu t’envoyer au bûcher, poursuivit la vieille femme. Je t’ai portée dans mes bras quand tu étais bébé. J’ai prié pour ne jamais te revoir. Pourquoi es-tu revenue ? Pourquoi ne pouvais-tu pas rester loin d’ici ?
— Une question…» La voix de Florian s’éclaircit, perdant ses accents graves et rauques, «… une question que j’ai toujours eu besoin de vous poser, ma tante. Vous avez payé pour me faire libérer par l’abbé de Rome, alors qu’il voulait me faire brûler pour avoir eu une amante juive. Ma tante, auriez-vous pu la racheter, elle aussi ? Auriez-vous pu payer à cet homme la vie d’Esther ? »
Les hommes tournèrent leur visage vers Jeanne de Châlon.
« Je l’aurais pu, mais je ne l’ai pas voulu ! C’était une juive ! » La grosse femme transpirait, traînant derrière elle son bliaud et son jupon, piétinant son aumônière sans y prendre garde. Elle quitta des yeux Florian del Guiz, comme si elle s’apercevait pour la première fois qu’elle avait un public.
« C’était une juive ! répéta Jeanne de Châlon, en une protestation aiguë.
— Eh bien… J’ai été à Paris, et à Constantinople, à Boukhara, en Ibérie et à Alexandrie. » La voix de Florian renfermait un mépris sans espoir, vicié. Cendres comprit soudain, en voyant le visage de la chirurgienne, que celle-ci espérait depuis longtemps une telle occasion, et qu’elle l’avait espérée différente. « Je n’ai jamais rencontré personne que je méprise autant que je vous méprise, ma tante. »
La Bourguignonne glapit : « Et elle aussi, elle s’habillait en homme !
— La patronne aussi, gronda Thomas Rochester, et personne ne s’en va la brûler, bordel. »
Cendres perçut les équilibres dans l’atmosphère, le moment qui peut se cristalliser. Ils ne savent pas quoi penser : Florian est une femme – mais cette garce de Châlon n’est pas des nôtres…
Elle aperçut le signal de Ricau. Un groupe de Dijonnais tourna dans la rue étroite : des minotiers, qui rentraient chez eux.
La femme glapit : « Jamais Philippe n’aurait dû t’engendrer ! Mon frère souffre en purgatoire pour ce péché ! »
Floria del Guiz pivota sur un pied, ramena le bras en arrière et colla à Jeanne de Châlon un coup de poing en pleine figure.
Rochester, Euen Huw et le jeune Simon éclatèrent en acclamations spontanées.
La demoiselle de Châlon s’étala par terre en couinant : « Au secours ! »
« Très bien », lança Cendres d’un ton décidé, gardant l’œil sur les citoyens de Dijon qui approchaient, « il est temps d’y aller : tirons notre chirurgien de là. »
Il n’y eut pas d’hésitation : tous les hommes d’armes serrèrent les rangs autour de Florian, la main close sur la poignée de leurs épées ou agrippant le manche de leur guisarme, et ils avancèrent vers le bout de la rue et la porte de la ville à une cadence rapide devant laquelle les citoyens de Dijon s’écartèrent d’un bond en arrière.
« Si on le demande, dit Cendres en se penchant vers Jeanne de Châlon, mon chirurgien est aux arrêts, sous la garde de mes prévôts, et je me charge personnellement des sanctions disciplinaires. »
Sans l’écouter, la vieille femme sanglotait, ses mains ensanglantées couvrant sa bouche.
Courant pour rattraper ses hommes, Cendres leva les yeux vers le soleil du soir au-dessus des toits de Dijon, et eut le temps de se demander : Pourquoi sommes-nous donc venus en Bourgogne ?
Et que va me dire le duc, à présent ?