Chapitre 36
Il n’y a pas de remède pour guérir un cafard de coyote
On racontait autrefois chez les Crows qu’il n’y avait jamais d’orphelins. Et aujourd’hui encore, si quelqu’un séjourne dans la réserve, il sera adopté par une famille, quelle que soit sa race. Imaginer quelqu’un sans famille attriste profondément les Crows. Quand Samuel Hunter redevint Samson Chasseur Solitaire il prit conscience qu’une famille, qu’un clan entier l’attendait, tout autant qu’une certaine femme blanche mère d’un petit enfant.
— On n’avait pas trop d’Indiens blancs dans le quartier, tu sais ? dit Pokey.
Bien qu’il se soit à jamais défait de son ancien nom et de la vie qui allait avec, Sam gardait ses vieilles habitudes de juger les gens sur la mine. Il put ainsi constater sur chacun des visages des membres de sa famille que tous l’aimaient et l’attendaient. Sam redevint tantôt rapide et intelligent, tantôt très simple dans ses jugements au hasard des besoins. Quand il s’en alla représenter son peuple auprès d’envoyés du gouvernement il revêtit le costume traditionnel et se planta une plume d’aigle dans les cheveux. Mais quand il revint dans la tribu pour faire le compte rendu de sa visite aux autorités il sortit de la naphtaline un costume de chez Armani et attacha sa Rolex au poignet… bien qu’elle ne fonctionnât plus depuis longtemps. Il se disait que c’étaient là les attributs que son peuple rêvait de le voir porter. Lors des cérémonies dans la hutte à sudation, il lui revint l’honneur de verser l’eau sur les pierres et la responsabilité de maintenir les traditions. Il programma un ordinateur en langue crow. C’est ainsi que, bien qu’âgé de quatre-vingts ans, Pokey put enfin apprendre sa propre langue.
Sam changeait d’attitudes quand il lui prenait l’idée de raconter les vieilles histoires du passé, comment Vieux Bonhomme Coyote avait fait le monde, et prendre l’apparence de n’importe quel animal, ce qu’avaient fait Lapin et Corbeau et tout le peuple des animaux. Dans ces instants-là, Sam prenait les mimiques du Roublard, passait du sourire au rire, éructait, et dans ses yeux brillaient toutes les flammes de l’enfer. Quand il racontait les nouvelles histoires, celle du Crow qui avait oublié qui il était, celle de l’homme d’affaires japonais qui avait sauvé la vie d’un vieux shaman, celle du Noir qui avait aidé à kidnapper un enfant blanc, toutes les combines de Coyote pour ramener un Crow au bercail, alors Sam adoptait un ton de douceur mélancolique, ses yeux s’écarquillaient, redoublaient d’intensité, comme si la vie devenait une divine surprise. Et quand il racontait l’histoire du voyage au royaume des Disparus, celle du frère de Coyote qui avait permis à Calliope de ressusciter parce que Coyote avait donné sa vie pour elle, Sam prenait un ton si tragique que ceux qui pouvaient douter se mettaient à croire en voyant sur le dos de Calliope la cicatrice de la balle qui l’avait tuée. Malgré ses nombreuses facettes, Sam n’oubliait jamais ni qui il était, ni son bonheur retrouvé.
Plus tard Calliope se trouva enceinte et l’équilibre de Sam en fut mis à mal. Il demeura nerveux, anxieux jusqu’à la naissance de la petite fille qui avait hérité des yeux marron foncé de sa mère, et non pas de ceux dorés d’un Roublard. De son côté Tortor grandissait. Il comprit rapidement qu’il pouvait faire peur à son père adoptif en se cachant dans les endroits les plus insolites ou en imitant le hululement du coyote. A cause de cela il subit souvent les sermons de son grand-oncle Pokey sur le respect dû aux aînés.
Au printemps de ses neuf ans, Tortor partit avec son père pour subir son premier jeûne, à l’endroit où Pokey avait conduit Sam en son temps. Au cours du voyage dans la vieille camionnette de Pokey, Sam apprit à Tortor les moyens d’entrer dans le monde des Esprits.
— Ah ! Une dernière chose, dit Sam avant d’abandonner le garçon, si un gros type dans une voiture bleue se pointe par ici et te propose une balade : tu refuses ! Compris ?
Ce que vit Tortor au cours de ce rite initiatique, ce qu’il devint en grandissant, l’histoire ne le dit pas. Mais on se doit de mentionner que plus il vieillit et plus ses yeux passèrent du marron foncé au mordoré.
Comme disait Pokey en rigolant :
— La magie du Coyote, aux Blancs, ça peut pas leur faire de mal