CHAPITRE IV

Sous la conduite pressée de la fille, Marc et Ray ne tardèrent pas à arriver au village. Bien grand mot pour désigner une dizaine de huttes circulaires faites de piquets de bois avec un toit de feuilles entrelacées. Une barricade de buissons épineux desséchés constituait une enceinte assez symbolique. Une barrière identique circonscrivait un enclos rassemblant une vingtaine d'animaux ayant un air de parenté avec les vaches terriennes. Une petite rivière cascadante serpentait entre les arbres à quelques dizaines de mètres du village qui était étouffé par la forêt. Ainsi dissimulé, c'était miracle qu'une observation aérienne ait pu le repérer !

L'arrivée d'Ika escortée de deux inconnus créa un mouvement de curiosité. Ils furent bientôt entourés par un groupe de gosses de tous les âges. Ils étaient maigres et certains présentaient des signes manifestes de carence alimentaire comme en témoignait le torse aux côtes saillantes contrastant avec un ventre distendu.

Des femmes, les seins oscillants et la croupe généreuse chassèrent les enfants tandis qu'apparaissaient quelques mâles. Ils avaient la même tignasse brune, hirsute et des barbes plus ou moins longues. Ils étaient nus, à l’exception de quelques uns portant un minuscule cache-sexe. Ils avaient la taille de Marc mais étaient plus fluets, moins musclés.

Ika avait disparu dans une petite hutte qui se dressait un peu à l'écart. Elle reparut bientôt, suivie d'un homme portant une longue tunique autrefois blanche, grand, très maigre, d'un âge avancé comme en témoignaient sa chevelure grisonnante et sa longue barbe.

-Voici Kulsa, notre druide, dit-elle. Je lui ai raconté que vous m'aviez sauvée des pulks. Il souhaite vous poser des questions.

Le vieux dévisagea longuement les Terriens. Il avait un visage étroit, un nez en bec d'aigle, des yeux très sombres surmontés de sourcils broussailleux.

-D'où venez-vous ?

Une voix sèche, dépourvue d'aménité. D'un geste vague de la main, Marc désigna le nord.

-Notre village se trouve là-bas, à des jours et des jours de marche.

-Pourquoi l'avoir quitté ?

-Nous désirions changer d'horizon, découvrir de nouveaux paysages, d'autres personnes.

Le druide jaugea du regard la carrure des arrivants.

-Le voyage vous a été profitable, marmonna-t-il.

-Dieu a pourvu à notre subsistance.

L'explication ne sembla pas convaincre le vieux.

-Qui m'assure que vous n'êtes pas des mangeurs de viande ? Ceux qui tuent leurs frères pour se repaître de leur chair.

Marc nota le détail. Ainsi, il existait dans la jungle des anthropophages. Intéressante découverte pour son rapport mais inquiétante pour la suite de sa mission !

-Si j'étais ce que vous pensez, je n'aurais nul besoin de venir dans ce village. Ika était sans défense et elle nous aurait fourni une belle provision de viande tendre.

L'argument porta car le druide resta un long moment silencieux.

-C'est juste, murmura-t-il enfin. Elle m'a également affirmé que vous n'aviez pas tué de pulks. -Nous avons seulement expulsé le plus menaçant. Il s'est ensuite expliqué avec ses congénères qui n'ont sans doute pas eu la même mansuétude que nous.

-C'est la loi de nature et la volonté de Kolo. Vous semblez sincères. Vous pouvez rester dans notre village aussi longtemps que vous le souhaiterez, à la seule condition que vous respectiez nos règles et nos coutumes. Ce soir, je parlerai au conseil en voire faveur.

Nous vous remercions de votre hospitalité. Je vous demanderai de nous instruire de ce que nous ignorons.

-Questionnez-moi chaque fois que vous le jugerez utile. Ika vous montrera où vous nourrir. J'espère que vous ne me ferez pas regretter ma décision.

Il fit un geste des bras avant de regagner sa hutte. Ce fut suffisant pour que les quelques hommes se désintéressent des arrivants. Ils se dispersèrent d'un pas nonchalant, la plupart retournant dans les cases. Un seul resta, hésita, puis se dirigea vers les Terriens.

Le visage d'Ika s'éclaira d'un sourire.

-C'est Holk, dit-elle.

Le jeune homme était de solide apparence, moins maigrichon que les autres.

-Vous avez sauvé Ika des pulks... merci. Venez visiter notre village.

Pendant plusieurs minutes, il pilota les arrivants entre les huttes. Marc était un familier des civilisations très primitives mais il avait rarement rencontré un village aussi sale. Ordures et immondices s'accumulaient en tas nauséabonds, obligeant à effectuer des slaloms entre les déchets. Un peu au hasard, traînaient sur le sol divers outils, haches, couteaux, pieux, abandonnés négligemment par leur utilisateur, sa besogne terminée. Marc s'immobilisa à l'entrée d'une hutte. Trois couples étaient allongés, somnolents, sur une litière de fougères sèches qui auraient mérité d'être changées depuis longtemps. L'apparition des Terriens ne troubla pas les occupants qui ne redressèrent même pas la tête.

-Ils ne sont pas guettés par le surmenage, ricana Ray.

Marc recula et inhala une large bouffée d'air pur car il régnait dans la hutte une affreuse odeur île crasse et de pourriture.

-Ce soir, dit Holk, vous pourrez vous installer dans la hutte de votre choix. Ici, les places sont à tout le monde. Ne tardez pas trop car, dès le coucher du soleil, les meilleurs emplacements sont occupés.

-Je pense que nous passerons notre première nuit à l'extérieur pour ne déranger personne. Si nous décidons de rester, nous construirons une hutte.

-A quoi bon ? sourit le jeune homme avec une ombre de tristesse sur le visage. Avant même qu'elle soit terminée, elle sera occupée par plusieurs villageois qui désireront l'essayer. Ils en ont le droit, même s'ils n'ont pas participé à la construction.

-Ne possédez-vous rien en propre ?

-Kolo nous apprend que la propriété c'est le vol !

Baissant la voix, il ajouta :

-Vous avez de beaux couteaux. Cachez-les si vous désirez les conserver. Avant ce soir quelqu'un vous les empruntera et ensuite vous aurez beaucoup de peine à les retrouver. Lorsqu'un outil a cessé d'être utile, l'habitude est de l'abandonner sur le lieu de travail.

-Cela complique la tâche des autres.

-Nous passons souvent plus de temps à chercher un instrument qu'à effectuer la besogne.

La promenade les amena près de l'enclos où paissaient les ruminants. De courtes cornes torsadées sortaient du front. Le poil était noir, mi-long, ne cachant qu'imparfaitement la maigreur des animaux.

-La fortune de notre village, dit Holk. Les solkis fournissent le lait qui constitue l'essentiel de notre nourriture.

Une femme âgée tirait en cadence sur les mamelles d'un bovidé recueillant le liquide dans un seau de bois.

Un peu plus loin, sous un abri de fortune, deux autres femmes aux seins aussi pendants que les pis des vaches confectionnaient des fromages. Bien qu'en plein air, il s'élevait de l'exploitation une odeur aigre écoeurante. Le résultat de ce travail malodorant était une série de petits fromages ronds de la taille d'une paume de main.

-Le druide recommande de ne pas manger plus de deux fromages par jour. En cette saison, les solkis donnent peu de lait.

La pensée ironique de Ray s'infiltra dans les neurones de Marc :

-A voir tes grimaces successives, je crois que ce soir tu te contenteras de tablettes nutritives.

-Venez voir notre champ.

Holk contourna l'enclos et s'engagea sous les arbres. Par endroits de petits carrés de terre d'une vingtaine de mètres de côté avaient été défrichés. Il y poussait de longues tiges portant des épis verts, fusiformes. Ray en préleva un discrètement.

-C'est une sorte de maïs mais il est loin d'être mûr.

Au total, il existait une dizaine de carrés disposés entre les arbres.

-Cette année, la récolte sera tardive. Les branches des arbres se sont étendues et masquent le soleil.

-Pourquoi ne pas les couper ?

Une mimique horrifiée déforma le visage du jeune homme.

-C'est impossible ! Kolo l'interdit ! Les arbres sont sacrés, nul ne doit les toucher.

Marc comprit qu'il avait commis une bévue. Aussi tenta-t-il de se rattraper :

-Je ne pensais pas abattre l'arbre mais seulement enlever des feuilles, juste pour laisser passer quelques rayons de soleil.

La proposition plongea Holk dans un abîme de perplexité.

-J'en parlerai à Kulsa, lui saura répondre.

Ils regagnèrent le village qui semblait s'animer à l'approche du soir. D'un pas nonchalant et dans le plus aimable désordre, chacun se dirigeait vers la laiterie et repartait avec un fromage et une petite galette brunâtre.

-Elles sont faites avec les graines de notre dernière récolte, expliqua Holk. Malheureusement nos provisions sont pratiquement épuisées. Il nous tarde d'effectuer la récolte. Je vais soumettre ton idée au druide.

Les Terriens s'installèrent un peu à l'écart, au pied d'un arbre. Certains villageois regagnaient déjà les huttes pour choisir les premiers leurs places. D'autres se réunissaient par petits groupes pour manger ensemble. Des ébauches de discussions naissaient. Aux regards lancés dans leur direction, il n'était pas difficile de deviner que les Terriens étaient le principal sujet de conversation.

-Tu enregistres les scènes ?

-Je connais encore mon travail, rétorqua Ray. Pas un détail ne m'a échappé. Je perçois même les dialogues. Je ne sais si cette peuplade est heureuse mais au moins elle n'est pas accablée par le travail! Note qu'il n'y a pas le moindre artisanat organisé.

-Pourquoi s'épuiseraient-ils puisque ce qu'ils fabriquent appartient à tous ? Ils peuvent toujours espérer qu'un autre travaillera à leur place. Il suffit d'être patient.

A la nuit tombée, un maigre feu fut allumé au centre du village, surveillé par trois hommes. Une ombre approcha des Terriens. C'était Ika portant des provisions.

-J'ai vu que vous ne vous étiez pas servis. J'amène vos rations.

D'abord hésitante, elle finit par s'asseoir à côté de Marc et lui tendit sa part. L'odeur aigre du fromage contracta l'estomac du Terrien.

-Nous n'avons pas faim, je te donne notre part.

-J'ai déjà mangé. Je ne peux accepter.

-Réfléchis, que ce soit toi ou moi qui mange cela ne changera rien à l'équilibre alimentaire de la communauté. Tu ne voles personne et moi, cela me fait plaisir de te l'offrir. Nous n'en avons nul besoin alors que toi, tu as sans doute encore un petit creux.

La jeune fille regarda les Terriens ne sachant si elle devait accepter. Le sourire encourageant de Marc la décida. Elle mordit dans un fromage qu'elle ne tarda pas à avaler. Le second subit le même sort deux minutes plus tard ainsi que les galettes. Désignant les trois silhouettes autour du feu, elle ajouta :

-Vous pourrez dormir en paix, ils veilleront sur le village.

-Je doute que ce petit feu suffise à éloigner les pulks.

-D'ordinaire il est plus important mais notre provision de bois est épuisée.

-Amusant, ricana Ray. Manquer de bois au milieu d'une forêt !

-Nous ne devons que ramasser le bois mort ! Mais même minime un feu, par son odeur, empêche la venue des fauves. -Espérons-le, soupira Marc.

Une femme âgée regroupait les gosses qui couraient encore autour des tas d'ordures pour les diriger vers une hutte un peu plus petite que les autres.

-Celle-là est réservée aux enfants. Ils sont tous élevés en commun. C'est normal car nous ne connaissons jamais le père.

La mine étonnée de Marc lui fit préciser : -Les femmes ne sont pas la propriété d'un seul homme. Elles appartiennent à celui qui le souhaite. Ainsi, nous avons des relations pratiquement avec tous les mâles. Il est interdit de refuser, sauf pour celles dont la grossesse est avancée.

Amusé, Marc posa la main sur le bras d'Ika. -Ainsi, si je te demandais...

Elle esquissa un sourire, se rapprocha du Terrien.

-Maintenant, tu appartiens à notre communauté. Tu sais, les femmes peuvent aussi demander aux hommes...

Ray se manifesta psychiquement, non sans ironie.

-Je crains que ton tête-à-tête ne soit troublé. Je vais tenter de te protéger.

Une jeune femme, grande, aux formes épanouies, approchait d'un pas décidé, les yeux fixés sur Marc. Elle n'était plus qu'à dix pas du couple quand Ray saisit son bras et l'attira contre lui. Elle posa un regard sur l'androïde. L'examen parut satisfaisant car elle murmura d'une voix étranglée : -Tu veux...

Un vigoureux hochement de tête fut la réponse. Elle entraîna son compagnon un peu à l'écart. Au pied d'un arbre, une litière de fougères sèches était aménagée. Nul doute qu'elle servait aux ébats des villageois quand l'occasion se présentait.

La fille enleva son pagne, le plia soigneusement, s'allongea sur le sol, les cuisses écartées. « Un peu sommaire comme déclaration d'amour, songea Ray. Ici, ils ne perdent pas leur temps en vaines parlottes. »

Depuis qu'il partageait l'existence de Marc, la gamme des sentiments de l'androïde s'était singulièrement enrichie. Il avait découvert l'amitié puis la colère et la haine quand des truands avaient blessé Marc avec pour conséquence une vengeance terrible. Depuis quelque temps, il s'essayait à l'amour... et y réussissait fort bien !

Il se laissa tomber à genoux, se pencha, cherchant les lèvres de la femme. Deux bras vigoureux enserrèrent son torse, Très vite, une tornade emporta les amants.

Ika, soulagée de voir s'éloigner une rivale réputée pour son tempérament de feu, s'était collée contre Marc, l'attirant sur elle. Le Terrien sentit son pouls s'accélérer. Il laissa courir ses mains sur la chair douce et satinée, s'attardant sur la pointe îles seins, le ventre, le creux des reins.

Sans effort aucun, Marc paracheva sa conquête. Une étreinte passionnée mais aussi par instants très douce. Un gémissement qui n'avait rien de douloureux filtra à travers la gorge d'Ika tandis qu'une houle ample agitait ses reins. Elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Jamais elle n'avait éprouvé de telles sensations. Pourtant elle n'en était pas à ses premières expériences. Depuis trois ans déjà, le druide avait décidé qu'elle pouvait devenir femme. Comme le voulait la tradition, il avait été son premier amant, devant tous les villageois, au milieu des rires et des chants de la fête. Un bien désagréable souvenir ! Les jours suivants presque tous les hommes avaient recherché sa compagnie. Des étreintes rapides, souvent brutales. Ils l'abandonnaient aussitôt qu'ils avaient trouvé leur plaisir.

Seul Holk s'était montré plus attentionné, plus doux mais il n'avait pas su la conduire aux sommets qu'elle atteignait maintenant.

La compagne de Ray éprouvait les mêmes sensations et ne pouvait pas le dissimuler. Aux halètements rauques succédaient des cris de moins en moins étouffés qui firent souvent se retourner les trois malheureux guetteurs près du feu.

Le silence ne revint que très tard dans la nuit.