Chapitre 30

Comme des mouches

Ils entendirent les Anges de l’Enfer bien avant de les apercevoir : quelques rires rauques et un vieil air de Lynyrd Skynyrd qui s’échappait d’un gros poste à cassettes. Toujours en évitant les plus grosses flaques les trois amis gagnèrent le creux d’un vallon. Les arbres se firent de plus en plus rares et bientôt Sam repéra le halo d’un énorme feu de camp autour duquel s’activaient de très nombreuses silhouettes. Quelqu’un fit feu avec un pistolet et la détonation rebondit d’écho en écho autour de la vallée.

— Tu crois qu’ils ont posté des sentinelles ? murmura Sam à Calliope.

— Je sais pas. J’étais tellement bourrée la fois où je suis venue.

— Bon, alors on y va.

— Par ici, leur dit Coyote en désignant un sentier.

Ils emboîtèrent le pas à Roublard à travers une épaisse végétation et débouchèrent sur un promontoire naturel qui dominait le camp.

Une bonne centaine de motards et leurs femmes festoyaient autour d’un gigantesque feu de camp. Ceux qui ne dansaient pas déambulaient un gobelet à la main. Les motos se trouvaient alignées un peu plus loin sur le bord du chemin d’accès. Les tentes, éclairées ici et là de petits feux de camp, avaient été regroupées à l’opposé près de deux camionnettes. Maintenant, le gros poste vomissait à tue-tête Gimme back my bullets, le tube de Lynyrd Skynyrd.

— Je vois pas Tortor, fit Calliope.

— Ni la gonzesse de Lonnie, ajouta Coyote.

— Écoutez ! fit Calliope.

Au milieu du brouhaha de rires, de rock sudiste, de cris, de détonations, ils perçurent les pleurs d’un enfant.

— Ça vient des tentes, dit Coyote. Suivez-moi.

Par un chemin pentu, il les guida jusqu’à une cinquantaine de mètres des tentes. Quatre femmes assises autour d’un feu parlaient en picolant et l’une d’elles tenait Tortor dans ses bras.

— Tiens ! Il est là, fit Calliope.

Elle voulut partir en direction des femmes mais Sam la retint par le bras.

— Si tu te pointes là-bas, elles vont appeler Lonnie et ses copains.

— Qu’est-ce que tu proposes ? On est bien venus jusqu’ici pour ramener mon gamin, non ?

— Déshabille-toi, ordonna Coyote à Calliope.

Sam ricana :

— Ça va comme tu veux ? Tu te sens bien ?

— Tiens, toi, garde-moi ça ! fit Coyote, tendant à Sam quelque chose de long, doux et chaud.

Sam recula d’un pas et lâcha la chose.

— C’est pas des façons de traiter une vraie jeune fille ! dit Coyote d’une voix féminine.

Sam s’approcha du Roublard toujours vêtu de ses vêtements de cuir noir et s’aperçut qu’il s’était transformé en femme.

— Mais je le crois pas ! s’exclama-t-il.

— T’es vachement jolie, lui dit Calliope.

— Merci, répondit Coyote. Maintenant, file-moi tes frusques parce que les miennes ne me vont plus.

Il commença à se dévêtir.

Dans le mince filet de lumière qui perçait à travers les arbres, Sam vit les deux femmes échanger leurs vêtements. Calliope avait dit vrai, Coyote, devenu une déesse indienne, était d’une rare beauté. Tout ceci mit Sam mal à l’aise, à tel point qu’il dut détourner le regard.

— J’vais y aller et ramener le gamin, leur dit Coyote. Tenez-vous prêts à cavaler. Et toi, ramasse-moi ça, j’en aurai besoin à mon retour.

Il désignait l’endroit sur le sol où Sam avait jeté son pénis. Sam se baissa pour le ramasser avec deux doigts comme si la chose eût été une grenade dégoupillée.

— J’aime pas trop faire ça, commenta-t-il.

— Donne-le-moi, j’vais le tenir, proposa Calliope qui portait maintenant les habits de cuir noir de Coyote.

— Sûrement pas ! répondit Sam. Manquerait plus que ça !

— Alors ? Ça vient ? demanda Calliope, déhanchée.

Sam empocha le pénis de Coyote.

— J’le garde. J’aime pas trop ça, mais j’le garde.

— Que vous êtes puérils ! soupira Coyote.

Il embrassa Calliope d’un chaste baiser sur la joue et entreprit sa descente vers le camp.

Sam regarda le Roublard s’éloigner. Des pensées inavouables l’obsédaient. Calliope lui mit la main sur l’épaule.

— Ça va aller, dit-elle. T’as remarqué ? Avec mon jean ça lui fait un cul d’enfer.

*

Bricolo, allongé dans la bannette de sa camionnette, écoutait le groupe de femmes dénoncer l’attitude des hommes à leur encontre et s’extasier devant Tortor. Cela faisait plus d’une heure que le gamin braillait. Mais qu’est-ce qu’il lui avait pris, à cet enfoiré de Lonnie, d’amener un chiard à cette concentration de motards ? De temps en temps Bricolo se levait sur un coude et jetait un œil sur le groupe de femmes histoire de choisir celle qu’il aurait aimé voir lui tailler une turlute. Mais il avait ordre de ne pas quitter sa camionnette. Il maudissait et respectait la discipline militaire de « c’t’enculé de Bonner ».

— C’est un voyage d’affaires, avait précisé Bonner, un voyage dont nous aurions pu faire l’économie si Bricolo avait bien fait son boulot. Alors mon vieux Bricolo, c’est toi qui garderas la cargaison. T’es tricard de partouze !

À quoi cela servait-il de retrouver les autres bandes si on ne pouvait pas faire le con en leur compagnie ? Maudit voyage. Enfin… il ne pleuvait plus, c’était déjà ça.

Bricolo se releva à nouveau et vit qu’une nouvelle nana s’était joint au groupe. Quel châssis ! La fille semblait tout droit sortie de Penthouse ou d’un canard de ce style. Elle avait un petit quelque chose d’indien avec ses longs cheveux de jais. Mais quel corps de rêve ! Il la regarda faire des niches au bébé et caresser le visage de Cheryl que Lonnie avait salement amochée. Bricolo se demanda quel effet cela faisait de tabasser une femme.

L’Indienne avait pris le bébé dans ses bras et le baladait autour du feu. Puis il la vit passer derrière une tente et enfin détaler à toute vitesse vers les collines. Deux silhouettes descendaient déjà à sa rencontre.

— Hé, salope ! reviens ici ! hurla Cheryl.

Les autres femmes se mirent debout comme un seul homme. Bricolo sauta de sa camionnette et se lança à la poursuite de l’Indienne et du bébé. Il dégaina son Magnum du holster qu’il portait sous le bras. Il glissa, se rattrapa, mit un genou en terre et la fuyarde en joue. Mais non, merde ! C’était pas possible. S’il blessait le chiard Bonner ne manquerait pas de lui faire la peau.

Bricolo se releva et escalada la pente. Il vit l’Indienne remettre le gosse à une blondasse. Les kidnappeurs étaient déjà au sommet du sentier. Bon Dieu, mais c’est bien sûr ! se dit-il, il leur faudrait rejoindre la route principale et lui, Bricolo, connaissait un raccourci.

Comme il s’élançait dans le sentier il entendit des motos démarrer. Bien ! se dit-il, Bonner se décidait à prendre les choses en main mais pour une fois il arriverait après que lui, Bricolo, eut tout solutionné en solo. Il atteignit rapidement la jonction des deux sentiers et attendit. Les pleurs du bébé l’avertirent que les fuyards n’étaient plus très loin. Il leva son revolver à hauteur d’homme. Si le mec se pointait en premier il allait lui régler son compte sans les sommations d’usage.

Bricolo aperçut d’abord une ombre, puis un pied. Il releva le chien du revolver et visa à hauteur de poitrine. Il sentit une présence débouler vers lui. Il était temps de faire feu !

Mais un étau lui enserra la main et Bricolo sentit qu’on lui arrachait le revolver. Une poigne de fer lui enserra le cou et Bricolo se trouva face à la trouille de sa vie. Un objet contondant lui arriva en pleine figure lui brisant l’arête du nez. Sa tête bringuebala d’avant en arrière et il s’évanouit.

— Le mec à lunettes de soleil ! s’exclama Coyote. Mais c’est pas Dieu possible !

Fresher Menthol balança le corps inerte de Bricolo sur le bord du sentier. Il toisa l’Indienne et demanda :

— On se connaît ?

Sam dit :

— M. F. mais qu’est-ce que tu fous là ?

— Pas M. F., répondit l’autre, je m’appelle Menthol Fresher.

Il tendit le Magnum de Bricolo à Sam et dit :

— J’apprends à tomber sur le râble des gens par surprise.

Puis il aperçut le bébé.

— Ah ! ça y est ? Vous l’avez récupéré.

— Pas con ma ruse en fin de compte, fit Coyote.

— Mais qui êtes-vous ? redemanda Menthol.

— Je suis ton vieux pote, Coyote, répondit le Roublard en bombant sa poitrine de rêve.

Menthol se recula d’un pas pour mieux voir.

— T’as quelque chose de changé, non ? La coupe de cheveux ? C’est ça ?

— Faut filer, conseilla Calliope.

— Filer où ? demanda Menthol.

Calliope, prise de panique, regarda Sam ; Sam qui n’avait pas de solution.

— Filons au Montana ! lança Coyote. À la réserve crow. Lunettes de soleil, viens avec nous ! On va se fendre la gueule, tu vas voir.

Menthol se tourna vers d’où montait le grondement des motos.

— Ils ont presque atteint la route, dit-il. Je vais les retarder autant que je pourrai avec la Lincoln.

Ils marchèrent jusqu’à la Datsun. La limousine était garée juste devant.

— Je vais conduire, fit Sam. Cal, toi et Tortor, vous montez derrière.

Comme ils prenaient place dans la petite japonaise les phares des Harley éclairaient déjà au loin les arbres en lisière de la forêt. Menthol monta dans la Lincoln, démarra et libéra le passage pour laisser passer la Datsun.

Sam remit la voiture dans les ornières du chemin. Il roulait ni trop vite, ni trop lentement, de façon à ne pas s’embourber.

— Ça va derrière ? demanda-t-il à Calliope qui s’était lovée autour de Tortor.

— T’occupe ! Fonce !

Les motards étaient en vue à présent, Lonnie Ray en tête. Menthol alluma les longues portées de la limousine de manière à les aveugler. Il s’assura dans le rétro que la Datsun s’éloignait toujours, puis il commença à partir en marche arrière, tout doucement, en prenant soin d’occuper le milieu du chemin pour entraver l’avance des motos.

À l’approche de la limousine, Lonnie dégaina son pistolet et visa le pare-brise. Menthol se baissa et appuya sur l’accélérateur. La limousine sursauta et s’arrêta net : enlisée dans la boue à cause de son énorme poids. Lonnie sauta de sa machine sur le capot de la voiture, puis se hissa sur le toit pour tirer sur la Datsun.

Menthol, après avoir entendu un coup de feu, vit le canon du pistolet de Lonnie pointé sur lui à travers le pare-brise. Les autres motards, empêchés de passer, entouraient la limousine.

— Toi, l’agent secret de mes choses, t’as perdu, siffla Lonnie.

Il arma le chien de son arme.

— Dégage ta bagnole du chemin !

— T’as le droit de rêver, répondit Menthol.

Lonnie sauta à bas du capot et mit le canon de son arme sur la tempe de Menthol.

— J’ai dit dégage ce tas de ferraille du chemin !

— T’as qu’à le faire toi-même.

En disant cela Menthol ouvrit d’un coup sa porte, ce qui eut pour effet de projeter Lonnie dans le décor. Mais deux motards empoignèrent le géant et le jetèrent à terre. Menthol reçut un grand coup de botte dans les reins, un coup de poing dans l’estomac et enfin une pluie d’un tas de choses sur tout le corps. Il entendait la Datsun s’éloigner, ce qui lui arracha un sourire.

*

Sam, de retour sur l’asphalte, appuya à fond sur le champignon.

— Ça va derrière ? demanda-t-il. Tortor pleurait toujours. Sam redemanda

— Calliope, comment tu te sens ? Coyote pivota sur son siège vers l’arrière.

— Elle est blessée ! Y a du sang partout.

— Oh, merde ! elle est…

— Elle est morte, Sam, ajouta Coyote.