Chapitre 26

Laval remonte le col de son blouson.

— Je me les gèle…

Gomez règle la climatisation sur 25 °C.

— Merci. Ça me manquait de bosser avec vous, patron.

— Arrête tes conneries, tu veux ?

Laval soupire ; la journée n’a pas été facile. Il a l’impression de marcher sur des œufs. Et encore… Il est mieux placé que les autres gars, qui se sont pris de plein fouet le nouveau visage de leur chef. Toujours aussi dur, inflexible. L’humour en moins.

Terrifiant.

Le jeune lieutenant ne peut s’empêcher de songer avec empathie au prochain suspect qui passera entre les mains du commandant.

Les deux flics ne tardent pas à arriver sur les lieux, au Kremlin-Bicêtre, rue Michelet. Là où crèche Alban Nikollë, le fameux pote de Tomor Bashkim. Son bras droit, à vrai dire. Celui qui gère ses affaires dans la Petite et la Grande Couronne. Surveillé depuis quelques semaines, il ne les a pourtant pas encore conduits jusqu’à la planque de son patron.

Soudain, Alexandre se demande ce qu’il vient faire là. Pire encore : ce qu’il fait là. Dans cette bagnole, cette rue. Cette vie.

Son boulot, il paraît.

Pour se donner du courage, il se remémore les images du film. Un soir, six mois en arrière, au bord du fleuve. Le corps d’une jeune femme, passée entre les mains de Bashkim. Une qui avait tenté d’échapper à l’esclavage. Et qui avait servi d’exemple aux autres filles.

Alexandre se souvient de ce qu’il a ressenti en se penchant sur son cadavre. Du remue-ménage dans ses tripes. Il se souvient même du visage du Gamin, juste avant qu’il aille gerber dix mètres plus loin.

Bashkim, un fumier parmi d’autres. Proxénète notoire, qui se risque rarement à venir fouler le sol français puisqu’il a sur le dos un mandat d’amener international, délivré par un juge d’instruction parisien, dans le cadre de l’enquête sur le meurtre, ou plutôt le massacre, d’une prostituée de 17 ans. Une fille qui ressemblait à un ange.

Alexandre gare la voiture à une cinquantaine de mètres de l’immeuble où vit Alban Nikollë. Puis il appelle les gars qui planquent dans un soum depuis le début de l’après-midi.

— Autorité… On est sur place, vous pouvez décrocher.

Alors, la longue attente commence. Gomez allume une cigarette, descend la vitre. Laval ne dit rien, se contente de remonter à nouveau le col de sa parka.

— Tu as froid, Gamin ?… Moi aussi, j’ai froid.

Si tu savais comme j’ai froid. Je gèle de l’intérieur.

— C’est bien que vous soyez revenu, murmure le lieutenant.

— Il aurait mieux valu pour vous que je ne revienne pas, prédit Alexandre.

— Pourquoi vous dites ça ? Vous nous avez manqué.

Le commandant reste impassible. Comme si aucun mot ne l’atteignait.

— Sans vous, on était un peu perdus.

Une voiture noire arrive dans la rue en sens inverse et ralentit à hauteur de l’immeuble. Une Allemande, grosse cylindrée. BMW série 7, vitres fumées.

Nikollë sort une minute plus tard, s’engouffre dans la berline qui redémarre aussitôt et passe près de la Peugeot. Laval et son chef se planquent du mieux possible, puis Alexandre met le contact. Ce soir, apparemment, ils ne seront pas venus pour rien.

La BMW les a baladés pendant des kilomètres.

Ne pas les perdre de vue, ne pas se faire repérer. Délicate équation qu’Alexandre a apparemment réussi à résoudre avec brio.

Les malfrats se sont arrêtés dans un endroit tranquille. La Peugeot, feux éteints, stoppe une cinquantaine de mètres en aval. Gomez et Laval en descendent et s’approchent discrètement, aidés par une rangée de buissons.

La BM est juste au-dessous d’eux, sur le parking désert d’un magasin de bricolage. Et lorsque les deux flics voient Bashkim et Nikollë qui discutent et fument une clope près de la voiture, ils ont du mal à en croire leurs yeux.

— Putain, il est là ! murmure Laval. Bashkim est là, merde !

Gomez, lui, garde le silence. Il fixe la berline, dont le moteur tourne toujours. Ça peut vouloir dire qu’un homme est resté au volant ou que Bashkim a pris ses précautions pour pouvoir repartir au plus vite.

— On se le fait.

— Hein ? Non, c’est pas possible, ça !

Laval tente de garder son calme.

— Je suis sûr qu’il y a un troisième type dans la caisse. Nous, on n’est que deux !

— Et alors ? L’effet de surprise, mon gars. Faut jamais le sous-estimer. C’est souvent plus efficace qu’un calibre.

— J’appelle des renforts.

— Pas le temps. Lâche ce téléphone, Gamin. C’est un ordre.

Laval obtempère. Son instinct lui dicte de prendre ses jambes à son cou. Pourtant, il reste accroupi derrière son buisson. Peut-être a-t-il encore plus peur de Gomez que de Tomor.

— Mets ton brassard, mon lieutenant, ordonne le commandant en ajustant le sien autour de son bras.

— Ce type est givré…

Impossible de savoir de qui il parle.

— On va le serrer en beauté… Suis-moi !

Alexandre sort de sa planque, Laval met une seconde à faire pareil. Pas vraiment le choix.

Bashkim lève la tête en direction des deux hommes qui dévalent le terre-plein. Il écrase sa cigarette, hésitant apparemment à remonter dans sa bagnole.

Gomez accélère le rythme, arrive en quelques secondes à hauteur de la voiture.

— Bonsoir, messieurs, Police nationale. Tomor Bashkim, veuillez me suivre.

L’Albanais ne laisse filtrer aucune émotion.

— On n’a pas le droit d’être dehors à cette heure-ci ? Y a un couvre-feu ?

— Je vous arrête en vertu du mandat d’amener délivré à votre encontre par le juge Mercier, dans le cadre de l’enquête sur le meurtre d’Ilna Prokova.

Bashkim esquisse un ignoble sourire. Peut-être en se remémorant le plaisir qu’il a eu à s’occuper d’elle ou à regarder ses sbires le faire à sa place.

Gomez lui retourne son sourire, les deux hommes s’affrontent quelques instants du regard.

— Ilna comment ? répond simplement l’Albanais.

— Prokova.

— Connais pas.

— Vous expliquerez ça au juge.

Laval est en seconde ligne, à cinq mètres de la voiture, prêt à dégainer son arme.

— Je crois qu’il y a erreur sur la personne, monsieur… Monsieur ?

— Commandant Gomez, Police judiciaire.

Alexandre brandit sa carte, l’autre main posée sur la crosse de son Sig-Sauer.

— Et derrière moi, là-bas, c’est le lieutenant Laval.

— Envoyez-moi une convocation, je répondrai volontiers à toutes vos questions.

Malgré un accent à couper au couteau, Bashkim maîtrise le français d’une manière admirable.

— Je crois que t’as pas compris, rétorque Gomez. Je vais pas t’envoyer de recommandé. Tu me suis, et c’est maintenant. Tu es en état d’arrestation.

— Désolé, mais j’ai autre chose de prévu. Une charmante jeune femme m’attend.

— Tu comptes lui fracasser le crâne à coups de barre de fer ? interroge calmement Gomez.

— Quelle drôle d’idée, commandant !

Un bruit provenant des fourrés qui bordent le parking dévie un instant le regard du commandant.

Une seconde de trop, pendant laquelle Bashkim se jette sur lui. Alexandre tente de dégainer, n’en a pas le temps.

Laval brandit son arme au moment où le malfaiteur plante la sienne dans la gorge de Gomez.

Le lieutenant reste pétrifié, son calibre à la main.

— Tire ! hurle Gomez malgré son inconfortable situation. Tire !

Ce n’est pas un ordre. Plutôt une prière.

Finir en héros. Finir, maintenant. En étant la cause de la condamnation à perpétuité de ce salopard. Ou de sa mort, si Laval réussit un carton.

Nikollë intervient pour récupérer le Sig-Sauer de Gomez qu’il jette dans le talus, ce qui fait déguerpir des buissons un chat famélique.

Noir, bien évidemment.

— Tire, putain ! répète le commandant.

— Envoie ton flingue ! ordonne Bashkim. Sinon, je le bute, ton copain !

— L’écoute pas, bordel ! Tire !

Laval hésite encore une seconde et décide de faire glisser doucement son arme sur le sol en direction des Albanais.

— Lâchez-le, demande-t-il. Lâchez-le et partez.

Gomez reçoit un coup de crosse en pleine tête et s’effondre, tandis que Bashkim et son acolyte remontent dans la BM.

Tomor démarre sur les chapeaux de roue, Laval se précipite vers son pistolet et se baisse pour le récupérer au moment où Gomez relève la tête.

À temps pour voir la voiture foncer droit sur son lieutenant. Le percuter de plein fouet, l’envoyer valdinguer à plusieurs mètres.

Les feux stop de la BM s’allument, puis ce sont les feux de recul.

— Non ! hurle Gomez en se remettant debout.

La voiture exécute une marche arrière furieuse, roule sur le corps de Laval, freine à nouveau. Puis repart dans le bon sens, passant cette fois à côté de ce qui reste du Gamin, avant de s’évaporer dans la nuit.

Gomez retombe à genoux.

Dans un silence de mort.

Juste Une Ombre
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