Chapitre 23
La première nuit depuis vingt-six ans.
Où elle n’a pas entendu le hurlement de Lisa. Où elle ne l’a pas vue basculer dans le vide.
Cloé s’aperçoit qu’il est déjà 10 heures, se rappelle qu’on est vendredi et que ce soir Bertrand viendra la chercher. Pour la ramener dans sa vie. Dans les mâchoires de l’Ombre, peut-être.
Mais fuir ne sert à rien. Ce qui doit vous rattraper vous rattrape.
Même vingt-six ans après.
Les volets s’ouvrent sur un jour gris, un air froid qui la gifle.
Cloé a presque peur de rejoindre ses parents même si hier soir ils ne sont pas revenus sur le sujet. Percer ce monstrueux abcès leur a sans doute fait du bien. À eux, comme à elle. Pourtant, elle se sent si mal…
Elle a prévu de leur laisser un chèque en partant. Pour Lisa, bien sûr. Mais l’accepteront-ils ?
Après avoir enfilé une tenue décontractée, à la limite du négligé, elle attache ses cheveux et se décide à descendre. Sa mère est affairée à nettoyer les vitres. Constamment en mouvement, comme si ça l’empêchait de penser. Cloé connaît le problème. Courir, toujours. Pour éviter de s’arrêter et d’être englouti par les sables mouvants.
Réussir, toujours. Pour oublier qu’un jour on a échoué.
— Salut, maman.
— Bonjour, ma fille. Bien dormi ?
Une nuit horrible ; pas de chute dans le vide mais bien pire encore. Une fuite éperdue, l’Ombre à ses trousses. La mort, juste derrière elle, qui a tenté de la rattraper sans cesse.
Une nuit horrible, oui. Mais Cloé s’empresse d’assurer le contraire.
Mentir, encore.
— Je fais le ménage en grand aujourd’hui ! Ton ami vient ce soir, alors…
— Maman, ce n’est pas la peine !
— Mais si. Il reste du café, tu en veux ?
— Seulement si tu le bois avec moi.
Elles s’assoient dans la cuisine, ne trouvent pas les mots, ni même les regards qu’il faudrait.
— Papa n’est pas encore rentré ? s’étonne soudain Cloé.
— Non. Il a dû rencontrer une charrette !
— Tu sais, pour hier soir, je…
— Ne dis rien, prie Mathilde.
— Vous savez depuis quand ? interroge tout de même Cloé.
— Depuis le premier jour, avoue sa mère. Lisa ne serait jamais partie seule là-bas.
— Pourquoi… pourquoi vous ne m’avez rien dit, rien reproché ?
Mathilde fixe sa tasse de café, retenant ses larmes du mieux qu’elle peut.
— On pensait que… que ce serait mieux pour toi. Pour Juliette aussi. Et puis, c’était ma faute. Je n’aurais jamais dû te confier Lisa, tu étais trop jeune.
— Maman, je…
— Je sais que tu souffres, toi aussi. Je sais que tu n’as jamais voulu ça. Dans la vie, on fait des conneries. Surtout quand on est gosse. Certaines sont sans gravité, Dieu merci. D’autres… d’autres sont irréparables. Et il faut faire avec. Il faut vivre avec ça. On n’a pas le choix.
Tout est dit, sans doute.
— À défaut de pouvoir te dissuader de briquer la maison, je vais t’aider, propose Cloé.
— Tu es là pour te reposer, rappelle sa mère.
— L’esprit… Me reposer l’esprit, précise Cloé.
Elles restent un moment encore devant leur café, sans plus échanger un seul mot. Jusqu’à ce que la sonnerie du téléphone les fasse sursauter.
Les urgences sont quasiment désertes. Cloé et sa mère sont assises dans la salle d’attente.
Aucune information précise. Juste que son père a eu un accident. Qu’il est en vie, qu’on s’occupe de lui.
Déjà une heure et demie que le téléphone a sonné. Que la peur et l’espoir se mêlent, s’entrechoquent, s’affrontent en un combat régulier.
Cloé regarde par la fenêtre. Une ambulance vient se garer à l’entrée, les brancardiers livrent leur colis et repartent. Elle consulte sa montre pour la énième fois.
Un médecin arrive, elle se lève d’un bond, aussitôt imitée par sa mère.
— Madame Beauchamp ?
Ces instants si particuliers. Où tout peut basculer, encore.
— Comment va mon père ?
Le visage du jeune interne est indéchiffrable. Cloé, pourtant, a déjà compris.
Réanimation, coma irréversible, paralysie… L’histoire se répète, forcément.
— Il est hors de danger, annonce enfin le médecin.
Cloé ferme les yeux, un sourire illumine son visage.
— Mais qu’est-ce qu’il a ? s’écrie Mathilde.
— Il a fait une chute. Il est encore choqué, mais ça va aller. Vous pouvez le voir quelques minutes, si vous voulez.
Elles lui emboîtent le pas, dans un dédale de couloirs. Transféré dans les étages, Henri se repose désormais dans une chambre. Un énorme bandage sur le crâne, une perfusion dans le bras. Il est relié à une machine qui surveille son pouls, sa tension. Il a les yeux ouverts, les traits tirés.
— C’est un promeneur qui l’a trouvé, indique le médecin. Il est tombé dans un ravin, d’après ce que j’ai compris. Ne restez pas longtemps, il ne faut pas le fatiguer.
Mathilde embrasse son mari, puis c’est au tour de Cloé.
— Pa… Qu’est-ce qui t’est arrivé ?
— Je marchais sur le chemin au-dessus de la rivière… Là où il y a le pont romain, tu vois ? J’ai entendu du bruit, j’ai vu des pierres qui tombaient de la falaise. Après, je sais pas… Je me suis réveillé en bas. Y avait un type, il a appelé les secours.
— Tu veux dire qu’il y a eu une chute de pierres et que tu en as pris une sur la tête ?
— Je suppose. C’est allé tellement vite !
— Mon Dieu, tu t’es bien arrangé, gémit Mathilde.
— Ça va, grogne Henri. Je suis pas mort.
— Tu aurais pu ! Tu nous as fait peur, tu sais.
— Calme-toi, maman. Il va bien, regarde… Bon, je vous laisse un peu tous les deux. Je vais prévenir Juliette.
— C’est pas la peine, bougonne le père.
Il a honte, visiblement. Qu’on le voie allongé sur ce lit.
— Si, c’est la peine, assure Cloé en l’embrassant sur le front. À tout à l’heure, Pa.
Elle quitte avec précipitation cet endroit qui lui rappelle tant de mauvais souvenirs. Elle décide d’aller prendre l’air sur le parking pour appeler sa sœur. Un peu perdue, elle repasse par les urgences pour trouver l’issue de ce labyrinthe.
Enfin, les portes vitrées apparaissent et Cloé prend une profonde inspiration, les yeux fermés.
Dieu merci, il va bien.
Elle rouvre les paupières et met une seconde à réaliser. Assis sur un muret, juste en face de la grande porte vitrée. À vingt mètres d’elle.
Un homme, vêtu de noir de la tête aux pieds. Capuche sur la tête.
Cloé est tellement choquée qu’elle n’a aucune réaction.
Il faudrait courir, lui sauter dessus. Mais elle est tétanisée, incapable du moindre mouvement.
Une ambulance vient exécuter son demi-tour devant les urgences, lui bouchant la vue.
Lorsqu’elle repart, l’Ombre a disparu.
— Tes parents sont sympas, dit-il en souriant. Je ne les voyais pas comme ça.
La voiture roule vite. Bertrand semble pressé de rejoindre Paris.
— Tu les voyais comment ? interroge Cloé.
— Je sais pas. Plus… Moins…
Elle rigole, caresse sa main posée sur le levier de vitesse.
— N’aie pas peur, vas-y !
— Ils sont simples. Dans le bon sens du terme. Je pensais que tu venais d’une famille bourgeoise, avoue Bertrand.
— Tu me prenais pour une fille d’aristos coincés ? Mes parents ne sont peut-être pas fortunés, mais ils sont riches.
Ils gardent le silence un moment, Cloé monte le son de l’autoradio.
— Je m’inquiète pour papa, reprend-elle.
— Il sera dehors lundi, tu verras.
Cloé a insisté pour rester quelques jours de plus, mais sa mère n’a rien voulu entendre.
— Ne t’en fais pas, chérie. Il est solide, apparemment.
— Ça aurait pu être très grave… À son âge !
Un nouveau silence, où résonnent les Variations Goldberg.
— Tu sembles aller mieux, en tout cas, juge Bertrand. Malgré l’incident d’hier, on dirait que ce séjour t’a fait le plus grand bien.
— Rien n’a changé, pourtant, prétend Cloé à voix basse.
— Qu’est-ce que tu dis ?
— Rien…
Au travers du masque qu’elle a réajusté en quittant la maison familiale, Cloé regarde les paysages défiler.
Une Ombre derrière chaque arbre.