Chapitre 57
Il est là.
Les mains de Cloé se crispent sur les draps. Son cerveau se vidange complètement pour se remplir de panique.
Elle ne pense plus à rien.
Sauf à lui.
Et à la mort.
Totalement immobile, la bouche maintenue ouverte par ses mâchoires tétanisées, elle coule à pic dans les profondeurs d’une peur primaire, animale. Viscérale.
Elle ne le voit pas, elle le sent. Elle entend même sa respiration régulière, maintenant.
Son souffle. Celui d’un fauve.
Perceptions acérées par la terreur.
Elle devine qu’il est en face. Au pied du lit, juste à côté de la fenêtre.
Plusieurs minutes s’écoulent ainsi. Avant que ses méninges se remettent à fonctionner. À une allure démente.
Sa main se glisse sous l’oreiller d’à côté, pressée de saisir le fidèle P38.
Mais le pistolet n’y est plus. Peut-être est-il braqué sur elle en ce moment même ?
Calme-toi, Cloé… Calme-toi et réfléchis !
Bondir hors du lit, courir jusqu’à la salle de bains et s’y enfermer à double tour.
Pour cela, il faudrait d’abord pouvoir bouger ne serait-ce qu’un cil.
Sait-il que je suis réveillée ? Peut-il me voir ? Va-t-il me tuer ?
Et si j’attendais simplement qu’il parte ?
Elle ferme les yeux, se concentre.
Saisir discrètement le portable posé sur le chevet, faire descendre les draps et la couverture. Sans le moindre bruit, le moindre froissement. Sauter du lit, s’élancer dans le couloir. Toujours tout droit, jusqu’à la salle d’eau. Pousser le verrou. Et appeler la police, car il aura tôt fait d’enfoncer la porte.
Elle tente de réunir les forces et le courage de passer à l’action. Son cœur ne résistera plus très longtemps, il faut qu’elle s’éloigne de lui.
Et s’il me rattrape avant que j’atteigne la salle de bains ?
Peut-être que je ne devrais pas bouger, peut-être qu’il veut juste m’observer ?
Alex, pourquoi t’es pas là ? Mon Dieu, mais pourquoi t’es pas là !
Soudain, il fait un mouvement. Cloé ressent le léger déplacement d’air comme un coup de fouet.
Déflagration dans son cerveau.
Elle attrape son portable, se lève d’un bond et fonce dans le couloir à peine éclairé par la lumière de la rue.
Elle n’a jamais couru aussi vite de sa vie.
Tellement vite qu’elle heurte la porte de la salle de bains, lâche le téléphone.
Elle pose enfin la main sur la poignée en porcelaine lorsqu’elle repart brutalement en arrière. Il vient de l’agripper par les cheveux, elle hurle. Frappe dans le vide, se débat.
Poussée violemment, elle atterrit sur le parquet, face contre terre. Elle n’a pas le temps de se redresser, il saisit ses poignets, la retourne sur le dos et la traîne ainsi sur le sol, jusqu’à la chambre.
L’impression d’être aspirée par les enfers.
Avec ses pieds, Cloé essaie de s’accrocher à tout ce qui passe. Elle emporte une petite sellette sur laquelle trône une plante ; pas assez lourde pour la retenir. Le pot en terre cuite s’écrase sur le sol, dans un bruit sourd.
Une fois dans la chambre, une force invisible la soulève du sol et la jette sur le lit. Cloé se relève instantanément pour se réfugier dans l’angle opposé.
La lumière de chevet s’allume, son cauchemar prend forme humaine.
Il porte une cagoule sur le visage, son sweat noir et sa capuche. Des gants, noirs eux aussi. Et un foulard qui monte jusque sur son nez.
— Bonsoir, mon ange.
Acculée contre le mur, les yeux exorbités, Cloé fixe Satan en personne.
Il se tient entre elle et la porte, il n’y a plus aucune issue. Sauf la fenêtre. Le temps de tirer les rideaux, de l’ouvrir… Impossible. Tout espoir de fuite est réduit à néant.
Seul le lit les sépare. Moins de deux mètres.
C’est terminé, Cloé le sait.
— Tu voulais prendre un bain à cette heure-ci ? Tu te sens sale, peut-être ?
Cette voix, maléfique, emplit tout l’espace. Rentre de force en elle.
Substance visqueuse, mortelle.
— Ou alors tu as eu peur de moi ? C’est ça, mon ange ? Tu voulais te sauver ? C’est normal, tu sais… Et tu as bien raison d’avoir peur.
D’un bond, il grimpe sur le lit, le traverse d’une seule enjambée.
Cloé s’enfuit par le côté, il la rattrape aussitôt, la plaque brutalement contre le mur, serrant une main sur sa gorge. Elle se débat encore, véritable lionne enragée. Elle distribue les coups, parvient à l’atteindre au tibia et à la tête. Pourtant, il tient bon, serrant sa gorge de plus en plus. Il l’oblige à se retourner, écrase son visage contre la cloison, attrape ses poignets.
Elle continue à résister, à hurler.
— Au secours ! Aidez-moi !
Il extirpe de sa poche une sorte de ruban, lui attache les mains dans le dos.
Une volte-face, et elle se retrouve à nouveau face à lui. Il est tellement collé contre elle qu’elle ne peut même plus utiliser ses jambes pour le frapper.
— Tu es déchaînée, ma douce Cloé ! Mais je vais te calmer.
Il comprime sa gorge si fort qu’elle n’arrive plus à crier. Même plus à respirer.
— Fini de jouer, mon ange… ! Je t’ai prévenue, non ?
Cloé s’immobilise, un gémissement déchirant franchit ses lèvres.
Plus elle bouge, plus il l’étrangle.
Prenant son visage à deux mains, il la décolle du mur, la pousse vers le lit. Elle bute contre le montant, s’écroule sur le matelas.
Pas le temps de ramper sur les couvertures, il est déjà sur elle.
Elle tente un coup de genou, il bloque ses jambes.
— Où est ton chien de garde, Cloé ? Tu es sans défense, on dirait…
— Il va arriver d’une minute à l’autre ! hurle la jeune femme. Il va venir et te tuer !
Il se met à rire, sort un couteau de sa poche. Le clic caractéristique du cran d’arrêt résonne froidement aux oreilles de Cloé. La lame étincelle dans la faible lumière tandis qu’elle approche lentement de son visage.
— Continue de hurler et je t’écorche la gueule.
Elle ferme les yeux, le silence revient.
— Bien. C’est bien, mon ange…
— Qu’est-ce que vous voulez ? gémit la jeune femme. Qui vous envoie ?
— Tu ne devines pas ? Je te croyais plus perspicace…
Cloé est sur le point de lui dire qu’elle l’a reconnu. Je sais que c’est toi, Bertrand !
Elle retient sa phrase à la dernière seconde. Ne pas signer son arrêt de mort alors qu’il lui reste une chance de survivre.
— Je peux vous payer, j’ai de l’argent !
— C’est vrai ? C’est une bonne idée, ça…
Elle se doute qu’il sourit, même si elle ne peut pas voir sa bouche. Ça s’entend à sa voix, étouffée par le foulard et qu’il s’applique à dénaturer, avec talent.
— Combien vous voulez ? Je vous donnerai tout… Tout ce que j’ai !
Il pose la lame sur ses lèvres.
— Chut… Ne dis pas de connerie, mon ange. De toute façon, tu n’as plus rien.
— Combien il vous paye ? Je peux vous donner plus ! J’ai de l’argent, je vous le jure !
— Je te crois, ma beauté. Mais je suis au-dessus de tes moyens.
— Si vous me touchez, Alexandre vous tuera !
— Ton petit flic de quartier ? Aucun risque. Et tu sais pourquoi ? Parce qu’il est mort.
— Non !
— Si, mon ange. Il s’est brûlé la cervelle.
Il redresse le buste, pose un index sur sa tempe.
— Boum !… Bye bye, commandant Gomez.
— Non !
— Il faut croire qu’il en avait marre de toi. Il a préféré la mort à la vie avec toi. C’est moche, non ? Mais tu n’as jamais su garder un homme, Cloé. Tu les fais tous fuir. Pourquoi, d’après toi ?
Cloé se met à sangloter, la lame coupe une première bretelle de sa nuisette en satin.
Puis la deuxième.
— Moi je sais pourquoi ils partent tous. Parce qu’ils voient très vite qui tu es, mon ange. Ce que tu es…
Elle préfère refermer les paupières, sent la lame d’acier trancher en son milieu ce qu’il reste de sa nuisette en satin.
— Tu veux que je te dise ce que tu es, Cloé ?
Seul un gémissement lui répond. Le métal froid glisse entre ses seins, descend sur son ventre.
— Tu préfères que je te montre, peut-être ?
— Laissez-moi ! Laissez-moi, s’il vous plaît…
Elle pleure à chaudes larmes, maintenant.
— Tu n’es qu’une petite garce égocentrique. Une salope qui aime écraser les autres. Qui adore s’en servir… Et moi, je vais te remettre à ta place.
— Alex te tuera !
En rouvrant les yeux, Cloé croise furtivement ceux de son agresseur dans le faisceau de la lampe. Peut-être bleus. Ou gris. Clairs, ça elle en est sûre.
— Alex te tuera ! hurle-t-elle à nouveau.
La pointe du couteau se plante soudain sous sa mâchoire.
— Je te dis qu’il est mort, ton bâtard de flic ! Tu entends ? Il est mort, ce connard ! Mort ! Crevé comme un chien !
Sa voix s’est faite soudain plus violente. Il est furieux.
Ne l’énerve pas, Cloé ! Ne fais pas ça, par pitié !
— Il a un trou à la place de la tête ! Il va falloir que je te le répète combien de fois ? Écoute quand on te parle ! Il s’est fait sauter le caisson !
Cloé se remet à sangloter, les larmes réchauffent son cou avant d’aller mouiller le drap.
Il approche son visage du sien, lui glisse à l’oreille :
— Je l’ai un peu aidé, remarque… Mais ça, c’est un secret. Un secret entre toi et moi, d’accord ? Tu ne le diras à personne, n’est-ce pas ?
— Non ! tremble Cloé. Non, je le dirai à personne, je vous le jure !
— Bien… Parce qu’il m’avait démasqué, ce cher Alex. Il n’était pas si con que ça, tu vois. Lui aussi, tu t’es bien servi de lui, hein ? Et maintenant, à cause de toi, il est mort.
Il sent son corps se durcir sous le sien.
— Mais je vais te confier un autre petit secret, Clo : il avait envie de mourir. Il voulait rejoindre sa femme. Parce qu’il n’en avait rien à foutre de toi. Il a décidé de me laisser jouer avec toi…
Il se redresse à nouveau, savourant l’effet de ses paroles sur le visage de Cloé. Où la lumière rasante met en relief l’épouvante extrême. La peur à l’état brut.
Soudain, il ôte son foulard noir et sa capuche, Cloé devine enfin son sourire diabolique. Elle manque de défaillir.
S’il vire la cagoule, je suis morte.
Mais ce qui l’effraie le plus serait qu’il enlève son jean.
Ligotée sur ce lit, tenue en respect par une lame tranchante, elle n’a aucun moyen de se défendre.
Elle connaît alors la solitude absolue. Celle qu’on éprouve face à la mort. Face à l’inconnu.
Il écrase ses lèvres sur les siennes, elle tourne la tête d’un mouvement brusque. Il serre son visage dans sa main gantée, l’oblige à revenir vers lui avant de recommencer.
Puis il descend dans son cou, sur la pointe de ses seins. Tandis que sa main libre s’immisce entre ses jambes.
Cloé manque d’air. Elle sent son parfum, boisé, légèrement musqué, qui l’étouffe.
Ses muscles, tendus à l’extrême, vont peut-être céder. Se déchirer.
Son cœur cogne dans sa poitrine comme un oiseau affolé se fracasserait sur les barreaux de sa cage. Il bat si vite que le sang inonde son cerveau, brûle ses chairs.
Ne pouvant plus résister, elle se remet à crier. Il plaque une main sur sa bouche, continue à goûter sa peau, sans empressement.
Tranquillement.
Et brusquement, il cesse ses jeux cruels. Il la soulève en poids, elle retombe sur le ventre. Elle sent qu’il tranche les liens serrant ses poignets. Pourtant, elle n’arrive toujours pas à bouger les mains.
Il remet son foulard et sa capuche, descend du lit.
— Je reviendrai, mon ange, promet-il. J’ai l’impression que tu n’es pas tout à fait prête…
Il range son couteau au fond de sa poche, la contemple un moment.
— Avec un petit effort, tu devrais pouvoir te libérer. Ça te prendra un peu de temps, mais tu vas y arriver. J’ai commencé le travail… Tu vois, je suis sympa !
Elle espère pendant une seconde que le cauchemar est terminé. Mais il l’empoigne par les épaules, la remet sur le dos, l’obligeant ensuite à s’asseoir.
Une main sous le menton pour qu’elle redresse la tête.
Il approche son visage masqué à quelques centimètres du sien.
— Je reviendrai. Et je t’achèverai. Bonne nuit, mon ange…