CHAPITRE VIII
Les mangeurs de viande avançaient d'un pas rapide et régulier. Aussi en moins de deux heures atteignirent-ils leur campement. Celui qui marchait en tête s'immobilisa soudainement.
-Des pulks, cria-t-il.
Une bonne douzaine de loups achevait de dévorer la carcasse du solki. Dans leur hâte, les mangeurs de viande avaient suspendu l'animal par les pattes avant à une basse branche, ce qui avait permis de l'écorcher et de le vider.
Ainsi les pulks avaient facilement pu sauter pour l'atteindre. Il ne restait plus du solki que quelques ossements épars.
Poussant des cris féroces, les cinq hommes s'élancèrent vers les loups. Il n'y eut guère de combat. Babines retroussées, les pulks grondèrent, esquivant les coups qui leur étaient portés. Repus, ils n'avaient pas envie de combattre pour des miettes de festin. Ils ne tardèrent pas à détaler, laissant leurs adversaires trépigner de rage devant le désastre.
Marc avait profité de l'intermède pour se débarrasser de la laisse qui enserrait son cou. Quand le chef revint vers lui, il murmura avec un sourire goguenard :
-Ma grand-mère disait toujours : « Qui va à la chasse perd sa place ! » Maintenant que cette promenade est terminée, nous allons repartir.
Le primitif éclata d'un rire grinçant. -Tu as promis de rester avec nous ! -J'ai seulement affirmé que je vous suivrais jusqu'à votre camp. C'est fait ! -Tu n'as rien compris ! Tu remplaceras le solki que les pulks ont volé.
-Pour me faire rôtir, il faudrait d'abord me tuer.
Une grimace ironique déforma les traits du chef qui s'appuyait sur une massue, énorme, faite d'un bois noueux.
-Je ne pense pas que ce sera un problème.
D'un geste vif, il frappa de bas en haut, en un puissant revers. Un cri désappointé lui échappa quand son arme ne rencontra aucun obstacle ! Un léger saut en arrière avait mis Marc à l'abri du choc. La riposte fusa aussitôt, fulgurante. Du bout mousse de son épieu, le Terrien frappa au creux épigastrique. La douleur autant que la surprise figea son adversaire. Juste le temps de recevoir au menton un coup aussi violent qu'une ruade de cheval sauvage.
Il bascula en arrière, lâchant sa massue. Bien que sonné, le primitif roula sur lui-même puis se redressa d'un coup de rein. Sa main glissa dans le pagne de cuir pour reparaître, armée d'un poignard. Avec un hurlement rauque, il plongea sur son adversaire.
Marc esquiva la charge brutale d'un pas de côté. Il contra d'un coup sec sur le coude. La douleur fut telle que le couteau glissa de la main du mangeur de viande. Emporté par son élan, il s'étala sur la terre tapissée de mousse. Cette fois, il n'eut pas le temps de se relever. La pointe de l'épieu s'appuya sur sa gorge.
-Si tu bouges, je me ferai un plaisir de te percer le gosier.
Les autres contemplaient avec une stupéfaction non dissimulée leur chef abattu. -Pas un geste, lança Marc, sinon je le cloue au sol!
Indifférent à la menace, l'un des primitifs voulut s'élancer vers cet ennemi qu'il méprisait. Un mouton ne peut se défendre ! Par malheur pour lui, il rencontra Ray sur sa trajectoire. L'impression de heurter un chêne centenaire ! Un choc violent ébranla son ventre. Il glissa à genoux tandis qu'une monstrueuse nausée le submergeait.
Pendant ce temps, le chef, les yeux injectés de sang, criait :
-Tu ne peux me tuer ! Un croyant n'a pas le droit de sacrifier une créature vivante. Votre religion l'interdit.
-Manque de chance pour toi, je suis un très mauvais fidèle. Je n'aurais aucun scrupule à t'expédier en enfer.
Pour confirmer ses dires, Marc pesa sur son javelot dont la pointe pénétra de quelques millimètres dans l'épiderme.
-Que... que veux-tu ?
La peur envahissait l'esprit du primitif qui sentait sa raison vaciller. Il ne comprenait pas comment une telle mésaventure pouvait lui arriver.
-Ordonne à tes amis de lâcher leurs armes.
Les hommes hésitèrent mais finirent par obéir aux injonctions pressantes et enrouées de leur chef. Marc diminua sa pression, laissant sa victime respirer. L'onde psychique de Ray infiltra les neurones du Terrien.
-Curieux ! Regarde son poignard. La lame n'est pas en silex mais en acier !
Fiché dans un manche de bois grossièrement taillé, une lame métallique brillait aux rayons du soleil. Elle avait été de nombreuses fois polie et aiguisée. Marc posa le pied sur la poitrine du primitif et leva son épieu en un geste menaçant.
-Où as-tu trouvé cette arme ?
Terrorisé, le chef cria :
-Dans la cité interdite... il y a plusieurs années... je n'avais jamais vu une telle pierre...
-Où se trouve cette cité ?
Le primitif étendit le bras.
-Là-bas ! En direction du soleil couchant.
Ray se manifesta psychiquement.
-C'est toujours dans la même zone. Je crois qu'une exploration s'impose.
-Entièrement d'accord ! Auparavant, il nous faut liquider ce travail.
-Tu vas le tuer ?
-C'est hors de question ! Je ne tiens pas à avoir de nouveaux ennuis avec la commission de non-immixtion.
Marc souleva son pied toujours appuyé sur le thorax du primitif.
-Maintenant, tu vas filer avec tes amis. Ne revenez jamais au village. Transmets le message à tes semblables ! Les croyants ne tuent pas mais ils ont fait preuve d'intelligence. Ils ont engagé des gens pour exécuter le travail à leur place.
Le mangeur de viande se releva, effaré, incrédule.
-Pourquoi me laisses-tu en vie ?
-Justement pour que tu portes mes ordres.
Brandissant son épieu, Marc ajouta :
-Maintenant, si tu insistes, je suis capable de t'empaler sur-le-champ ! Les autres se chargeront de répandre la nouvelle. Cela sera même une excellente démonstration.
Terrorisé, le chef, perdant toute dignité, s'enfuit en courant. Le malheureux ne parcourut qu'une dizaine de mètres. Il passa sous un arbre d'où pendait une liane d'une belle couleur pourpre. A peine l'avait-il effleurée qu'elle s'anima à une vitesse extraordinaire, s'enroulant autour de ses jambes. Le mangeur de viande boula à terre, poussant un hurlement de douleur, tentant de se débattre. Une seconde liane tomba de la ramure. Avec une agilité diabolique, elle ceintura l'homme, immobilisant ses bras. Quelques mouvements convulsifs animaient encore la victime. Ils cessèrent lorsqu'un troisième tentacule saisit le cou.
L'adversaire malheureux de Ray se mettait avec peine debout. L'androïde le prit par le bras et le secoua.
-Quelle est cette saleté ?
Vert de peur, le primitif articula difficilement:
-Kalkas... Kalkas...
Dès que Ray relâcha sa prise, il s'empressa de filer. Les autres avaient déjà disparu ! L'androïde rejoignit Marc qui approchait avec prudence du corps du primitif. Le visage avait pris une teinte livide.
-Prends garde, grogna l'androïde. Nous ignorons les réactions de cette créature. Les tentacules sont garnis de piquants. Le malheureux a été entièrement vidé de son sang !
Sous les yeux des Terriens de nouvelles modifications s'opéraient sur le cadavre. Il s'affaissait, se dégonflait comme un ballon crevé. En moins de cinq minutes, il ne persista que la peau plissée, molle, semblable à la dépouille d'un animal. Par endroits des trous apparaissaient.
-Cette entité injecte de puissants sucs digestifs puis, lorsqu'ils ont dissous les chairs, elle réaspire le mélange, expliqua Ray.
Maintenant, il ne restait rien de l'homme. Pas un fragment d'os, de peau, de cheveux. Même son pagne avait disparu ! Les tentacules se rétractèrent, devenant invisibles sous les feuilles. Puis un grouillement agita la ramure, accompagné d'un bruissement de brindilles brisées.
Une masse verte et pourpre descendit le long du tronc, atteignit le sol. Une sphère d'un bon mètre de diamètre recouverte d'écaillés ou de feuilles. Difficile de faire la différence ! Il en partait huit tentacules pourpres, de l'épaisseur d'un bras à la base, allant en s'effilant sur plusieurs mètres de long.
-Une pieuvre végétale, murmura Marc.
-Phytocéphalopodes, dit Ray. Nous en avons vu plusieurs espèces sur d'autres planètes mais jamais d'aussi volumineuses.
Le monstre agita ses tentacules antérieurs, les pointant en direction des Terriens comme s'il cherchait à se repérer, puis subitement, il s'élança vers eux avec une incroyable vélocité. En moins d'une seconde, il n'était plus qu'à un mètre de Marc. Un éclair mauve et la bestiole fut instantanément transformée en lumière et chaleur ! Ray, avec sa promptitude coutumière, avait actionné son désintégrâtes.
-Merci, souffla Marc en s'essuyant le front. Très désagréable créature. Je ne sais si mon écran protecteur aurait résisté.
-C'est pourquoi j'ai préféré que tu n'en fasses pas l'expérience. Qu'envisages-tu maintenant ?
-Retournons au village rassurer nos amis.
L'arrivée des Terriens entraîna surprise et consternation. Seuls Holk et Ika osèrent manifester leur joie. Kulsa arriva vers eux aussi vite que sa dignité de grand prêtre le lui permettait. Son visage exprimait un vif mécontentement qui n'arrivait pas à dissimuler une peur latente.
-Vous aviez donné votre parole... les mangeurs de viande vont revenir... Leur colère sera terrible... Ils tueront beaucoup d'entre nous... Il faut tenter de fuir...
D'un geste apaisant de la main, Marc parvint à stopper le flot de paroles.
-Nous ne nous sommes pas enfuis. Simplement, après une franche explication, ils ont préféré partir et je doute que vous les revoyez un jour.
-Vous vous êtes battus ?
-Disons que nous avons échangé quelques arguments mais personne n'a été blessé. Par malheur pour lui, le chef en s'enfuyant est tombé dans le piège d'un kalkas.
La nouvelle jeta une profonde consternation. Un lourd silence s'installa, à peine troublé par les pleurs de quelques mioches.
-Un kalkas, souffla le druide, livide. Dans quelle direction se dirigeait ce monstre ?
-Ne vous inquiétez pas. Il est parti à la poursuite des mangeurs de viande. Cela sera une raison de plus pour les dissuader de venir rôder par ici.
L'annonce rassura les villageois. Déjà les plus insouciants s'éloignaient à la recherche du meilleur endroit pour reprendre leur occupation favorite, la sieste. Le druide, cependant ne se déridait pas.
-Viens dans ma hutte, Marc, je souhaite encore te parler.
Tandis qu'il s'écartait, la fille qui avait bénéficié des faveurs de Ray approcha de l'androïde, le regard brillant.
-N'as-tu pas envie de te rafraîchir à la rivière ?
La réponse fut immédiate tandis qu'une main solide s'appliquait sur ses fesses.
-Voila une excellente idée. Accompagne-moi, j'ai besoin qu'on me frotte le dos !