Chapitre 19

Les cinq visages du Coyote

Depuis ce matin où Adeline Mangetou avait trouvé ce vieux hâbleur de Pokey dans la gelée blanche derrière la station-service du père Wiley, une chouette-effraie n’avait plus déqueuté du poteau électrique. Elle restait là, comme une menace permanente emplumée. Pour ne rien arranger, Précède Le Nuage Noir avait cassé sa pompe à eau. Puis les enfants d’Adeline avaient tous attrapé la grippe et Milo, son mari, s’était remis à fréquenter les cérémonies où l’on fumait du peyotl. Quant à elle, elle cherchait à sauver sa peau des foudres de l’enfer. Elle trouvait fort de café que l’on mette à si dure épreuve sa foi toute neuve.

Elle aurait aimé voir la chouette déguerpir avec tout son lot de mauvais augure. Mais pour une bonne chrétienne une chouette n’était qu’une chouette. Seule une Indienne crow intégriste pouvait voir le malheur arriver avec une chouette. Un bon chrétien serait sorti sur le pas de la porte et lui aurait foutu un coup de fusil. Et ça ne l’aurait guère perturbé, le bon chrétien.

Adeline s’était tournée vers la religion chrétienne comme en d’autres temps elle s’était ouverte au sexe ou mise à la cigarette : sous l’effet de la pression sociale. À la réflexion, quand elle voyait ses six mômes et tout ce qu’elle pouvait fumer elle se demandait si la pression familiale ne la conduisait pas systématiquement à sa perte. Ses sœurs s’étaient toutes converties au catholicisme avant de montrer Adeline du doigt, comme la païenne de la famille. Finalement, Adeline avait cédé et accepté le Christ. Aujourd’hui, à peine trois semaines après avoir été lavée du sang de l’Agneau divin, avec cette histoire de chouette, elle aurait bien aimé faire machine arrière, comme un clébard qui se retrouve coincé dans le terrier d’un skunks peu amène.

Adeline regarda par la fenêtre pour vérifier si la chouette était toujours là. Et elle y était. Ne lui avait-elle pas fait un clin d’œil ? Afin de ne pas être reconnue par l’oiseau, au moins pendant le temps nécessaire pour trouver une solution, Adeline s’était fait un chignon et portait une salopette de son mari, ainsi que des lunettes de soleil. Elle se serait bien mise à prier afin que la chouette déguerpisse, mais le faire aurait signifié qu’elle croyait encore aux balivernes du temps passé, ce qui n’aurait pas manqué de l’expédier en enfer. Au moins, dans la tradition crow n’y avait-il pas d’enfer. Elle aurait pu prendre le fusil de chasse de Milo, sortir, et pulvériser l’oiseau. Mais elle ne s’imaginait pas agir de la sorte, sans parler des conséquences d’un tel geste. De plus elle ne pouvait même pas compter sur Milo, alors que depuis des semaines elle lui faisait la vie pour qu’il renonce au culte des Anciens et à son commerce de peyotl qu’il dealait contre des paquets de gaufrettes et du pinard.

Adeline quitta la fenêtre. Dans la pièce voisine, un de ses gamins eut une quinte de toux. Si les choses empiraient il faudrait tous les emmener à l’hôpital. Mais il lui faudrait alors, aussi, passer sous la chouette. Le curé disait que Dieu voyait tout, savait tout. Les lunettes de soleil et le changement de coiffure ne le blouseraient sûrement pas. Dieu n’ignorait rien de la trouille d’Adeline Mangetou, ce qui signifiait qu’il savait qu’elle avait toujours un peu foi dans les boniments des Anciens, ce qui, sans coup férir, la conduirait directement en enfer aussi sûrement que si elle avait passé la matinée à adorer des images du Veau d’or.

— Ça ne m’a pas porté chance de naître chez les Crows », pensa-t-elle. Quand je pense que je vais finir en enfer parce que je suis devenue chrétienne… J’aurais mieux fait de laisser ce vieux menteur de Pokey crever de froid. Aussitôt Adeline se frappa le front. Merde ! Encore un péché mortel. »

*

Une bonne sœur, moitié ninja, moitié pingouine, armée d’un fusil-mitrailleur Uzi, sauta par-dessus le parapet de Notre-Dame. Coyote dégaina, tira à hauteur de hanche et la dégomma avant qu’elle n’eût le temps de faire feu. Elle bascula par-dessus bord, arracha une gargouille au passage et s’écrasa sur le trottoir. Un chant grégorien joué au synthétiseur s’éleva comme l’âme de la bonne sœur gagnait le ciel, une règle d’acier à la main. Coyote mitrailla un vitrail et mit hors circuit, pour deux mille points de bonus, un évêque qui brandissait un bazooka.

Sam entra dans la chambre, les cheveux mouillés, une serviette enroulée autour des hanches :

— Bien visé, dit-il.

Coyote détacha son regard du jeu vidéo :

— Les Rouges m’ont déjà dégommé trois fois.

— C’est les cardinaux, les Rouges. Faut les toucher deux fois pour les tuer. Attends d’arriver au niveau de Vatican. Tu vas voir, le pape dispose du rayon de la Culpabilité.

Avant que Coyote n’ait eu le temps de se remettre dans le jeu, sur l’écran, les portes de la cathédrale s’ouvrirent d’un coup laissant apparaître saint Patrick qui lâcha une colonie de vipères en chaleur.

— Sers-toi de ta bombinette, conseilla Sam à Coyote.

Coyote s’empara des commandes mais il était trop tard. Un serpent s’enroula autour de ses jambes et explosa. L’écran se mit à clignoter « Game Over » et une voix de synthèse ordonna à Coyote d’aller à confesse.

Coyote soupira et abandonna les commandes sur le lit.

— Tu t’es bien débrouillé, lui dit Sam. Niquer des bonnes sœurs, c’est pas facile pour un débutant.

— J’aurais dû amener ma potion de tricherie. Elle donne toujours de bons résultats.

— Mais c’est pas un jeu physique, c’truc-là. C’est un jeu d’adresse.

— À quoi ça sert l’adresse si t’as la chance avec toi ?

Sam approuva et retourna à la salle de bains. Au cours de la nuit quelque chose avait changé en lui. À chaque fois qu’il avait cru atteindre le summum de l’absurdité, quelque chose d’encore plus absurde était arrivé. Le résultat était que maintenant il se sentait prêt à accepter n’importe quoi, et quel qu’en soit le degré d’absurdité. Chaos, voilà quel était le nouveau mot d’ordre de son existence.

Le téléphone sonna et Sam, pensant qu’il s’agissait de Calliope, décrocha avec précipitation le combiné de son support.

— Samuel Hunter, dit-il.

— Minable ! T’es qu’un tout petit connard mer-deux !

— Ah, salut Josh, comment tu vas ?

— T’as gagné, tête de nœud. Il va y avoir une réunion ce soir des copropriétaires et ils vont te réintégrer. Tu vas pouvoir garder ton appart, mais je veux que tu me promettes que tu vas arrêter tes conneries.

— Pas de problème.

— J’espère, Sam, que tu te rends compte que j’ai perdu pour toi toute estime à caractère professionnel. Le toubib a dit que je boiterai le restant de mes jours.

— C’est l’histoire de l’arroseur arrosé.

— Tu m’as brisé les deux jambes ! Ma maison ne ressemble plus à rien.

Sam alla jusqu’à la chambre où Coyote attaquait la chapelle Sixtine avec un hélicoptère d’assaut.

— Josh, reprit Sam, je ne comprends rien du tout à ce que tu me racontes mais je me félicite de voir que tu redeviens quelqu’un de sensé.

— Va te faire foutre. Quand je pense que j’ai dû ressortir toutes les casseroles que je savais sur les copropriétaires pour qu’ils soient obligés de te rendre ton appart.

— Ma villa-appartement, Josh, corrigea Sam, ma villa-appartement.

— Joue pas aux cons avec moi, tu veux ? Je suis au bord de la rupture et une espèce d’infirmière sadique vient de me faire avaler de force un plein bol de gelée verte. Mais dis-moi que tu arrêtes.

— Promis. J’arrête, dit Sam.

Le téléphone émit son bip de fin de communication. Sam retourna dans la chambre.

— Qu’est-ce que tu lui as fait à Spagnola ?

Coyote était en train de se rouler sur le lit, mimant les contorsions d’un combat contre un vaisseau puissamment armé.

— Ces foutus oiseaux me bouffent mon rotor. Je perds tout contrôle.

— Ouais, et saint François vient de lâcher les colombes de la Mort. T’es cuit.

Sam prit une cigarette dans son paquet et en offrit une à Coyote.

— Tu ne m’as pas répondu. Qu’est-ce que tu lui as fait à Spagnola ?

— Tu m’avais bien dit que tu voulais revenir à ta vie d’avant ?

— Alors tu lui as brisé les deux guiboles ?

— C’était pour rigoler.

— Mais t’as pas le droit d’aller casser les guiboles des gens comme un parrain de la maffia !

Le vaisseau s’affola et se crasha contre la mezzanine. Coyote balança le joystick dans l’écran et se tourna vers Sam :

— Mais comment veux-tu que je gagne si t’arrêtes pas de me parler ? T’arrêtes pas de te plaindre comme une vieille femme. Je me suis arrangé pour que tu récupères ton appart et t’es pas content !

— Je ne l’aurais jamais perdu si tu n’étais pas venu m’emmerder. Sois un peu logique.

— T’en connais des dieux logiques, toi ? Cite-m’en un.

— Allez, oublie ça, répondit Sam.

Il sortit de la penderie ce qu’il allait porter. Coyote lui demanda :

— T’as du feu ?

— Non.

— Non ? T’as pas de feu ? Quand je pense que c’est moi qui ai volé le feu du soleil pour en faire cadeau à ton peuple…

— Mais pourquoi t’as fait ça Coyote ? demanda Sam.

Il se tourna pour montrer à Coyote le briquet sur la commode mais le vieux Roublard avait disparu.

*

L’éducation de Calliope dans les religions orientales, avec leur insistance à vivre l’instant présent – l’action et non la pensée –, fit en sorte qu’elle se retrouvait totalement perdue face au futur. Elle avait tenté d’en nier l’existence. Même après la naissance de Tortor. Mais il était devenu de plus en plus aléatoire d’avancer dans la vie en faisant uniquement confiance au pilote automatique de son karma. Maintenant que Sam était entré dans sa vie, elle sentait qu’elle allait perdre quelque chose. Le futur avait un nom. Elle se demanda ce qu’elle avait bien pu faire pour mériter un type si charmant.

— Je me sens comme sur un nuage. Mais j’en veux davantage, dit-elle.

— Je comprends rien à tes histoires, répondit Nina.

Les deux femmes étaient en train de nettoyer la cuisine. Tortor labourait le linoléum dans leurs jambes, butant contre les étagères, un pied de table, ou écrasant un cafard anémié.

— J’ai toujours vécu à l’écart des hommes. Même au lit. C’est comme s’il y avait eu une partie de moi-même qui ne pouvait jamais s’investir à fond. Mais j’ai pas connu ça avec Sam. On était en pleine communion. Je n’étais pas en train de le regarder, j’étais avec lui. Quand on a eu terminé je suis restée allongée à ses côtés à regarder battre une veine de son cou. C’était comme si lui et moi étions passés dans un autre monde. J’en redemandais.

— T’es devenue une bête au plumard, alors ?

— Non, c’est pas ça. C’est seulement que maintenant je veux toujours connaître cette sensation. Je veux connaître la plénitude, tu comprends ?

— Ben non… je suis désolée. Moi je suis déjà très contente quand Yiffer oublie de s’évanouir avant qu’on ait terminé.

— Moi je crois que la communion est davantage spirituelle que sexuelle. Comme s’il y avait une partie de ma vie que je pouvais explorer sans pouvoir y vivre constamment.

— P’t’êt’que tout ce dont on a besoin c’est un appart où ton ex n’habiterait pas le rez-de-chaussée.

— Ce qui est incroyable c’est que Sam ne soit pas tout simplement parti.

Nina balança un torchon à son amie et la manqua :

— Pour une fois que tu as de la chance, accepte-la. Tous les mecs ne sont peut-être pas des salauds dans le genre de Lonnie.

— Je ne suis pas trop rassurée de lui laisser Tortor aujourd’hui quand je vais partir au travail.

— Mais Lonnie ne touchera pas à un cheveu du gamin. Il a seulement les glandes parce que tu es avec quelqu’un d’autre, c’est tout. Tous les mecs sont comme ça. Même quand ils peuvent plus t’encadrer ils supportent pas qu’un autre te saute.

— Nina, tu crois que je fonctionne comme tout le monde ?

— Non. Tu supportes pas les soucis. Mais tu finiras par t’y faire.

*

« Je dois retourner chez moi » dit Lonnie à Cheryl, qui lui versait de l’eau oxygénée sur sa poitrine meurtrie. Elle essuya la mousse avec un kleenex, puis d’un coup lui enfonça un de ses ongles noirs et cassés dans la blessure.

— Aïe ! Mais ça va pas, non ? Salope !

Cheryl quitta le lit et enfila un pantalon de cuir. Ses os de hanches et ses omoplates saillaient sous la peau, comme prêts à la crever d’une seconde à l’autre.

— Tu penses toujours à elle, vociféra Cheryl. Jamais à moi. Qu’est-ce que j’ai qui te convient pas ?

Elle se tourna vers Lonnie. Il regarda ses seins en pattes de taupe qui lui pendouillaient sur les côtes. Elle retroussa les babines. Lonnie comprit que sa mimique avait trahi sa pensée.

— Connard ! lui lança-t-elle avant d’enfiler un tee-shirt noir peint au logo de Harley Davidson.

— C’est pas à cause d’elle, dit-il. C’est à cause du môme. C’est mon môme. Faut bien que j’m’en occupe quand elle va bosser.

— C’est rien que des conneries, ça ! Pourquoi tu refuses de me baiser ?

Elle jeta sa tête en avant et ses longs cheveux noirs lui recouvrirent le visage comme une touffe d’algues sur un noyé.

Parce qu’on jurerait que tu viens de t’échapper d’Auschwitz pensa Lonnie. Depuis trois mois qu’il était avec Cheryl il ne l’avait jamais vue avaler quoi que ce soit. Elle vivait d’excitants, de baise et de Pepsi.

— J’m’en fais pour le gosse, insista-t-il.

— Arrange-toi pour en avoir la garde. Tu verras, je m’occuperai de lui. Je ferais une bonne mère, t’sais ?

— Faut voir.

— Tu m’crois pas ? Tu penses que l’autre salope de végétarienne est une meilleure mère que moi ?

— Non…

— Alors commence à me traiter comme j’le mérite ou j’me casse.

Cheryl ramassa son sac à main qui traînait par terre et se mit à en fouiller l’intérieur.

— Mais bordel, où est-ce que j’ai pu fourrer ma réserve de défonce ?

Elle lança le sac à travers la pièce et sortit. Lonnie lui emboîta le pas. Il portait le blouson de jean de son clan de Hell’s Angels.

— Faut vraiment que j’y aille maintenant, dit-il.

Cheryl écrasait un restant de poudre blanche dans le fond d’une boîte de Pepsi.

— Ramène de la came, dit-elle.

Comme Lonnie passait la porte elle lui lança :

— Bricolo a appelé pendant qu’tu roupillais. Il a dit qu’il avait fait le boulot.

Une fois dehors Lonnie fit rugir le moteur de sa Harley avant de démarrer. Les nouvelles venant de Bricolo auraient dû le mettre de bonne humeur. Mais ce n’était pourtant pas le cas. Il se sentait désemparé, comme s’il eût éprouvé un réel besoin d’emmerdements supplémentaires. Il se sentait toujours comme ça, après. D’être un Hell’s Angel, un dur, un vrai, d’être reconnu et accepté comme tel commençait à lui peser. Avoir tout le pognon, toutes les femmes, toute la défonce dont il avait besoin, ça aussi, ça commençait à bien faire. Depuis la naissance de Tortor, il se répétait qu’il devait faire autre chose. Mais quoi, il n’en avait pas la moindre idée.

P’t’êt’bien que l’autre salope a raison, pensa-t-il. Tant que le môme le relierait à Calliope il se sentirait minable. Il urgeait de prendre les moyens de se sentir à nouveau bien dans sa peau.

*

Frank Cochran, le cofondateur de Motion Marine, avait passé la matinée dans son bureau à considérer ce qui lui pourrissait l’existence : le facteur humain. Frank adorait l’organisation, la routine et les choses pensées à l’avance. Il rêvait d’une vie linéaire et de pouvoir passer d’un événement à l’autre sans les impondérables surprises. Le facteur humain, tel était le nom de cette variable de l’imprévisibilité que les êtres humains ajoutaient à l’équation de la vie. Et aujourd’hui le facteur s’appelait Jim Cable, hospitalisé pour avoir été attaqué par un Indien.

Les pensées de Frank allaient bon train : si Jim meurt, il y aura conflit avec les assurances, des procès avec sa famille et quelqu’un d’autre devra consoler sa maîtresse. Et si Jim survit – peut-être que sa maîtresse aura quand même besoin d’être consolée…

Le fil de sa pensée fut coupé net par le grésillement de l’interphone posé sur son bureau.

« Monsieur Cochran, dit sa secrétaire, il y a ce monsieur qui souhaiterait vous rencontrer.

— Mais je croyais n’avoir aucun rendez-vous jusqu’à cet après-midi ?

La porte s’ouvrit à la volée et Cochran, en levant la tête, vit arriver sur lui un Indien vêtu de cuir noir. De derrière son bureau sa secrétaire protestait avec vigueur face à cette intrusion. Cochran dit dans l’interphone :

— Stella, j’avais rendez-vous avec cet individu ?

— Je suis du morfine, annonça Coyote. J’ai cru comprendre qu’un courtier en assurances voulait profiter de ce qui était arrivé à votre associé.

D’emblée Cochran eut une mauvaise intuition de ce qui allait arriver.

— Excusez-moi, j’ignore qui vous êtes et j’ai horreur des surprises.

— Ah ben alors, vous allez passer un sale quart d’heure.

Coyote tendit la main :

— Enchanté de faire votre connaissance, dit-il.

Cochran vit avec stupeur que sur la peau de la main qu’on lui tendait poussaient des poils et des griffes…