CHAPITRE XV
Au centre d'un vaste espace circulaire, s'élevait un arbre gigantesque d'une forme rappelant celle des kalkas. Une énorme sphère couverte de fines écailles vertes reposait sur quatre troncs pourpres qui s'enfonçaient profondément dans le sol.
De l'hémisphère supérieur, quatre branches rectilignes s'élançaient vers le ciel, très haut. Ce n'est qu'au tiers supérieur qu'apparaissaient des ramifications porteuses de larges feuilles. Cela réalisait une imposante coupole dont l'ombre s'étendait sur une grande partie de la clairière.
-Vous êtes arrivés. Asseyez-vous ! Malheureusement je n’ai rien à offrir qui convienne à votre organisme.
L'onde psychique était intense, très claire.
-C'est curieux, je n'arrive pas a entrer en contact avec votre compagnon.-Très rares sont les humains télépathes. Je suis une de ces exceptions. Surtout, je dois mes capacités à une rencontre avec une créature exceptionnelle.
Fugitivement, Marc évoqua dans son esprit l'image de l'entité végétale qui étalait ses fleurs resplendissantes sur une lointaine planète.
-Je comprends pourquoi je perçois aussi nettement vos ondes cérébrales. Je crois connaître celle qui a amélioré votre psychisme. Je suis entré en contact avec un congénère qui s'est récemment installé sur une planète loin d'ici. Ainsi, vous êtes aussi étrangers à ce monde. Vous avez bien joué votre rôle car je ne l'avais pas deviné. Il est vrai de dire que mes moyens d'observation sont encore limités.
-D'où venez-vous ?
-Nous prenons naissance dans l'espace mais ignorons par quel mécanisme. Nous ne sommes qu'une minuscule graine qui flotte dans les espaces interstellaires au gré des vents cosmiques.
-Avez-vous erré longtemps ?
-Je ne le sais ! Des siècles, des millénaires peut-être. Le temps n'a aucune importance car nous ne sommes pas ouverts à la connaissance. Il faut un bien grand hasard pour qu'une spore atteigne une planète où elle peut enfin se développer. Le plus souvent, il convient de croiser d'abord un essaim de météorites qui mène sur la planète.
-D'ordinaire l'entrée dans l'atmosphère les transforme en étoiles filantes.
-Pas toutes. Certains météores touchent le sol sans avoir été entièrement consumés. La spore est si minuscule qu'elle parvient à se loger au centre de la roche.
-Quand êtes-vous arrivé ici ? -Il y a sept ou huit de leurs siècles. Le hasard où la chance me fit atterrir dans une des dernières forêts qui existait sur cette terre. Lorsque je parvins à une perception du monde extérieur, je fus effrayé par ce que les hommes faisaient à mes frères inférieurs, les arbres. Un massacre ! Un génocide ! J'étais encore très jeune et avais moins d'un mètre de hauteur. Enfin, je pus libérer les premiers kalkas.
Sentant l'étonnement de Marc, il précisa : -Lis n'avaient pas la taille de ceux d'aujourd'hui, seulement quelques centimètres. Lis ne capturaient que des insectes, des larves, des chenilles, des vers.
-Mais pourquoi ? Vos racines ne vous nourrissent-elles pas ?
-Les protéines animales sont indispensables pour une croissance rapide. Elles servent de catalyseur, de modèle et multiplient par cent la vitesse de reproduction de mes cellules. Ainsi, peu à peu, je perçus les pensées des hommes, toujours plus fiers, plus arrogants, plus néfastes pour l'environnement.
Une vague d'hilarité secoua l'esprit de l'entité végétale.
-Heureusement, leur agressivité était dirigée contre leurs congénères. Certains des gouvernants furent assez réceptifs à mes suggestions mentales, ce qui m'a permis d'entretenir leurs dispositions belliqueuses.
Indigné et incrédule, Marc ne put s'empêcher de hurler :
-C'est vous le responsable de ce terrible holocauste ?
L'amusement de la créature augmenta. -Disons seulement que j'ai un peu précipité les choses. Très sincèrement, je pense que sans mon intervention le résultat aurait été le même. Je n'imaginais pas qu'ils arriveraient à un tel résultat aussi rapidement ! Quoi qu'il en soit, cette merveilleuse planète était débarrassée de la majeure partie de ces virulents prédateurs que sont les hommes. Toutefois, un danger subsistait. Certains humains avaient échappé au cataclysme. Il ne fallait donc pas qu'ils aient la possibilité de recommencer les mêmes erreurs. -Disséminés et peu nombreux, ils ne constituaient pas un bien grand péril. -Vous raisonnez comme des créatures à la vie brève. Moi, je pense pour plusieurs siècles. Par chance, parmi les survivants, se trouvait un vieillard plein d'excellentes idées qui Ait sensible à mes suggestions.
-Vous êtes à l'origine de ces lois ridicules ? -Je n'ai fait que clarifier et améliorer ses pensées. Le résultat en valait la peine ! Regardez comme cette planète est devenue belle et agréable maintenant qu'elle est couverte de forêts. -Mais sous les branches se déroulent des luttes féroces entre les animaux et même les hommes. -C'est la loi de la nature ! Tuer ou être tué, nul n'échappe à ce destin.
Une irritation certaine perça dans sa pensée. -Vous, humains toujours pressés, ne savez pas voir la réalité. Quand vous pénétrez dans une forêt vous croyez voir un univers immobile. Seuls les champignons qui poussent en quelques jours parviennent à vous étonner. Vous n'imaginez pas les combats sans merci que se livrent les arbres entre eux car ces luttes sont à l'échelle des siècles et non des jours. Les fougères, les ronces, les buissons étouffent les jeunes pousses des arbres. Ceux-ci, lorsqu'ils grandissent étendent leurs branches pour repousser leurs congénères. Surtout, ils se livrent à une course en hauteur pour être les premiers à capter les rayons solaires, rejetant les autres dans l'ombre et les vouant au dépérissement. Enfin, plus ils sont gros, plus ils peuvent résister aux lianes qui tentent de les étouffer.
Un long silence. Marc reprit enfin : -Vous avez condamné les hommes à disparaître. -Je suis heureux de savoir que vous partagez mon pronostic sur leur bref avenir. -Il aurait été plus simple de les éliminer immédiatement plutôt que de leur infliger cette lente et douloureuse agonie.
-Pas du tout ! Cela prendra un siècle ou deux avant que l'espèce ne s'éteigne définitivement. J'ai tenu à me ménager une réserve de protéines car ma croissance n'est pas encore achevée. J'ignore ce que deviendront les animaux revenus à l'état sauvage. LI n'est pas sûr qu'ils puissent m'assurer un ravitaillement régulier.
-C'est indigne...
-Pourquoi ? Les hommes pensent raisonner juste à partir d'une donnée fausse ! Vous estimez être la créature la plus évoluée de l'univers, celle qui a le pouvoir d'asservir les autres, de les piller, de les plier à vos volontés, d'user et d'abuser d'eux. Manger un de vos congénères vous semble un crime abominable mais vous tuez les animaux pour vous repaître de leur chair. De même, pour vous chauffer, pour le confort de vos habitations, vous n'hésitez pas à sacrifier nombre d'arbres dont l'espérance de vie est de plusieurs siècles. -Vous évoquiez la loi de la nature... -C'est exact ! mais ne protestez pas quand elle s'inverse. Moi, je m'estime le représentant d'une race largement supérieure à la vôtre. Je ne vois pas la différence quand les kalkas capturent un homme, un ruminant ou un insecte.
Marc tentait de réfléchir. Le raisonnement de l'entité était monstrueux, inadmissible mais cruellement logique. L'onde psychique revint, empreinte d'une tristesse certaine.
-J'espère qu'un jour un des miens s'installera sur ta planète. Qui sait même si ce n’est déjà fait ? J'ai été très heureux de m'entretenir avec toi, petit humain. J'aurais aimé que des années encore, nous puissions échanger nos pensées. Malheureusement, c'est impossible. Tu représentes un trop gros danger. Je sens que tu souhaiteras toujours aider tes amis. Tu leur apprendras à lutter contre les idées et les règles que je me suis efforcé de leur inculquer.
Ils redeviendront alors les féroces prédateurs qu'ils étaient autrefois. Qui sait même, s'ils ne chercheront pas à me combattre ? Sache que c'est la première Ibis que j'éprouve un regret. C'est un sentiment que je ne connaissais pas encore. Adieu !
Une modification se produisit au niveau de l'énorme sphère verte. Un orifice apparut, grandit à la manière du diaphragme d'un appareil photo. Soudain, dans un crissement aigu, à la limite du supportable pour une oreille humaine, deux kalkas jaillirent à grande vitesse et, avec une précision diabolique, tombèrent sur les Terriens.