Chapitre 6
Avant même que le rideau se lève, la douleur la rattrape, au sortir de ce rêve bizarre, ce cauchemar plutôt. Peuplé de cris, d’ombres ricanantes. De tisonniers incandescents qui lui ont ouvert le crâne de part en part.
Derrière ses paupières closes, elle devine une lumière. Une voix, aussi. Qui la ramène à la vie.
L’Ombre, la chute.
— Allez, ouvre les yeux, chérie…
Il est encore là, il vaut mieux que je continue à faire la morte.
Mais la voix se montre plus autoritaire, la forçant à quitter les coulisses.
— Réveille-toi !
Elle obéit enfin, tombe sur le visage inquiet de Bertrand. Les souvenirs se précisent, elle se met à trembler. Réalise alors qu’elle est bel et bien dans son lit.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? murmure-t-elle avec difficulté.
— Je ne sais pas, avoue Bertrand. Tu as dû tomber et te cogner la tête, je suppose.
— Il est parti ?
— Qui ?
Soudain, c’est la peur qui l’emporte. Cloé se tétanise de la tête aux pieds.
— Il est là !
— Du calme… Qui est là ?
— Le type, je l’ai vu dans le garage !
— Calme-toi, je t’en prie. Tu es tombée, c’est tout. C’est ma faute.
Bertrand l’aide à s’asseoir, cale deux oreillers dans son dos. Elle tourne la tête vers le réveil qui clignote, ressent une douleur fulgurante dans l’épaule.
— Quelle heure il est ?
— 5 h 10. J’ai appelé un médecin, il sera là d’une minute à l’autre.
— Je ne veux pas de médecin, je te dis que je l’ai vu !
— S’il te plaît, essaie de te calmer. Il n’y a personne d’autre que toi et moi, ici.
Il a pris sa main dans la sienne, la serre très fort.
— Où étais-tu ? reproche-t-elle soudain. Je ne t’ai pas vu revenir, je suis sortie et…
— Je sais, pardonne-moi. Au moment où j’ai soulevé la porte du garage, j’ai entendu une voiture freiner à mort dans la rue et puis le bruit d’un choc. Alors je suis sorti pour voir si c’était grave… Un mec un peu bourré qui a percuté la bagnole qui roulait devant lui.
— Y avait des blessés ?
— Non, rien que de la tôle froissée, explique Bertrand en continuant à tenir la main de Cloé. Mais aucun des deux types n’avait de formulaire de constat, alors ils m’ont demandé si je pouvais leur en filer un et il a fallu que je revienne ici prendre les clefs de ma voiture. Je croyais que tu t’étais rendormie, que tu ne t’inquiéterais pas de mon absence. Je leur ai donné le constat, je suis rentré et, en passant le portail, je t’ai entendue hurler. Je me suis précipité et je t’ai trouvée inconsciente. Je te dis pas la frayeur que j’ai eue !
— Je l’ai vu.
Bertrand soupire.
— Tu as vu qui, exactement ?
— Un grand type, habillé en noir. J’ai eu peur, j’ai perdu l’équilibre et je suis tombée.
— Tu te fais des idées, Cloé. Depuis que ce salaud t’a suivie dans la rue, tu as la frousse. Et tu crois le voir partout. C’est normal, ceci dit, mais…
— J’ai pas rêvé !
— S’il y avait eu un homme dans le garage, je l’aurais surpris. Je l’aurais forcément croisé ! Je suis arrivé moins de trente secondes après que tu as crié. Il n’y avait personne, je peux te le jurer.
La sonnette les interrompt, Bertrand s’éclipse. Cloé ferme les yeux, essayant de se calmer.
Tu crois le voir partout… S’il y avait eu un homme, je l’aurais forcément croisé.
Suis-je en train de devenir cinglée ?
Bertrand revient, accompagné d’une femme, la cinquantaine fatiguée.
— Voilà le docteur, chérie.
— Bonsoir, madame… Alors, qu’est-ce qui vous arrive ?
Bertrand lui fait un point rapide de la situation. La panne d’électricité, la chute dans le garage. Il omet volontairement les détails, allant à l’essentiel.
La toubib commence une méthodique auscultation. Elle demande à Cloé de se mettre debout, lui inflige divers mouvements, mille questions.
— Vous ne semblez pas avoir de traumatisme. Mais avec un choc à la tête, mieux vaut jouer la prudence. Je vous conseille donc de vous rendre à l’hôpital pour passer des examens complémentaires.
— C’est inutile.
— Sois raisonnable, chérie, prie Bertrand.
— Je n’ai rien et n’ai pas envie de passer cinq heures aux urgences pour me l’entendre dire !
Bertrand pousse un nouveau soupir d’agacement, échange un regard désolé avec la généraliste.
— Bon, comme vous voudrez, madame. Je ne peux pas vous forcer à y aller. Mais si vous avez des nausées ou mal à la tête, appelez les pompiers immédiatement, d’accord ? Et demain matin, si vous le pouvez, reposez-vous.
— D’accord, concède Cloé de mauvaise grâce. Combien je vous dois ?
Ils ont roulé vers le sud, pour arriver enfin là où habite Laval ; petit immeuble modeste, coincé entre les quartiers résidentiels des bords de Seine et les cités mal famées des bords de rien.
Si, au bord de l’autoroute, des voies ferrées. Et du désespoir.
— Voilà, Gamin. Bonne nuit.
Le lieutenant Laval espérait un merci, pour avoir enduré tant d’heures à planquer en vain. Mais avec Gomez, mieux vaut ne jamais attendre les remerciements.
— Bonne nuit, à demain.
— Prends ta matinée, ajoute Gomez.
Laval est surpris. Finalement, il l’a, son remerciement.
— Roupille un peu, poursuit le commandant. T’as vraiment une sale gueule.
— Vous avez toujours un mot gentil, ça fait plaisir !
Le lieutenant claque la portière, Gomez redémarre aussitôt. À défaut d’apprécier une bonne nuit de sommeil, il appréciera sans aucun doute une bonne douche.
Il roule vite, bien au-delà de la limite autorisée. Non qu’il soit réellement pressé de rentrer.
La retrouver est un bonheur. Mais c’est aussi un supplice.
Il roule vite, simplement parce qu’il aime la vitesse. Parce qu’il aime défier le destin.
Si seulement un pneu pouvait éclater et m’envoyer dans le décor. Me tuer, sur le coup de préférence. J’ai envie de mort, pas d’agonie. La vie, c’est déjà une lente agonie et rien d’autre. Une marche forcée vers l’issue fatale.
On vient au monde sans l’avoir demandé, on va à la mort sans l’avoir choisi. Pas la peine d’en rajouter.
Il allume une clope, baisse la vitre. Le compteur s’affole jusqu’à atteindre des sommets.
Il suffirait d’un écart, d’un simple écart. Un petit coup de volant. Léger, rien du tout.
Mur ou pilier d’un pont, de plein fouet. Final éblouissant.
Alexandre hésite.
Je n’ai pas le droit, elle a besoin de moi.
Bel alibi pour un coupable magnifique.
Bel alibi pour un crime imaginaire. Ce manque de courage, cette lâcheté quotidienne.
Personne n’est irremplaçable, surtout pas moi. La tuer et me tuer juste après.
Le volant garde la trajectoire, le pied se fait moins lourd sur la pédale.
Trop tard, une Mégane de la BAC lui colle au train. Gomez sourit, jette son mégot et accélère à nouveau. Il va les balader un peu, leur apprendre à conduire une caisse.
Il tourne à droite dans un dérapage qui mange la moitié de la gomme. Les jeunots de la BAC sont encore derrière, mais il est obligé de ralentir pour ne pas les distancer et gagner trop vite la partie. Les amusements sont si rares…
Ces couillons ont mis la sirène, histoire de réveiller les bonnes gens avant l’heure.
Droite encore, gauche ensuite. Ça y est, il les a semés. Record battu : moins de quatre minutes !
— Game over, les gars !
Il rallume une clope, se met à rire tout seul. Comme un con.
Dans quelques instants, ils auront l’identification de la plaque, si toutefois ils ont réussi à s’approcher suffisamment pour la déchiffrer. Ils découvriront alors avec stupeur qu’ils ont poursuivi la voiture d’un flic du département voisin.
Au moment où Gomez reprend la bonne direction pour rejoindre son appartement, il croise un autre véhicule sérigraphié. Le Scénic exécute un demi-tour spectaculaire pour le prendre en chasse.
Mais Gomez est fatigué. Pas envie de s’amuser avec ceux-là aussi. Surtout que le réservoir de la 407 est quasiment vide.
Il stoppe la Peugeot le long d’un trottoir et coupe le contact. Ses collègues s’arrêtent juste derrière et mettent quelques secondes à descendre. Le conducteur reste à bord, tandis que les deux autres s’approchent de la voiture, arme au poing.
— Jetez les clefs et mettez les mains sur le volant !
Gomez s’imagine alors en train de tomber sous les tirs de la Police française, victime d’une bavure retentissante.
Séduisant.
Mais ils seraient capables de le rater et de lui loger une balle au mauvais endroit.
Beaucoup moins séduisant.
Il jette donc la clef par la vitre ouverte et pose sagement ses mains sur le volant. À défaut de mourir en héros, il va continuer à se distraire un peu.
Un des deux flics ouvre la portière, tandis que l’autre le tient en joue.
— Descends ! hurle le premier.
— Pas de geste brusque ! s’écrie le second.
— Du calme, les gars. Restez cool. Je suis prêt à coopérer.
Le troisième larron quitte à son tour la voiture pour se joindre aux autres. Une femme, très jeune. Gomez est surpris ; il n’y en a pas beaucoup affectées au sein de la BAC.
— Allez, descends, connard !
Gomez enclenche le mouvement, les deux types le sortent de force de l’habitacle et le plaquent sur le sol.
Viril.
On lui passe les menottes, il reçoit au passage un coup de pied vicelard dans les côtes avant d’être relevé sans ménagement. En apercevant l’écusson qui orne leur uniforme, un aigle à tête blanche, Gomez comprend qu’il a affaire à la BAC 91.
Il se retrouve en face du chef de ce groupe d’éboueurs de la nuit. Un brigadier, petit et trapu, avec une gueule patibulaire, qui commence à le fouiller. Il se fige lorsque sa main se pose sur le pistolet simplement glissé à l’arrière de la ceinture du jean de Gomez.
— Il est armé !
— Et alors ? rétorque Alexandre. Vous êtes armés, vous aussi. Pourquoi pas moi ?
— Ta gueule, connard ! Où sont tes papiers ?
— J’ai dû les oublier malencontreusement chez moi.
— C’est dommage, ça, connard !
— J’admire votre vocabulaire très étendu, messieurs. Connard semble y tenir une place de choix !
Le brigadier, en manque évident d’arguments, envoie une droite dans l’estomac de Gomez qui se plie en deux.
— Pourquoi t’as un flingue ?
Alexandre reprend sa respiration avant d’enchaîner.
— C’est pas à moi, m’sieur ! Sur la tête de ma mère, c’est à un pote ! Il me l’a prêté, il voulait que je le ramène à son cousin, m’sieur !
— Toi, tu vas passer une sale nuit ! prédit le brigadier. Tu roulais à près de 130 en ville, tu portes un flingue sur toi, t’as pas tes papiers et je suis sûr qu’on va trouver des choses intéressantes en fouillant ta bagnole !
— Bon, assez joué, coupe brusquement Gomez. Vous allez me détacher, me rendre les clefs de ma caisse, mon calibre, et vous confondre en excuses, OK ?
Deux des flics se mettent à ricaner ; le troisième, la jeune femme, sans doute plus prudente, reste neutre.
— On va rien te rendre du tout, connard !
— Je préfère que tu m’appelles par mon nom : Alexandre Gomez. Commandant Alexandre Gomez, SDPJ 94. Connard, c’est seulement pour les intimes.
Un drôle de silence suit les présentations officielles.
— Les papiers sont dans le vide-poche de ma portière, précise Gomez.
La fliquette récupère la carte professionnelle, la tend à son chef. Le brigadier devient livide, Gomez a même l’impression que son froc va s’écrouler sur ses chevilles.
— Je mène une enquête interne sur les pratiques de la BAC, poursuit-il posément. Je suis chargé de voir comment sont traités les suspects n’opposant aucune résistance, ce qui a été mon cas. Voir par exemple s’ils sont tutoyés, insultés, ou peut-être même frappés.
— Mais…
— Je sais, c’est normalement le travail de l’IGS, mais nos cousins les bœufs-carottes n’ont pas suffisamment de couilles pour se mettre en situation. Se faire traiter de connard ou se manger une droite, c’est pas leur truc. Alors, on m’a chargé du sale boulot… Au fait, vous attendez quoi pour m’enlever les bracelets ?
Le gardien de la paix dépositaire de la clef interroge son chef du regard. Le brigadier hoche la tête et Gomez recouvre sa liberté de mouvement.
— Merci bien. Pourrais-je récupérer mon arme, à présent ? C’est un peu mon doudou, vous comprenez… Je fais des cauchemars horribles si je l’ai pas sous mon oreiller.
Le brigadier la lui rend, Gomez la balance sur le siège passager de la Peugeot.
— Et si on faisait plus ample connaissance, maintenant ? Je vais noter vos noms, vos prénoms et vos grades. Allez, je vous écoute ! Honneur aux dames…
— C’est vraiment dégueulasse ! ose le plus jeune gardien.
— T’as raison, mon gars, mais les ordres sont les ordres, soupire Gomez.
Le brigadier reprend la parole :
— Écoutez, commandant, c’est un malentendu…
Gomez s’allume une Marlboro, se délectant de leur mine défaite.
— Allez, détendez-vous, les filles : c’est une blague ! Y a une caméra cachée, là juste derrière l’arbre ! C’est pour le spectacle de fin d’année de la Préf !… Allez quoi, souriez, je vous dis que vous êtes filmés !
En face, ils ne savent plus sur quel pied danser, malgré l’énormité du canular. Ils se consultent bêtement du regard, Gomez a soudain pitié d’eux. Il songe à faire cesser leur calvaire au moment où le brigadier se remet à aboyer tel un roquet.
— Je ne sais pas à quoi vous jouez, commandant, mais on a vraiment autre chose à foutre qu’écouter vos délires d’alcoolique !
Gomez l’empoigne par le col de son blouson, le plaque contre la voiture.
— C’est toi qui vas m’écouter, connard : tu viens de te planter en beauté et je vais te le faire regretter toute ta vie ! T’imagines pas une seconde à qui tu viens de t’en prendre ! Et je n’ai pas avalé une seule goutte d’alcool, contrairement à toi.
— J’ai pas bu ! se défend le brigadier.
— Ton haleine de chacal me souffle le contraire !
Le petit trapu est tétanisé par le regard terrifiant qui s’enfonce dans le sien.
— Vous auriez dû dire tout de suite que vous étiez de la maison ! Je pouvais pas deviner !
— Eh ben si, tu aurais dû. Ça s’appelle le flair, connard !
— Vous êtes givré, c’est pas possible…
— Gagné ! Tu as le droit de revenir demain soir pour la finale. T’as vraiment une tête de vainqueur. Je suis certain que tu remporteras la super-cagnotte !
La gardienne de la paix pouffe discrètement, Gomez lâche le brigadier qui porte machinalement une main à sa gorge endolorie.
— Bon, c’est pas que je m’ennuie, mais après cette rude journée à combattre le crime, j’ai envie de rentrer chez moi. Alors je vais vous laisser jouer à la marelle !
Il s’approche de la jeune femme, elle fait un pas en arrière. Il attrape sa main, y dépose un baiser avant de lui faire un clin d’œil.
— Désolé pour ce petit intermède facétieux, mademoiselle. Si vous me dites votre prénom, je promets de ne plus jamais recommencer.
— Valentine.
— C’est merveilleux. Bonne nuit, Valentine. Et ne vous laissez jamais marcher sur les pieds par ces deux machos, promis ?
— Promis, commandant.
Elle sourit, un peu désarçonnée, tandis que Gomez remonte dans sa bagnole, colle le gyro sur le toit et démarre brusquement.
Ébahis, les trois flics regardent la voiture s’éloigner. Au bout de la rue, elle a déjà dépassé allégrement les cent kilomètres à l’heure.
— Il est vraiment fou ce type, murmure Valentine.