Chapitre 38
Le retour lui paraît encore plus long que l’aller. Pourtant, le TGV est moins rempli, la température plus fraîche.
Et surtout, Alexandre n’a pas perdu son temps. Ce que les époux Paoli lui ont confié le renforce dans sa conviction que Laura a enduré un calvaire identique à celui de Cloé. Un supplice l’ayant conduit à cesser le combat et à s’écraser sur un trottoir anonyme.
À moins qu’elle n’ait pas sauté de son plein gré, qu’on l’ait un peu aidée.
Pourtant, autour d’elle, personne n’a rien vu.
Ou plutôt, tout le monde a vu une femme devenir folle.
Pas une âme pour la comprendre, l’écouter. La croire.
Et elle en est morte.
Ce mystérieux assassin est rusé, sournois et possède une intelligence criminelle hors du commun.
D’abord, choisir une cible. Pour le moment, Alexandre ne connaît pas encore ses critères de sélection. La seule chose dont il est sûr, c’est que l’homme a bon goût en matière de femmes… D’après les photos qu’il a vues chez son frère, Laura avait beaucoup de charme. Tout comme Cloé.
Ensuite, harceler sa victime jusqu’à ce qu’elle perde ses repères, ses proches et son travail. Comme le prédateur isole sa proie avant l’assaut final.
La solitude rend vulnérable, ce salopard l’a bien compris.
En revanche, ce que Gomez ignore totalement, c’est le but de ce meurtrier sans visage. Les pousser à mettre fin à leurs jours ou les tuer de ses propres mains en maquillant l’assassinat en suicide ?
Dès lundi, il projette d’aller s’allonger sur le divan de la psychiatre qui a suivi Laura quelques semaines avant qu’elle fasse le saut de l’ange. Il faudra aussi chercher d’autres cas similaires dans la région. Car Alexandre est persuadé que ce pervers n’en est pas à son coup d’essai.
Le flic échafaude lentement son plan, au rythme des paysages défilant sous ses yeux fatigués. Mais la poursuite de son enquête s’annonce délicate, étant donné qu’il est sur la touche.
Reste à savoir s’il doit partager ses découvertes avec Cloé. Pour le moment, elle croit encore qu’il peut s’agir d’une simple vengeance, d’actes de malveillance. Mais en lui révélant qu’elle a affaire à un dangereux malade mental, Alexandre pourrait finir de la terroriser. Et elle risquerait alors de céder à la panique.
Risquerait peut-être de se jeter par la fenêtre. Ou sous un train.
Faut-il l’envoyer en vacances sur les îles Kerguelen ou la garder comme appât pour que le tueur sorte de l’ombre ? Évidemment, s’il veut avoir une chance de coincer ce fumier, la deuxième solution s’impose. D’autant qu’il est certain que Cloé refusera catégoriquement de se sauver et d’abandonner son poste.
Il la connaît à peine ; pourtant, il sait déjà que fuir n’est pas dans sa nature.
Gomez va aux toilettes du compartiment, évite de respirer l’odeur pestilentielle. Puis, avant de regagner sa place, il appelle Cloé. Il tombe sur son répondeur, sourit en écoutant son message pour la première fois.
Bonjour, ne soyez pas déçu de ne pouvoir me parler en direct, je promets de vous rappeler très vite !
— Bonsoir, Cloé, c’est le commandant Gomez. Je voulais juste savoir comment vous alliez. Je rentre de Lyon, je suis dans le train… Rappelez-moi, si vous pouvez. Juste histoire de me dire si les lutins vous ont foutu la paix aujourd’hui !
De retour à sa place, il regarde l’ombre s’abattre, quelque part entre Lyon et Paris.
C’est une sensation qui la force à revenir. Une sensation de froid, qui se fait de plus en plus précise. Ses paupières se soulèvent lentement, retombent aussitôt. Elles sont si lourdes…
Enfin, Cloé parvient à garder les yeux ouverts. Sauf qu’elle ne voit rien.
Normal, il fait nuit.
Les secondes qui suivent sont irréelles. Elle divague, délire, voyage dans des dimensions inconnues. Toutes cauchemardesques. Elle se demande si elle rêve, encore, ou si elle est vraiment là, dans ce corps qu’elle ne sent plus. Elle a envie de replonger dans l’oubli, autant que de sortir de cet état second.
Aucune idée de l’endroit où elle se trouve, de l’heure qu’il est, ni même du jour.
Alors, elle se bat. S’acharne.
Avec sa main droite, elle tâtonne et s’aperçoit qu’elle est allongée par terre. Elle effleure ensuite son visage qui semble être en carton. Insensible.
Dans un effort colossal, elle parvient à se redresser. La voilà assise, bras ballants, bouche ouverte, aspirant l’air comme si elle en manquait. Elle tremble, gelée de la tête aux pieds.
Normal, elle est complètement nue.
C’est en touchant ses jambes, puis son ventre qu’elle s’en rend compte.
C’est ici qu’arrive la peur. Le froid et l’effroi se mêlent pour la mordre à pleines dents.
Elle tente de se souvenir. Se revoit dans une forêt, en plein jour.
L’Ombre, contre la voiture. L’Ombre, à sa poursuite. Et puis, le pistolet, le silence…
Elle se souvient encore de quelqu’un qui l’attaque par-derrière, d’une main gantée de cuir qui se plaque brutalement sur sa bouche.
Ensuite, le film se casse. Une sorte de trou noir.
Cloé claque des dents, presse ses bras contre sa poitrine pour se protéger. Autour d’elle, des arbres et des fougères qu’elle devine, maintenant que ses yeux se sont habitués.
Elle se met debout, ses pieds foulent la terre glacée.
Nue, au milieu d’une forêt, au milieu de la nuit. Totalement perdue, totalement seule.
À moins que… Elle fait un tour sur elle-même, s’attendant à voir briller une paire d’yeux maléfiques. Ceux de l’homme en noir.
Est-il encore là, près d’elle ? L’observe-t-il tandis qu’elle se débat ?
Elle écoute attentivement mais n’entend rien d’autre que ses dents qui s’entrechoquent, les battements irréguliers de son pauvre cœur malmené. Et le chant terrifiant du vent dans les hautes branches.
Elle retombe à genoux, explore le sol à la recherche de ses vêtements ou de son sac. À la recherche d’un objet familier auquel se raccrocher.
Enfin, sa main gauche se pose sur une étoffe. Ses fringues sont là, ainsi que ses chaussures et son sac. Une grande joie la submerge. Une joie de courte durée, vite rattrapée par la panique.
Essayant de contrôler ses tremblements, elle se rhabille à la hâte, enfilant à l’aveuglette le strict nécessaire. Jean, tee-shirt à manches longues, veste en velours et baskets. Tant pis pour le reste.
Elle fouille son sac rapidement. La clef de la Mercedes y est, le P38 aussi. Ainsi que son téléphone portable. Elle l’allume ; la batterie est vide, il se rendort aussitôt.
Foutre le camp d’ici, vite.
Elle avance droit devant, au milieu des fourrés, les bras érigés en protection. Son pied heurte une racine, elle plonge en avant, s’écorche la paume des mains et les genoux. Elle se relève immédiatement, continue bravement à progresser au milieu des fougères. Elle se retourne toutes les dix secondes alors pourtant qu’elle ne peut rien discerner. Avec l’angoisse qu’il soit là, juste derrière elle. Qu’il l’attrape par les cheveux, la reprenne entre ses griffes.
Sa cheville se tord, elle gémit mais ne s’arrête pas.
La peur la pousse toujours plus vite, toujours plus loin.
Enfin, le décor s’éclaircit, elle pose le pied sur un large chemin. Sans doute celui où elle était lorsqu’il s’est emparé d’elle… Entre la gauche et la droite, elle hésite. Impossible de se repérer.
Elle opte pour la gauche, s’élance à toute vitesse, malgré la douleur qui remonte le long de sa jambe. Serrant son sac contre son ventre, elle court comme une dératée. Ses poumons s’enflamment, elle se met à crier pour se donner du courage.
Juste un cri, même pas un appel au secours.
Soudain, il lui semble apercevoir au loin une masse noire et elle prie pour qu’il s’agisse de sa voiture. D’une main tremblante, elle récupère la clef dans sa poche, appuie sur le bouton. Lorsque les clignotants s’allument, elle ressent un soulagement intense.
Ça doit être ça, le bonheur. Sauf qu’il ne dure que quelques secondes.
Le principe même du bonheur.
Elle se jette à l’intérieur de la Mercedes, en verrouille aussitôt les portières. Elle se retourne pour inspecter la banquette arrière puis met enfin le contact. La pendule de la voiture lui apprend qu’il est 19 h 49. Elle se croyait au beau milieu de la nuit.
Elle se croyait condamnée à mort.
Marche arrière, manœuvre rapide pour repartir sur la route. Cloé règle la climatisation sur 27 degrés – le maximum – puis appuie à fond sur l’accélérateur.
Mais elle ne va pas loin. Un kilomètre plus tard, elle est obligée de ranger la berline sur le bas-côté. De longues minutes durant, elle pleure, elle hurle. Il faut que ça sorte, avant qu’elle étouffe.
Enfin, elle essuie ses joues avec la manche de son blouson.
Calme-toi, Clo… Il faut partir d’ici !
Elle baisse le pare-soleil, regarde son visage égratigné et sale dans le miroir. Et brusquement, une angoisse plus forte que les autres la submerge.
Qu’est-ce qu’il m’a fait ?
Maintenant qu’elle se croit en sécurité, elle réalise qu’elle s’est réveillée entièrement nue.
Il m’a déshabillée. A posé ses mains sur moi. Peut-être bien pire.
Elle fait descendre la fermeture Éclair de son jean, passe une main entre ses cuisses.
Elle veut savoir.
Ce que ce salaud lui a fait subir pendant qu’elle était inconsciente.
Les larmes reviennent, ses cuisses se referment sur ses doigts. Une nausée fulgurante lui retourne l’estomac, elle a juste le temps d’ouvrir la portière pour cracher un jet de bile.
Elle s’enferme à nouveau dans la voiture, continue de trembler.
Il m’a violée.
L’impression que son corps se durcit. Qu’il meurt.
Un liquide gelé coule dans ses veines, un liquide chaud sur ses joues.
Quelque chose vient de se fracturer à l’intérieur.
Et c’est irréversible.