Chapitre 15
Ah ! Lécher son ombre sur un trottoir de bitume fondu comme une glace au chocolat…
Santa Barbara
Sam allait perdre son travail et son appartement. À cause de l’apparition du dieu indien, le grand secret de sa vie était sur le point d’être découvert. Mais tout ceci ne semblait pas l’affecter. Et comment aurait-il pu l’être avec la perspective de ce rendez-vous avec Calliope ? Pour la première fois de sa vie, Sam Hunter optait pour la dureté et repoussait l’anxiété. L’anticipation des événements supplantait la peur du présent.
Calliope habitait le premier étage d’un bâtiment de parpaings vert pisseux situé au milieu d’une douzaine d’autres tous identiques. C’était dans ce type de logement que la classe moyenne de Santa Barbara commençait généralement sa dégringolade sociale. La Datsun de Calliope était garée dans l’allée, près d’un combi Volkswagen passablement délabré et d’une Harley Davidson à l’aspect inquiétant. Le réservoir s’ornait de la reproduction d’une blonde plus que déshabillée. Sam marqua un temps d’arrêt devant la moto. La femme sur le réservoir lui rappelait quelqu’un mais avant qu’il pût y mettre un nom Calliope apparut au balcon.
« Salut », dit-elle.
Pieds nus, une couronne de gardénia dans les cheveux, la jeune femme portait une espèce de djellaba très échancrée.
— Tu tombes à pic. On avait justement besoin d’aide. Monte vite.
Sam grimpa les marches quatre à quatre et s’arrêta sur le palier. Calliope se débattait avec le loquet d’une porte moustiquaire dépenaillée dont la partie inférieure avait été réparée avec un méchant treillis de bois. Il n’y avait donc que les gros insectes qui ne pouvaient plus franchir cette porte.
— J’ai des problèmes avec le dîner, dit Calliope. J’espère que tu vas pouvoir me donner un coup de main.
L’écran de la moustiquaire céda enfin dans un curieux déchirement. Sam ne put s’empêcher de rapprocher ce bruit de celui que fait un manche de râteau qui vient s’écraser contre la figure de Goofy Dingo. Calliope entraîna Sam vers la cuisine, une pièce peinturlurée de ce vert pisseux que l’on trouvait dans les années cinquante, dallée d’un méchant linoléum rose et parfumée de la plus immonde des odeurs. Assis sur la paillasse dans la position du lotus, un type à moitié à poil méditait, un litre de bière à ses côtés.
— J’te présente Yiffer, dit Calliope par-dessus son épaule tout en se dirigeant vers la gazinière. C’est le petit copain de Nina.
Yiffer prit appui sur une main, sauta prestement de la paillasse et atterrit presque à l’autre bout de la cuisine, juste face à Sam. Il serra étrangement la main du nouvel arrivant, si étrangement que Sam crut que ses doigts resteraient à jamais soudés les uns aux autres.
« Salut mec », fit Yiffer, secouant l’impressionnante masse enchevêtrée de ses cheveux jaune paille.
Se sentant aussi à l’aise qu’un caméléon plongé dans une théière et qui va frôler l’hémorragie de peur de ne pouvoir prendre une couleur argentée, Sam chercha une forme de bonjour appropriée à la situation. Il ne parvint qu’à répéter :
— Salut mec.
En chemise de sport, jeans et mocassins, Sam, comparé à Yiffer, paraissait habillé comme un milord. Yiffer ne portait rien d’autre que des shorts de surfeur enfilés sur une armure de muscles bronzés.
— Calliope est une spécialiste du ratage de tortore, mec, fit Yiffer.
Sam rejoignit Calliope devant la gazinière où elle s’activait à touiller une casserole.
— Je sais même pas cuire des spaghettis, dit-elle en replongeant la cuiller de bois dans la mixture d’où s’échappait une odeur immonde. Ils disent sur le paquet de laisser cuire huit minutes à partir de l’ébullition, mais dès que ça bout, ça se met à puer et à fumer.
Sam chassa la fumée.
— T’es sûre que tu dois cuire la sauce… avec les nouilles ?
— Ah bon ? Ça se cuit pas ensemble ?
— Ben non.
— Merde alors ! répondit Calliope. Je suis vraiment nulle.
— On peut peut-être sauver les meubles.
Sam retira la casserole et scruta le magma noirâtre qui en maculait le fond.
— Non. C’est foutu. Faut tout reprendre à zéro, conclut-il. Y a plus que ça à faire.
Il posa la gamelle dans l’évier. Une procession de fourmis y envahissait un bol où moisissait un reste de céréales. Sam ouvrit le robinet et commença à vouloir laver le bol pour en chasser les intruses.
— Non, fais pas ça, dit Calliope. Elles ont le droit de vivre.
— Mais elles vont s’infiltrer partout !
— Je sais bien. Elles s’infiltrent toujours partout. Je les appelle mes petites copines de la cuisine.
— Tes copines de la cuisine ?
Sam essaya de comprendre. Calliope n’avait pas franchement tort. On ne pouvait tout de même pas karcheriser ses copines comme s’il se fût agi de vulgaires fourmis. Il se sentit aussi soulagé que s’il avait évité un génocide à lui tout seul.
— Bon, dit-il, on va remettre d’autres spaghettis à cuire.
— Pas possible mec, répondit Yiffer, elle a acheté un seul paquet.
— On va manger de la salade et du pain, reprit Calliope, je suis vraiment désolée.
Elle déposa un gentil baiser sur la joue de son invité avant de quitter la cuisine. Sam la regarda s’éloigner. L’image de l’arrière-train de Calliope sous la robe presque transparente lui foudroya l’esprit.
— Qu’est-ce tu fais comme boulot ? demanda Yiffer à Sam.
— Je suis courtier en assurances. Et toi ?
— Je fais du surf.
— Et quoi d’autre ?
— Comment ça, et quoi d’autre ?
— Non, rien. Laisse tomber.
Déjà Sam pouvait entendre le bruit des vagues dans les oreilles de Yiffer comme on le fait dans de gros coquillages. Les cris d’un bébé dans la pièce à côté le tira de sa rêverie.
— Ça c’est Tortor… sans e, fit Yiffer. Là, il pleure comme quand il a pissé.
Avec ou sans « e », Sam n’y comprenait plus rien. Il osa :
— Je croyais que Calliope ratait toutes les tortores.
— Tortor, sans e, c’est le rejeton de Calliope, fit Yiffer. Va le voir. Nina est avec lui et Monsieur J. Nigel Yiffworth.
— C’est votre avocat ? demanda naïvement Sam.
— Non, c’est mon fils, répondit Yiffer presque indigné.
— Pardon, fit Sam.
Il faillit en tomber par terre et attendit que son état de confusion se dilue. Il gagna le salon où il découvrit Calliope assise sur un canapé ravagé aux côtés d’une jolie brunette qui allaitait son enfant. Le sofa était tellement défoncé qu’on aurait juré qu’il avait été rembourré avec un être humain. La mousse sortait des accoudoirs par les trous où la victime avait sans doute essayé de s’échapper. Par terre, un enfant à peine plus âgé que l’autre était ficelé dans un youpala de plastique bleu de la forme d’un beignet géant qu’il promenait d’un bout à l’autre de la pièce. Ce qui semblait le ravir. Sam retint un cri de douleur quand le môme, qui voulait renverser la table basse, vint buter contre sa cheville avec son engin.
— Je te présente Nina, dit Calliope.
Nina leva les yeux vers Sam et sourit.
— Ça, c’est Monsieur J. Nigel Tiffworth, ajouta Calliope.
Nina recula son enfant de sa poitrine.
— Et celui-là, poursuivit Calliope montrant du doigt le kamikaze fou dans son beignet bleu, c’est Tortor.
— C’est ton fils ?
— Oui. Il apprend juste à marcher.
— Il a un drôle de nom.
— Je l’ai appelé comme ça à cause du fils de Jane Goodall. Tu sais, c’est la fille qui a élevé son enfant au milieu des babouins. Au début, je voulais l’appeler Houddha, mais après j’ai eu peur. Je me suis dit que lorsqu’il serait plus vieux quelqu’un tenterait peut-être de le renverser sur le bord de la route.
— Oui, c’est cela…, fit Sam, essayant de donner le change.
Il ne comprenait absolument rien à tout ce que la jeune femme racontait. Il continuait à se demander qui pouvait être le père de l’enfant. Calliope continua :
— Quand Nina est venue habiter avec moi, on était enceintes toutes les deux. On s’entraidait beaucoup. Surtout moi.
— Et Yiffer dans tout ça ? osa Sam.
— Un connard de première, répondit Nina.
— Mais il a l’air d’un brave type, reprit Sam qui surprit le regard noir de Nina. Ce qui le fit ajouter :
— C’est vrai ; tous les connards ont l’air de braves types.
— Il vit avec nous de temps à autre, précisa Calliope. Surtout quand il a plus de pognon pour acheter de l’essence pour son van.
— Après-demain, dit Nina, on organise une vente de tout c’qu’on a en trop ou qui ne nous sert plus. Tu frais bien de jeter un œil à ce qu’on va mettre sur le trottoir avant que quelqu’un d’autre ne l’achète.
À ce moment, Yiffer entra dans la pièce en mordant dans un quignon de pain. Il proposa à Sam :
— Ça te dit ?
— Non, merci, répondit Sam.
— Yiffer ! gueula Calliope, ce pain était pour nous tous.
— J’ai dit le contraire ? répliqua Yiffer. Z’en voulez ?
— T’as foutu en l’air leur dîner d’amoureux, fit Nina.
Elle lâcha la tête de J. Nigel qui eut un mal de chien à la maintenir droite.
Yiffer sourit bêtement puis mordit goulûment dans la miche de pain. Il pointa son doigt sur Nina qui, une bière à la main, offrait ses seins à la cantonade.
— Sont super, lâcha-t-il.
Nina refit la jonction entre l’un de ses tétons et J. Nigel :
— On est vraiment désolées. C’connard est toujours comme ça dès qu’il est réveillé.
Puis elle dit à Yiffer :
— Prends de l’argent dans mon sac et va t’acheter une pizza.
Sam porta la main à son portefeuille :
— Laisse. C’est pour moi…
— Sûrement pas ! répondirent Calliope et Nina à l’unisson.
— Super ! s’exclama Yiffer, postillonnant une pluie de miettes de pain dans le visage de Sam.
— Allez ! Casse-toi ! dit sèchement Nina.
Yiffer s’exécuta. Sam l’entendit ouvrir la moustiquaire et dévaler les marches.
–’Ssis-toi, dit Calliope. Détends-toi.
Sam se casa sur le sofa près des deux femmes. Pendant une bonne demi-heure, ils devisèrent de banalités entrecoupées des diverses suppliques des gamins jusqu’à ce que Nina tende à Sam un J. Nigel trempé comme une soupe. Elle quitta la pièce. En bon célibataire Sam tenait le bébé à bout de bras comme s’il fût radioactif.
— L’espèce d’enculé ! s’écria Nina dans la pièce d’à côté.
Elle avait gueulé si fort que Tortor se mit à geindre comme une sirène de la police, aussitôt suivi par J. Nigel. Nina revint dans la pièce son porte-monnaie à la main :
— L’enculé ! Il a piqué le pognon de mon loyer. Vous pouvez m’garder J. Nigel deux minutes que je rattrape ce fumier ?
— Bien sûr, répondit Calliope.
Sam approuva. Il cala J. Nigel contre lui comme si les deux minutes en question risquaient d’être longues.
Nina partit aussitôt. Calliope se tourna vers Sam et lui cria pour couvrir les pleurs des bébés :
— Enfin seuls !
— J’crois qu’il faudrait changer c’t’enfant, proposa Sam.
— Et Tortor par la même occasion, ajouta Calliope. Emmenons-les dans la chambre de Nina.
Sam tentait de se glisser dans la peau d’un de ses personnages, celui qu’il appelait le « dur adaptable » et qu’il réservait aux situations les plus extravagantes.
— J’vais le faire, dit-il, en parlant du change avec un bon sourire.
Il n’avait plus changé de bébé depuis qu’il avait quitté la réserve où il devait s’occuper de ses nombreux cousins. Quand il ouvrit la couche de J. Nigel, l’odeur fétide lui rappela une foule de souvenirs. Il eut bien du mal à ne pas vomir. Les couches autocollantes s’avérèrent quelque chose de tout nouveau pour lui. Après quelques minutes, il s’aperçut qu’il avait parfaitement réussi à embaumer sa propre main gauche alors que le bébé s’agitait à ses côtés, nu comme un ver. Après avoir changé Tortor et l’avoir remis dans son beignet de plastique à roulettes, Calliope ôta la couche de la main de Sam et s’occupa de changer J. Nigel qui rigolait et se contorsionnait comme un beau diable.
— Culpabilise pas, fit Calliope, la dernière fois qu’on a laissé les mômes à Yiffer, il a trouvé le moyen de leur scotcher les couches à même la peau. Il a fallu qu’on décolle tout au dissolvant.
— C’est que je manque d’entraînement, expliqua Sam.
— T’as pas de mômes ?
— Non, j’ai jamais rencontré la femme avec laquelle j’aurais voulu en avoir.
À la réflexion Sam se serait giflé d’avoir prononcé cette dernière phrase. « Dur et adaptable », se répéta-t-il.
— Moi c’est pareil, dit Calliope. Mais Tortor reste quand même le meilleur truc qui me soit jamais arrivé. Avant, je picolais beaucoup et je prenais pas mal de défonce. Dès que j’ai été enceinte, j’ai tout stoppé.
Sam attendait toujours l’instant où il aurait pu demander qui était le père de Tortor. Un silence pesant s’installa entre eux.
— Ah, super ! finit par sortir Sam. Moi aussi à une époque je me suis bagarré contre la bouteille.
En fait, le combat contre la bouteille n’avait été que de peu d’importance. Aaron avait coutume de dire que boire avec les clients constituait un facteur social faisant partie des techniques de vente. Mais à chaque fois que Sam buvait un coup de trop, il se trouvait hanté par l’image de l’Indien alcoolique qu’il avait abandonnée derrière lui. Depuis dix ans, il n’avait pas bu un seul verre d’alcool.
— Je vais aller coucher les nains, dit Calliope. Passe donc au salon et mets-nous un peu de musique.
Sam tomba sur une valise remplie de cassettes. La plupart contenaient des compositions New Age aux titres aussi énigmatiques que Sélections des chants des trois baleines grenouilles par des artistes dotés de noms à coucher dehors avec des billets de logement comme Yanni Volvofinder par exemple. En cherchant bien, Sam tomba sur Langage de l’amour par une chanteuse de jazz qu’il appréciait. Mais à l’intérieur de la boîte la cassette avait été remplacée par Cauchemar d’une litière à chat, sans doute une trouvaille de Yiffer. Finalement il trouva la cassette du Langage de l’amour qu’il engagea dans le gros portable stéréo posé sur les étagères de briques et de planches.
Calliope revint au salon à l’instant où le premier morceau sortait des enceintes. « J’adore cette cassette, dit-elle. J’ai toujours rêvé de faire l’amour sur cette musique. Bouge pas, je reviens. » Elle repartit et revint quelques secondes plus tard les bras chargés de coussins et de couvertures qu’elle déposa au milieu de la pièce.
— Tortor roupille dans ma chambre mais il dort jamais très longtemps, ajouta-t-elle en déployant les couvertures.
Pour Sam, les choses allaient beaucoup trop vite. Il aurait bien aimé trouver quelque chose à redire à toute cette précipitation. Calliope n’avait pas une seconde imaginé qu’il puisse refuser mais Sam se sentit soudain dans la position d’un hareng. Mais pour qui se prenait-il pour refuser l’offre d’une aussi belle fille ? Qu’avait-il à lui objecter ? Bon, O. K„ il allait faire le beau. Soudain une question l’angoissa :
— Et si Yiffer et Nina rappliquent avec les pizzas ?
— Oh, ils vont pas revenir de sitôt. Et puis la première fois que deux personnes baisent ensemble, généralement, ça s’éternise pas.
— Mais… fit Sam qui se sentit carrément insulté.
A la réflexion, Calliope ne venait que d’exprimer tout haut l’angoisse qui le tenaillait et qu’il refusait de s’avouer à lui-même. Elle venait par là même de le libérer de la pression qui l’opprimait.
Calliope finit de retaper les coussins. Elle délaça sa djellaba qu’elle fit glisser sur le sol. Une fois nue, elle l’enjamba pour aller monter le volume du combiné stéréo et revint se glisser sous la couverture qu’elle remonta jusqu’au cou.
— Ça y est. J’suis prête, dit-elle.
Sam s’assit aux côtés de la jeune femme, sonné, presque compté dix. Cette fille vous mettait vraiment sur le cul ! Mais bon Dieu, où étaient la séduction, les gentils mensonges et les petits câlins préliminaires ? Qu’avait-on fait de la drague et du jeu du chat et de la souris ? Sam regarda Calliope. Tout cela était beaucoup trop direct et honnête.
— Ça va pas ? dit-elle.
— Si. C’est seulement que…
— Où est le problème ? T’as envie et j’ai envie. Alors ? Qu’est-ce qu’on attend ?
Mais pour qui se prenait-elle ? Ça ne se faisait pas des choses comme ça. Où avait-elle vu qu’on pouvait filer direct à l’essentiel de cette façon ?
— Rien, finit-il par dire.
— Ben alors ? On y va ?
Elle se poussa pour lui faire un peu de place. Sam se déshabilla et avant que sa chemise n’ait touché le sol il serrait déjà Calliope dans ses bras. Au contact de son épiderme et de la chaleur de son corps, il sentit chacun de ses muscles se tendre au maximum. Il donna un très long baiser à Calliope. Tout se passait sans la moindre maladresse. Alors il pénétra la jeune femme et ils commencèrent à bouger au son langoureux de la musique. Calliope enfonça ses ongles dans le dos de Sam. Elle poussa un long gémissement de plaisir que Sam reprit à l’unisson. Il la pénétra plus avant, oubliant toutes ses inhibitions passées. Il crut même s’évanouir de plaisir. Mais une porte claqua qui fit trembler toutes les fenêtres de l’appartement.
— Qu’est-ce que c’est ? s’écria Sam en se levant sur un coude.
— C’est rien, répondit Calliope en l’attirant à nouveau sur elle.
Une autre porte claqua, plus fortement que la première.
— Y sont rentrés ! s’exclama Sam.
— Mais non. C’est seulement ceux d’en dessous.
Elle le retint dans l’étau de ses jambes.
Bien que perturbé, Sam se remit à bouger et Calliope à gémir de plaisir. À nouveau une porte claqua suivi d’un bruit de verre brisé. J. Nigel se mit à brailler dans la chambre de devant.
— Mais bordel ! Qu’est-ce qui se passe ? demanda Sam.
— Rien du tout. Allez viens. Baise-moi.
Des fondations à la terrasse du toit, tout le bâtiment trembla quand une nouvelle fois une porte claqua avec fracas. Ce fut au tour de Tortor de se mettre à gueuler comme un putois. Sam tressaillit. Il éjacula sans le moindre plaisir.
— Je suis vraiment désolé, dit-il en roulant sur le dos.
Calliope fixait le plafond, prête pour le prochain claquement de porte. Quand la chose se produisit elle courut, toute nue, jusqu’au balcon. Elle se pencha par-dessus la rambarde et cria :
— Mais qu’est-ce que tu fais ?
Sam baissa le volume de la musique. Une autre porte vola en éclats. Les murs tremblèrent. Puis une voix d’homme jaillit du rez-de-chaussée.
— Qu’est-ce t’as salope ? Ça te défrise parce que tu reçois du monde ?
— Me parle pas sur ce ton, tu veux ? Moi je fais pas le bordel quand tu reçois quelqu’un.
Sam hésita à rejoindre Calliope sur le balcon. Pouvait-il prendre sa défense ? (Hé mec ! Y a pas de salope ici !) Mais il ne trouvait plus son pantalon.
— Sale putain ! cria la voix d’homme en dessous. Je vais monter reprendre mon fils si ça continue.
— Non. Tu feras pas ça.
— J’vais me gêner ! répondit l’homme.
Une autre porte claqua à tout rompre. Sam tressailli ! à nouveau. Entre deux claquements de portes, il essayait de comprendre quelque chose à ce qui se passait.
— Fumier ! cria Calliope.
Elle revint comme une furie dans le salon et passa sous le nez de Sam qui, assis et nu sur la couverture, aurait bien aimé trouver une cigarette, ou à défaut une explication rationnelle à tout ce remue-ménage. Il ne cessait de se répéter son mantra : « Dur et adaptable. Il faut que je me montre dur et adaptable… »
Après quelques minutes de fracassants claquements de porte, le type du dessous sembla se calmer. Toujours nue comme un ver, secouée de sanglots, Calliope revint dans la pièce.
— Faut qu’on parle, dit-elle.
Sam s’était rhabillé. Il avait toujours cette folle envie de fumer et se rappela avoir oublié ses cigarettes dans la voiture. Descendre les chercher, et donc passer devant chez le forcené du dessous, ne l’enchantait guère.
— Ouais, répondit-il, ce serait pas mal.
Calliope ramassa sa djellaba, l’enfila et prit place sur le sofa.
— Tu dois te demander qui c’est le gars d’en dessous.
Pour la première fois, Sam la voyait mal à l’aise. Elle ajouta :
— J’ai eu quelques petits problèmes avec mes voisins ces derniers temps. Ça arrive… Avant, je vivais avec le mec d’en dessous. C’est lui le père de Tortor.
— J’avais compris ça.
— À l’époque, je me camais un max. Et je trouvais ce type plutôt bandant avec sa Harley, ses tatouages et ses flingues.
— Ses flingues ?
— J’l’ai plaqué dès que j’ai su que j’étais enceinte. Y voulait pas me laisser avoir le bébé. Y voulait pas non plus que je décroche de la came.
— Mais pourquoi aller habiter juste au-dessus de chez lui ?
— Non. C’est lui qu’est parti habiter en dessous. T’es le premier mec avec qui je couche depuis que j’me suis séparée de l’abruti. Je pensais pas qu’il réagirait comme ça.
— Mais pourquoi tu déménages pas ?
— Tu sais comment c’est à Santa Barbara. S’il n’y avait pas Nina, je pourrais même pas payer le loyer de cet appart. Alors trouver l’argent de la caution pour un autre, vaut mieux pas en parler.
Sam voyait que Calliope semblait encore perturbée.
— Tu pourrais au moins demander au proprio de l’appart d’en dessous qu’il démonte les portes, dit-il. Ça deviendrait tout de suite plus calme.
— Je suis vraiment désolée. J’aurais tant aimé que tout se passe bien.
— Je ferais peut-être mieux de m’en aller, dit Sam sans conviction.
— Non, reste. Quand Tortor sera rendormi on ira dans ma chambre. Si c’est calme…
— Bon alors, je reste. Mais t’es sûre que l’autre dingue va pas monter ici avec un flingue ?
— Non. Y fera pas ça. Il arrête pas de dire qu’il veut tout faire pour obtenir la garde de Tortor. T’imagines s’il se pointait devant le juge accusé d’un double homicide ?
— T’as raison, répondit Sam. Ça ferait désordre.
Pas à dire, elle avait bien vécu à la colle avec un barjo ; mais au moins un barjo qui pensait.
Calliope entraîna Sam dans le couloir jusqu’à sa chambre située au fond de l’appartement. « Je vais aller préparer une salade », dit-elle. Sam s’assit sur l’un des lits jumeaux près du berceau où Tortor suçait désespérément sa tétine. La pièce semblait avoir été décorée par un moine bouddhiste élevé dans les studios Disney. Des statuettes de Bouddha, Shiva, Picsou, Donald et Pat Hibulaire étaient posées sur la commode à côté d’un brûloir à encens, d’un gong miniature et d’un carton de Pampers. Une peluche Mickey portait un collier de cristal de quartz et une bague de cuir que Sam reconnut pour être un attrape-rêve navajo. Les murs de la pièce étaient couverts de posters du Dalaï Lama, de Kali et des membres de la famille Simpson.
Après avoir regardé autour de lui, Sam essaya de formuler une excuse à l’égard de Calliope mais laissa tomber cette idée. À la réflexion, son personnage de « dur adaptable à toute situation » en avait pris un sacré coup dans les mirettes. Il devait absolument revenir à son comportement habituel. Mais Sam avait-il jamais eu un comportement normal ? Son existence, perpétuellement sous contrôle, ne valait pas cher tant elle avait été malmenée par Coyote, lequel devait bien rôder quelque part dans l’ombre. Les soucis de Calliope lui avaient presque fait oublier son existence à celui-là. Mais même en présence des Simpson, du barjo et des copines de cuisine, l’oubli valait toujours mieux que tenter de s’incruster.