Chapitre 26

A trop fréquenter les voleurs de chevaux…

Las Vegas

Fresher Menthol, les yeux dans le vague, fredonnait « tralalalalère-dou-dou-di-da » quand la réceptionniste du Camelot le prit par le bras et lui demanda :

« T’es sûr que tu te sens bien ?

— Ouais. Super.

— Y a Dieu le Père au téléphone pour toi.

— Merci, répondit Menthol en s’emparant de l’appareil.

Il tordit le cou à son tralalalalère :

— M. F., j’écoute.

— Ton Indien de tout à l’heure, il est revenu. Il est à l’entrée principale. Jette un œil sur lui.

— Pas de problème. J’m’en occupe.

Et Menthol raccrocha. Il consulta sa montre et réalisa qu’il était resté dix bonnes minutes les yeux dans le vague à fredonner son air ridicule. Pourquoi ne pouvait-il pas se débarrasser de cet air stupide ? Il ne l’avait plus chanté depuis le jour où sa grand-mère l’avait emmené au cinéma voir Le Chant du Sud. Il n’était alors qu’un enfant. Mamy connaissait toutes les vieilles histoires de Renard et de Jeannot Lapin. Elle les tenait de sa propre grand-mère, qui avait connu l’esclavage. Elle disait que tous ces contes avaient été amenés par les esclaves originaires d’Afrique occidentale. Là-bas, Jeannot Lapin s’appelait Ésau le Roublard. Peut-être était-ce cet Indien bizarre qui avait parlé d’arnaque et de roublardise qui lui avait ravivé la mémoire ?

Depuis que l’Indien avait mis un pied dans le casino, Menthol n’était plus véritablement lui-même. C’était comme si cet énergumène pouvait lire dans son âme et y voir des secrets que lui-même ignorait. Il aperçut l’Indien dans le hall.

— Monsieur Coyote, vous êtes de retour, lui lança-t-il.

— Mais comment connaissez-vous mon nom ?

La question glaça Menthol. Il sentit que sa carapace de sang-froid s’écaillait comme une vieille peinture.

— Heu… j’en sais rien…

— Allez, ça va, répondit Coyote. Je m’en fous que tout le monde sache comment j’m’appelle. Mais à la différence de vous, je ne porte pas mon nom comme un type qui aurait un couteau caché dans sa botte. Votre nom, vous devriez en être fier et le porter comme un nez rouge.

— J’essaierai de m’en souvenir, dit Menthol sur un ton amical. Si la direction du casino connaissait mon véritable nom, pensa-t-il, en moins d’heure, je serais obligé de me balader déguisé en clown, avec des tatanes pointure cinquante-six et une perruque mauve sur le crâne.

Coyote agita sa liasse de billets de cent sous le nez de Menthol.

— Vous m’avez gardé une place à la table ?

— Je suis certain de vous trouver une place très convenable. Veuillez me suivre s’il vous plaît.

Menthol conduisit Coyote vers un endroit peu fréquenté, situé dans un coin discret du casino. L’un des joueurs, un grand type efflanqué habillé en cow-boy, détailla Coyote de la tête aux pieds. Il prit un air dégoûté et, se tournant vers le croupier, il murmura entre ses lèvres : « Y reçoivent les rats de la prairie à présent. Décidément, on aura tout vu ! »

Menthol se posta juste derrière le cow-boy. Il se pencha vers son oreille et lui dit :

— Vous pouvez répéter ? Je n’ai pas bien saisi ce que vous venez de dire.

Le cow-boy se retourna et fut tellement surpris par la taille de Menthol qu’il recula et heurta la table de jeu.

— Non, non, je me parlais à moi-même, répondit-il, les yeux exorbités de frayeur.

Menthol resta penché au-dessus du cow-boy et lui susurra les yeux dans les yeux, presque à le toucher :

— Vous êtes sûr ?

— Oui, oui, tout va très bien.

Et le cow-boy ramassa ses jetons avant de quitter la table à grandes enjambées.

Menthol accrocha le regard embarrassé du croupier. Cette forme d’intimidation n’était pas admissible dans un établissement de cette tenue. Menthol n’allait vraiment pas bien. Il se dit que dès qu’il regagnerait le comptoir de la réception Dieu le Père ne manquerait pas de lui en faire le reproche. Il se tourna vers Coyote dont le regard plongeait dans le décolleté d’une serveuse.

— On peut vous offrir quelque chose à boire ? lui proposa Menthol.

— Volontiers. Z’auriez encore un de ces machins avec des parapluies et des épées ?

— Oui, je vois ce que vous voulez dire.

Puis s’adressant à la serveuse, Menthol ordonna :

— Un mai tai aux fruits pour Monsieur, s’il vous plaît.

Coyote donna sa liasse de billets au croupier de la banque.

— Tout en jetons noirs, dit-il.

Le croupier compta l’argent qu’il donna au superviseur.

— Pourriez-vous changer cinq mille dollars, s’il vous plaît ?

Les autres joueurs regardèrent Coyote, puis Menthol, avant de baisser les yeux pour éviter leurs regards.

À l’extrémité de la table, des jeunes mariés se bécotaient à bouche que veux-tu. Le croupier poussa les dés vers la femme qui s’en empara en rigolant bêtement.

— C’est une chanceuse ? s’inquiéta Coyote.

— Elle a fait de moi le type le plus veinard de la terre, répondit son époux tout neuf.

Le femme rougit jusqu’aux oreilles avant d’enfouir son visage dans l’épaule de son mari.

Menthol s’interrogea, ne comprenant pas en quoi l’attitude de ce couple le dérangeait et l’énervait. Des couples comme celui-ci, persuadés d’être les premiers sur cette planète à découvrir l’amour, il en avait vu des tas, scotchés l’un à l’autre dans la salle de jeu, avant de regagner la chambre d’hôtel pour une nouvelle séance de jambes en l’air. Il savait qu’il les retrouverait dans une vingtaine d’années, se séparant dès qu’ils auraient passé la porte du casino, elle filant directement tenir compagnie à un bandit manchot et lui gagnant une table de black-jack tout en rêvant de s’éclipser le soir venu vers un spectacle un peu olé-olé. Menthol eut une irrésistible envie de les prévenir que le temps ferait d’eux des hypocrites. Un jour prochain, vous allez vous réveiller et vous apercevoir que vous êtes mariée à un mari-père ou que vous avez épousé une femme-mère. Vous vous demanderez alors ce qui a pu arriver à celui ou celle qui se collait à vous au-dessus d’une table de crap. Mais en quoi tout cela avait-il de l’importance ? Cela n’en avait jamais eu. C’est sûrement de la faute à cet Indien, se dit le géant. Ce type est en train de me faire perdre les pédales.

— Z’êtes une veinarde, vous ? demanda Coyote à la jeune mariée en déposant tous ses jetons sur la case « passe ».

La fille lui retourna un sourire et hocha la tête. Son mari misa deux dollars sur la même case.

— Vas-y, chérie. Lance les dés.

Il la tenait serrée par les épaules. La fille lança les dés.

— Deux ! annonça le croupier. Pair et manque !

Et il rafla tous les jetons. Coyote bondit par-dessus

la table et saisit la femme au collet avant de la coucher par terre. Son mari s’écarta en voyant la lumière de sa vie disparaître.

— T’es pas une veinarde ! gueula Coyote, tu m’as fait perdre tous mes sous ! T’es qu’une tocarde !

La femme essaya de lui planter ses mains gantées sur le visage.

D’une main, Menthol agrippa Coyote par le col et le tira en arrière tandis que de l’autre il fit signe aux bouffons de venir lui prêter main forte.

— C’est bon, dit-il, je contrôle la situation.

Les bouffons aidèrent la femme à se relever. Menthol écarta Coyote de la table.

— C’est rien qu’une menteuse, éructait-il, rien qu’une sale menteuse.

— Peut-être devriez-vous prendre quelque repos, dit Menthol à Coyote du même ton que s’il l’eût défait de son couvre-chef. Puis-je vous apporter quelque chose à manger ? Le restaurant est fermé mais le snack est ouvert.

Menthol était maintenant persuadé qu’il était en train de perdre son boulot car il aurait dû, après l’incident, emmener illico Coyote vers les bureaux de la sécurité. Comment pouvait-il agir de façon si désordonnée après tant d’années passées dans ce même service ?

— Y’m faut du pognon, dit Coyote qui s’était calmé.

Menthol remit Coyote sur pied. Il maintint une main en travers du dos du Roublard.

— Vous partagez la chambre de M. Hunter, n’est-ce pas ? lui dit-il. Je vais vous faire raccompagner par le garçon d’étage.

— Non, répondit Coyote après un court instant de réflexion. Mon argent est dans un autre hôtel. Mais je n’ai pas de voiture pour m’y rendre.

— Ce n’est pas un problème. Monsieur. Je vais faire appeler une limousine… que je conduirai moi-même.

Menthol entraîna Coyote en dehors du casino par une issue de secours. À la guérite des valets, il commanda une limousine. Quelques secondes plus tard une Lincoln à rallonge s’arrêta face à eux. Un écuyer zélé tint la porte à Coyote lorsque celui-ci prit place dans la voiture.

Menthol recula le siège du conducteur au maximum. Malgré cette précaution, quand il s’assit derrière le volant il avait encore les genoux à la hauteur du tableau de bord. Tout en pilotant il chercha des explications rationnelles à toutes ses récentes bévues, quelque chose qui eût pu le rabibocher avec la direction du casino. Et si par exemple l’Indien avait perdu tellement d’argent que cela justifiât quelques entorses au règlement ?

À quel hôtel êtes-vous descendu, Monsieur ?

— Au Frontière.

Menthol hocha la tête et s’engagea sur le boulevard.

— J’appelle le Camelot, dit-il soudain.

On entendit une série de bips électroniques et une voix féminine répondit dans un haut-parleur :

— Camelot, j’écoute.

— La réception s’il vous plaît.

Il y eut une autre série de bips et puis :

— Réservations du Camelot, j’écoute.

— Salut, c’est M. F., j’accompagne un client au Frontière. Je serai de retour dans quelques minutes.

— Compris ! Il y a un appel pour vous qui vient d’en haut. Voulez-vous que je vous le passe maintenant ?

— Non merci, répondit le géant noir. Terminé.

Il n’y a pas urgence à ouvrir la boîte à lettres, pensa-t-il, quand on sait qu’il y a un colis piégé à l’intérieur.

Coyote s’était penché vers l’avant et tenait le dossier du siège passager. Il semblait obnubilé par le téléphone cellulaire.

— Tu causes aux machines ?

— Seulement à celle-là. Il y a un décodeur et un ampli vocal. Ça permet de parler en gardant les mains sur le volant.

— Moi je peux causer aux animaux, tu sais. Et dis-moi, tu peux prendre d’autres formes ?

Menthol sourit. Pour sûr l’Indien était bien fêlé.

— En fait, dit-il, en ce moment, tel que vous me voyez, je suis déjà dans la peau d’un autre. Ma véritable nature, c’est d’être une femme… juive et toute petite.

— On s’en douterait pas, répondit le Roublard. Ça doit être les lunettes de soleil.

Il examina le tableau de bord et demanda :

— Est-ce que cette voiture dit où on se trouve ?

— Non.

— Ah ben la mienne est mieux alors.

— Pardon ?

— Suis cette bagnole ! ordonna Coyote en montrant une Datsun à la vitre arrière explosée.

Pendant une fraction de seconde Menthol hésita, puis il se ravisa.

— Je ne peux pas faire ça, Monsieur.

Que se passait-il ? Pourquoi cet Indien pouvait-il à ce point le perturber et lui faire douter de tout ? Il se jura à lui-même que s’il échappait au licenciement il aurait recours aux soins d’une prostituée. Il lui demanderait de lui masser les tempes et de lui répéter que tout va bien jusqu’à ce qu’il en soit intimement persuadé ou raide comme un passe-lacet. Après tout, cet Indien avait peut-être raison quand il disait que les gens rêvaient de se faire entuber.

— Y’m’faut des clopes, lança Coyote.

— On a toutes les marques au casino, Monsieur.

— Y’m’faut des clopes, maintenant ! insista Coyote. Là ! Le magasin ! dit-il en désignant un petit supermarché de l’autre côté du boulevard.

— Comme vous voulez, Monsieur, répondit Menthol.

Il gara la limousine devant la supérette et coupa le moteur.

— Je n’aurai de l’argent qu’à mon motel, mentit Coyote.

— Permettez-moi, Monsieur, fit Menthol. Il ouvrit la porte et déplia son double mètre sur le trottoir.

— J’te rembourserai ! lui lança Coyote.

— Ce ne sera pas nécessaire. Monsieur. On mettra ça sur le compte du casino.

— Des Salem, dit Coyote. Y a qu’à en prendre une cartouche.

Menthol referma la porte et gagna la boutique. Il acheta une cartouche de Salem et pour lui-même un paquet de Smarties. Il en vérifia la date de production : juillet 56. Il ne restait plus que trente années de fraîcheur garantie.

Il se retrouva à faire la queue derrière un type complètement soûl qui agitait, sous les yeux du caissier, une carte de crédit uniquement réservée au carburant.

— ’Coute-moi bien, mon gars, c’est pourtant simple. Tu me débites pour quarante dollars de super et tu me donnes vingt dollars en liquide. Ça te fait du cent pour cent de bénef.

Menthol écouta le caissier courtoisement expliquer au poivrot que cela n’était pas possible. Il lui souriait gentiment d’une expression qui voulait dire : « Ils perdent d’abord leur pognon, et après ils perdent la tête. » Enfin le caissier roula des yeux pour faire comprendre à Menthol que « tout cela risquait d’être longuet ».

Pendant ce temps Menthol jeta un œil du côté de la rue pour savoir ce que devenait son passager. Il aperçut la limousine qui se dégageait de sa place de parking. Il plaqua les cigarettes et les Smarties sur le comptoir et courut vers l’extérieur. Quand il se pencha pour passer sous la porte, il perdit ses lunettes de soleil. Il atteignit le trottoir au moment même où la limousine disparaissait au coin de la rue vers le boulevard. Les feux arrière de la Lincoln se noyèrent dans les milliers de feux arrière du trafic. Après un bref moment de panique qui lui serra la gorge, Menthol redevint serein.

En rentrant dans la supérette pour récupérer ses lunettes, il se heurta au poivrot qui sortait du magasin. Le géant empoigna le type par les épaules pour lui éviter de chuter.

— Jésus, Marie ! s’étonna le poivrot en découvrant le regard de Menthol. Mais qu’est-ce que t’as aux yeux ? T’as regardé la télé d’un peu trop près un peu trop longtemps ?

Menthol se cacha les yeux qu’il avait mordorés. Il se

remit à fredonner tralalalalère-di-dou-dou da.

*

L’aube perçait, et le rouge du ciel virait peu à peu au bleu. Coyote était assis dans la Lincoln garée un pâté de maisons en retrait de la Datsun de Calliope, elle-même parquée face à un concessionnaire Harley Davidson qui disait s’appeler Nardonne. La moto de Lonnie stationnait sur le trottoir devant le magasin.

— J’appelle Sam, dit Coyote.

Mais rien ne se passa. Alors il tapa du poing sur le téléphone de voiture.

— J’ai dit : j’appelle Sam !

Silence radio.

— J’appelle la chambre de Sam, dit Coyote au téléphone.

Rien ne se passa et le Roublard se mit en colère.

— Passez-moi la chambre de Sam ou j’arrache les fils !

Il prit le combiné et s’en servit pour taper sur le tableau de bord. C’est alors qu’il aperçut un autocollant du casino collé sur le combiné.

— J’appelle le Camelot, dit-il.

Le téléphone s’alluma et une longue suite de bips se fit entendre. Il y eut une sonnerie et une voix de femme demanda :

— Casino hôtel Camelot, j’écoute.

— J’voudrais parler à Sam.

— Vous avez un nom de famille, Monsieur ?

— Non, juste Coyote.

— Je suis navrée, mais nous n’avons pas de client au nom de Coyote.

— Non, Coyote, c’est moi. C’est à Hunter que je veux parler.

— Il n’y a pas de Coyote Hunter. Nous avons seulement un Samuel Hunter.

— C’est lui.

— Une seconde. Je vous le passe.

— Je parie que vous êtes moche comme un cul.

— Je vous demande pardon ?

— Hein ? Qu’est-ce qui se passe ? dit la voix de Sam encore emplie de sommeil.

— Sam ! J’ai retrouvé la fille.

— Où ça ? T’es où ? Il est quelle heure ? Qui c’est qu’est moche comme un cul ?

— Faut que tu me rejoignes ici. Je suis devant un magasin Harley Davidson dont le proprio s’appelle Nardonne. La fille est là. Y a aussi la bécane avec son visage peint dessus qu’est garée d’vant le magasin.

— Dis-moi comment y aller. J’y serai dans quelques minutes. Arrange-toi pour retenir Calliope. Laisse-moi juste le temps de régler l’hôtel et de sauter dans ma voiture.

— Prends plutôt un taxi.

— T’aurais quand même pas pris ma voiture, des fois ?

— Non. Celle que j’ai est bien supérieure. Y a un téléphone. Tu peux lui causer. La Mercedes, j’l’ai vendue.

— Quoi ? T’as vendu la…

— Prends un taxi. Je suis dans une grosse bagnole noire. Terminé.

Le téléphone cliqua, stoppant Sam au beau milieu de sa phrase. Coyote ignorait si Calliope avait le téléphone dans la Datsun. Il tenta sa chance :

— J’appelle la fille, dit-il en s’adressant au combiné.

Le téléphone bipa et une voix féminine, très sensuelle, répondit :

— Bonjour, c’est Caria. Souhaitez-vous que la note vous soit débitée sur votre facture de téléphone ou sur votre carte de crédit ?

— Sur le téléphone, répondit Coyote.

— Si vous avez des tendances sado-maso, appuyez sur la touche un, si vous souhaitez rencontrer des jumelles, appuyez sur la touche deux. Si vous voulez une blonde californienne, appuyez sur la touche trois. Si vous voulez une fille avec un gros derrière, appuyez sur…

Coyote décrocha et appuya sur la touche marquée d’un trois.

— Bonjour, dit une autre voix tout aussi sensuelle que la première, je m’appelle Brandy. Et vous ? comment vous appelez-vous ?

— Coyote.

— T’as pas envie de savoir ce que je porte sur moi, gentil Coyote ?

— Ça m’intéresse pas. Faut que je dise à la fille d’attendre l’arrivée de Sam.

— On attendra le temps qu’il faudra. Tu crois que Sam sera en érection ?

— Ça m’étonnerait. Il est en rogne au sujet de sa bagnole.

Il y eut une pause et le bruit d’une cigarette qu’on allume.

— Je vois ce que c’est, dit Brandy. On va tout reprendre à zéro.

*

Dans la cabine téléphonique face à la supérette, Menthol attendait qu’on lui envoie une seconde limousine. Il feuilleta son agenda jusqu’à ce qu’il trouve le numéro d’un détective privé qu’il connaissait. Puis il composa le numéro.

Il y eut d’abord deux sonneries, puis le bruit d’un combiné qui glisse et tombe. Enfin une voix mâle et peu commode dit :

— Ouais…

— Jake. C’est M. F. du Camelot.

— Tu fais chier. Ça tourne au harcèlement ton comportement. Il est… Il est cinq heures et demie du matin. Tu m’avais dit que j’aurais tous les délais possibles pour rembourser.

— Mais c’est pas de ça que j’ai à te parler, Jake. Tu peux me rendre un service ?… On s’est fait tirer une limousine.

— Mais pourquoi tu m’appelles chez moi ? Vous avez un système électronique de repérage sur vos bagnoles. Appelle le central. Ils vont te la retrouver en moins d’une demi-heure, ta bagnole.

— Je peux pas faire ça, Jake. L’affaire est assez délicate. Je peux pas mêler la police à ça.

— Tu fais vraiment chier. Toutes les bagnoles de flics sont équipées du système de repérage. Ce serait si facile.

— Tu pourrais pas m’en installer un, de système, dans une limousine ?… Jusqu’à c’que j’retrouve celle qu’on s’est fait voler ?

— T’es secoué ou quoi ? Ça prend des heures à installer ce truc-là.

— Jake, c’est un service que je te demande. Et jusqu’à présent je ne t’ai pas parlé du pognon que tu nous dois.

— C’est pas dans ton style de faire chier le peuple à ce point-là, M. F.

— Tu sais utiliser une bagnole équipée de ce système de repérage ?

— Retrouve-moi au garage dans une demi-heure.

— Dis-moi, ce système, il porte à combien ?

— Environ un kilomètre et demi. Ça dépend où tu l’utilises. Dans le désert, ça porte vachement plus loin. Mais avec une seule voiture équipée tu vas pas pouvoir couvrir grand-chose.

— Je suis certain que tu me feras ça en un quart d’heure. Je voulais te dire, Jake…

— Quoi donc ?

— Merci.

Menthol raccrocha, pensif. J’ai intérêt à récupérer la limousine avant que la police ne s’en mêle. Sinon je suis bon pour m’acheter un nez rouge et aller faire le clown je ne sais où.

*

Calliope était persuadée de pouvoir le faire. Si Tortor se retrouvait coincé sous une Chrysler elle serait capable de soulever la voiture et de retirer son môme. C’était le genre d’article qu’on lisait de temps à autre : Une mère de cinquante kilos dégage son enfant coincé sous un véhicule de deux tonnes. Cela devenait si fréquent qu’on en arrivait à se demander si ça ne faisait pas partie d’un programme de découverte de soi. « O. K. les enfants, respirez bien à fond, concentrez-vous à présent, empoignez le pare-chocs… maintenant, allez-y, soulevez ! Ho ! Hisse ! » Bien sûr que Calliope y arriverait. Même à soulever une Chrysler avec chaque main. Ses doutes concernaient Lonnie. Accepterait-il de lui redonner l’enfant ? Ah ! si cette femme, si hostile, si négative, ne lui collait pas au train, les choses seraient plus faciles.

L’arrivée du soleil la réconforta. Calliope avait passé le reste de la nuit à trembler de froid et de trouille après la rencontre avec les petites frappes qui lui avaient explosé sa vitre arrière. Pendant tout ce temps à attendre la sortie de Lonnie du magasin de motos, elle aurait souhaité laisser le moteur tourner pour bénéficier du chauffage, mais l’argent lui manquait pour acheter de l’essence. D’ailleurs comment allait-elle faire pour rentrer à Santa Barbara ? Sans parler du moteur de la Datsun qui donnait de sérieux signes d’inquiétude depuis qu’elle l’avait poussé au-delà de ses limites.

Lonnie apparut à la porte du magasin. Il tenait le sac de couches de Tortor. Sa nouvelle amie le suivait, Tortor dans les bras. Calliope eut bien du mal à déglutir et à repousser son angoisse. Elle sortit de sa voiture et courut vers le couple. Le visage de Cheryl la glaça d’effroi. Ce n’était plus qu’un seul et unique hématome avec deux yeux au beurre noir !

— Lonnie ! appela Calliope.

Lonnie et sa compagne se retournèrent. Tortor reconnut sa mère et lui tendit les bras. Lonnie rabattit les bras de son fils.

— Mais qu’est-ce que tu fous ici ?

— Je suis venue récupérer Tortor. Tu n’aurais pas dû l’emmener.

— Va raconter ça au juge ! J’ai droit à cinquante pour cent de la garde de ce gosse !

Lonnie avait hélas raison. Une fois où Lonnie avait emmené Tortor en balade à moto, Calliope était allée prendre conseil auprès d’une assistante sociale, laquelle lui avait confirmé que la justice demeurerait totalement impuissante pour lui venir en aide.

— C’est pas le gosse qui t’intéresse, dit Calliope, c’est de l’utiliser pour me faire du mal, c’est tout.

Lonnie pencha la tête en arrière et partit à rire. Jusqu’à cet instant précis, malgré toutes les intimidations, toutes les menaces, Calliope n’avait jamais craint Lonnie. Là, maintenant, elle en avait vraiment peur.

— Tu devrais pas l’emmener à moto comme ça. Si t’as un accident, que se passera-t-il ?

— Mais on est juste une petite famille de rentiers qui s’en va camper quelques jours. Dis-lui, Cheryl.

Cheryl préféra se cacher derrière Tortor.

— Je t’en prie Lonnie, implora Calliope, rends-moi mon enfant.

Lonnie enfourcha sa moto et démarra le moteur. Il répondit en gueulant pour couvrir le bruit rauque des 1340 centimètres cubes :

— Rentre chez toi. J’te le ramènerai d’ici quelques jours.

Cheryl enfourcha la moto à son tour. Lonnie passa la première.

— Non ! supplia Calliope en courant après la moto.

Lonnie fit rugir le moteur et partit aussi vite que possible. Calliope marqua un temps d’arrêt. Tortor la regarda par-dessus l’épaule de Cheryl autant qu’il le put. Les yeux emplis de larmes Calliope regagna sa voiture. Elle s’y assit, essuya ses larmes et aperçut une limousine garée de l’autre côté de la rue. Il y avait quelqu’un assis au volant et qui la regardait.

— Qu’est-ce que vous avez à me mater comme ça ? cria-t-elle.

*

 

Sam, aidé de la femme de chambre, chercha son portefeuille. Après un quart d’heure de vaines recherches, il renvoya l’employée, lui promettant un pourboire dès qu’il aurait retrouvé ses cartes de crédit. Ce qui m’arrive, pensa-t-il, c’est pire que d’être coincé dans un dessin animé mis en scène par Kafka.

Une fois dans le taxi, il demanda au chauffeur :

— Vous connaissez un concessionnaire Harley du nom de Nardonne ?

— Ouais, je connais. C’est dans un quartier pouilleux. Ça va vous coûter le double.

— Mais c’est plus le tarif de nuit, il fait grand jour ?

— D’accord, mais moi j’ai terminé mon service. J’suis désolé.

— Bon. O. K., va pour le double.

Pourquoi mégoter puisque de toute façon Sam n’avait pas de quoi payer ?

Quand ils se garèrent derrière la limousine, Sam fit au chauffeur de taxi :

— Attendez-moi là, je vais chercher de quoi vous régler.

Il s’extirpa du taxi, regarda tout autour de lui, alla jusqu’à la Lincoln et frappa à la vitre latérale teintée qui ne tarda pas à descendre. Coyote décocha son plus beau sourire.

— Où est-elle ? demanda Sam.

— Barrée ! À l’instant.

— Mais pourquoi tu l’as pas retenue ?

— Elle aurait pas aimé. T’affole pas, on va la retrouver la fille, elle a pris le motard en chasse. Et de toute façon, lui, on sait où il va, non ?

Le chauffeur de taxi klaxonna.

— Rends-moi mon portefeuille, dit Sam.

Coyote le lui tendit. Sam l’ouvrit.

— Mais y a plus rien ?

— Ben, non…

Le taxi insista. Sam lui fit signe de patienter un instant. Puis il contourna la limousine et monta à bord.

— Démarre !

— Et le taxi ? Qu’est-ce qu’on en fait ?

— On l’emmerde, le taxi !

— Ça, c’est bien dit.

Coyote démarra sur les chapeaux de roues. Il jeta un œil dans le rétro.

— Il nous suit pas.

— Super.

— Il cause dans sa radio. T’aurais pas une tige de huit ?

Sam prit son paquet dans la poche de sa veste, en sortit une cigarette qu’il alluma.

— Ma voiture. Où elle est ? demanda-t-il.

— J’l’ai vendue.

— C’est pas possible, t’avais pas les papiers.

— J’ai fait une super-affaire. J’l’ai vendue pour cinq mille dollars.

— Mais t’es complètement givré ! C’était même pas le prix de la stéréo !

— Mais fallait bien que je récupère tout l’argent que j’avais perdu. Parce que j’ai gagné plein d’argent avec la machine où on met les cartes. Dommage qu’un homme-médecine avec un râteau m’ait tout pris.

Sam écrasa sa cigarette dans le cendrier. Il se prit la tête entre les mains.

— Putain… quand je pense que t’as refourgué ma voiture pour cinq mille malheureux billets verts.

— Eh oui !

Coyote prit la cigarette à demi consumée dans le cendrier et la ralluma.

— Et qu’est-ce que t’as fait de cet argent ?

— Le shaman avec le râteau avait une médecine de tricherie extrêmement puissante.

— C’est avec ce genre de connerie que les Indiens ont vendu Manhattan pour une poignée de verroteries.

— Arrête ! Ç’a été l’une de mes plus belles arnaques. Ils nous ont donné plein de perles et de verroteries en échange de cette île. Mais ce qu’ils ignoraient, les Blancs, c’est que pour nous, Indiens, la notion de propriété de la terre n’existe pas.

Sam poussa un profond soupir et se laissa couler dans son siège. À cause de la disparition de sa voiture, il aurait dû entrer dans la plus noire des colères, mais bizarrement, tout ce qui le préoccupait était le sort de Calliope.

Ils roulaient sur l’autoroute. Sam jeta un œil au compteur.

— Ralentis ! C’est pas la peine d’attirer l’attention des flics. Je suppose que cette voiture, tu l’as aussi volée ?

— Ouais, mais à l’indienne.

— Raconte-moi ça.

Coyote se prit les pieds dans une fable pleine de dangers et de magie où se mêlaient Fresher Menthol et la limousine et dont il était naturellement le héros.

Il en arrivait à l’épisode de la cabine téléphonique quand, fort à propos, le téléphone de bord retentit.

Sam tendit le bras pour appuyer sur le bouton « Réponse » mais ramena sa main avec dégoût.

— Mais c’est quoi ces propos dégueulasses, on dirait…

— J’étais pas rendu à cette partie de l’histoire. C’est normal, tu peux pas comprendre.

— Eh ben réponds, alors…

— Parlez ! J’écoute, dit Coyote.

Un voyant s’alluma sur le combiné et après un bip, on entendit :

— C’est toi Brandy ?

Une voix, profonde et calme, jaillit du haut-parleur.

— Je veux récupérer votre voiture. Immédiatement et sans délai ! Arrêtez-vous. Je suis à deux petites minutes juste derrière vous. La police…

— Terminé ! coupa Coyote.

Il se tourna vers Sam.

— Hé ! T’as vu ? C’est une sacrée bonne bagnole. On peut parler au téléphone. La fille, là, elle s’appelle Brandy. Elle est vraiment très chouette.

— Ouais, ouais, c’est ça… répondit Sam.

— Non. C’était pas elle.

— Sors à la prochaine bretelle.