CHAPITRE XII
La salle brillamment éclairée était de vaste dimension. Un appareillage complexe occupait un pan de mur. Marc avança de quelques pas. Dans un angle, l'air vibra puis une image tridimensionnelle apparut. C'était le même personnage que dans le temple mais il était vêtu d'une combinaison de travail d'un bleu vif.
Les lèvres s'étirèrent en un large sourire. -Entrez et soyez les bienvenus. Pour avoir pénétré jusqu'ici, il faut que vous soyez les descendants d'un de mes disciples. Eux seuls pouvaient vous instruire de la présence de cette cave et des moyens pour y parvenir.
Le vieux tendit le bras, désignant deux fauteuils profonds en similicuir fauve. -Installez-vous confortablement. Notre conversation sera longue car je me doute que vous avez de nombreuses questions à poser.
Les Terriens se laissèrent tomber sur les sièges moelleux. Un instant, Marc regretta que leur hôte ne songeât pas à lui proposer un rafraîchissement.
-Avant de répondre à vos interrogations, je souhaite faire un exposé. Je ne suis qu'une image du passé et vous conversez avec un ordinateur. Je pense avoir enregistré toutes les réponses nécessaires pour satisfaire votre curiosité.
Il s'interrompit un instant avant de reprendre. -C'était en 2493 mais cette date n'a sans doute plus de signification pour vous car il est probable que les coordonnées de référence ont été changées. Notre globe était divisé en deux empires qui se jalousaient férocement. Des scientifiques tentèrent de lancer des cris d'alarme mais, naturellement, ils ne furent pas entendus. Nul ne saura jamais qui a commencé. La guerre débuta un jour à 6 heures et une minute. A 6h07, elle était terminée ! Les fous avaient utilisé des fusées porteuses de bombes thermiques. Toutes les villes avaient fondu comme des morceaux de plastique sous une lampe à souder, engloutissant les habitants carbonisés. « Quelques milliers de personnes seulement survécurent à cet horrible holocauste. J'eus cette chance ainsi que mes collaborateurs, car au moment du drame nous travaillions dans ce laboratoire souterrain, profond, climatisé et surtout pourvu d'un système autonome d'alimentation en énergie. En dépit de cela, nous avons pensé périr de chaleur, cuits à l'étouffé comme une volaille dans une cocotte-minute.
Les traits du visage se crispèrent à ce souvenir.
-Après ce cataclysme, nous sommes restés prostrés de nombreux jours. Quand la température extérieure eut baissé, le plus jeune membre de notre groupe partit en exploration. Il ne revint qu'un mois plus tard, alors que nous le croyions disparu à jamais. Naturellement, il avait été contraint d'effectuer ses déplacements à pied car il n'existait plus aucun moyen de transport. Dans la campagne, les rares véhicules existant encore n'avaient plus de carburant.
Il marqua une nouvelle pause comme s'il voulait s'assurer que ses interlocuteurs avaient eu le temps de bien saisir ses propos. -J'ai longtemps médité sur les causes qui avaient amené une telle catastrophe. Je vis alors en rêve, à de nombreuses reprises, ce que devrait être le monde futur pour éviter le renouvellement d'un tel massacre. Nous en avons discuté pendant des mois avec mes collaborateurs. Peu à peu notre doctrine est née, s'est affinée jusque dans les moindres détails. Mes disciples sont alors partis pour la prêcher aux survivants, me laissant seul ici car j'étais trop vieux et fatigué pour entreprendre de longues marches. Pour m'occuper, j'ai enregistré sur l'ordinateur l'essentiel de notre doctrine et les réponses aux questions que pourraient poser nos fidèles. J'ai terminé en aménageant un petit temple à l'extérieur. Pour cela, j'ai utilisé le seul robot qui existait dans ce laboratoire. Voilà, ma tâche est terminée et il ne me reste plus qu'à attendre une mort que je sens proche.
Le vieillard se tut. Son image devint floue. Marc lança très vite.
-Quelle est votre doctrine ?
L'image se stabilisa puis redevint brillante.
-Le point de départ de mes réflexions est que l'homme est naturellement bon. C'est la vie en société qui l'a perverti, le poussant à toujours consommer plus, lui créant de nouveaux besoins chaque fois que la production diminuait. Notre première instruction a donc été de conseiller la construction de petits villages et d'éviter les regroupements. Ensuite, j'ai constaté que la nature est généreuse mais que l'homme est son plus féroce prédateur. Notre souci majeur a été la préservation de la nature. Interdiction a donc été faite de toucher aux arbres qui sont un élément essentiel de l'équilibre d'une planète et aussi aux animaux qui ont le même droit à la vie que les humains. Bref, nous avons voulu reconstituer un écho-système harmonieux.
Un soupir sortit de la poitrine du vieux.
-Il n'était guère facile de changer des habitudes ancrées dans les esprits depuis des siècles. Toutefois, le désarroi entraîné par le cataclysme fut d'une telle ampleur que les groupuscules survivants accueillirent fort bien mes disciples.
-Comment le savez-vous ?
-Plusieurs d'entre eux sont revenus me conter leurs actions, leurs joies, leurs peines.
-La suppression de la viande a-t-elle été facilement acceptée ?
-C'était une mesure indispensable. La destruction des usines de protéines synthétiques était totale. Pour se nourrir les hommes auraient dû abattre des animaux, ce qui était en opposition formelle avec ce que nous souhaitions. De plus, les humains carnivores sont plus impétueux, plus coléreux que les végétariens.
-C'est une assertion qui demanderait à être vérifiée.
-Ma parole ne peut être mise en doute ! Dieu, par ses rêves, a inspiré ma conduite.
Avec une grimace ironique, Ray émit :
-Un peu facile comme raisonnement !
Cependant le vieux poursuivait :
-Une fois le volet écologiste instauré, il fallait le compléter par un volet social. En effet, pourquoi tenter une oeuvre de régénération de la nature si elle devait être détruite à nouveau par une société viciée et irresponsable ? Les causes produisant les mêmes effets, les bases du monde nouveau devaient être entièrement révisées. C'est ainsi que toute industrie a été proscrite, conseillant de ne pratiquer qu'un simple artisanat. De même, ont été abolies les notions de propriété et de moyen de paiement. L'argent a corrompu les hommes. Vivant dans une communauté égalitaire et collectiviste, ils garderont leur pureté originelle.
Un éclair de joie illumina le visage du vieillard.
-Les hommes seront libres, heureux de travailler ensemble pour le bien de tous. Ils couleront des jours paisibles dans un nouveau paradis terrestre.
Il se tut puis son image s'effaça.
-« L'enfer est pavé des meilleures intentions ! » C'est un vieux proverbe que me répétait ma grand-mère quand j'avais commis une bêtise en croyant bien faire. As-tu enregistré les commentaires du vieux ?
-Naturellement ! Détruisons-nous cet ensemble ?
Marc secoua la tête.
-Nous n'en avons pas le droit. Cela appartient à l'histoire de ce peuple. Il doit pouvoir un jour découvrir son passé.
Les Terriens remontèrent l'escalier. Dans la salle supérieure quelques braises brûlaient encore. L'odeur pestilentielle qui régnait dans l'air arracha un haut le coeur à Marc qui murmura entre deux nausées :
-Remets soigneusement la dalle en place.
Lorsque cela fut fait, l'androïde paracheva son oeuvre en camouflant avec de la poussière les interstices encore visibles. Dans le couloir menant vers la sortie, Ray lança un regard rancunier à l'énorme poutre qui avait manqué l'envoyer à la ferraille. Un astucieux système de lianes la maintenait en équilibre instable au plafond mais il fallait sûrement plus de quatre hommes pour l'installer.
-Les pièges les plus primitifs restent les plus dangereux, dit Marc. Pas le moindre morceau de métal pour attirer l'attention de tes capteurs.