CHAPITRE III
Déjà deux heures de marche. De grands arbres ressemblant à des eucalyptus tentaient en vain d'étouffer d'épais buissons qui obligeaient les Terriens à de nombreux détours. -En dehors des épines, nous n'avons pas rencontré d'adversaires dangereux.
-Espérons que cela durera, grogna Ray. Mes détecteurs localisent plusieurs animaux mais la distance est trop grande pour les identifier. -Poursuivons notre marathon en attendant qu'ils pointent le museau. Ton village est-il encore loin ? -Environ deux heures dans ce fatras végétal qui nous retarde. Repose-toi dix minutes, j'ai besoin de bricoler.
Tandis que Marc s'installait sur un sol couvert de mousse, le dos bien calé contre le tronc d'un eucalyptus, Ray s'éloigna de quelques pas. Grâce à son laser, il sectionna deux branches bien droites qu'il écorça. Les tiges avaient environ six centimètres de diamètre et deux mètres de long. Il termina son travail en taillant en pointe une extrémité.
-Nous pouvons repartir, je sais que tu manies bien ce genre d'épieu.
-L'escrime au bâton est un art noble et difficile mais n'est apparu qu'après la préhistoire. -Il peut en être autrement ici.
Les rayons du soleil filtraient difficilement à travers la ramure épaisse des arbres mais chauffait un air lourd et étouffant. Marc commençait à trouver la promenade lassante et monotone. -J'en viens à me demander si le village existe réellement.
-Je manque de données pour te répondre mais nous n'allons pas tarder à arriver à l'endroit noté sur les photos. Nous saurons alors...
Un hurlement strident couvrit le reste de la phrase. Instinctivement, Marc se lança en avant tandis que Ray émettait :
-Cent mètres sur la gauche. Vérifie la puissance de ton écran car mes détecteurs biologiques perçoivent plusieurs échos.
Ils ne tardèrent pas à atteindre une minuscule clairière. Une silhouette était adossée à un arbre. Autour d'elle, disposés en arc de cercle, se tenaient cinq loups, énormes, gris, avec une gueule laissant apercevoir des crocs acérés.
Sans hésiter, Marc courut vers le fauve le plus proche de la fille paralysée par la peur. A l'instant où l'animal allait bondir, il reçut sur le crâne un vigoureux coup de bâton, insuffisant pour l'assommer mais qui eut pour effet de l'immobiliser. Cela donna à Ray la possibilité de le saisir par la peau du dos. D'une traction puissante, l'androïde souleva le loup de terre et l'expédia trente mètres plus loin où il heurta un arbre.
Pendant ce temps, Marc balayait le terrain de vigoureux moulinets de son épieu, tenant à distance les autres fauves. Ces derniers, d'abord hésitants, ne tardèrent pas à filer, attirés par l'odeur du sang de leur congénère blessé.
La peur de la fille se dissipait. Elle paraissait jeune, à peine dix-huit ans, avec une silhouette élancée, presque maigre. Deux seins ronds et fermes n'étaient masqués par aucun soutien-gorge. Un minuscule pagne de fibres grossièrement tressées ceignait ses reins sans réellement dissimuler une croupe rebondie. Elle dévisagea les Terriens, la mine inquiète. Quelques paroles incompréhensibles sortirent de sa gorge. Etonnée de ne pas obtenir de réponse, elle devint de plus en plus volubile.
-Continue à la faire parler, émit psychiquement Ray. Mon traducteur universel a besoin d'enregistrer le plus grand nombre possible de données.
Marc s'assit, les jambes croisées, faisant signe à la fille de l'imiter. Après un instant d'hésitation, elle s'accroupit pour poursuivre son monologue. Un peu de couleur revenait sur ses joues pâles. A plusieurs reprises, elle désigna dans un buisson des baies rouges de la taille d'une prune.
Perplexe devant le mutisme de ses sauveurs, elle se leva pour cueillir une dizaine de fruits. Joyeuse, elle les tendit à Marc. Donnant l'exemple, elle en porta un à sa bouche et mastiqua avec vigueur. Prudent, Ray saisit une baie et l'avala. Une cavité était aménagée dans son arrière gorge. Les aliments y étaient analysés avant d'être désintégrés. -Saccharose, pectine, fibres, essences aromatiques. Aucune substance toxique.
Marc goûta à son tour le fruit. C'était frais, juteux avec un parfum difficile à définir, intermédiaire entre la pêche et la framboise.
L'androïde se manifesta mentalement. -Le traducteur sort les premières données. Détends-toi, je vais les introduire dans tes neurones.
Les yeux mi-clos, Marc parut réfléchir. Ce fut très bref. Moins de deux secondes. -C'est tout ? Avec cela je ne risque pas de passer pour un dangereux intellectuel. -C'est l'apanage des guerriers. A mesure que mon vocabulaire s'enrichira, je te le transmettrai.
La fille absorbait goulûment ses baies dont le jus coulait aux commissures de ses lèvres. -Quel est ton nom ?
Satisfaite de constater que ces curieux hommes n'étaient pas muets, elle répondit très vite : -Je suis Ika. Mon village est à moins d'une demi-heure d'ici.
-Pourquoi t'être aventurée seule en forêt ?
Elle baissa la tête comme une gamine prise en faute. Son visage s'empourpra. -J'avais faim ! Je savais qu'il y avait des fruits à cet endroit. Je ne pensais pas que les pulks rôdaient par ici. D'ordinaire, ils restent de l'autre côté de la rivière.
Soudain la peur reparut dans son regard.
-Le pulk... vous ne l'avez pas tué... Kolo, notre Dieu, interdit de tuer toute créature vivante...
Marc ne put s'empêcher d'ironiser :
-Nous l'avons juste envoyé jouer ailleurs. Je suis persuadé que ses amis s'emploient à le soigner de leur mieux.
Du buisson où l'anima! avait atterri s'élevaient des grognements associés par instants à des bruits d'os brisés.
-Quand ils auront terminé de jouer les secouristes, ils peuvent revenir. Je pense qu'il serait préférable de nous éloigner. Je n'ai aucune envie de participer à leur repas.
Marc parlait lentement, encore peu familiarisé avec ce langage aux sonorités contrastées. Heureusement pour lui, Ray traduisait les mots qui lui manquaient. Ika approuva aussitôt mais en dépit de sa peur ramassa encore plusieurs fruits qu'elle engloutit en un temps record.
-Pourquoi manges-tu aussi vite ? Ne veux-tu pas en garder pour ce soir ?
Elle jeta un regard étonné, mêlé à un sentiment de faute.
-Si je les apporte au village, je devrai partager avec les autres et il ne m'en restera plus. Ce que nous trouvons appartient à tous.
« Une forme de collectivisme », pensa Marc qui reprit à haute voix :
-Qui est le chef de ton village ?
-Je ne comprends pas...
La surprise de la fille n'était pas feinte.
-Qui commande, qui prend les décisions ?
-Personne...enfin tous. Le matin, les habitants du village se réunissent en conseil pour répartir les tâches de la journée. Notre druide surveille seulement si les décisions sont conformes aux volontés de Dieu. N'agit-on pas ainsi chez toi ?
-Si fait, répondit-il avec prudence. Si tu as terminé ton festin, nous pourrions nous mettre en route. J'entends les pulks qui rôdent à nouveau.
La peur donna des ailes à Ika qui partit d'un pas rapide. Marc la suivit, admirant sa ligne svelte et la manière harmonieuse avec laquelle elle se coulait entre les buissons.
-Pas mal, ironisa Ray, mais un peu maigre pour mon goût. Avant de concrétiser tes fantasmes attends de savoir si elle n'a pas un mari ou un amant jaloux. Les technocrates ont horreur des histoires de fesses, surtout en début de mission.
-C'est toi qui te laisses emporter par ton imagination lubrique !