Chapitre 29

Chambardement

Sam tint le volant toute la journée et une partie de la nuit. Il s’arrêta enfin à un relais de routiers dans la banlieue de Sait Lake City. Depuis plusieurs heures, Coyote et Calliope ne dormaient plus. Personne n’osait rompre le silence. Calliope se sentait fort impressionnée par la présence de Coyote, surtout depuis qu’elle savait que c’était un dieu vivant. De son côté le Roublard regardait par la fenêtre et semblait perdu dans ses pensées. Il est sûrement en train d’imaginer comment expédier quelques âmes charitables supplémentaires dans les flammes de l’enfer, pensa Sam. De temps à autre l’un des trois osait un « Z’avez vu ce rocher ? Joli, non ? », bref, le genre de remarque qui pouvait s’appliquer à l’Utah tout entier. Puis le silence se réinstallait pour une demi-heure.

Ils entrèrent dans le restaurant et prirent place sur des tabourets autour d’un comptoir circulaire parmi quelques chauffeurs de poids lourds et un couple d’auto-stoppeurs un peu grunge. Une serveuse carrossée comme une barrique en uniforme de nylon orange leur versa du café sans leur demander s’ils en voulaient. Son badge précisait qu’elle s’appelait Arlène.

« Vous voulez casser une petite graine, ma poulette ? » demanda la barrique à Calliope avec un chaleureux accent du Sud à couper au couteau.

Pourquoi fallait-il, se demanda Sam, que quel que soit l’endroit où vous alliez, les serveuses de routiers parlent avec cet accent du Sud ?

— Z’avez du porridge ? demanda Calliope.

— Saupoudré de sucre brun ? ajouta Arlène en regardant par-dessus ses bésicles à la monture de pacotille.

— Ce sera parfait, répondit Calliope tout sourire.

— Et pour toi mon joli, qu’est-ce que ce sera ? demanda la serveuse à Coyote.

— À boire. Je veux un machin avec des parapluies et des épées.

— Hé ! mais t’es en territoire mormon ici ! répondit le tonneau orange.

Coyote interrogea Sam :

— Territoire mormon ? C’est quoi cette connerie ?

— Les Mormons sont installés partout dans le coin. C’est eux qui affirment que Jésus est venu visiter les Indiens à son retour du Royaume des Morts.

— Ah, lui ? Je m’en souviens bien de ce mec. Un grand, avec de la barbe. Une fois, il avait monté un spectacle d’enfer où il mourait et ressuscitait. Ha, ha, ha, c’était un marrant ce gars-là. Il a essayé de m’apprendre à marcher sur l’eau. Tu sais que j’y arrive bien ? Surtout en plein hiver.

Arlène se fendait la pipe.

— À mon avis, au point où t’en es, toi, tu devrais pas reboire tout de suite. Tu veux pas des œufs au bacon plutôt ?

— Deux ! trancha Sam. Les œufs, pas trop cuits.

Sam regarda Arlène s’activer derrière son comptoir, flirtant avec un chauffeur comme une entraîneuse de saloon, en maternant un autre comme une mère poule. Il la surprit glissant subrepticement un gâteau à la cannelle au petit auto-stoppeur fauché comme les blés avant de lui arranger le coup avec un chauffeur bourru comme un cow-boy qui partait dans la direction recherchée. Tantôt Arlène pouvait jurer comme un charretier et l’instant d’après rougir comme une pucelle et tous les clients voyaient arriver devant eux, en un temps record, exactement ce qu’ils avaient commandé. Sam réalisa qu’il avait face à lui une représentation de la Bonté même. Il se dit qu’il avait l’œil pour remarquer ce genre de personnage. Et lui ? Que valait-il exactement ?

Il se tourna vers Calliope à l’instant même où une cuillérée de porridge lui glissait sur le menton.

— On va réussir, lui dit-il. On va le ramener.

— Oui, je sais.

— T’en es persuadée ?

Elle hocha la tête puis s’essuya le menton à l’aide d’une serviette en papier.

— C’est ça le véritable problème avec l’espoir, ajouta la jeune femme. Si tu le laisses grandir trop longtemps, il finit par se transformer en foi.

Elle reprit du porridge.

Sam ne put éviter un sourire. Partageait-elle son optimisme ?

— T’es déjà allée dans le Dakota du Sud avec Lonnie ? Tu penses que ce sera facile de le trouver ?

— Une fois, je l’ai accompagné à la grosse concentration d’été. Ils ne se mélangent pas avec les autres motards. Ils louent un champ dans les collines à un fermier. C’est là que toutes les bandes de Hell’s Angels se retrouvent.

— Tu saurais retrouver l’endroit ?

— Je crois. Il n’y a qu’un chemin qui y mène. Comment on fera pour ramener Tortor ?

— Ben, je crois que si on leur demande poliment de nous le rendre ça risque de pas marcher.

— Ils ont des flingues, tu sais. Ils passent leur temps à se soûler la gueule et à faire des concours de tir.

Coyote intervint :

— On attend qu’ils dorment, on s’introduit dans leur camp et on compte un coup.

— L’ennui c’est qu’ils ne dorment jamais vraiment. Ils baisent et picolent tout le week-end sans s’arrêter.

— Alors faudra ruser.

— Je m’attendais à ce que tu dises ça, répondit Sam. Il pivota sur son tabouret et regarda par la fenêtre, vers les pompes à essence. Il vit une longue limousine noire de marque Lincoln s’y arrêter.

*

Sam se réveilla à la place du mort. La Datsun était garée sur le bord de la route. Les phares éclairaient la campagne. Il n’y avait personne derrière le volant. Coyote, recroquevillé sur la banquette arrière grogna et leva la tête.

— Qu’est-ce qu’il se passe ?

— J’sais pas.

Sam chercha Calliope. Dehors il pleuvait.

— P’t’êt’qu’elle est sortie pisser, avança Coyote. Elle est là-bas, ajouta-t-il en montrant la fille près d’une clôture de barbelé derrière laquelle se tenait un veau.

Sous les yeux de sa mère, la bête s’acharnait à tirer sur quelque chose.

— Le veau, il a la queue prise dans le barbelé, dit Coyote.

Sam sortit sous la pluie battante juste à l’instant où Calliope terminait de libérer le pauvre animal qui aussitôt bondit près de sa mère.

— J’y suis arrivée ! cria Calliope.

Elle fit signe à Sam de remonter dans la voiture et regagna elle-même sa place.

— J’avais pas le choix. Il avait l’air si pitoyable.

— Ouais, je vois, fit Sam en rigolant, t’as fait ta B.A. pour un de tes copains de la prairie, c’est ça, hein ? Bon, c’est pas tout ça, mais tu sais où on est rendus ?

— On y est presque. Y a eu une bagnole qui nous a suivis pendant un sacré bout de temps. Mais j’ai fini par la semer.

Calliope relança la voiture, passant les vitesses comme un pilote de rallye. Sam regardait l’aiguille du compteur monter à toute allure quand une lumière clignotante attira son attention.

— C’était quoi ce truc-là ?

— L’unique stop de Sturgis, répondit Calliope.

— On est déjà arrivés ? s’étonna Sam. Mais il fait encore nuit noire.

— On est plus qu’à quelques bornes de la ferme. Sam, si un flic m’a vue brûler le stop et qu’il veuille m’arrêter, tu diras que c’était toi qui tenais le manche, d’accord ? Je te dis ça parce que je suis sous le coup d’une suspension de permis. Mais faut pas en vouloir à cette bagnole parce qu’elle roule beaucoup mieux qu’elle ne s’arrête.

Sam consulta sa montre, surpris de tout le chemin qu’ils avaient parcouru depuis que Calliope avait pris le volant.

— Mais c’est pas possible ! T’es jamais descendue en dessous de cent soixante !

— La dernière fois qu’ils m’ont gaulée, je suis allée en taule. Trois mois que j’ai fait. Ils m’ont appris le boulot de manucure.

— T’as fait trois mois de cabane pour un excès de vitesse ?

— J’étais pas la seule dans ce cas-là. Et puis, c’était pas si dur que ça. J’ai obtenu mon diplôme de manucure. En taule, on apprenait surtout à écrire amour et haine sur les ongles de chaque main. J’aurais pu faire carrière dans le métier mais je supporte par l’odeur du vernis, ça me donne des maux de tête.

Coyote retira la couverture de Tortor qui obstruait le trou dans le pavillon arrière.

— Y a bien une bagnole qui nous suit mais c’est pas les flics.

Sturgis n’était que le trou du cul du monde. Imaginez un panneau stop clignotant avec deux ou trois bricoles autour. Calliope traversa le bled et prit une petite route sinueuse qui menait vers les Black Hills.

— On est plus qu’à deux minutes du chemin qui mène à la ferme où les Hell’s louent leur champ. Quand on sera sur le chemin, il ne restera plus que deux bornes à parcourir.

— T’éteindras les phares dès qu’on sera sur le chemin, commanda Sam. On fera la moitié en voiture et le reste à pied.

Calliope obliqua vers un étroit chemin de terre qui serpentait au milieu d’une forêt de pins au garde-à-vous. Le chemin était en sale état, de profondes ornières gorgées d’eau faisaient faire des embardées à la petite voiture dont le bas de caisse toucha le sol à plusieurs reprises.

— Essaie de rester à la même vitesse, conseilla Sam. N’accélère pas ou les roues vont cirer et on va s’embourber. Putain, on y voit rien du tout.

— C’est à cause des arbres, dit Calliope. Plus loin il y a une clairière. C’est là qu’ils campent habituellement.

Sam scrutait l’obscurité. Il devina une entrée de champ sur sa droite.

— Arrête-toi, ordonna-t-il.

Calliope obéit.

— O. K., dit Sam, allume les veilleuses, juste une seconde.

Ce que fit Calliope.

— Bon, y a bien une entrée de champ. Tu vas reculer la voiture pour faire demi-tour.

— On abandonne si près du but ? questionna Coyote.

— Non, mais s’il faut qu’on détale à toute vitesse, la voiture sera déjà dans le sens de la marche.

Il sortit de la Datsun et guida Calliope dans sa manœuvre.

— On va marcher maintenant, conclut Sam.

Les deux autres descendirent de la voiture et tous les trois, évitant les flaques d’eau, se mirent en route vers le camp des Hell’s Angels. L’air, humide et froid, sentait le feu de camp et les aiguilles de pin. Quand la lune apparut à travers les ramures, ils virent la condensation de leur respiration.

Calliope dit « Attendez-moi, je reviens » avant de retourner vers la voiture. Elle revint les bras chargés de la couverture de Tortor.

— Il la voudra sûrement.

Sam se fendit d’un sourire. Il savait que Calliope ne pouvait voir son visage. Faut jamais partir affronter des motards armés jusqu’aux dents sans couverture, pensa-t-il.

Coyote et Lapin

Ceci est une très ancienne histoire. Une nuit, Coyote et son ami Lapin, cachés dans les sous-bois d’une colline surplombant un camp, regardaient des jeunes filles danser autour d’un grand feu.

« J’irais bien leur rendre visite, dit Coyote.

— Non, tu n’iras pas, répondit Lapin. Elles savent trop bien qui tu es.

— Peut-être pas, mon petit, peut-être pas. Je vais y aller déguisé.

— Mais elles laisseront jamais un homme s’approcher d’elles, dit Lapin.

— Mais je vais pas me déguiser en homme, répondit Coyote. Tiens, garde-moi ça.

Coyote se défit de son pénis qu’il remit à Lapin.

— Quand je reviendrai dans le bois, je t’appellerai et tu me le rendras. »

Puis Coyote se changea en vieille femme et descendit vers les jeunes filles.

Il dansa avec elles, s’amusa à les pincer et à les tapoter sur le derrière.

— Oh, Grand-Mère, disaient-elles, tu as l’air bien malin. Tu ne serais pas ce vieux roublard de Coyote par hasard ?

— Je ne suis qu’une vieille femme, dit Coyote. Tenez ! Touchez là.

L’une des filles mit la main sous les jupes de Coyote et dit :

— Elle a raison ; c’est rien qu’une vieille femme.

Coyote s’adressa à deux des plus belles filles.

— Allons danser dans les bois.

Il dansa avec elles dans les bois, s’amusa à les chatouiller et les entraîna dans une folle sarabande. Il les pelota sous leurs jupes et elles firent :

— Dis donc Grand-Mère, qu’est-ce que tu fais là ?

— Lapin ! Viens par là ! appela Coyote.

Mais il n’obtint pas de réponse.

— Attendez-moi les filles. Je reviens.

Il parcourut les sous-bois à la recherche de Lapin, mais ne le trouva nulle part. Il alla d’une colline à l’autre. En vain. Coyote était très excité et aurait bien aimé coucher avec les filles, mais sans pénis, comment faire ?

Au lever du jour, les filles appellèrent :

— Grand-Mère ! On ne peut plus attendre. Il faut qu’on rentre.

Coyote arpentait toujours les collines en jurant.

— Ce foutu Lapin, je vais lui écrabouiller la gueule pour m’avoir volé mon pénis.

Puis il croisa trois autres jeunes filles bien excitées qui sortaient des sous-bois. Il entendit l’une d’elles dire :

— Il était si petit mais il avait un machin si énorme que j’ai bien cru qu’il allait m’éclater la chatte.

Coyote courut dans la direction d’où venaient les jeunes filles et tomba sur Lapin en train de fumer une cigarette.

— Je vais te tuer, fumier de voleur ! hurla Coyote.

— Mais calme-toi Coyote. Sais-tu que je les ai baisées toutes les trois et qu’à quatre reprises chacune je les ai fait crier de plaisir ?

Coyote se sentait si las après une nuit passée à danser et chatouiller les demoiselles qu’il se radoucit et fit :

— Vraiment ? Quatre fois chacune ?

— Ouais mon vieux. Quatre fois chaque, répondit Lapin en rendant son pénis à Coyote.

— Tu sais quoi ? J’ai l’impression que j’y étais. T’as pas une tige ?

— Si, j’ai ça, répondit Lapin. Dis-moi, ce soir, tu vas avoir besoin de ton pénis ?

Coyote se mit à rire. Il resta longtemps à fumer avec son ami Lapin pendant que ce dernier lui narrait par le menu ses aventures de la nuit passée.