CHAPITRE XXV
Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent, livrant passage à Marc. La secrétaire de Khov détourna la tête de sa batterie d'ordinateurs. C'était une authentique vieille fille, âgée d'une cinquantaine d'années, sèche, anguleuse, dotée d'une mâchoire proéminente garnie de longues dents. Elle juchait sur son nez pointu une antique paire de lunettes dont les verres épais faisaient paraître ses yeux ridiculement petits.
-Bonjour, Peggy, dit Marc d'un ton enjoué. Ce soir, je vous emmène dîner.
Un sourire étira les lèvres minces de l'austère secrétaire. Nombre d'officiers du S.S.P.P. aimaient à la taquiner mais elle ne pouvait s'empêcher d'éprouver une certaine tendresse pour Stone, surtout depuis qu'il avait sauvé la vie du général perdu sur une lointaine planète.
-Que dirait votre amie, mademoiselle Swenson ?
-Rassurez-vous, elle n'est aucunement jalouse. De plus, elle ne rentre que demain d'un voyage d'affaire. Je passe vous prendre vers huit heures.-Je ne sais si je dois accepter...
-J'ai besoin de me détendre. Depuis dix jours les membres de la commission n'ont cessé de me harceler. Je suis saturé de toutes leurs questions. Trêve de bavardage, annoncez-moi au patron.
-Il vous attend dans son bureau en compagnie de monsieur Mac Kenzie, le P.D.G. de la société Sampas, escorté de son avocat.
Khov accueillit Marc avec un discret sourire. Du doigt, il lui désigna un fauteuil. Mac Kenzie était grand mais voûté par l'âge avec un visage étroit, des cheveux blancs. D'épais sourcils surmontaient des yeux noirs très brillants. L'avocat était un petit gros à la figure ronde. Sa calvitie semblait vouloir concurrencer celle du général.
-Monsieur Mac Kenzie m'a prié d'organiser cette rencontre, dit Khov.
Le vieux prit aussitôt la parole. Sa voix était sèche, habituée au commandement mais il s'efforçait d'en adoucir le ton.
-J'ai appris les moments désagréables que ce Calden vous avait fait vivre. Croyez que je suis totalement étranger à la chose. Jamais je n'aurais donné des instructions aussi ridicules. Ce matin, la commission a reconnu ma bonne foi. Vous avez été victime du zèle intempestif d'un subordonné trop ambitieux.
Il poussa un soupir peu discret.
-On ne se méfie jamais assez de ces jeunes loups aux dents longues. Je l'avais chargé de superviser l'affaire et il a pris des initiatives déplorables. Si je ne suis aucunement coupable, je m'estime cependant en partie responsable des ennuis que vous avez subis.
Il leva la main pour prévenir une objection qui ne vint pas.
-Maître Clampton vous expliquera que vous seriez en droit d'intenter un procès à notre société avec demande de dommages et intérêts. Cela serait long, coûteux pour vous et en fin de compte il n'est pas assuré que vous gagneriez. Toutefois, ce serait pour la société une mauvaise publicité. Je pense préférable de nous arranger à l'amiable. Cela nous fera gagner du temps et à vous de l'argent. La Compagnie est prête à vous dédommager généreusement.
Marc regarda Khov qui acquiesça de la tête.
-Rien dans les règlements du S.S.P.P. ne vous empêche d'accepter.
-Aussi, poursuivit le vieux, est-ce à vous de fixer le montant de votre indemnité à votre convenance. Même si vous demandez un million
-Cinq ! coupa Stone.
L'importance de la somme fit sursauter les trois hommes.
-C'est ce que m'avait proposé Calden, ironisa Marc. Vous pouvez le vérifier dans les enregistrements de mon androïde. A moins qu'il ait pensé seulement m'appâter et, une fois obtenu ce qu'il désirait, songé à me faire assassiner.
Les joues du vieux avaient viré au pourpre. Il respira profondément à plusieurs reprises. Il savait que la commission ne l'avait mis hors de cause qu'à une très faible majorité à la condition que l'affaire soit vite enterrée. Un procès serait désastreux et risquerait de faire rouvrir l'enquête... avec tous les risques que cela comportait pour lui et sa compagnie ! Il lui fallait au plus vite régler cette affaire.
-C'est entendu, à la seule condition que nous signions immédiatement les documents.
Perplexe, le général regardait Marc qui commençait à parapher les feuillets que lui tendait l'avocat tandis que Mac Kenzie sortait son chéquier.
-Encore un détail, reprit Marc. Veuillez libeller le chèque à l'ordre du S.S.P.P. J'étais en mission pour lui et il est normal que l'argent lui revienne.
Cette fois, ce fut Khov qui rougit ! L'instant de surprise passé, le vieux haussa les épaules puis déposa le chèque sur le bureau du général tandis que l'avocat vérifiait avec soin les signatures.
Mac Kenzie se leva, salua d'un petit mouvement de tête puis se retira, suivi de son conseiller. La porte à peine refermée, Khov éclata d'un rire énorme :
-Vous lui avez fait avaler son chapeau ! J'ai cru qu'il allait mourir d'apoplexie. Comment a-t-il accepté de payer ?
Un sourire froid, presque cruel, s'inscrivit sur les lèvres de Marc.
-Il n'avait pas le choix !
Khov exhuma sa bouteille personnelle de
Bourbon d'un tiroir de son bureau. -Une telle occasion mérite d'être arrosée !
Les deux hommes burent un instant en silence puis Khov émit un soupir.
-Il ne faut pas se faire d'illusions. Nous avons bloqué une offensive, quelques comparses ont été châtiés mais les gros pontes restent bien à l'abri dans leur bureau. Pendant longtemps encore, les planètes primitives seront l'objet des convoitises de nos compatriotes sans scrupule.
Il absorba une généreuse rasade de son médicament préféré avant d'ajouter : -Vous aurez au moins la satisfaction de savoir que vous avez sauvé une population primitive. Si elle avait pris pied sur Nora, la Compagnie Sampas les aurait fait disparaître. Vous connaissez leur règle : Pas de preuve... pas de faute.
Khov frappa du poing sur la table. -Je reste persuadé que le vieux Mac Kenzie a tout manigancé et j'enrage de savoir qu'il s'en tire avec une simple amende.
Contemplant son verre, Marc murmura : -Il ne serait pas impossible que cela lui coûte beaucoup plus cher que cinq millions. -Comment ? Avec les papiers que vous avez signés, l'affaire est définitivement close. -Vous souvenez-vous de Jack Owen ? -Un vieux milliardaire à demi-cinglé qui vit en ermite sur un îlot perdu dans le pacifique quand ce n'est pas sur sa planète personnelle. -En dépit de son âge, il s'occupe encore activement de ses affaires.
-On le dit avare, grincheux, misanthrope en diable.
-C'est la réputation qu'il aime se forger. En plus de ces défauts, il en a un autre. -Lequel ?
-Il m'honore de son amitié. Il l'a déjà prouvé en me donnant la Cosmos Jet Corporation. -Je me souviens de l'épisode. -Donc, je n'ai pu manquer de lui raconter mon histoire. Cela l'a mis de méchante humeur. Il est dur en affaire mais très régulier. Il a horreur de ces piranhas qui jouent aux requins, dévorant tous ceux qui se trouvent sur leur passage.
Une petite lueur brilla dans les yeux du général.
-Et alors ?
-Il se pourrait que la société Sampas ne tarde pas à avoir de gros ennuis financiers, suffisants pour que les actionnaires déçus virent le conseil d'administration, en commençant pas le P.D.G. -Voilà une excellente nouvelle, s'écria Khov en saisissant sa bouteille pour redonner aux verres un niveau satisfaisant. J'espère que le vieux attrapera une jaunisse ! Le ruiner est la plus méritée des punitions. En attendant cette heureuse conclusion, prenez trois semaines de permission, le temps que je vous trouve une mission bien tranquille.
Marc se leva mais sur le seuil du bureau, il se retourna et pointa un index vers le chèque. -Avec cela, Benton, votre trésorier, ne pourra se plaindre de manquer de liquidités. Rappelez-lui que j'aimerais, pour une fois, être remboursé des frais du Mercure. De nos jours, les missiles sont hors de prix !
-Je veillerai à le stimuler. Nous vous devons bien cela !
Dans l'entrée, Marc envoya un baiser du bout des doigts vers Peggy.
-A ce soir ! N'oubliez pas notre rendez-vous.
-Voyons, c'est ridicule ! Que penseront vos amis, s'ils m'aperçoivent à votre bras.
-Ils croiront que je veux vous soudoyer ! Ils en pâliront de jalousie. Je vous prends à huit heures ! Demain, je file en permission mais vous seule saurez où me joindre.