Chapitre 17
Bien sûr, Cloé n’est pas allée chez le médecin. Pour éradiquer le parasite qui gangrène sa vie, il lui faut autre chose qu’un simple généraliste.
Plutôt un spécialiste. Du genre tueur à gages.
Quoiqu’un toubib pourrait peut-être lui expliquer pourquoi son cœur bat de façon si désordonnée. Parfois à cent à l’heure. Parfois avec une effrayante paresse.
Lui expliquer aussi pourquoi, depuis ce matin, elle a de temps à autre l’impression de quitter le monde des vivants. L’impression de dormir les yeux ouverts, de s’absenter de son propre corps. Comme s’il y avait des trous noirs dans sa vie. Dans son cerveau.
Simple fatigue, sans doute. Résultat de deux nuits sans sommeil.
Les effets de la peur, aussi. Cette peur dans laquelle elle baigne depuis des jours, comme on baignerait dans un bain d’acide. Forcément, ça commence à laisser des traces.
Malgré son état, elle est rentrée chez elle, obligée tout de même de faire une pause sur le bord de la route. Avec l’espoir qu’en changeant ses horaires elle déjouerait les plans de l’Ombre.
Et en effet, elle n’a vu aucune voiture la suivre.
Elle ferme la porte à clef, se débarrasse de son manteau, attrape aussitôt son téléphone pour appeler un serrurier. Ajouter un verrou à la porte d’entrée qu’elle aimerait blindée, changer la serrure. Maigres défenses, qui la rassureront tout de même un peu.
L’artisan propose de venir lundi soir. Encore un week-end à passer, mais elle tiendra le coup.
Reste à trouver comment se procurer une arme. Un flingue, léger et maniable, qu’elle puisse glisser dans son sac à main, entre le tube de rouge à lèvres et le miroir de poche.
Mais dans le monde qui est le sien, personne n’est à même de lui fournir pareille marchandise.
Assise sur son sofa, elle réfléchit. Qui, dans son entourage, serait susceptible de lui indiquer la marche à suivre ?
Il suffit peut-être de se rendre chez un armurier ? Elle n’y connaît rien, mais suppose qu’il faut posséder un permis ou quelque chose dans le genre. Après quelques recherches sur le Net, elle comprend que le seul calibre qu’elle peut s’acheter trônera fièrement dans les rayons d’un magasin de jouets.
Et si elle optait pour une bombe lacrymo ? Pas aussi dissuasive qu’un AK 47, mais mieux que rien.
Elle pourrait ajouter à cet attirail un club de golf dans la voiture, un autre derrière sa porte d’entrée, un troisième dans sa chambre.
Ça, elle sait comment se les procurer. Dans le monde qui est le sien, c’est beaucoup plus facile d’emprunter des clubs de golf que des revolvers. Question de niveau social.
Puisque les flics ne veulent pas s’intéresser à son cas, elle se défendra par elle-même.
Elle n’est pas femme à se laisser attaquer sans réagir. La prochaine fois que ce taré se manifeste, Cloé promet de ne pas s’évanouir, de le laisser approcher et de lui asperger le visage de gaz paralysant avant de lui fendre le crâne en deux.
Forte de ces bonnes résolutions, elle décide de s’offrir un peu de repos. Elle laisse un message à Bertrand, l’invitant à venir dîner chez elle, et vérifie par deux fois que portes et fenêtres sont bien verrouillées.
Dans la chambre, elle vire ses vêtements et se glisse sous la couette. Elle n’a pas vraiment sommeil mais sait qu’elle doit récupérer. Lundi, il lui faudra être d’attaque pour avaler tous les dossiers en souffrance. Ne pas décevoir le Vieux, si elle veut réaliser ses desseins.
Être à la hauteur de ses ambitions, toujours.
Ses yeux refusant de se fermer, elle attrape un tube de somnifères dans le tiroir du chevet, en avale un.
Au bout de dix minutes, elle en prend un second.
Un rire d’enfant. Pur et cristallin. Et juste après, un hurlement terrifiant, un corps qui tombe dans le vide et s’écrase à ses pieds.
Cloé ouvre les paupières, il fait nuit noire. Elle consulte son réveil, constate qu’il est déjà 19 h 30. Combien de temps a-t-elle dormi ? Elle ne se souvient plus de l’heure à laquelle elle s’est couchée. Ne se souvient même plus pourquoi elle n’est pas au bureau. Y est-elle seulement allée, aujourd’hui ? Affreux mélange, dans sa tête.
Son portable sonne, ça lui fait l’effet d’un électrochoc. Elle lit le texto en plissant les yeux. Tout est si flou…
Bertrand, qui lui écrit qu’il est d’accord pour venir dîner ce soir.
Elle l’a invitée ? Sans doute… Aimerait seulement s’en souvenir.
Cloé tente de sortir de son état second. Assise sur le rebord du lit, elle prend sa tête entre ses mains et nage à contre-courant.
— Saletés de somnifères !
Les images de son rêve défilent encore dans son cerveau, signe qu’elle n’est pas tout à fait réveillée.
Ce hurlement terrifiant, ce corps qui bascule dans le vide et s’écrase à ses pieds.
Si seulement ce n’était qu’un cauchemar. Si seulement…
Elle se lève, titube un peu.
Heureusement, Bertrand n’arrivera pas avant 21 heures.
Elle passe brièvement sous la douche et s’habille en vitesse. Le brouillard se dissipant un peu dans son crâne, elle se souvient brusquement que son frigo est vide. Complètement vide.
— Et merde !
Elle ne se sent pas d’attaque pour affronter la foule d’un supermarché, décide de se fournir chez le traiteur du coin. Dans la cuisine, elle s’appuie au plan de travail. Difficile encore de tenir debout. Un verre d’eau froide l’aidera peut-être à émerger. Quoiqu’à ce stade, c’est un seau d’eau glacée qu’il faudrait.
Elle ouvre son réfrigérateur, prend la bouteille et attrape un verre dans le placard.
Et soudain, elle se fige.
— Non, c’est pas possible…
Elle rouvre le frigo. Il est plein à ras bord.
Cloé a réussi à revenir d’entre les morts. Il a fallu une deuxième douche, presque froide, trois tasses de café et une bonne heure. Elle s’est juré d’éviter les somnifères, dorénavant.
— C’était délicieux, complimente Bertrand.
Il est très élégant ce soir. Cloé le trouve particulièrement beau. Chaque jour un peu plus séduisant.
— Il faut que je te dise quelque chose, annonce-t-elle.
Elle prend une profonde inspiration, se lance.
— Il est venu ici.
Le visage de Bertrand se transforme. La colère germe au fond de ses fascinants yeux clairs.
— Tu vas pas recommencer, non ? On est bien, tranquilles, tous les deux…
— Je te dis qu’il est entré chez moi.
Bertrand soupire. Elle voit bien qu’il fait son possible pour rester calme.
— Comment le sais-tu ? demande-t-il.
— Le frigo…
— Quoi, il y a ses empreintes dessus ? ricane Bertrand.
— Ne te fous pas de moi, ordonne Cloé. Il était vide ce matin. Et il est plein ce soir.
Bertrand fronce les sourcils. Puis soudain, il se met à rire.
— Tu me fais marcher !
— Non, je ne plaisante pas. Je te dis que le frigo s’est rempli pendant mon absence.
Il redevient sérieux.
— Tu m’inquiètes, Clo.
Elle tripote sa serviette, tente de trouver les mots pour le convaincre.
— Il est entré ici et a rempli le frigo.
— Arrête de dire n’importe quoi !
Brusquement, il la fixe avec un regard qui a quelque chose de cruel.
— Au secours ! lance-t-il d’une voix haut perchée. Un homme me veut du mal ! Il a fait les courses et a rempli mon frigo ! Mais que fait la police ?!
Cloé sent les larmes monter jusqu’à ses yeux, tente de les refouler.
— Ne parle pas comme ça, murmure-t-elle. Je ne suis pas folle.
Il change de registre.
— Je sais que tu n’es pas folle, ma chérie. Mais tu as un problème.
— Oui, j’ai un problème. Quelqu’un veut me rendre dingue. Et personne ne me croit.
— Il y a forcément une explication. C’est ta femme de ménage qui a dû faire les courses.
— Impossible. Elle ne vient jamais le vendredi et ne fait jamais les courses.
— Alors c’est toi.
Elle le considère avec incompréhension.
— Mais enfin, si j’avais acheté de la bouffe, je m’en souviendrais !
— C’est bien ça, le problème, conclut Bertrand. Je crois que tu devrais aller consulter un médecin. Un neurologue.
— Un neurologue ? répète Cloé avec effroi.
— Oui. Peut-être que l’autre fois, lorsque tu es tombée dans le garage, le choc à la tête…
— Non ! s’écrie Cloé. Je vais bien !
Il prend sa main dans la sienne, se fait plus tendre.
— Non, tu ne vas pas bien, je t’assure. Tu as des réactions bizarres. Tu me fais peur.
— Je te dis qu’il est venu ! C’est lui, j’en suis sûre !
Bertrand l’oblige à se lever.
— Viens avec moi, ordonne-t-il.
Il l’escorte jusqu’à la cuisine, ouvre le frigo.
— Effectivement, il est bien garni, constate-t-il. Ce qu’il y a dans ce frigo, c’est ce que tu as l’habitude d’acheter, oui ou non ?
Elle jette un œil aux victuailles, ne répond pas. Une peur, encore pire que celles des derniers jours, s’insinue doucement en elle.
Bertrand prend un pack de yaourts, le lui colle sous le nez.
— C’est bien cette marque que tu préfères, non ?
— Oui…
Il remet les yaourts au frais, attrape un paquet de jambon à la coupe, regarde l’étiquette.
— Où fais-tu tes courses ?
— Au Casino.
— Acheté au Casino, dit-il en lui montrant l’étiquette.
Cloé devient livide.
— Je n’y suis pas allée… Je… Je suis rentrée directement du bureau… Et j’ai dormi.
— Tu as pris des médocs ? soupçonne Bertrand.
— Juste un somnifère, avoue-t-elle. Deux, en fait.
Il referme le frigo, attrape Cloé par les épaules.
— Où est ton sac à main ?
— Euh… Dans le salon.
Ils y retournent, Bertrand s’empare du sac et le lui tend.
— Comment payes-tu tes courses, habituellement ?
— Carte bleue.
— Ta carte, s’il te plaît.
Elle obéit, de plus en plus troublée, lui remet la carte protégée par un étui en cuir. Il extirpe les tickets de paiement, fait le tri et finit par brandir celui qui l’intéresse.
Cloé, incrédule, le détaille à son tour. Il est daté du jour même.
— Tu es allée au Casino, tu es passée à la caisse à 17 heures et tu as réglé par carte.
— C’est pas possible ! gémit Cloé en secouant la tête.
Bertrand prend son visage entre ses mains.
— Écoute-moi, Clo… Écoute-moi bien. Tu as un sérieux problème. Tu dois consulter un spécialiste. Tu as des soucis de mémoire, apparemment. C’est sans doute dû à la chute. À moins que ce ne soit un surmenage. Tu as besoin de soins et de repos.
Elle se débat encore.
— Non !
— Si, Cloé. Ce frigo ne s’est pas rempli tout seul. Et ce mystérieux type que tu vois partout n’a pas pu venir chez toi sans fracturer la porte ou une fenêtre. Réfléchis un instant, tu veux ? Il serait rentré, je ne sais pas comment, aurait pris ta carte bleue dans ton sac, serait allé au Casino. Il aurait payé avec ton code secret, serait ensuite revenu, aurait tout rangé dans le frigo et serait reparti tranquillement… Tu réalises à quel point c’est grotesque ?
Cloé a soudain du mal à respirer. Son cœur se met à palpiter de travers.
— C’est impossible, Cloé. Impossible, tu entends ?
Elle ne sait plus. Le doute empoisonne son sang, un froid glacial coule le long de son dos. Elle se met à pleurer doucement, Bertrand la récupère dans ses bras.
— Ce n’est pas grave, ma chérie. Je suis là, ça va aller… On va te soigner, tu vas voir.
Cloé sort de la salle de bains. Nouvelle douche, chaude cette fois-ci. L’occasion de pleurer encore, en toute discrétion. Un flot de larmes qui l’a curieusement soulagée.
Elle a regroupé ses longs cheveux encore humides en un chignon flou, enfilé un peignoir blanc et ajouté une discrète touche de parfum.
Bertrand a décidé de rester, cette nuit.
Elle le rejoint sur le canapé, en face de la télé. Apparemment, il est captivé par un film. Elle s’assoit à côté de lui, cale sa tête sur son épaule. Envie d’oublier l’ombre menaçante qui plane sur sa vie. Lui seul pourra l’y aider.
— Ça va mieux ? s’enquiert-il.
— Un peu… Merci d’être resté.
— C’est normal, non ?
— Tu pourrais t’enfuir ! Si je deviens dingue, tu pourrais avoir peur et partir en courant !
— J’adore prendre des risques.
Cloé feint de s’intéresser au film, Bertrand lui fait un résumé rapide de ce qu’elle a raté. Un homme harcelé par un fou qui a décidé de détruire sa vie.
Les nerfs à vif. On dirait un fait exprès. Elle n’a pas envie de connaître la fin et sait comment détourner l’attention de Bertrand.
— Éteins la télé, murmure-t-elle en glissant sa main entre deux boutons de sa chemise.
Tout en l’embrassant, il attrape la télécommande, coupe le son mais pas l’image. Cloé se lève, fait glisser son peignoir. Bertrand la détaille avec un sourire carnassier. Comme s’il la voyait nue pour la première fois.
— Je serais vraiment fou de m’enfuir alors que tous les mecs voudraient être à ma place !
Elle se sent à nouveau forte. Belle, désirable et désirée. Au diable l’Ombre.
Elle se pose sur lui, ouvre la braguette de son pantalon.
— T’as raison, je suis folle. Mais seulement de toi… C’est grave, tu crois ?
— Ça pourrait le devenir. Reste sur tes gardes, on sait jamais.
Sensuelle et lascive, elle lui sort le grand jeu. Le déshabille lentement, tout en le fixant droit dans les yeux. Elle joue avec lui, le provoque. S’exhibe, se refuse. Lui donne et lui reprend.
Longues minutes durant lesquelles elle l’allume jusqu’à l’insupportable. Jusqu’à la douleur.
Ce sera tellement meilleur après. Quand il ne pourra plus résister, n’aura plus aucune défense.
Quand ça fera si mal que son déguisement d’homme civilisé s’effritera pour laisser la place à l’animal qui sommeille en lui.
Il n’y a pas de plaisir sans douleur.
Cloé en est sûre.