CHAPITRE XVI
Le contact avec le monstrueux kalkas avait été rude. Sous l'impact de cette masse de plus de cent kilos, Marc avait été projeté à terre. Avec une habileté stupéfiante, les huit tentacules avaient enserré son corps, interdisant le plus infime mouvement. Sans son écran protecteur, le Terrien eût été étouffé, broyé et sans doute déjà digéré comme l'avait été le malheureux anthropophage dans la forêt.
La situation ne pouvait s'éterniser. Devant son visage, à moins de vingt centimètres, Marc voyait en gros plan le tentacule qui enserrait sa tête. Une multitude de piquants s'agitaient sans pouvoir percer le champ de force. Certains laissaient sourdre un liquide jaunâtre qui se volatilisait au contact de l'écran, émettant une vapeur irritante qui brûlait les muqueuses du nez. Il lui fallait agir à tout prix. Marc concentra son esprit sur le mécanisme de commande de son générateur. Brusquement une sueur aigre inonda son corps. La force du monstre était si colossale que le champ ne put le repousser. De plus, la réserve d'énergie s'épuisait rapidement. Combien de temps l'écran résisterait-il à l'intense pression qui s'exerçait sur lui ? Dix, quinze minutes ? Guère plus.
-Ray, à l'aide ! hurla-t-il.
La voix de son compagnon répondit, chargée d'angoisse.
-Je suis à terre dans la même situation que toi, les bras collés le long du corps. Je ne peux utiliser mon désintégrateur. Cette saleté est plus forte que moi et semble infatigable. Je n'ai pas réussi à la faire bouger d'un centimètre !
-Ton laser digital ?
-Je suis incapable d'atteindre la sphère ni même un tentacule. Attends ! J'ai peut-être une solution... A la condition que mes antigrav acceptent de soulever ce truc.
Dans la situation où il se trouvait, Marc ne pouvait remuer la tête. Il détourna son regard aussi loin que ses yeux le permettaient. Il aperçut Ray à l'extrême limite de son champ de vision.
Pendant une minute, semblable à une longue éternité, les adversaires restèrent figés puis, insensiblement, avec une extrême lenteur, l'androïde et la pieuvre végétale, réunis en un couple monstrueux, décollèrent du sol. Quelques oscillations agitèrent ceux qui se livraient un duel impitoyable.
Tout à coup, une lueur rouge jaillit de l'index de Ray, frappant un des quatre troncs qui supportaient la sphère. Un gros copeau se détacha... un autre... encore un autre.
Le pilier sectionné, le faisceau laser attaqua un second. Une onde psychique s'infiltra dans les neurones de Marc. Elle laissait percer une anxiété certaine.
-Qu'arrive-t-il ? D'où provient cette attaque ? Logiquement, tu devrais être mort. J'exige une réponse.
La pensée se fit impérieuse, tentant de briser le barrage dressé par Marc. Ce dernier comprit vite qu'il ne pourrait longtemps résister à la force psychique du kalkas. Il changea brusquement de méthode, concentrant ses idées sur Elsa. Elsa ! La seule femme qui l'aimait et qu'il aimait... Son regard vert et lumineux... sa silhouette gracieuse... le corps d'Elsa... les seins... l'amour avec Elsa... -Assez ! Assez ! Que signifie ces images ridicules... Réponds-moi... Non ! Vous n'avez pas le droit... Il est interdit de toucher aux arbres... Ils doivent régner sur l'univers...
L'onde faiblit jusqu'à devenir imperceptible. -Vous commettez un crime impardonnable... vous serez châtiés !
Le deuxième tronc était sectionné. L'arbre gigantesque oscilla sous un léger coup de vent puis bascula soudain. Avec un craquement sourd, les deux troncs restants se brisèrent. La sphère et les branches supérieures s'abattirent sur le sol, soulevant des gerbes de terre.
L'étreinte de la pieuvre végétale qui enserrait Marc se relâcha. Il augmenta psychiquement la puissance de son écran. Cette fois, il obtint une réaction. Lentement, les tentacules s'écartèrent comme à regret. Marc put enfin se dégager. Titubant, il s'éloigna de quelques pas. Il n'était que temps ! L'énergie du générateur de sa ceinture était pratiquement épuisée.
D'une main tremblante, il essuya son front qui dégoulinait de sueur. Un éclair mauve le surprit. Ray s'était également dégagé de l'étouffante étreinte de la pieuvre. Rancunier, il avait désintégré les deux monstres.
Sa voix retentit, ne pouvant masquer son allégresse.
-J'espérais bien qu'en détruisant l'entité mère, les rejetons seraient paralysés.
-L'initiative fut heureuse pour moi mais je ne sais si elle sera approuvée par la commission de non-immixtion.
-Je préfère que tu t'expliques avec elle sur terre plutôt qu'avec Lucifer en enfer !
Marc approcha de la grosse sphère verte dont l'orifice était resté béant. Un rayon de soleil permettait de voir l'intérieur creusé comme un bocal. La paroi interne était de couleur pourpre, brillante. Par endroits se dressait un pédoncule qui se terminait par une boule. Lorsque cette dernière atteignait le volume d'un ballon, elle se scindait, se différenciait puis prenait la forme d'un kalkas de plus en plus volumineux. Deux tiges de la taille d'une cuisse, dont la tranche de section laissait encore sourdre un liquide rosé témoignaient de l'endroit où avaient poussé ceux qui avaient attaqué les Terriens.
-Intéressant, marmonna Ray. -Enregistre tous les détails pour les exobiologistes. Ils exigeront le plus de détails possible. -C'est déjà fait ! Quelle est la suite du programme ?
Un long silence. Marc regardait l'arbre abattu dont les feuilles étaient agitées par la brise, donnant encore une impression d'être vivant. -Autant terminer la besogne que tu as commencée. Qui sait si cette entité n'est pas capable de repousser ? Dans ce cas les hommes seraient exterminés.
L'androïde hocha la tête, leva son avant-bras gauche. Deux décharges du désintégrateur furent nécessaires pour que la totalité de l'arbre disparaisse, ne laissant qu'une excavation dans le sol. La terre brune semblait être une vilaine plaie sur le vert de la mousse.
Marc s'éloigna à pas lents. Il se sentait épuisé, terriblement las. Physiquement et moralement. Avait-il eu tort ou raison ? La vie des humains, la sienne, valaient-elles le sacrifice d'une entité inconnue ?
-Cesse de te tourmenter, grogna Ray. Il n'y avait pas d'autre solution et tu le sais. De plus, c'est moi qui ai pris l'initiative d'agir sans te consulter. Avale cette tablette nutritive puis partons. Je ne crois pas que tu souhaites maintenant t'attarder sur cette planète.
Un soupir échappa à la poitrine de Marc qui grimaça un sourire.
-Dès la nuit tombée, appelle le module.
L'androïde regarda le ciel qui s'assombrissait. -Cela ne tardera pas. Il n'est pas besoin d'être un expert en météorologie pour deviner que nous allons essuyer un bel orage.
Une bourrasque de vent confirma sa prédiction, arrachant de nombreuses feuilles pour les entraîner dans un ballet tourbillonnant. Les premières gouttes, grosses, épaisses, commençaient à tomber lorsque l'appareil, dans une demi-pénombre, se posa dans la clairière.
Au pas de course, les Terriens gagnèrent l'abri du plastex qui ne tarda pas à être fouetté par les rafales de pluie. Cela n'inquiéta nullement Ray qui débuta les manoeuvres de décollage. Les sourcils froncés, Marc réfléchissait. -Attends, j'aimerais que tu passes à proximité du village de nos amis.
-Tu veux faire tes adieux à Ika ? Méfie-toi, Holk semblait de plus en plus jaloux. -Avant mon départ, je voudrais leur faire un dernier présent. Combien te reste-t-il de grenades incendiaires ? -Six, je crois. -Cela sera suffisant !
Par instants, des éclairs striaient le ciel, illuminant un paysage fantomatique. Les arbres secoués, tremblants, oscillants, tendaient leurs branches vers les nuages comme s'ils voulaient implorer une divine pitié.
-Le village est au-dessous de nous, dit Ray. Qu'elle sottise vas-tu encore commettre ? -Pose-toi à la limite de leur champ cultivé. Nous allons détruire six des arbres qui étouffent les plantations. Pendant quelques années, cela leur permettra d'obtenir de meilleures récoltes.
Le module prit contact en douceur avec le sol. -J'ai compris ton idée. Il est inutile que tu sortes, je me charge du travail. C'est l'affaire de quelques minutes.
Marc esquissa une grimace et reprit d'un ton hésitant :
-Il n'est pas indispensable que cela figure dans ton rapport.
L'androïde éclata de son rire très humain. -Depuis le décollage, j'ai modifié mes enregistrements. Je me doutais bien que tu souhaiterais commettre une petite entorse supplémentaire à la loi de non-immixtion.
Il ouvrit la porte du module, faisant pénétrer une grande bouffée d'air humide. Il disparut aussitôt dans l'obscurité. Un instant, sa silhouette se dessina à la lueur d'un éclair puis fut absorbée par la nuit.
Marc songea aux amis qu'il avait connus quelques jours et qu'il ne reverrait jamais. C'était le côté pénible de son travail de devoir quitter brusquement des êtres qui lui avaient donné leur amitié et parfois plus...
L'ouverture de la porte le surprit en pleine rêverie. Ray s'installa aux commandes, ruisselant de pluie.
-Il est heureux que mon écran protecteur fonctionne, sinon j'étais bon pour attraper un sérieux coup de rouille, ironisa-t-il.
Tout en mettant le moteur du module en marche, il ajouta :
-J'ai percé un trou dans le tronc des six arbres et déposé une grenade dans chaque. Elles exploseront dans quatre minutes. Ainsi une bonne partie du champ sera dégagée.
-Je regrette de ne pouvoir faire plus pour ces malheureux. Espérons que le vieux Kulsa y verra un signe du ciel et ne laissera plus les branches étouffer les cultures.
-Cela ne donnera pas pour autant aux habitants l'envie de travailler, ricana Ray. Après toutes ces générations de paresseux, il faudrait un miracle pour leur redonner le goût de l'effort.
-S'ils retrouvent l'instinct de lutter pour leur survie, ils auront sans aucun doute une nouvelle chance de se développer.
-Nous ne le saurons que dans un demi-siècle ! Il est peu probable que le service ordonne une nouvelle enquête avant la fin du délai normal. Boucle ta ceinture magnétique, nous regagnons le Mercure.