Chapitre 20

Plus jamais ça

Santa Barbara

 

 

C’est avec une tasse de café que Gabrielle accueillit Sam au bureau.

— Monsieur Hunter, j’aimerais vous présenter mes excuses pour ce qui s’est passé hier. Je ne sais vraiment pas ce qui m’est arrivé.

— Ne vous en faites pas, c’est oublié.

— J’espère que vous êtes venu à bout de vos difficultés domestiques ?

Sam ne désirait pas entamer une conversation avec Gabrielle qu’il considérait encore comme une aimable vipère.

— C’est réglé, répondit Sam. Des appels pour moi ?

— Seulement M. Aaron.

Gabrielle vérifia sur son agenda.

— Il souhaiterait vous voir dans son bureau si ce n’est trop vous demander.

— Ce sont les mots qu’il a employés ?

— Oui, Monsieur. Textuellement.

— Eh ben ! Aurions-nous eu la visite de la fée Carabosse ?

Gabrielle revérifia son agenda.

— Non, pas de trace de son passage.

Sam sourit et s’engagea dans le couloir. Gabrielle lui conseilla d’entrer sans frapper dans le bureau d’Aaron qui se leva quand il aperçut Sam un sourire aux lèvres.

— Sammy, mon garçon. Assieds-toi. On a des choses à se dire.

— Quarante pour cent pour moi auxquels nous ajouterons les intérêts. Tu conserves le bureau. Je débarrasse le plancher. Voilà, j’ai tout dit. À toi de parler.

Aaron balaya tout ce que Sam venait de dire :

— Mais tout est arrangé. L’avocat de Cochran a appelé. Il n’y aura aucune poursuite judiciaire. Toi et moi sommes nickel chrome maintenant.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

Sam savait qu’il aurait dû sauter de joie à l’annonce d’une telle nouvelle, mais il se sentait terriblement mal à l’aise. Une fraction de seconde il fut tenté de renoncer à toutes ses exigences. Alors, que s’était-il passé ?

— J’en sais rien. Ils se retirent. C’est tout. Tu auras des excuses écrites au courrier de demain. Tu sais Sam que je n’ai jamais douté de ta sincérité. Pas une seconde !

— Dis-moi, Aaron, t’as parlé à Spagnola aujourd’hui ?

— Deux, trois mots, rien de plus. Il m’a dit qu’il était salement amoché, avec une tonne de médicaments à avaler. Mais j’en crois pas un mot. C’est le genre de type qu’il vaut mieux éviter, tu sais.

Sam sentait la colère le gagner. Ainsi Aaron pensait qu’il pouvait se comporter comme si rien ne s’était passé. Bientôt, mais pas tout de suite, il obtiendrait quarante pour cent et intérêts en sus.

— T’es vraiment qu’une merde, Aaron. Et ça ne me surprend plus. Je croyais qu’on était copains mais quand j’étais mal, t’as tout fait pour m’enfoncer davantage.

— Tu peux pas dire ça. On est toujours copains.

— D’accord ! Alors puisqu’on est amis tu me fais préparer tous les papiers pour mercredi. Par la même occasion tu prendras à ton compte les frais d’enregistrement notarié. J’te rassure : c’est déductible des impôts. Et si le dossier n’est pas prêt mercredi, tu devras m’en expliquer les raisons par écrit.

Sam sortit du bureau. Aaron chercha à le retenir :

— Mais tout cela peut attendre, Sammy.

— Non ! Moi je ne peux plus attendre.

Sam passa devant Julia qui, curieusement, évita de lui sourire. Tiens ? Qu’est-ce que je lui ai fait ? pensa-t-il.

Quand il entra dans le bureau de Gabrielle il la découvrit à nouveau collée à son fauteuil, dans un rare état d’essoufflement, les yeux révulsés et la robe relevée jusqu’aux oreilles.

— Gabrielle… Encore ?

Elle lui montra la porte du bureau. Sam l’ouvrit, jusqu’à la replier totalement contre le mur, ce qui dérangea le corbeau perché sur la patère de cuivre. Sam eut un mal de chien à renoncer à plumer l’oiseau de malheur.

— Mais bordel de merde ! Je t’ai déjà dit de foutre la paix à ma secrétaire, hurla Sam, le poing levé. Et pendant qu’on y est, tu peux me dire quel souk t’es allé foutre à Motion Marine pour qu’ils renoncent à nous poursuivre en justice ? Tu peux pas me laisser tranquille deux minutes ?

— Mais pourquoi t’en prends-tu à c’t’oiseau ?

La voix venait de derrière. Sam pivota, le poing toujours levé et menaçant.

Coyote se tenait debout, près du fax, dans le coin opposé du bureau. La colère de Sam se transforma en une énorme surprise. Il regarda l’oiseau, puis Coyote, à nouveau l’oiseau, et demanda :

— Qui c’est lui ?

— Un corbeau, apparemment, répondit Coyote qui s’intéressait au fax. C’est quoi ce bouton, là, marqué « Réseau » ?

Sam qui fixait encore l’oiseau répondit machinalement :

— Ça permet d’envoyer le même message dans toutes les agences dont nous représentons la société.

— Ah ? C’est comme des signaux de fumée ?

— Hein ?

Sam laissa tomber son poing et courut vers le fax. Trop tard. La machine avait déjà avalé le message. Il arracha la feuille et eut les yeux exorbités quand il découvrit ce qui y était imprimé. Visiblement, Coyote s’était allongé sur la machine pour obtenir cette image.

— Quoi ? T’as fait ça ? T’as faxé ton pénis ? Mais tu sais pas que la machine imprime automatiquement mon nom sur chaque envoi ?

— Tu devrais être content. Toutes les secrétaires de toutes les agences de toutes les sociétés que vous représentez vont avoir la plus haute opinion de toi. Naturellement, faudrait pas qu’elles te voient à poil pour de vrai…

Le corbeau poussa un cri rauque et Gabrielle annonça :

— Monsieur Hunter, il y a un monsieur de la police qui souhaiterait vous parler.

Sam tendit à Gabrielle une copie de ce que venait de taxer Coyote :

— Tenez ! La photo de votre amant.

Un type d’origine hispanique, sec comme un coup de trique, vêtu d’une veste sport en tweed, écarta Gabrielle pour s’introduire dans le bureau.

— Monsieur Hunter, je suis le lieutenant Alphonse Rivera de la brigade des stups de Santa Barbara. J’aimerais vous poser quelques questions.

Il tendit à Sam une carte de visite décorée d’un badge doré en relief mais ne proposa pas sa main à serrer.

— Les stups ?

Sam jeta un œil à Coyote, pensant qu’il se serait volatilisé. Mais non ! Il campait près du fax. Sur le portemanteau le corbeau croassa.

— Bel oiseau que vous avez là, fit remarquer Rivera. Je crois savoir que certains sont capables de parler.

Le policier s’avança vers l’oiseau.

— Mort aux vaches ! lui lança le corbeau.

— Il est pas à moi, s’empressa de préciser Sam. Il est à…

Sam regarda autour de lui. Gabrielle était partie, alors il dit désignant Coyote :

— Il est à ce monsieur.

— Monsieur comment ? renchérit Rivera en détaillant l’Indien.

— Coyote.

Surpris, Rivera leva un sourcil et prit son calepin dans sa poche intérieure.

— Monsieur Hunter, j’aurais quelques questions à vous poser, relatives à ce qui s’est passé lors de votre visite à Motion Marine il y a deux jours. Souhaitez-vous que nous nous voyions en tête à tête ?

— Oui, je préférerais, répondit Sam.

Il dit à Coyote :

— Tu peux nous laisser seuls ? Et emmène ton oiseau.

— Salaud de fasciste, croassa le corbeau.

— Je crois que je vais rester, ajouta Coyote.

Sam était à deux doigts de la crise de nerfs. La sueur lui perlait au front. Il se reprit et se tourna vers Rivera :

— Nous pouvons parler en présence de M. Coyote.

Rivera poursuivit :

— Monsieur Hunter, vous aviez rendez-vous avec M. Cable à dix heures ; c’est ça ?

— Oui. Et je suis resté à peu près une heure.

— Moi aussi, j’étais là, crut bon de préciser Coyote.

Rivera se tourna vers lui.

— Mais en quel honneur y étiez-vous, monsieur Coyote ?

— Je collecte des fonds pour morfine.

— Morphine ! cria le corbeau.

— La morphine ? s’étonna Rivera.

— Ouais, la Mouvance Révolutionnaire des Forces Indiennes Nationalistes Exaspérées.

Rivera griffonna sur son calepin.

Sam demanda :

— Mais quelle relation avec les stups ?

Le lieutenant expliqua :

— Nous pensons qu’un individu a versé des substances hallucinogènes dans le café chez Motion Marine. Il y a deux jours M. Cable s’est plaint d’avoir été agressé par quelqu’un dont le signalement ressemble fort à celui de M. Coyote. M. Cable a tout de même fait une crise cardiaque.

Coyote le coupa :

— Je lui ai simplement demandé si sa société accepterait de sponsoriser notre mouvement. Il a décliné mon offre et je suis parti.

Tout en parlant Coyote avait à nouveau glissé la photocopie de son sexe dans la fente du fax. Il hésita entre plusieurs touches et appuya sur celle indiquée « Inspecteurs d’assurances ».

— Non ! Pas ça ! cria Sam en plongeant à travers le bureau pour annuler le message.

Trop tard. Il se tourna vers Rivera et prétexta :

— J’ai oublié de signer ce document.

Il fit la grimace et chercha à reprendre ses esprits.

— Je pensais à un truc, dit-il. Nous sommes là tous les trois, un Indien, un policier et un courtier en assurances. Il nous manque plus qu’un maçon pour faire les Village People.

Rivera ne releva pas.

— Quand vous étiez chez Motion Marine, monsieur Hunter, avez-vous bu du café ?

— Du café ? Non.

— Et de l’eau à la fontaine rafraîchissante ?

— Non. Mais je ne comprends pas…

— Aujourd’hui, nous avons trois personnes de chez Motion Marine qui prétendent avoir croisé un ours polaire dans les couloirs.

Sam jeta un bref regard à Coyote.

— Un ours polaire ? s’étonna-t-il.

— Nous pensons, reprit Rivera, que quelqu’un aurait pu verser du LSD dans le réservoir de la fontaine. Nous procédons à des tests sur l’eau et le café. Nous faisons le tour de tous les gens qui sont passés là-bas depuis deux jours. Vous n’avez remarqué personne au comportement étrange quand vous y êtes allé ?

— Vous savez, je n’ai vu que Cable et sa secrétaire, répondit Sam.

Rivera referma son calepin.

— Bien. Je vous remercie de m’avoir reçu. Si vous êtes l’objet de curieuses réactions ou si vous vous mettez à voir des choses bizarres, appelez-moi.

Rivera tendit sa carte à Coyote.

— C’est aussi valable pour vous monsieur Coyote.

— Cabron {2}, fit le corbeau.

— Ah ! Mais c’est qu’il parle aussi espagnol, commenta Rivera. Très intéressant.

Et il prit congé.

« Agence de publicité de Santa Barbara » lut Coyote sur la touche du fax avant de l’enfoncer. Et la machine se mit à ronronner. Sam tenta de courir vers le fax, y renonça et se laissa choir dans son fauteuil. Pendant quelques instants il se massa les tempes des deux mains.

— Si ce flic se met à fouiller dans ma vie, je suis mûr pour la taule, pensa Sam à haute voix. Tu sais tout ça, n’est-ce pas ?

— Mais c’est toi qui voulais retrouver ta vie d’avant.

— Mais c’est quoi cette histoire d’ours polaire ?

— Laisse tomber. Tu voulais retrouver ta vie d’avant, c’est ça l’important, non ?

— Je me suis trompé.

Ça lui fit du bien de dire cela. D’être enfin honnête avec lui-même. Il rêvait d’une nouvelle vie.

— Je voudrais seulement ne plus te voir.

— Mais je m’en vais, fit Coyote. La fille aussi d’ailleurs.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

Sur la chemise de Coyote, les plumes virèrent du rouge au noir et ses doigts devinrent de grosses ailes. Le Coyote devint corbeau en une fraction de seconde. Il s’envola, quitta le bureau par la porte, emmenant l’autre corbeau dans son sillage.