Chapitre 17

Une clôture de piquets blancs autour du chaos

Santa Barbara

Sam arriva dans la cuisine à l’instant où Yiffer s’infiltrait au travers de la moustiquaire défoncée.

— Ouais, super, de la glace ! s’exclama le surfeur en allant se coller à Calliope le long de la paillasse.

— Mets-la en veilleuse, Yiffer, dit-elle. J’ai réussi à endormir Tortor et J. Nigel.

Elle prit deux bols remplis de crème glacée et désigna la boîte à Yiffer d’un geste du menton :

— Tu peux finir le reste.

— Salope !

Yiffer s’empara de la cuiller du service à salade et la plongea dans la glace. Il en retira une louchée de la grosseur d’une balle de baseball. Sam, incrédule, le regarda s’empiffrer. Yiffer referma la bouche sur la boule de glace et, tel un serpent, il tendit le cou pour mieux en faciliter la descente.

— Oh merde ! fit Yiffer en lâchant la cuiller.

Il se courba en avant en se pinçant le nez.

— Ouch ! J’ai peut-être vu un peu grand, éructa-t-il.

Sam entendit à nouveau des pas dans l’escalier. Il se rua à la porte pour voir qui montait, prêt à faire machine arrière s’il s’agissait du motard fou. À son grand soulagement, ce n’était que Nina. À sa démarche hésitante, Sam en conclut qu’elle avait un peu bu.

— Yiffer est là ? demanda-t-elle.

— Il est en train de se punir lui-même d’avoir bouffé trop de glace d’un coup.

— Je vais le buter, dit Nina.

Elle finit de grimper les marches et Sam la soutint pour passer la porte sans encombre. Elle lui échappa des mains pour fondre sur Yiffer qui, toujours penché en avant, se tenait à présent les tempes.

— Salaud ! Fumier ! cria-t-elle. Qui c’était la pouffiasse qu’était au bar avec toi ? Et qu’est-ce t’as foutu de mon fric ?

— Arrête, j’ai super-mal. Ça se voit pas ?

Nina leva le poing pour frapper le surfeur dans le dos mais elle aperçut la cuiller à salade. Elle s’en saisit et, telle une furie, commença à matraquer Yiffer sur la tête :

— Tu veux avoir mal ? (vlan !). Eh ben tu vas avoir mal pour quelque chose ! (vlan !). Tu saurais pas (vlan !) ce que c’est (vlan !) d’avoir mal si (vlan !)…

— Hé les amoureux, les interrompit Calliope, je crois que vous avez des choses à vous dire. Viens, Sam, laissons-les.

Elle prit Sam par la main et ils partirent en direction de la chambre du fond. Ils s’assirent pour déguster leur glace. Dans la cuisine, la corrida continuait. Au bout de quelques minutes, les cris de douleur de Yiffer se transformèrent en gémissements de plaisir, bientôt suivis par des gémissements de même nature poussés par Nina. Sam fixait la bougie sur la commode, faisant celui qui n’avait rien entendu.

— Ça se termine toujours comme ça avec eux. C’est pour ça que Nina reste avec lui. Il passe sans arrêt de la violence à la baise.

— Je comprends pas…

— Ben… de taper sur Yiffer, ça la fait mouiller.

— Oh ! fit Sam avant de tressaillir en entendant les assiettes voler en éclats dans la cuisine.

Nina braillait :

— Oh, oui ! Oh, oui ! Connard ! Oui !

Et Yiffer poussait en retour d’étonnants grognements. Une des portes du rez-de-chaussée se referma avec une telle violence qu’à nouveau tout l’immeuble en eut la chair de poule. J. Nigel se joignit au concert avec des moyens qui lui étaient propres.

— C’est Lonnie. Il doit croire que c’est nous qui sommes en train de baiser, expliqua Calliope.

— Tu crois qu’avant de tirer il nous laissera le temps de tout lui expliquer ?

— Pense pas à ça.

Calliope se leva et fit à nouveau glisser sa djellaba. Elle fit comprendre à Sam d’ôter sa chemise. Plus Yiffer grognait fort dans la cuisine, plus J. Nigel pleurait à n’en plus pouvoir, comme une véritable sirène emballée. Les portes continuaient à claquer à toute volée.

Sam regarda Calliope et pensa : « Un bol de crème glacée, une bande d’allumés et voilà que tout… »

— T’es bien certaine d’avoir envie… maintenant ?

Calliope en guise de réponse l’aida à finir de retirer sa chemise avant de le pousser à la renverse sur le lit et de lui ôter ses chaussures. Sam tenta de faire abstraction des bruits domestiques. Quand la jeune femme tira le drap sur leurs corps côte à côte, il imagina qu’on viendrait les descendre en plein coït. Lorsque Calliope l’embrassa, il ne ressentit pratiquement rien.

Près d’eux, dans le berceau, Tortor commença à s’agiter. Une nouvelle salve de portes qui claquent et la chute d’un objet dans la cuisine terminèrent de le réveiller. Malgré la douceur de la peau de Calliope contre son épiderme et l’enivrant parfum au jasmin, Sam n’arrivait pas à avoir envie.

— Ça se passera super-bien, lui murmura Calliope.

Elle remonta toute la joue de Sam d’une seule caresse avant de l’embrasser gentiment sur le front.

— S’cuse-moi, je reviens dans deux minutes, fit Sam.

Il quitta le lit et s’entoura les hanches de sa chemise avant de gagner la salle de bains. Il en referma la porte derrière lui, s’y appuya et se laissa glisser tout doucement vers le sol, les yeux fixés au plafond. Dans la cuisine, les brames atteignirent leur point culminant. Nina poussa un cri perçant d’une rare intensité. Puis, seuls les pleurs des bébés et les claquements de portes emplirent l’espace. Sam respira profondément. « J’y arriverai jamais », se dit-il. « Tout est tellement dingue ici. Mais tellement dingue ! » Il leva le couvercle des toilettes et s’y assit dans la position du Penseur de Rodin tout en regardant fixement la cabine de douche. Pour la première fois de sa vie, il se rendait compte combien faire l’amour pouvait être doux, mais aussi tenir du combat de rue. « J’y arriverai jamais », se répéta-t-il.

— Mais si, tu vas y arriver ! dit une voix derrière le rideau de douche.

Sam poussa un cri et sauta sur le réservoir d’eau des toilettes. Coyote jaillit de la douche, un petit sac de cuir et de perles à la main.

— Mais bordel de merde, demanda Sam, qu’est-ce que tu fous ici ?

— Je suis venu pour te donner un petit coup de main.

— Tire-toi. J’ai pas besoin de ton aide.

— Tu te rends compte que t’es en train de tout foutre par terre avec cette fille ?

— Mais tu réalises ce qui se passe dans cette baraque ? Écoute !

Une porte claqua à tout rompre et Nina se remit à gueuler après Yiffer à propos de ce que Sam crut comprendre être leur vente aux enchères.

— Faut que tu trouves l’endroit sur le corps de cette fille, fit Coyote. Et y rester. Écoute sa respiration. Soûle-toi de son odeur.

— Si tu restes planté là, j’vais sûrement pas y arriver. Et si elle te trouve là ? Qu’est-ce que je vais lui raconter ?

Mais comme il disait cela, Sam réalisa que s’il informait Calliope de la présence d’un dieu indien dans la salle de bains, tout ce qu’elle voudrait serait d’y être présentée le plus tôt possible.

— Tiens, fit Coyote en tendant le sac de cuir à Sam, mets de ça sur ta bite.

— Qu’est-ce que c’est ? répondit Sam en s’emparant du sac.

— De la poudre d’amour. Tu vas voir, tu vas avoir la bite raide comme une lance.

Sam fit glisser un peu de la poudre marron dans le creux de sa main. Il la renifla :

— C’est fait avec quoi ?

— Du pollen de maïs, du cèdre, de l’herbe, de la sauge et du sperme d’élan. C’est une très vieille recette. Très efficace. Vas-y. Essaie !

— Pas question.

— T’as envie que la fille croie que t’es impuissant ?

— Si j’en mets, tu promets de partir ?

Coyote fit oui de la tête. Sam prit une pincée de la poudre et s’en saupoudra le pénis.

Calliope entra dans la salle de bains, surprenant Sam en plein saupoudrage.

— C’est pas la peine, tu sais chéri, j’prends la pilule.

— Mais…

Sam regarda tout autour de lui. Coyote avait disparu. Sam ajouta :

— Je voulais juste être…

— Responsable. Oui, je comprends ça. Allez, viens au lit.

Elle le prit par la main. Sam jeta un coup d’œil par-dessus son épaule à la recherche d’un signe de Coyote.

Yiffer et Nina avaient déplacé le théâtre de leurs hostilités vers leur chambre. Nina traitait Yiffer d’âne bâté au sujet d’une annonce qu’il n’avait pas su correctement rédiger pour le journal local. En dessous, une porte claqua. Yiffer sortit de ses gonds et cria dans le couloir :

— Mais j’vais aller lui botter le cul !

Il aperçut Calliope et Sam.

— Salut, vous ! Ça boume ? dit-il.

Il traversa le couloir jusqu’à la porte d’entrée de l’appartement. Sam l’entendit passer au travers de la moustiquaire éventrée et accrocher les charnières avec ses vêtements.

— Hé, le motard de mes choses ! On t’a jamais dit que ça datait un peu ton genre de conneries ?

Calliope tira Sam à l’intérieur de la chambre.

— T’es sûre qu’on devrait pas appeler la police ?

— Ça va bien se passer. Lonnie a une trouille bleue de Yiffer. Et il tirera pas dessus parce qu’il sait trop bien que ça l’enverrait directement en cabane.

— Ah, ben alors, tout baigne ! fit Sam.

— Viens au lit, insista Calliope.

Sam jeta un œil à Tortor qui, allongé sur le côté dans son berceau, le regardait en tirant comme un désespéré sur sa tétine.

« Qu’est-ce tu fous avec ma mère ? » semblait-il lui demander.

— On pourrait pas éteindre les bougies ? proposa Sam.

Sans dire un mot Calliope souffla les bougies et attira Sam sur elle. Au loin, les gueulantes de Nina, les menaces de Yiffer, les coups qu’il portait contre la porte de Lonnie, les cris de J. Nigel, tous se mêlèrent en un bruit de fond qui finit par s’estomper.

« Tu dois trouver un endroit sur le corps de cette femme et t’y arrêter. » Dans l’obscurité, dans ce silence de faux-semblant, Sam caressa le corps de Calliope. Ses ennuis professionnels, tous ses soucis s’envolèrent comme par enchantement.

Après la dépression du creux des reins de la jeune femme, Sam tomba sur deux petites collines au parfait arrondi où toute la lumière du monde semblait accumulée. C’est là qu’il s’arrêta. Loin de tout. Du vent et du bruit. C’est aussi là qu’il vieillit d’un coup, qu’il crut mourir et monter auprès du Grand Esprit, qu’il trouva le paradis des chasses éternelles, quand elle posa sa joue contre sa poitrine et que le souffle de sa respiration colportait sur sa peau les odeurs des montagnes de son enfance et…

Sûrement que dans une vie antérieure il avait vécu sur la peau douce de son sein droit, que ses lèvres avaient survolé la moindre vallée ou le plus petit monticule de son corps, qu’elles s’étaient aventurées dans la jungle humide de rosée de son duvet, comme un gosse danse sur le tapis des feuilles d’automne. Au sommet de ses seins, dans le cercle sacré de ses aréoles, il avait pratiqué l’abstinence et le jeûne. Il avait eu une vision : celle de leurs corps noyés dans la brume, serrés l’un contre l’autre comme si aucune peau ne les séparait plus. Il vécut l’instant. Heureux. Pour la première fois de son existence, il sut qu’il était chez lui. Elle l’accompagna dans ses voyages, vécut avec lui, en lui comme il vécut en elle. Des vies entières y passèrent, pendant lesquelles ils dormirent et rêvèrent. C’était le bonheur.