Chapitre 13

Oublie ce que tu sais

Pays des Crows – 1973

 

De tous ceux présents qui avaient vu Enos basculer par-dessus le parapet du barrage, seul Billy garda son sang-froid. Alors que tous les jeunes fixaient l’obscurité au pied du barrage, Billy concoctait un plan pour sauver son ami.

— Viens là Samson, dit-il.

Samson, hagard, commençait à trembler de partout, soudain chargé d’une adrénaline qu’il ne connaissait pas. Il regarda son copain. Billy prit Samson par l’épaule et l’écarta du parapet.

— ’Coute-moi bien Samson. Va falloir te barrer. Et loin !

L’autre ne répondit rien pendant tout un moment.

— Me barrer loin ? finit-il par dire.

— Va falloir que tu quittes la réserve pendant un certain temps, p’t’êt’pour toujours. Tous ici vont te dire que ce qui vient de se passer va rester secret mais dès que les poulets vont leur secouer le paletot, ton nom va commencer à circuler. Faut que tu partes mon pote. Y a pas d’autre solution.

— Mais je vais aller où ?

— J’en sais foutre rien, mais t’as plus le choix. Tu vas prendre la voiture et moi je vais passer le chapeau pour ramasser un peu de pognon.

Samson obéit, trop content que quelqu’un prenne les choses en main à sa place. Il s’assit au volant et regarda sur le barrage Billy qui allait de l’un à l’autre pour leur demander de donner tout l’argent dont ils disposaient pour le fugitif. Il ferma les yeux et vit apparaître comme un mauvais film : le grand saut vers l’abîme d’un flic, qu’une roue de voiture accompagnait. Samson rouvrit ses yeux mouillés de larmes. Quelques minutes plus tard Billy le rejoignit, balança une poignée de billets sur le siège et monta dans la voiture.

— J’leur ai dit que t’allais te cacher dans la montagne et que l’argent c’était pour t’acheter des vivres. Y a à peu près cent dollars ; d’quoi aller loin avant que les flics réalisent que t’as quitté la réserve.

Billy démarra et prit la direction de Fort Smith.

— Où est-ce qu’on va ? demanda Samson.

— D’abord, faut qu’on aille remplir les bidons. Je vais t’accompagner jusqu’à Sheridan. De là tu prendras le car. De toute façon, c’te bagnole n’ira guère plus loin. Si on tombe en rideau au beau milieu de nulle part, t’es niqué.

Samson n’en revenait pas. Son ami développait une rare faculté d’adaptation à l’événement. Abandonné à son sort, au lieu de se mettre immédiatement en route vers le Wyoming, Samson serait resté sur le barrage, les yeux dans le vague.

— Faudrait quand même que j’aille prévenir Grand-Mère de mon départ.

— Pas possible ! J’lui dirai d’main qu’t’es parti. Et quand tu seras loin, t’amuses pas à téléphoner ou à écrire ; les flics te retrouveraient en moins de deux.

— Comment tu sais ça ?

— C’est comme ça que mon frangin s’est fait gauler, répondit Billy. Il nous a écrit du Nouveau-Mexique. Le FBI l’a alpagué deux jours plus tard.

— Mais…

— Mais merde ! T’as buté un flic ! Je sais bien que c’est pas ça que tu voulais mais pour eux, ça fait aucune différence. S’ils te mettent la main dessus, ils te descendront comme un lapin avant qu’t’aies eu le temps de dire ouf.

— Mais y a des témoins…

— Ouais. Rien que des Crows. Qui croira une bande de sales enculés d’Indiens ?

— Mais Enos aussi était de notre race. Métissé, mais quand même.

— Enos, c’était une vraie pomme. Peut-être rouge à l’extérieur mais bien blanc à l’intérieur.

Samson voulut argumenter mais Billy l’en dissuada :

— Tu frais mieux de penser où tu vas aller.

— Où est-ce que j’devrais aller ?

— J’sais pas. Faut que tu disparaisses, c’est tout c’que j’sais. Et me dis pas où tu vas. Je veux pas le savoir. Mais si j’étais toi j’essaierais de me faire passer pour un Blanc. Avec tes yeux clairs ça peut marcher. Change de nom et teins-toi les cheveux.

— Mais comment on devient un Blanc ?

— Ça doit pas être du gâteau, répondit Billy.

A part Billy Deux Fers à Repasser, il existait une personne à laquelle Samson aurait souhaité parler : Pokey. Malgré sa soûlographie, ses délires, sa folie douce et ses pitreries spirituelles, Pokey restait la personne au monde en laquelle il avait toute confiance. Mais Billy avait raison : retourner à la maison eût été une erreur. Alors Samson tenta d’imaginer la réaction de Pokey quand il saurait le garçon chez les Blancs. Pokey n’avait jamais admis l’existence de leur monde. Pour lui n’existait que celui des Crows, avec ses clans, ses cercles familiaux, ses croyances religieuses, son équilibre avec la nature et Vieux Bonhomme Coyote. Les Blancs n’étaient qu’une vérole qui leur avait pourri la vie.

Samson eut beau se creuser le cerveau pour trouver où il irait, l’avenir, au-delà de l’arrêt des cars de Sheridan, Wyoming, lui paraissait un épais voile brouillassé. La panique s’empara de lui. Il la sentit monter comme un cri et envahir sa poitrine, comme une nouvelle expression de Coyote Bleu. Envisager l’avenir le faisait chavirer. Il devait se concentrer sur l’instant présent et c’est seulement quand l’imprévu frapperait à sa porte qu’il penserait à lui ouvrir. Pokey ne cessait-il pas de répéter : « Si tu veux apprendre, tu dois oublier tout ce que tu sais déjà » ?

— Dépense pas tout ton pognon dans le billet de bus, lui conseilla Billy. Dès que t’auras passé la frontière de l’État tu pourras faire du stop.

— T’as appris tout ça quand ton frangin a eu ses emmerdes ?

— Ouais. Quand il était en cabane, il m’a écrit des lettres où il me racontait tout ce qu’il n’aurait pas dû faire.

— Il avait foutu une bombe dans l’agence du Bureau des Affaires Indiennes. Combien de lettres ça prend pour raconter ça ?

— C’est pas de ça que je parle. Je parle de ce qu’il avait fait de travers pour se faire gauler si facilement.

— Ah d’accord… répondit Samson.

Deux heures plus tard, le garçon montait à bord d’un bus en partance pour Elko, Nevada. Il avait sur lui tout ce qu’il possédait : vingt-trois dollars, un couteau de poche et un sac d’amulettes sacrées. Il choisit une place près de la vitre dans le fond du bus et regarda le paysage noyé d’obscurité. Comme il ne voyait pratiquement rien il tenta d’imaginer à quoi pourrait ressembler l’endroit où il arriverait. Sa peur de tout quitter supplantait celle de se faire prendre, car, une fois pris, son sort eût été confié à des tiers.

Après environ une heure de route Samson sentit que le bus ralentissait. Il chercha quelle pouvait être la réaction des autres voyageurs, mais hormis une vieille femme plongée dans un roman à l’eau de rose, tous dormaient. Le chauffeur rétrograda et Samson sentit le gros diesel repartir de plus belle comme le bus déboîtait sur la file de gauche. De l’autre côté de la vitre, Samson aperçut l’arrière d’une longue voiture bleue. Comme le bus la dépassait il vit la conduite intérieure glisser à ses côtés, en route pour l’éternité. Il reconnut très distinctement le gros représentant qu’il avait rencontré au cours de sa vision. Samson se contorsionna sur son siège comme pour mieux voir le gros homme qui lui aussi semblait le reconnaître à travers les vitres teintées du bus. Il leva une bouteille de Coca à hauteur d’yeux comme s’il portait un toast à Samson.

— Z’avez vu ça ? cria Samson à la vieille femme. Z’avez vu la bagnole ?

La vieille regarda le garçon et hocha la tête. Dans le siège de devant, un cow-boy poussa un grognement.

— Z’avez vu qui était dans la voiture ? demanda Samson au chauffeur du bus qui se fendit d’une espèce de petit hennissement et remua la tête.

Le cow-boy était réveillé à présent. Il remonta le chapeau qui lui couvrait les yeux :

— Hé gamin ! Maintenant que tu nous as bien fait chier avec ton histoire de bagnole, tu vas nous dire qui c’est qu’était dedans.

— C’était le représentant, répondit Samson.

Le cow-boy se tourna vers Samson et lui jeta un regard de colère avant de redescendre son chapeau sur ses yeux et de se laisser glisser dans son siège. « Je pourrai jamais encadrer ces connards de Mexicains », dit-il.