Chapitre 18

La phobie des ombres

En ce samedi matin, Josh Spagnola dormait. Il rêvait qu’il versait du shampooing dans des yeux de lapin quand une Harley Davidson défonça sa porte d’entrée. Cent quarante kilos de graisse qu’on appelait Bricolo le motard fou la chevauchaient. Spagnola ne réalisa pas immédiatement qu’une Harley labourait la moquette de son salon. Il s’extirpa sans traîner de ses draps de satin, pensant à un tremblement de terre. Il s’étonna que son alarme ne se fût pas déclenchée. Une demi-douzaine de systèmes de sécurité protégeait l’appartement de la visite de monte-en-l’air. En fait, il s’était protégé de l’intrusion de gens de sa qualité et de son talent. Mais jamais il n’avait imaginé que quelqu’un forcerait sa porte, en plein jour, sur trois cents kilos de ferraille Made in Milwaukee.

Bricolo avait pris à la lettre l’expression entrer par effraction. Entrer lui parut un jeu d’enfant et l’effraction un peu fadasse. Il portait à la ceinture, en plus d’un bâton de policier, une matraque, deux couteaux de chasse et un coup-de-poing américain en cuivre. Son avocat l’avait mis en garde contre tout port d’arme à feu, Bricolo étant encore en liberté conditionnelle.

Tôt dans la matinée, il avait reçu un coup de fil de son frère motard, Lonnie Ray, comme lui, membre du même clan de Hell’s Angels.

— Tu veux que je le bute vraiment ? avait demandé Bricolo.

— Non. Que tu lui défonces la tête suffira. Et n’y va pas avec le blouson de notre gang sur le dos. J’voudrais pas qu’on puisse remonter la piste jusqu’à moi.

— Comment il est ? C’est un balèse ?

L’angoisse de Bricolo était de tomber un jour sur un type plus gros que lui.

— Je sais pas. Je te rappellerai pour te donner le feu vert. Tu verras sa Mercedes noire devant chez lui.

— Compris mon frère, avait répondu Bricolo avant de raccrocher.

L’obèse avait longtemps attendu l’appel de Lonnie Ray avant de perdre patience. À sa décharge, il faut reconnaître qu’il était resté éveillé toute la nuit dans le labo des Anges à mitonner une recette très personnelle à base de méthédrine, susceptible de guérir sa gueule de bois en séquoia massif.

Quand il réalisa que quelqu’un s’amusait à faire cirer le pneu arrière d’une Harley sur le tapis persan de son salon, Spagnola se dit qu’il se passait quelque chose de grave. Il remonta la piste de ses vêtements jetés sur la moquette à la queue leu leu la veille au soir, empressé qu’il était d’honorer de son bandant désir la masseuse des mardis-jeudis-vendredis de la Résidence des Falaises. Il se souvint que la veille au soir, sur les coups de minuit, lorsqu’il avait raccompagné sa conquête jusqu’à la porte d’entrée, il avait balancé son arme et le holster quelque part dans sa chambre. Il était penché en avant pour dégainer le revolver de son étui quand Bricolo déboula dans la pièce et frappa Spagnola en plein milieu du front.

Bricolo resta quelques secondes à contempler le corps inerte du petit homme. Il laissa échapper un soupir. En signe d’amitié fraternelle pour Lonnie, il dégaina son bâton et de deux coups bien placés brisa net les jambes de Spagnola. Puis il sortit de la chambre, remonta sur sa Harley et repartit pleins gaz vers son club de Hell’s Angels afin de ne pas rater le programme matinal de dessins animés.

*

Les cris de Yiffer réveillèrent Sam : « Baisse-toi ! Faut pas qu’y te voient ! »

Sam jeta un regard circulaire. Calliope et Tortor n’étaient plus là. Il se dressa dans le lit et regarda sa montre alors que cris et murmures continuaient à lui parvenir du salon. Il était six heures du matin. Les engueulades, les claquements, les cris et pleurs des bébés s’étaient-ils poursuivis toute la nuit ? Comment avait-il réussi à dormir ? Il s’habilla et gagna le salon.

— Baisse-toi, lui dit Yiffer. Faut pas qu’y te voient !

Sam se baissa. Nina et Calliope, leur bébé dans les bras, étaient accroupies sous les fenêtres du devant. Yiffer était allongé dans le couloir conduisant au balcon. Il se releva afin de jeter un rapide coup d’œil à travers la fenêtre.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Sam, on nous tire dessus ?

— Non, répondit Nina, c’est les gens qui sont venus pour notre vente de saloperies. Reste accroupi.

— Bonjour, lui dit Calliope, t’as bien dormi ?

— Ouais. Super. Mais c’est qui, ces gens qui sont venus pour votre vente ?

— Ce sont de foutus prédateurs, répondit Yiffer. Ils tournent autour de l’immeuble. Comme des requins. R’garde-les !

Sam marcha en canard jusqu’à la fenêtre. Il aperçut de vieilles Dodge et de vieilles Ford Escort passer et repasser lentement, s’arrêter devant la porte et repartir au pas.

— C’est de la faute à Yiffer, expliqua Nina. C’est lui qui a passé l’annonce dans le journal pour cette vente. Et il s’est gouré de date. C’est nous que les gens attendent.

— Y en a déjà cinq qui sont venus frapper à la porte, dit Yiffer. Quoi qu’ils fassent, répondez pas. Ils seraient capables de nous mettre en charpie.

— Et y en a peut-être le double qu’ont frappé à la porte de Lonnie et que, voyant qu’on ne répondait pas, se sont simplement en allés, ajouta Calliope.

— Qu’est-ce qui s’est passé avec Lonnie ? demanda Sam.

Yiffer se releva et souleva un coin du rideau de la fenêtre :

— Nom de Dieu ! dit-il, y en a un plein fourgon devant la porte à présent.

Il s’assit à nouveau sur les talons et s’adossa contre la porte d’entrée. S’adressant à Sam, il dit :

— Quand je suis descendu pour le voir hier soir, Lonnie n’a pas répondu. Et dès qu’il m’a entendu remonter l’escalier, il est sorti et s’est barré à moto.

— Mais combien de temps vont-ils rester à nous tourner autour ? s’inquiéta Nina. Faut que j’aille bosser, moi.

— Ils vont jamais se barrer, dit Yiffer, comme anéanti. Y vont rester là à attendre et nous mettre le grappin d’ssus dès qu’y en aura un qui sortira. On est bien baisés. Mais alors franchement bien baisés.

— Mais s’coue-toi, merde ! hurla Nina en le giflant.

Sam ne pensait qu’à une seule et unique chose : ses cigarettes restées sur le siège de sa voiture. Cela faisait à présent seize heures qu’il n’avait pas fumé et, tout comme Yiffer dans un autre registre, il se sentait à la limite de la rupture s’il n’offrait pas un peu de nicotine à son corps.

— J’vais sortir, dit-il.

Il se sentait aussi en forme que John Wayne… juste avant son cancer des poumons.

— Non, mec. Fais pas ça, implora Yiffer.

— J’ai dit : j’y vais.

Sam se leva. Yiffer rentra la tête dans les épaules dans l’expectative d’une inévitable et très prochaine explosion. Sam se saisit du youpala de Tortor en forme de beignet.

— Je peux ? demanda-t-il.

— Bien sûr, répondit Calliope. Tu vas revenir ?

Sam marqua un temps d’arrêt, sourit. Il lui prit la main.

— Plutôt deux fois qu’une ! répondit Sam. J’ai juste besoin d’une bonne douche et de régler deux ou trois bricoles. Je t’appelle ; d’accord ?

Calliope acquiesça.

— Tu l’reverras jamais vivant, se lamenta Yiffer.

Nina regarda Calliope et Sam :

— Yiffer avait beaucoup picolé hier soir. J’suis vraiment désolée si on vous a dérangés avec nos bagarres.

— Pas grave ! répondit Sam. Ç’a été très sympa de l’aire votre connaissance.

Il fit demi-tour, traversa la cuisine et sortit. Il arrivait au pied des marches de l’escalier quand le fourgon que Yiffer avait repéré vint s’arrêter face à lui. Une douzaine de vieilles aux cheveux blancs se ruèrent vers Sam.

— C’est où, la vente ? demanda l’une d’elles.

— C’est bien ici ? On a vérifié deux fois l’adresse.

— Et les trucs intéressants ? Où y sont ? L’annonce disait qu’il y en avait plein.

Sam leva le beignet de plastique et dit à la cantonade :

— Désolé, Mesdames, c’est terminé. Il ne restait plus que ça quand je suis arrivé. Savez comment c’est : premiers arrivés, premiers servis.

Un grognement collectif de mécontentement monta de la petite foule. L’une des femmes cria :

— J’vous en donne dix dollars de votre truc !

— Douze ! renchérit une autre.

— Douze et cinquante cents ! proposa une troisième.

Du geste, Sam les invita à se calmer :

— Merci ! Mais j’en ai besoin de ce truc.

Et il serra le beignet tout contre lui.

La promesse de bonnes affaires envolée, les femmes demeurèrent quelques instants à tourner sur elles-mêmes avant de retourner au fourgon. Quant à toutes les autres personnes venues pour la même raison, voyant le groupe de vieilles femmes repartir, elles s’en allèrent à leur tour, à contrecœur, profondément déçues.

« Quelle nuit ! » fit Coyote.

Les nerfs de Sam avaient tellement été soumis à rude épreuve qu’il ne sursauta même pas quand il reconnut la voix de Coyote. Il jeta un œil par-dessus son épaule et le vit, tout habillé de cuir noir et coiffé d’un immense chapeau de cow-boy tout blanc.

— Beau galurin que t’as là, fit remarquer Sam.

— Je me suis déguisé.

— Super ! répondit Sam. Mais dis-moi, y a-t-il une chance qu’un jour je sois débarrassé de toi ?

— Crois-tu que l’on puisse un jour se débarrasser de son ombre ?

— C’est bien c’que je pensais, dit Sam. Allez, faut qu’on y aille.

*

Kiro Yashamoto, le shogun du terrain de golf « Le Samouraï Céleste et les Sources Chaudes » était soucieux. Il avait décidé d’emmener son épouse et leurs enfants visiter un ancien lieu sacré des Indiens. Pour parcourir cette route sinueuse, il avait loué une jeep. La veille, tout près de Livingston, Montana, le shogun s’était offert un terrain de deux mille acres. Il l’avait payé, grosso modo, ce qu’il aurait donné pour un méchant studio dans la banlieue de Tokyo. Il avait négocié cette affaire sans le moindre problème. Après avoir équipé le parcours de golf et construit le centre de remise en forme adjacent, le shogun se disait qu’avec les centaines de touristes japonais qui ne manqueraient pas de venir, il rentrerait dans ses fonds en moins d’un an. Non, c’étaient ses enfants qui le préoccupaient.

Au cours du voyage, le fils de Kiro, Tommy, qui allait sur ses quatorze ans, et Michiko, la fille de douze ans, avaient évoqué l’idée de fréquenter plus tard une université américaine et de continuer à vivre aux Etats-Unis. Tommy se voyait déjà en PDG de General Motors et sa sœur en brillante avocate. Tout en conduisant, Kiro écoutait ses enfants décliner leurs projets en anglais. Ils marquaient un temps d’arrêt quand leur père leur désignait telle ou telle curiosité naturelle avant de reprendre le cours de leur conversation. C’est ce qui s’était passé au mémorial de Custer, au Grand Canyon et même à Dysneyland où les deux enfants s’étaient extasiés devant une telle machine à fric et avaient nié tout attrait ludique.

Mes enfants sont des monstres, pensait Kiro. Et j’en suis responsable. Si au moins quand ils étaient plus jeunes, je leur avais lu le haïku de Bashô, plutôt que des traités américains d’économie ultra libérale…

Kiro négocia une longue courbe qui faisait le tour du sommet d’une montagne avant d’apercevoir le lieu sacré qu’il cherchait. La chose se présentait comme une roue dont les rayons étaient constitués de pierres gigantesques d’une bonne cinquantaine de mètres de long chacune. Au centre de la roue, un individu en haillons attendait, prostré dans la boue.

— Regarde Papa, dit Michko, ils ont mis un Indien pour vendre les billets d’entrée et il s’est endormi en plein travail.

Kiro sortit de la jeep et gagna le centre de la route en prenant garde où il posait les pieds car dans le parc du Yellowstone Tommy avait failli être piétiné par un troupeau de bisons qu’il se proposait de filmer. La chose avait servi de leçon à son père. Alors que Mme Yashamoto restait dans la voiture à examiner la carte routière et à lire ce que les guides disaient de ce lieu sacré, les enfants rejoignirent leur père. Tommy filma un panoramique de l’endroit.

— C’est rien que des rochers, Papa.

— Comme le jardin zen de Tokyo. Rien que des rochers.

— Tu pourrais construire un truc comme ça près de ton terrain de golf. Ça éviterait de monter si haut pour en voir un. Et tu pourrais embaucher un Japonais pour vendre les billets. Au moins comme ça tu perdrais pas d’argent.

Ils arrivèrent près de l’Indien. Tommy zooma sur lui.

— R’gardez, il s’est endormi face contre terre.

Kiro s’agenouilla et tâta le cou de l’Indien afin de voir s’il respirait encore.

— Michiko, va à la voiture et rapporte de l’eau. Tommy, pose-moi cette caméra et aide-moi à le retourner. Il doit être malade.

Ils retournèrent le corps. Kiro roula sa veste et en fit un oreiller pour la tête de l’Indien. Dans la poche de la salopette de l’Indien Kiro trouva un portefeuille en perles qu’il tendit à son fils en disant :

— Jette un œil dans ses papiers pour voir s’il n’y a pas des recommandations médicales particulières.

Michiko revint avec une bouteille d’Evian qu’elle remit à son père.

— Maman dit qu’on ferait mieux de le laisser comme il est et d’aller chercher de l’aide. Elle a peur qu’après il nous traîne devant la justice parce qu’on l’a mal soigné.

Kiro fit signe à sa fille de s’éloigner. Il versa de l’eau sur les lèvres de l’Indien.

— Cet homme va mourir si on l’abandonne, dit Kiro.

Tommy retira un bout de papier du portefeuille en perles :

— Papa, cet homme a une lettre personnelle de Lee Iacocca, le PDG de Chrysler, dans son portefeuille.

— Tommy, je t’ai dit de chercher des infos médicales.

— Il s’appelle Pokey. Écoute ça :

 

« Cher Monsieur Pokey,

 

Nous avons été très sensibles à vos suggestions de noms pour nos prochains modèles de véhicules tout-terrain. Il serait vain de nier le succès qu’ont obtenu nos Dakota, Cherokee, Comanche et autres Apache sortis de nos chaînes Jeep et Eagle. Mais après enquête, nos services marketing pensent que le mot Crow a une connotation négative auprès de nos acheteurs potentiels. Le mot Absarokee est quant à lui trop difficile à prononcer et le nom Enfants de l’Oiseau au Large Bec beaucoup trop long pour une appellation de camionnette.

A notre connaissance la firme Mazda n’a jamais payé un sou de royalties au peuple navajo pour l’utilisation de son nom ; de même que nous ne versons pas de royalties aux tribus comanche, cherokee et apache, bien que ces noms soient aujourd’hui enregistrés comme des marques déposées.

Si votre proposition de boycott des automobiles Chrysler par toute la nation Crow nous attriste, elle n’aura, attendu le peu de personnes que cela représente, aucune incidence sur notre chiffre d’affaires.

Nous vous serions reconnaissants de bien vouloir accepter cette modeste couverture en remerciement de l’intérêt que vous semblez porter à notre firme.

 

Salutations distinguées.

Lee Iacocca

PDG des usines Chrysler. »

 

— Tommy, dit Kiro, ramasse cette lettre et aide-moi à l’asseoir qu’on puisse le faire boire.

— Faut le sauver Papa. Un type qui connaît Lee Iacocca, ça peut être bon pour nous.

— Ouais. Et s’il meurt ?

— Faisons vite.

Tommy s’agenouilla et aida Kiro à asseoir Pokey. Kiro tint la bouteille contre les lèvres de l’Indien qui finit par ouvrir les yeux. Après quelques gorgées il repoussa la bouteille et regarda Tommy.

— La couverture, j’l’ai brûlée, dit-il. À cause du virus de la petite vérole qu’ils avaient mis dedans.

Puis il s’évanouit.