Chapitre 8
Ils vont être en retard. Mais Cloé n’ose pas demander à Bertrand d’accélérer. Il est un peu tendu, depuis ce matin. Elle aussi, d’ailleurs. Alors, elle prend son mal en patience.
Il est presque 13 heures, ils entrent à peine dans Paris. Cloé regarde couler la Seine qui joue au caméléon avec le ciel grisâtre.
— T’es sûr que ça ne dérangera pas Carole que je me joigne à vous ?
— Bien sûr que non, assure Cloé. Elle sera ravie.
— Tu vas lui raconter pour ce matin ?
— Je ne sais pas.
— Au fait, tu ne devrais pas laisser ton garage ouvert la nuit. Surtout quand je ne suis pas avec toi. Même s’il n’y a rien à voler à l’intérieur, ce n’est pas très prudent.
Concentré sur la route, Bertrand ne voit pas la peur qui vient de rejaillir au fond de ses prunelles claires. Un mélange d’ambre et de jade. Deux bijoux lumineux, étincelants.
— Tu l’as trouvé ouvert cette nuit ? murmure-t-elle.
— Oui. J’ai cherché les clefs pendant dix minutes pour rien !
Les mains de Cloé se mettent à trembler, elle les cache entre ses cuisses. Il ne lui reste plus beaucoup de certitudes. Pourtant, elle en est sûre : le garage était fermé à double tour lorsqu’ils sont partis se coucher.
La présence de Bertrand la met mal à l’aise. Ils se connaissent si peu… Pourtant, Carole fait mine d’être enchantée, demande un couvert supplémentaire au serveur.
Cloé, après avoir passé commande, s’éclipse en direction des toilettes. Carole se retrouve en tête à tête avec Bertrand qui la fixe avec un petit sourire.
— Je ne voulais pas venir, balance-t-il sans préambule. Mais Cloé a insisté. Je sais que vous aimez bien vous retrouver entre filles, j’espère ne pas être de trop.
— Pas du tout. On se voit souvent, tu sais. Alors on a tout le loisir d’échanger nos petits secrets !
La jeune femme regarde un instant par la fenêtre la foule qui déambule sur le trottoir. Comme si cela présentait un quelconque intérêt. Puis elle se tourne à nouveau vers Bertrand, lui adresse un sourire timide.
Pourquoi cet homme fait-il naître en elle un tel malaise ? Inutile de se voiler la face : elle est irrésistiblement attirée par lui, a peur que ça ne se lise sur son visage.
— Toujours célibataire ? interroge brusquement Bertrand.
Salaud.
— Oui, répond Carole.
Il pique un morceau de pain dans la panière, elle suit des yeux chacun de ses gestes. Il a de belles mains, des yeux verts époustouflants, un sourire qui n’est pas étranger à la fonte de la banquise à des milliers de kilomètres de là.
— Le célibat a du bon, poursuit Bertrand.
— T’as raison ! réplique Carole en masquant au mieux son envie de le gifler.
Ou de l’embrasser, au choix.
— J’en profite bien, d’ailleurs ! ajoute-t-elle en essayant de paraître sincère.
Le petit sourire en coin de Bertrand s’élargit. De mieux en mieux.
Parfois, il est préférable de garder le silence pour éviter de s’enfoncer.
— Qu’est-ce qu’elle fabrique, Cloé ?
— Elle doit être en train de se remaquiller et de se recoiffer ! raille Bertrand. Alors qu’elle n’a pas besoin de tout ça pour être la plus belle des femmes.
Plus belle que moi, vraiment délicat de le préciser.
Carole triture sa serviette de papier rose entre ses doigts, passe une main dans ses cheveux noirs, attachés en une simple queue de cheval. Si elle avait su, elle les aurait laissés libres.
— Tu as maigri, on dirait ! reprend Bertrand. Non ?
Le visage de Carole se contracte involontairement.
— Je ne crois pas, non ! C’est même l’inverse.
Jusqu’à quand va-t-il la torturer ainsi ? Et s’il pouvait arrêter de la fixer avec cet air narquois…
— Tu es resplendissante en tout cas.
Soudain, elle doute. Est-il sincère ? Bien sûr que non !
Pourtant, Carole ne sait plus vraiment. Son cœur s’emballe, ses mains froissent carrément la serviette.
— C’est gentil de me dire ça ! lâche-t-elle dans un petit rire nerveux.
— Je le pense vraiment.
Cloé choisit cet instant précis pour revenir en scène, son amie la maudit en silence.
— Tu n’as pas l’air bien, réalise enfin Carole. Ça ne va pas ?
— Mal dormi, élude Cloé.
Carole fronce les sourcils, tourne la tête vers Bertrand. Il se met alors à raconter toute l’histoire en détail, sans omettre les hallucinations de Cloé qui le fustige du regard.
— Je n’ai pas rêvé ! dit-elle en contenant sa colère. Je l’ai vu, ce type.
— Tu ne vas pas recommencer ! prie Bertrand d’un ton condescendant.
— Bertrand a raison, intervient Carole. C’est la peur, rien d’autre.
— C’est la peur qui a ouvert la porte du garage ? envoie Cloé.
— Tu as oublié de la fermer, voilà tout, répond Bertrand.
— Non. J’en suis certaine.
— Bertrand a raison…
— Arrête de répéter Bertrand a raison ! aboie Cloé. Je sais encore ce que je fais !
Elle vient de crier sans même s’en rendre compte. Les convives de la table voisine la considèrent d’un œil amusé. Bertrand attrape sa main, la serre un peu trop fort. Elle grimace de douleur.
— Calme-toi, ordonne-t-il. Ça suffit, maintenant. Ce type n’existe pas et il va bien falloir que tu l’admettes et que tu nous écoutes.
Cloé essaie de dégager sa main, mais la poigne de Bertrand se resserre encore. C’est la première fois qu’il a un geste brutal à son égard. Devant Carole, en plus.
— S’il avait été là cette nuit, je l’aurais vu. Impossible autrement.
— Il a pu se planquer dans le garage, il faisait nuit noire ! rétorque Cloé.
Elle sent qu’elle va se mettre à pleurer, essaie de se contenir. Carole demeure silencieuse, cherchant un trou de souris où se glisser.
— Je suis arrivé quelques secondes après que tu as crié, j’ai remis tout de suite le disjoncteur et j’ai allumé la lumière. Il n’était pas là. Il n’a jamais été là. Sauf dans ta tête. Est-ce que tu vas finir par me croire, oui ou merde ?
— Qui a coupé le courant, alors ?
— Personne.
À aucun moment il n’a élevé la voix. Pourtant, son regard est dur, sa voix cassante. Il lâche enfin sa main, un long silence les sépare. Carole pense devoir le briser au plus vite.
— Écoute, Cloé, je pense que Bertrand dit vrai. Tu as l’impression que ce mec est là. Parce que tu as été suivie dans la rue, parce que tu as eu terriblement peur et que…
Elle ne peut finir sa phrase ; Cloé les abandonne sans un mot. Carole va pour lui emboîter le pas, Bertrand la retient.
— Laisse-la, dit-il. Elle reviendra quand elle sera calmée.
Carole hésite et, finalement, obéit.
— Tu as sans doute raison…
Prétexte idéal pour éviter de s’avouer qu’elle préfère rester auprès de cet homme plutôt que d’aller consoler son amie.
Sa meilleure amie.
Les bureaux sont plongés dans le noir, les couloirs déserts. Mais Cloé est encore là.
Pourtant, elle n’a pas réussi à travailler cet après-midi.
Il aurait dû l’appeler, s’excuser, venir la retrouver. Il n’a pas donné signe de vie.
Carole, elle, a tenté de la joindre, a finalement laissé un message embarrassé sur le répondeur.
Elle est inquiète pour moi, mais ne me croit pas… Est-elle vraiment mon amie ?
Cloé essaie de faire barrage à la confusion qui s’installe dans sa tête. Ça empire, heure après heure. Elle ne sait pas ce qui l’effraie le plus : être victime d’hallucinations ou réellement poursuivie par un inconnu.
Aucune trace d’effraction dans le garage, elle doit bien le reconnaître. Mais il existe sans doute un moyen d’ouvrir les portes sans les forcer.
Cette nuit, elle sera seule. Elle n’appellera pas Bertrand, bien trop orgueilleuse pour lui avouer qu’elle est morte de trouille. Et si cet inconnu existe, s’il a pu pénétrer dans le garage, pourquoi ne pourrait-il pas s’introduire dans la maison ?
Des images effroyables défilent devant ses yeux. Ce qu’il pourrait lui faire subir.
Non, Cloé, non. Ils ont sans doute raison, tu te fais des idées. Tu as la frousse et tu délires.
À la fenêtre de son bureau, elle observe une soirée comme une autre qui débute dans le 13e arrondissement de Paris. Les gens qui s’engouffrent dans les bouches de métro, font leurs courses ou hèlent un taxi.
Eux, sans doute, ne se sentent pas persécutés. Eux, sans doute, n’auront peur ni du noir, ni des ombres, cette nuit.
Elle se retourne, pousse un cri étouffé.
— Pardon, dit Martins. Je t’ai fait peur, désolé. Tu ne rentres pas chez toi ?
— Si, je vais y aller, répond-elle en mettant un peu d’ordre sur son bureau. Et toi ?
— Je termine à l’instant. À demain, alors.
— Bonne soirée, Philip.
Il disparaît dans les couloirs, elle regrette soudain de ne pas l’avoir suivi.
La peur. Encore, toujours. Quitter seule la tour, rejoindre seule sa voiture garée dans le parking souterrain.
Elle se dépêche d’enfiler son manteau, de bloquer son ordinateur avec le mot de passe, d’attraper son sac. Puis elle se dirige presque en courant vers les ascenseurs. Avec un peu de chance… Mais la chance n’est pas de son côté, les portes se referment trop vite.
L’étage est désormais abandonné.