CHAPITRE VI
Les Terriens travaillaient depuis plus de deux heures. A dire le vrai, c'est Ray qui effectuait avec discrétion la majeure partie de la besogne. Il avait ébranché six troncs d'une dizaine de centimètres de diamètre et d'environ quatre mètres de long.
Effaré, Holk regardait cet amoncellement de bois.
-Nous ne pourrons jamais tout porter.
-Nous le tirerons, expliqua Marc. Regarde !
Ray enserrait les troncs par des lianes puis il disposa transversalement une grosse branche qu'il amarra solidement à une extrémité. Marc et Holk se postèrent de chaque côté, l'androïde restant au centre. Il supportait ainsi le plus gros du poids de la charge.
Le retour fut long et pénible en dépit de la présence de Ray. Le soleil était bas sur l'horizon quand le groupe atteignit le village. Il y régnait une vive agitation. Kulsa avança vers eux, le visage grave, les yeux inquisiteurs. Il jeta un regard étonné devant l'importance du tas de bois puis se tourna vers Holk.
-Où étais-tu ?
-J'ai accompagné Marc et Ray.
-Tout le temps ?
-Je les ai rejoints peu après leur départ. Nous avons beaucoup travaillé pour ramener ces troncs.
Le druide hocha la tête. Ses traits exprimaient un soulagement certain.
-Ils ne sont donc pas responsables, murmura-t-il.
-Qu'est-il arrivé ? s'écria Holk.
Kulsa baissa la tête.
-Les mangeurs de viande... ils sont venus... nous avons longtemps discuté... ils ont accepté de repartir en échange d'un solki... mais ils ont aussi emmené... Ika.
Un gémissement douloureux échappa à Holk.
-Ce n'est pas possible... vous ne l'avez pas vendue...
Le druide posa la main sur l'épaule du jeune homme.
-Je comprends ta peine. Nous éprouvons tous la même mais il faut se dire que c'est la volonté de Kolo. Viens te reposer dans ma hutte, nous parlerons de cette épreuve que le Seigneur nous impose.
Les Terriens se dirigèrent vers la rivière.
-Un bain sera le bienvenu pour me débarrasser de toute cette sueur, grogna Marc.
Tandis qu'il s'ébattait dans le courant sous la surveillance vigilante de Ray, une jeune femme approcha, un seau de bois à la main. Avec amusement, l'androïde reconnut sa conquête de la veille.
De la main, il lui fit signe d'approcher. Elle vint vers lui d'un pas pressé. Le large sourire qu'elle arborait indiquait qu'elle n'était nullement hostile à l'ouverture d'un nouveau round ! Déjà, elle détachait son pagne.
-Attends, mon ami désire te parler.
Marc émergea de la rivière et vint s'allonger sur la rive.
-Tu as vu les hommes qui sont venus ? -Les mangeurs de viande ? -Combien étaient-ils ? -Quatre, non, cinq. Effrayants, féroces. -Leurs armes ?
-Des massues et des haches en silex.
Ray ne put s'empêcher d'ironiser à l'attention de Marc :
-Tout un village terrorisé par cinq hommes ! La religion est une belle chose mais il ne faudrait pas en abuser.
Sans tenir compte de l'interruption, Marc demanda à la jeune femme : -Dans quelle direction sont-ils partis ? -Vers le soleil couchant.
Marc effectua un rapide calcul mental. -Traînant leur vache, ils ne peuvent marcher vite. Ils s'arrêteront avant la nuit s'ils veulent profiter de leur festin. Bref, ils ne doivent guère être loin. -Toi, je sens que tu vas encore te lancer dans une histoire qui ne plaira pas à la commission de non-immixtion.
-Absolument pas ! Je reste dans le cadre strict de notre mission : voir et écouter. Ces mangeurs de viande méritent une observation approfondie. -Inutile de discuter avec toi, tu auras toujours le dernier mot. Rassure-toi, j'ai enregistré ta profession de foi pour les scribouillards du service.
La jeune femme qui n'avait pas renoncé à son idée première se collait contre Ray, cherchant à l'embrasser dans le cou.
-Je te laisse en bonne compagnie, ricana Marc. N'oublie pas de débrancher tes enregistreurs.
L'androïde éclata d'un rire très humain en enlaçant sa compagne.
-Ne t'inquiète pas ! En ce moment, je filme la traite des solkis !
A peine Marc s'était-il éloigné d'une vingtaine de pas qu'il perçut le halètement de la jeune femme. Ray ne perdait pas de temps !
Près de la laiterie, Marc croisa Kulsa. -Je te cherchais. Suis-moi dans ma hutte !
Un ton sec, dépourvu d'aménité, un regard dur. L'antre du druide comportait une couche de feuilles séchées, sans aucun mobilier. Au fond, une sorte d'autel était dressé, surmonté d'une statuette de bois grossièrement taillée. Une esquisse de visage d'homme. Seul l'air était plus respirable que dans les autres huttes.
Kulsa s'inclina trois fois devant l'effigie du dieu puis s'assit sur le sol de terre battue, faisant signe à Marc de l'imiter.
-Holk m'a raconté votre aventure en forêt. Ton ami a osé tuer une créature vivante !
-C'est exact ! C'était la vie de Holk ou celle du procis !
-Il fallait laisser s'accomplir la volonté de Kolo ! dit le druide d'une voix sourde. -Qui te dit que sa volonté n'était pas que Ray intervienne ? Dans sa toute puissance, il lui suffisait de faire dévier l'épieu de quelques pouces et le procis n'aurait pas été blessé.
Kulsa sursauta d'indignation. -Tu blasphèmes, Marc. Kolo nous enseigne qu'un croyant ne doit jamais tuer un être vivant ! -J'ai du mal à comprendre, vénéré druide. Les arbres sont sacrés mais ils étouffent d'autres végétaux en leur masquant les rayons du soleil comme ils le font avec vos cultures. Les pulks sont sacrés mais ils n'hésitent pas à tuer leurs proies et même à se dévorer entre eux. Il en est de même des procis qui piquent tous ceux qui se prennent à leurs pièges. Seuls les humains croyants doivent subir les attaques sans même avoir le droit de se défendre. Ne penses-tu pas que c'est profondément injuste ?
Un long silence suivit le plaidoyer de Marc. Kulsa plongeait dans un abîme de perplexité. Pour la première fois de son existence déjà longue, un homme exprimait à haute voix ce qu'il ressentait confusément sans oser se l'avouer. -C'est la volonté de Kolo, répéta-t-il. -Qui te l'a dit ?
-C'est ce que m'a appris mon prédécesseur qui le tenait de Dieu. Il avait écouté son envoyé au temple dans sa jeunesse.
La réponse intrigua Marc. Le vieux semblait sincère.
-Où se trouve ce temple ?
-A une dizaine de jours de marche, en direction du soleil couchant.
Bien que fort occupé à satisfaire son exigeante compagne, Ray se manifesta psychiquement.
-J'enregistre la conversation. La direction indiquée mène à une de ces zones dénudées que nous avons repérées.
-Mais toi, tu ne l'as pas entendu, dit Marc au druide.
Kulsa étouffa un soupir et ses épaules se voûtèrent.
-Le chemin est long et dangereux. Je n'ai pas eu le courage d'entreprendre ce voyage.
Il se redressa, pour retrouver une autorité jusqu'alors incontestée.
-Va ! Je dois encore réfléchir et prier avant de prendre une décision à votre sujet.
A l'extérieur, Holk attendait la mine penaude.
-Je suis désolé, Marc, mais je ne pouvais garder un tel secret.
Une tape amicale sur le dos le réconforta.
-Ne te fais pas de soucis ! Tout s'arrangera, je te l'affirme.
***
Une lune anémique projetait ses rayons blêmes à travers le feuillage des arbres.
-Nous marchons depuis une heure, nous ne devrions pas tarder à approcher de notre objectif.
Les Terriens avaient quitté le village dès que ses habitants se furent retirés dans les huttes. Le plus difficile avait été de se débarrasser de Holk que le chagrin tenait éveillé. Ray fut alors contraint de lui faire absorber à son insu un soporifique. -Je sens l'odeur d'un feu, murmura Marc.
En silence, les deux compères se coulèrent entre les buissons. Ils s'immobilisèrent peu après. Dans un espace dégagé, cinq hommes étaient réunis autour d'un feu au-dessus duquel rôtissait un quartier de viande. Régulièrement, un des primitifs se levait, taillait une large tranche de viande et retournait s'asseoir pour la déchiqueter à belles dents.
Du doigt, Ray montra une silhouette affalée sur le sol. Ika, chevilles et poignets liés, était en plus attachée par le cou à un tronc d'arbre comme un chien en laisse. De petits sanglots secouaient par instants ses épaules. -Comment procède-t-on ?
Marc huma le vent qui, par chance, soufflait dans la bonne direction.
-Utilise une grenade anesthésiante ! C'est ce qui sera le plus discret. Un bon somme n'a jamais bouleversé l'évolution naturelle d'une peuplade. -N'aggrave pas ton cas, ricana l'androïde. De toutes les manières, j'ai interrompu mes enregistrements depuis notre départ du village.
Fouillant la cavité aménagée dans sa cuisse droite, il sortit une petite sphère en verre de trois centimètres de diamètre emplie d'un liquide jaunâtre. Il la lança avec précision près du feu. Le bruit qu'elle fit en se brisant fut imperceptible. Dix secondes plus tard, les hommes dodelinèrent de la tête puis s'écroulèrent d'un bloc.
-Dépêchons-nous ! A l'air libre, les effets du gaz ne dureront guère plus d'une heure.
Ika poussa un gémissement en voyant deux silhouettes approcher d'elle. Son calvaire allait recommencer ! Ses yeux s'arrondirent de surprise en reconnaissant Marc.
-Ce n'est pas possible, sanglota-t-elle.
D'un geste vif, Ray trancha ses liens constitués de fines et résistantes lianes. Il prit soin de ramasser les morceaux. Inutile de laisser des preuves d'une intervention extérieure ! La malheureuse Ika, épuisée, tenait à peine sur ses jambes. Aussi l'androïde, pressé, la saisit dans ses bras et la jucha sur son épaule comme un vulgaire sac.
Ils regagnèrent le village, prenant soin de ne pas être vus des trois gardes qui somnolaient près du feu plus vif que la veille grâce au bois apporté par les Terriens.
Ray allongea Ika à côté de Holk qui dormait toujours.
-Il aura une agréable surprise à son réveil, sourit Marc.
La fille s'accrocha à son bras, pleurant encore.
-C'était horrible ! Ils m'ont traînée avec une corde autour du cou comme le solki. Quand ils ont établi leur campement, ils ont tué l'animal. Affreux ! Il remuait encore pendant qu'ils le vidaient de ses entrailles. Tandis que la viande cuisait, ils se sont jetés sur moi. Je ne sais combien de fois j'ai subi leurs assauts. D'après ce que j'ai entendu, cela faisait plusieurs mois qu'ils n'avaient pas touché une femme. Ils mangeaient leur affreuse viande et la bouche encore dégoulinante de sang, ils se vautraient sur moi. Puis ils retournaient s'empiffrer. J'ai cru que cela ne finirait jamais.
Marc posa doucement la main sur son front, l'obligeant à s'allonger.
-C'est terminé. Tu dois oublier ce cauchemar. Dors maintenant. Pense à Holk. Il était désespéré à l'idée de t'avoir perdue. Je sais qu'il a beaucoup d'affection pour toi. Ta présence lui est indispensable pour vivre.