Chapitre 9

La persévérance est mère des apparitions

Pays des Crows – 1967

L’aube se faisait attendre. Aucune maison, aucun magasin de la réserve Crow n’était encore éclairé. Pokey roulait à travers la ville endormie au volant de sa vieille camionnette, Samson somnolent à ses côtés.

— C’est encore loin là où je vais faire mon jeûne ? demanda le garçon.

— Deux petites heures pour un Crow.

Pokey rigola en jetant un regard à son neveu, puis il s’enfila un gorgeon de sa flasque de whisky. Lui et Harlan avaient picolé toute la nuit suivant la cérémonie où Samson avait été admis dans la hutte à sudation. Il avait bien du mal à rouler droit. Samson avait la trouille. Sa tête bringuebalait de droite et de gauche à chaque fois que Pokey touchait le talus et donnait un sérieux coup de volant pour regagner l’asphalte.

— Hé ! Pokey. Tu pourrais pas ralentir un peu ?

— On va pas si vite que ça.

Samson voulut vérifier le compteur de vitesse mais comme toutes les autres fonctions du tableau de bord il ne fonctionnait plus. Pokey remarqua le coup d’œil du garçon et dit :

— Arrête d’avoir peur ! J’ai vu ma mort en rêve. Je sais que je finirai tué par une balle. Et pas à côté de cette camionnette pourrie. Alors tu vois, t’as aucune crainte à avoir. On peut rouler à n’importe quelle vitesse.

— Et ma mort à moi ? demanda Samson.

— Tu la connais pas ? Tu l’as pas déjà vue en rêve ?

— Jamais.

Intrigué, Pokey se mit à regarder Samson.

— T’es sûr que tu l’as jamais vue ?

— Jamais, répéta Samson dont la déglutition devenait difficile.

— Imagine que j’me foute la gueule en l’air, tu s’rais en droit de penser que j’t’ai bien baisé, non ?

Il recommença à faire des embardées. Son corps se déportait contre l’épaule de Samson chaque fois que la camionnette partait en dérapage.

— Quelle merde de rouler avec des pneus aussi lisses que la peau de mon cul ! Mais t’fais pas de mouron, mon gars, j’te promets qu’à la prochaine Danse du Soleil, j’prierai pour ton salut.

— Arrête ton cinéma, Pokey ! dit Samson en rigolant au moment où son oncle se penchait à nouveau vers lui.

— Allez, rendors-toi, gamin. Arrange-toi pour rêver que tu crèveras en train de niquer une bonne femme. Y a que ça de vrai !

— Pokey, merde, fais gaffe quand même !

Samson, mort de rire, se retrouva cul par-dessus tête. La camionnette venait de partir en tête à queue. Pokey freinait et débrayait en même temps pour accentuer les embardées. À chacune d’elles la tête de Samson manquait de se détacher du reste du corps.

— Noircis-toi le visage, Samson Chasseur Solitaire, gueula Pokey, c’est un bon jour pour mourir !

Puis il s’arc-bouta sur les freins et la camionnette finit par s’arrêter en travers de la route après une longue glissade. Samson se trouva projeté sous le tableau de bord parmi des bouteilles de bière et de soda vides. Rigolant toujours comme un bossu, il refit surface et entreprit de boxer l’épaule de son oncle. Pokey lui emprisonna les mains et lui fit signe de se taire.

— Regarde, dit Pokey, en montrant du menton l’avant de la camionnette.

Samson regarda dans la direction indiquée et vit un énorme bison en train de traverser la route.

— Mais d’où y sort ? demanda Samson comme l’animal quittait le faisceau des phares.

— ’Doit faire partie du troupeau de Yellowtail. Z’en ont quèques-uns là-bas.

— Heureusement que tu l’as vu à temps.

— Mais j’l’avais pas vu ! Il est beaucoup trop sombre. J’ai freiné pour faire le con.

— On a eu du bol, alors, fit Samson avec gravité.

— Pas du tout ! Je t’ai dit qu’on craignait rien. Y serait temps que t’arrêtes d’avoir la trouille des choses qui se sont pas encore produites. À quoi ça sert que je t’aie offert une vision sinon ?

Pokey embraya la première. Ils roulèrent tout un moment en silence bercés par le bruit de ferraille de la vieille camionnette. Le jour perçait. Maintenant le garçon pouvait distinguer les nouvelles feuilles qui s’agitaient sur les branches ainsi que les bourgeons éclosant sur les peupliers de Virginie. Il se réjouit que son épreuve initiatique ait lieu en cette saison du renouveau. Sans doute ne ferait-il encore pas trop chaud et qu’il ne connaîtrait rien d’autre que cette lionne douceur printanière.

— Dis-moi Pokey, et quand j’aurai soif, qu’est-ce que je ferai ?

Pokey se siffla une longue gorgée de whisky avant de répondre.

— Tu prieras pour accepter ta souffrance et un messager spirituel viendra te donner un coup de main.

— Hum… Suppose que je meure. Qu’est-ce que je fais ?

— Mais tu mourras pas. Quand la douleur deviendra intolérable tu basculeras dans le monde des Esprits. Tu te verras emprunter d’abord un trou dans le sol, puis un long souterrain. Enfin, tu te retrouveras baigné de lumière. Tu seras arrivé. Tu n’auras plus ni faim ni soif. T’auras plus qu’à attendre que ton esprit totem vienne te voir.

— Et si y vient pas ?

— Tu retourneras dans le tunnel et tu le chercheras. Autrefois, je te parle du temps où il y avait encore des millions de bisons, on ne pouvait pas partir combattre tant qu’on n’avait pas rencontré son esprit ou bien alors les gens t’appelaient Chien Fou Qui Veut Mourir.

— C’est quoi encore c’te salade ?

— Le guerrier passait pour tellement cinglé, tellement triste, qu’on aurait dit qu’il voulait rencontrer l’ennemi uniquement pour se faire descendre.

— Et mon père, Pokey, c’était pas un de ces cinglés ?

Pokey lâcha d’abord un sourire et continua à regarder droit devant lui empreint d’une grande et soudaine mélancolie.

— Ça porte malheur de parler de lui. Mais sache qu’il ne voulait pas mourir. C’est arrivé un soir, au retour d’un match de basket. Il avait un peu trop picolé et il roulait juste un peu trop vite.

Ils passèrent le village de Lodge Grass où la seule activité, à part les chiens qui s’entraînaient à aboyer, était ce petit groupe de ranchers occupés à siroter du café dans la graineterie. À la sortie du village, Pokey obliqua sur une route boueuse, direction plein est, droit sur le soleil levant et le massif du Loup. Quand ils attaquèrent la montée, la route devint quasi impraticable avec ses ornières gorgées d’eau. Pokey engagea le crabot et la camionnette avança alors à une allure de tortue. Après une demi-heure de ce supplice qui mettait les reins à mal, Pokey s’arrêta sur un terre plein, entre deux sommets.

De leur nid d’aigle, ils apercevaient vers l’ouest la route de Lodge Grass et puis plus au loin, vers l’est, les vertes prairies de la réserve des Cheyennes du Nord. De tous côtés, des pins au tronc droit comme un i bordaient les montagnes. À mesure que l’on regardait vers le sommet, la végétation devenait de plus en plus aride, remplacée par des masses rocheuses où ne poussaient plus que quelques yuccas et de singulières touffes de sauge et d’herbe à bison.

— C’est là ! fit Pokey en montrant un tas de rochers de la taille d’une voiture et situé à environ cinquante mètres de la route. C’est là que tu vas jeûner. Je t’attendrai de l’autre côté du chemin. T’auras le droit de venir me voir qu’à deux conditions : si t’es vraiment dans la merde ou si t’as eu ta vision.

Pokey prit un sac qui traînait sur le tapis de sol de la camionnette. Il le tendit à Samson à travers la vitre.

— Dedans, y a une couverture. Et des feuilles de menthe. Faudra en mâcher que si t’as vraiment soif et que tu peux plus tenir. Vas-y maintenant. Moi je vais aller prier pour que ça marche.

Comme il gagnait l’amas de rochers, Samson sentit une énorme boule d’angoisse lui monter dans la gorge. À quoi sert tout cela si tu dois en crever de faim ou de soif ? Franchement, à quoi tout cela pouvait bien mener ? Il aurait de loin préféré être en classe. Il n’y avait rien de rigolo dans ce qui l’attendait. Et Pokey ? À quel jeu jouait-il en s’entourant de tant de mystère ? Pourquoi ne ressemblait-il pas à Harlan ? Ou mieux, tiens ! à Ben Cartwright, le patron du ranch dans le feuilleton à la télé.

Le garçon arriva à l’endroit où il devrait subir son jeûne, près des restes d’un feu de camp à flanc de montagne abrités d’un énorme rocher. Samson s’assit face au soleil qui était devenu une énorme boule de feu orange posée à l’est, sur la ligne d’horizon.

Il eut une pensée pour Grand-Mère restée à la maison. Il la voyait en train de remplir les bols de céréales, sortir du frigo l’insuline de la petite cousine Alice, préparer la seringue et tout vérifier pour le départ des gosses à l’école. Oncle Harlan devait siroter son café et réclamer le silence de tous à cause de sa gueule de bois. Les tantes devaient sortir les couvertures du sauna, les plier et les charger dans la camionnette de Harlan pour qu’il les emmène à la laverie automatique. Normalement, Samson aurait dû être en train de se chamailler avec ses cousins Harry et Festus ou de mentir à Grand-Mère : « Si, si, je t’assure, j’ai bien fait tous mes devoirs. Pas de problème ! » Il aurait voulu être parmi les siens, pas ici, seul, au milieu de nulle part. Depuis qu’il était né, il n’avait jamais ressenti un tel sentiment de solitude. Et franchement, il n’appréciait pas du tout.

Il tenta de se concentrer sur le monde des Esprits. Avec un peu de chance, il pourrait peut-être l’atteindre assez rapidement, tomber sur un esprit totem qui lui conviendrait et retourner vers la camionnette. Resterait plus à Pokey qu’à le descendre à Lodge Grass lui payer un Coca. Comme disait souvent Oncle Harlan : « Pas vu, pas pris. Et tout le monde est content. »

Samson essaya d’imaginer ce trou dans lequel il devrait pénétrer pour atteindre le tunnel qui le mènerait au monde des Esprits. Il n’y parvint pas. Alors il se décida à prier.

— Ô Grand Esprit, Ô Terre Mère, pria-t-il en langage crow, écoutez ma prière. Aidez-moi à avoir une vision pour que je puisse retourner à la maison au plus vite.

Il attendit. Rien ne vint. Alors il se concentra à nouveau sur l’entrée du tunnel.

Au bout de deux bonnes heures il n’en pouvait plus de se concentrer. Son esprit prit la tangente. Samson pensa au ranch du feuilleton télé, à son école, à la planète Krypton, au snack-bar de la réserve, au McDo à Billings, au sous-sol humide du collège de Lodge Grass où Harlan l’avait emmené visionner des films en noir et blanc montrant son père en train de jouer au basket. À quoi pouvait bien ressembler son père, d’ailleurs ? Et sa mère aussi ? Elle qui était morte quand il n’avait que deux ans. « Le foie », lui avait expliqué Harlan. Et personne ne lui avait plus jamais parlé des disparus. Samson essaya de toutes ses forces de se rappeler à quoi pouvait bien ressembler sa mère. Rien ne vint. Seulement l’image de sa grand-mère et celles de ses tantes. Alors il se sentit encore plus seul.

Il pensa un instant à s’inventer une vision. Il irait voir Pokey, lui dirait qu’il avait eu sa vision et rencontré son esprit totem. Pokey n’aurait alors plus qu’à lui montrer comment confectionner un sac d’amulettes et ils pourraient rentrer à la maison. Pourquoi ça ne marcherait pas ? Il se dit que le faucon lui ferait un bel animal totem. Il ne connaissait rien aux pouvoirs associés au faucon mais ils étaient sûrement d’une grande utilité. Sauf, naturellement, si vous éleviez des poules ou des pintades.

Samson grimpa au sommet de la colline et se mit à appeler :

— Pokey ! Pokey ! J’ai eu ma vision. J’ai vu mon esprit totem !

Le garçon déboula sur la route. La camionnette avait disparu. Il chercha plus haut, plus bas, alla voir sur l’autre versant de la colline : rien ! Pokey s’était tiré.

Samson sentit ses lèvres trembler et des larmes lui envahir les yeux. Il tomba le cul dans la boue, secoué de sanglots. Il se cacha le visage entre les genoux et pleura jusqu’à en avoir mal à la gorge. Quand il eut atteint le fond de sa détresse, il releva la tête et s’essuya les yeux d’un revers de main.

Pourquoi Pokey l’avait-il abandonné ? Peut-être était-il redescendu s’acheter de la bière ? Peut-être même lui remonterait-il un Coca ? Samson réalisa à quel point il avait soif. Le soleil avait escaladé le ciel et il faisait rudement chaud à présent. Le garçon chercha du regard une place à l’ombre. Il n’y avait rien d’autre à part celle des rochers. Et de là-bas il ne verrait pas la route. Alors il préféra s’asseoir sur une pierre sur le bord de la route. En plein soleil.

Pendant les deux heures qui suivirent, Samson mâchonna toutes ses feuilles de menthe. Quand il n’y en eut plus, il se mit à sucer un caillou pour produire de la salive. Il passa le temps à dessiner sur le sol avec une baguette. Un bruit de moteur lui parvint. Samson leva les yeux et aperçut un nuage de poussière qui montait la route. C’était sûrement Pokey.

Samson monta sur son rocher. Ce n’était pas la camionnette de Pokey, mais une énorme voiture bleu pâle comme il n’en avait jamais vu. Il descendit de son perchoir et ravala un sanglot au moment même où la voiture dérapait pour enfin s’arrêter face à lui dans un nuage de poussière. Le moteur vrombit. La vitre descendit sur elle-même et la bouille énorme du chauffeur apparut. C’était un Blanc avec au moins trois ou quatre mentons de rechange sous celui du haut.

— Dis-moi, p’tit. J’ai dû faire fausse route. Tu saurais pas comment retourner sur la nationale ?

— Ça fait un sacré bout ! répondit Samson. Faut redescendre sur Lodge Grass et aller jusqu’à la réserve Crow. C’est là qu’on rattrape la nationale.

En fait, l’homme n’était pas vraiment blanc, mais plutôt d’un rose clair. Il souriait à Samson comme si celui-ci eût été son meilleur ami.

— Ça ne m’avance guère. C’est où, Lodge Grass ?

— Faut descendre cette route et tourner en bas.

À gauche ou à droite ?

Samson pointa la direction et l’homme suivit son doigt avant de le regarder dans les yeux :

— Tu n’irais pas dans cette direction, par hasard ?

Samson s’accorda une bonne minute de réflexion avant de répondre. Il se souvint des nombreuses mises en garde de Pokey de ne jamais faire confiance à l’homme blanc et de ne jamais accepter ce qu’il propose. « Quand tu voudras prendre ce qu’il te donne, il le retirera et s’enfuira avec tout ce que tu possèdes. » Dans le cas présent Samson voyait mal comment l’homme aurait pu lui voler une balade en voiture. Et tout ce qu’il possédait, c’était ce couteau de chasse et rien d’autre. Et si ce type tentait de le lui prendre, il lui percerait le bide en deux coups les gros !

— J’allais redescendre à la réserve. Je peux vous montrer le chemin si vous voulez.

— Alors monte vite et referme la vitre avant que la fraîcheur ne foute le camp de cette bagnole.

Samson fit le tour de la voiture et pensa à nouveau à ce que Pokey lui avait dit concernant la fourberie des blancs. C’était la plus grosse et la plus bleue des voitures qu’il avait jamais vues. Était-ce dû à la chaleur ? Il lui fallut une éternité pour contourner l’automobile. Quand il ouvrit la porte il reçut une bouffée d’air froid qui lui donna immédiatement la chair de poule. C’était la première fois de sa vie que Samson montait dans une voiture climatisée. Les aérations du tableau de bord l’amusèrent beaucoup.

— Ferme la porte, mon garçon. Tu veux nous faire crever de chaleur ?

Le garçon s’exécuta et dit :

— Fait rudement frais là-d’dans. Et ça sent drôlement bon.

Le gros type ne pouvait se retenir de rigoler quand il regardait Samson et tapotait sans cesse le rebord de son chapeau de paille. C’était bien là le plus gros homme que Samson ait jamais pu voir. Son costume était assorti à la couleur de la voiture. On aurait dit que tout le bleu de l’azur s’était installé derrière le volant. De fines veines rougeâtres lui striaient la peau du visage comme les nationales sur une carte routière.

— C’est gentil de me guider, mon garçon. Je m’appelle Négoce. Lloyd Négoce. Je suis représentant en Miracles, le plus fabuleux des aspirateurs.

Il tendit sa grosse main. Le garçon ne put serrer que deux doigts de la dextre du Gargantua.

— Moi, c’est Samson Chasseur Solitaire.

— As-tu déjà entendu parler des Miracles, Samson Chasseur Solitaire ? Parce que laisse-moi te dire que d’ici quelques années, le Miracle aura anéanti toutes les autres marques d’aspirateurs de la planète. Eh oui ! Dans quelques années, les gens qui n’auront pas de Miracle dans leur placard à balais, ils auront plus qu’à planter une pancarte dans leur jardin, une pancarte qui dira « Ici, nous vivons dans la crasse ». Le Miracle, c’est le plus fabuleux appareil capable de débarrasser la création tout entière de la poussière, de la boue et même des maladies.

L’énervement de Lloyd émerveillait Samson. Plus le gros homme parlait et plus son teint rosissait. Même si ça ne se faisait pas d’interrompre un adulte qui parle, Samson pensa le faire avant que Lloyd n’ait un malaise.

— Je sais ce que c’est un miracle, le coupa Samson. J’ai une de mes tantes qu’est catholique. Mais représentant, je sais pas ce que c’est.

Lloyd prit sa respiration et envoya un nouveau sourire à l’adresse du jeune Indien.

— Je suis VRP, mon garçon. Voyageur-représentant-placier. J’appartiens à la dernière espèce d’hommes encore libres. Je vends des miracles, des vrais, pas seulement des aspirateurs. Je sais aussi multiplier les pains et les poissons.

Il marqua une pause. Samson gardait une main sur la poignée de la porte et l’autre sur celle de son poignard, bien conscient qu’il écoutait le plus extravagant des délires verbaux… mis à part ceux de Pokey naturellement.

— Je sais bien ce que tu penses, mon gars. T’es en train de te demander quelle sorte de miracle je suis capable de réaliser, pas vrai ?

— Non, non. Je pensais juste que si vous aviez un Coca, ça m’arrangerait. J’ai une de ces soifs.

— Sur le siège arrière, y a une glacière. Sers-toi. Et donne-m’en un aussi, tu seras gentil.

Samson se retourna vers la banquette et plongea la main dans une glacière où une douzaine de cocas cernaient une flasque de rhum. Il prit deux bouteilles et reprit sa place. Il tendit la bouteille à Lloyd qui la siffla à moitié d’un seul trait.

— Un vrai miracle, fit le gros homme.

Samson se moquait éperdument de la folie douce de son compagnon de route. À ses côtés la vie paraissait belle, jusqu’à la voiture, silencieuse et climatisée, qui sentait bon les épices. Il n’avait plus soif et rentrait à la maison. Sur ces routes défoncées, la voiture de Lloyd glissait comme un pet sur une toile cirée. Samson ferma un œil pour se reposer, l’autre restant aux aguets.

— Comment ça, vous faites des miracles ? demanda le gamin.

— Je suis capable de faire des miracles à partir de rien du tout. Je réalise des souhaits à partir de rêves, des rêves à partir de souhaits. Je pourrais même te déposer un rêve au creux de la main. Tu veux savoir comment je fais ?

Samson hocha la tête. Ce type était de la même race que Pokey ; quand il avait quelque chose dans le ciboulot il ne l’avait pas ailleurs. Il était sans doute capable de convaincre les morts.

— Alors, tu vois, j’attaque toujours par un beau sourire sur le paillasson de l’entrée. Quand tu frappes à la porte, les gens qui sont derrière ne t’attendaient pas. Ils étaient là en train de se morfondre sur leur condition, bref, ils n’avaient nulle part où aller, rien ni personne à qui penser. Quand ils viennent t’ouvrir, ils sont aussi accueillants qu’une porte de prison. Et moi je leur balance d’entrée un sourire XXL brodé de mots en guimauve. Je leur raconte tout ce qu’ils avaient envie d’entendre et qu’on leur a jamais dit. S’ils sont moches comme des culs, je leur dis qu’ils sont beaux comme des anges. S’ils sont en plein marasme de boulot, je flatte leur succès. Avant qu’ils aient poussé la moustiquaire de la porte j’ai déjà eu le temps de devenir leur meilleur ami. Et tu sais pourquoi ? Parce que je les vois comme ils souhaiteraient être vus, pas comme ils sont en réalité. Pour la première fois de leur vie ils touchent le rêve du doigt. Et tout ça parce que je leur fais croire qu’ils existent. C’est quand ils commencent à regarder autour d’eux que ça se gâte. Forcément, s’ils avaient tout, de quoi pourraient-ils encore avoir envie ? Comment expliquer ce grand vide dans leur existence ? Parce que, vois-tu, de ce côté-ci de la pierre tombale, il n’existe pas de contentement ou de satisfaction véritables. T’es jamais aussi beau que tu voudrais l’être, jamais aussi riche ou puissant que tu souhaiterais l’être. Les gens ignorent ça. Les gens sont persuadés qu’il existe quelque part une réponse à ces questions qui leur empoisonnent la vie.

— Tout comme Coyote Bleu, dit Samson.

— Je fais de mon mieux pour t’apprendre des choses intelligentes, j’essaie d’être sérieux et voilà que tu te mets à raconter des conneries ! Où j’en étais ? Ah, oui. Les gens pensent qu’il existe une réponse, La Réponse. Je ne les quitte pas de l’œil pendant tout le temps où je leur fais croire qu’ils sont les meilleurs du monde et au moment où ils commencent à paniquer, parce que forcément ils ne se voyaient pas du tout comme ça, je leur cause du Miracle. Je leur prouve qu’une descente de lit nickel, c’est tout ce qui les sépare de ce qu’ils pourraient être. Je déballe mon engin et je commence à aspirer toute la poussière qu’il y a dans leur pucier. Je mets ça dans un petit sac noir. Puis je mets le sac à bouillir sur la cuisinière jusqu’à ce que toute leur baraque se mette à puer pire qu’un bouc en rut. Tu sais, toutes ces petites peaux mortes qu’on perd au cours de la nuit et qui restent sur le matelas, si tu les mets à bouillir tu obtiens la pire des odeurs de la Création. Je leur prouve par A plus B que leur maison est un nid à rats. Alors comment pourraient-ils être beaux ou réussir dans la vie au milieu de tant de merde ? C’est impossible. La saleté, voilà leur problème et le Miracle, voilà la solution. Je les tiens. Ils sont faits aux pattes. On cause encore un peu et je fais mine de vouloir me barrer. Mais je peux plus. Ils veulent garder l’appareil. Je les comprends ; bien qu’ils aient déjà un aspirateur. Normalement ils devraient pas en avoir besoin d’un autre. Et entre nous, un peu de saleté n’a jamais tué personne. Mais ils en ont vraiment besoin de mon aspiro. C’est quasiment devenu une question de vie ou de mort. Et tu sais pourquoi ? Parce que ce foutu machin, je viens de leur démontrer que c’est tout ce qui les sépare de leur rêve. Alors ils signent des deux mains et je prends leur oseille. Quand je m’en vais, je les vois cramponnés à leur espoir, enfin… je veux dire au manche de l’aspirateur. Généralement j’emballe le tout en quarante-cinq minutes, des fois moins. Ça, gamin, c’est un vrai miracle !

— Mais c’est de l’arnaque vot’truc !

— Et alors ? C’est ce qu’ils veulent ! Être arnaqués. Je ne fais que leur rendre un petit service. Rien de plus. C’est pas différent que d’aller au cinéma ou de voir un magicien. Quand tu vas au ciné, t’as pas envie de savoir que les pirates utilisent des épées en caoutchouc ? Quand tu vas voir un magicien, t’as pas envie de savoir où sont ses poches secrètes ? Pendant dix minutes, une heure et demie ou plus, tu veux croire à quelque chose que tu sais être faux. Les gens dépensent des fortunes pour être trompés. Et à moi ? Tu y penses, à moi ? Faut quand même bien que je roule dans une belle bagnole, que je descende dans de beaux hôtels et que je bouffe dans de bons restaurants, non ?

Samson réfléchit à ce que Lloyd venait de dire. Se balader dans une grosse bagnole climatisée qui sent bon, ça valait bien la vie sur le ranch Ponderosa. C’était peut-être même encore mieux. Personne sur la réserve ne possédait de voiture comme celle-là. On allait jamais au restaurant. Ou alors seulement à la baraque à hamburgers près du bureau de l’agence Crow. Peut-être qu’arnaquer les gens constituait une solution d’avenir. En tout cas, ça paraissait nettement plus agréable que de passer ses journées à transbahuter des meules de foin ou à réparer des moteurs de camions.

— Et vous croyez que moi aussi un jour je pourrais vendre des miracles ? questionna Samson.

Lloyd éclata de rire et répondit :

— Faut manger de la soupe avant ça. En plus, c’est pas donné à tout le monde ce genre de boulot. As-tu du caractère ?

— C’est quoi ? C’est comme le pouvoir magique ?

— Mieux que ça. Alors t’essaies de te forger un vrai caractère et tu reviens me voir dans quelques années. Je verrai alors ce que je pourrai faire de toi.

La messe était dite. Samson allait se forger un caractère, puis il irait lui aussi vendre des miracles. Il se laissa aller dans le siège et ferma les yeux. Lloyd était reparti à parler. Ses paroles flottaient au loin, douces et rythmées. Gavé de Coca-Cola et repu de miracles, Samson Chasseur Solitaire s’endormit.

*

— Samson ! Réveille-toi !

Quelqu’un le secouait par les épaules. Il ouvrit les yeux et vit Pokey qui le tenait à bout de bras.

— Mais qu’est-ce que tu fous sur le bord de la route ?

— Hein ?

Samson jeta un regard circulaire. Il était sur la colline, là où il s’était trouvé avant que la grosse voiture bleue n’arrive.

— Lloyd, demanda le garçon, où il est, Lloyd ?

— De quel Lloyd tu parles ? demanda Pokey. Je m’absente à peine deux petites heures et tu fais n’importe quoi. Pourquoi es-tu descendu jusqu’ici ? As-tu eu ta vision ?

— Non. Je suis allé me balader en voiture… avec un gros Blanc qui vendait des Miracles.

— Samson, dit Pokey. Je crois pas un mot de ce que tu racontes. Ce serait plus honnête de me raconter ce que t’a dit cet homme.

Samson raconta tout à Pokey au sujet de Lloyd Négoce, de sa voiture aussi longue qu’une locomotive, des Miracles qu’il vendait comme des petits pains, des gens qu’il arnaquait et du grand train qu’il menait. Quand il eut terminé de parler, Pokey vint s’asseoir près de lui et le regarda droit dans les yeux pendant de longues minutes. Puis il dit :

— Je suis désolé mais tu as eu une vision.

— Pourquoi es-tu désolé ? Parce que j’ai pas trouvé mon esprit-totem ?

— C’est pas exactement ça, fit Pokey presque triste, je me disais que tu verrais sans doute un écureuil ou un truc dans ce goût-là, mais tu as vu un représentant en aspirateurs.

— C’était juste un gros homme blanc.

— Il ressemblait à un gros homme blanc. Moi, je crois bien que tu as vu Vieux Bonhomme Coyote en personne.