Chapitre 59
— C’est la concierge qui l’a trouvé, explique Maillard. Elle venait lui faire le ménage une fois par semaine.
Hébété, le capitaine Villard fixe le cadavre d’Alexandre. Allongé sur le ventre, au milieu des débris de la table de salon, son Sig-Sauer près de sa main droite. Son visage est tourné vers la fenêtre, baignant dans une belle clarté. Et une immonde flaque de sang. Ses yeux sont ouverts sur un indéchiffrable message.
— Putain, c’est pas possible, murmure le capitaine. Alex, c’est pas possible…
Le commissaire Maillard s’appuie au mur. Lui aussi contemple son ami. Ou ce qu’il en reste.
Le légiste arrive, échange une poignée de mains avec les deux hommes. Il se met aussitôt au travail, dans un abominable silence.
Finalement, Maillard s’assoit. Il ne tient plus debout.
— Je dirais qu’il est mort depuis environ vingt-quatre heures, annonce rapidement le toubib. Suicide, ça ne fait aucun doute.
— C’est ma faute, murmure le commissaire. J’aurais pas dû lui annoncer comme ça…
Villard l’interroge d’un regard.
— Je l’ai appelé hier. Je lui ai dit qu’il allait être mis à pied par l’IGS. Que je n’avais rien pu faire pour le couvrir. Il a dû se flinguer juste après…
Le capitaine se tourne à nouveau vers Alexandre. Même si c’est une image insoutenable.
— Vous l’avez tué, assène-t-il. Son boulot était tout ce qui lui restait.
— Qu’est-ce que je pouvais faire ? rétorque le divisionnaire.
Villard ne répond pas ; il s’approche du légiste, accroupi près de Gomez.
— Curieux qu’il ait placé un silencieux pour se suicider, non ?
Le flic en lui a repris ses droits. Le toubib hausse les épaules.
— Il voulait peut-être pas ameuter le voisinage. Pour pas qu’on le découvre trop vite et qu’on l’envoie à l’hosto…
— C’est stupide ce que tu viens de dire, souligne nerveusement le capitaine. Quand on se tire une balle dans la tête, quelle importance qu’on te retrouve trente secondes ou six mois plus tard ? T’es mort, de toute façon !
— Tu sais comme moi qu’on ne meurt pas forcément sur le coup d’une balle dans la tête. D’ailleurs, il n’est pas mort tout de suite.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ? demande Villard.
— La quantité de sang… Le cœur a continué à battre un moment. Au moins une heure.
Maillard s’exile à l’autre bout de l’appartement. Ça faisait des années qu’il n’avait pas pleuré.
Le plafond est blanc. Couleur neutre, qui a quelque chose d’accablant. Surtout quand on la fixe des heures durant.
Je reviendrai. Et je t’achèverai.
Le Walther P38 dans la main droite, la gauche sur le cœur, Cloé est allongée à même le sol, sur le parquet.
Impossible de remonter sur ce lit. Même si elle passe les draps à la javel, même si elle remplace ce matelas.
Le pistolet, elle ne le lâchera plus. Plus une seule seconde. Même pour aller aux toilettes.
À cause de toi, il est mort. Crevé comme un chien… Bye bye, commandant Gomez !
À cause de moi.
Mais non, il n’est pas mort. Il ne peut pas être mort.
— Alex ! hurle-t-elle soudain.
Lentement, elle se remet debout et marche vers la salle de bains. Son visage est blême, ses yeux brillants. La peur s’y lit, encore et toujours.
Il ne peut pas mourir. Pas comme ça, pas maintenant.
Elle ferme le verrou, pose le pistolet sur le rebord de la baignoire et ne tire pas le rideau.
Le pommeau crache son obole, Cloé garde les yeux ouverts. Même si ça la brûle.
Tu es plus fort que lui, je le sais. Il n’a pas pu te tuer.
Elle reste longtemps ainsi, les deux mains à plat sur le carrelage, l’oreille aux aguets.
Une proie ne se repose jamais. Sauf si elle veut mourir.
Depuis que les flics sont partis, c’est sa sixième douche.
Bientôt, elle n’aura plus de peau. Pourtant, elle sera toujours sale. Parce que c’est dedans. Parce que c’est profond.
Le goût de ses lèvres sur les siennes. Cette infamie. Elle avale de l’eau brûlante, la recrache en un jet puissant.
Cette nuit, elle n’a pas reconnu son sourire ni son odeur. Alors, elle doute.
Il faisait sombre, j’étais morte de peur. Le parfum musqué, ça masque l’odeur de la peau…
Enfin, elle ferme le robinet, s’habille, sèche ses cheveux et prend même le temps de se maquiller. Pour tenter de dissimuler l’horreur.
Mais aucune ombre à paupières, aucun fard ne peut cacher qu’elle a touché le fond.
Elle monte dans sa Mercedes, prend la direction de Maisons-Alfort.
Elle a sonné, frappé. Recommencé.
Au bout d’un moment, la porte d’en face s’ouvre et une dame âgée sort sur le palier. Élégante, tirée à quatre épingles. Elle s’approche de Cloé, lui sourit gentiment.
— Vous cherchez quelqu’un, mademoiselle ?
— Je viens voir monsieur Gomez. Je suis une de ses amies.
— Mon Dieu… Vous ne savez pas ?
La gorge de Cloé se comprime au point que l’air n’y passe plus. Soudain, elle attrape la pauvre voisine par les épaules, la secoue avec violence.
— Qu’est-ce que je ne sais pas ? s’écrie-t-elle.
La dame fixe avec stupeur cette furie montée sur talons aiguilles.
— Qu’est-ce que je dois savoir ? hurle à nouveau Cloé.
— Il est mort, monsieur Gomez, annonce timidement la vieille dame.
Cloé la lâche, attrape la rampe. L’escalier est pris de convulsions. Il bouge, tangue, avance et recule. Une voix, lointaine, arrive jusqu’à son cerveau.
Ils l’ont retrouvé un peu avant midi. Ils sont venus me poser des questions, pour savoir si j’avais entendu quelque chose. Mais comme je suis un peu sourde… Il paraît qu’il s’est tué, avec son pistolet. C’est terrible ! Je crois que c’est à cause de la mort de sa femme. Mon Dieu, si jeune…
Cloé fait un pas en arrière. Puis, soudain, elle dévale les marches, abandonnant la voisine sur le palier.