ENCORE DES CHANGEMENTS
A force de souffrir, je perdis les limites de mon corps et me démesurai irrésistiblement.
Je fus toutes choses : des fourmis surtout, interminablement à la file, laborieuses et toutefois hésitantes. C’était un mouvement fou. Il me fallait toute mon attention. Je m’aperçus bientôt que non seulement j’étais les fourmis, mais aussi j’étais leur chemin. Car de friable et poussiéreux qu’il était, il devint dur et ma souffrance était atroce. Je m’attendais, à chaque instant, à ce qu’il éclatât et fût projeté dans l’espace. Mais il tint bon.
Je me reposais comme je pouvais sur une autre partie de moi, plus douce. C’était une forêt et le vent l’agitait doucement. Mais vint une tempête, et les racines pour résister au vent qui augmentait me forèrent, ce n’est rien, mais me crochetèrent si profondément que c’était pire que la mort.
Une chute subite de terrain fit qu’une plage entra en moi, c’était une plage de galets. Ça se mit à ruminer dans mon intérieur et ça appelait la mer, la mer.
Souvent je devenais boa et, quoique un peu gêné par l’allongement, je me préparais à dormir, ou bien j’étais bison et je me préparais à brouter, mais bientôt d’une épaule me venait un tel typhon et les barques étaient projetées en l’air et les steamers se demandaient s’ils arriveraient au port et l’on n’entendait que des S. O. S.
Je regrettais de n’être plus boa ou bison. Peu après, il fallait me rétrécir jusqu’à tenir dans une soucoupe. C’était toujours des changements brusques, tout était à refaire, et ça n’en valait pas la peine, ça n’allait durer que quelques instants et pourtant il fallait bien s’adapter, et toujours ces changements brusques. Ce n’est pas un si grand mal de passer de rhomboèdre à pyramide tronquée, mais c’est un grand mal de passer de pyramide tronquée à baleine ; il faut tout de suite savoir plonger, respirer et puis l’eau est froide et puis se trouver face à face avec les harponneurs, mais moi, dès que je voyais l’homme, je m’enfuyais. Mais il arrivait que subitement je fusse changé en harponneur, alors j’avais un chemin d’autant plus grand à parcourir. J’arrivais enfin à rattraper la baleine, je lançais vivement un harpon par l’avant, bien aiguisé et solide (après avoir bien fait amarrer et vérifier le câble), le harpon partait, entrait profondément dans la chair, faisant une blessure énorme. Je m’apercevais alors que j’étais la baleine, je l’étais redevenue, c’était une nouvelle occasion de souffrir, et moi je ne peux me faire à la souffrance.
Après une course folle, je perdais la vie, ensuite je redevenais bateau, et quand c’est moi le bateau, vous pouvez m’en croire, je fais eau de toutes parts, et quand ça va tout à fait mal, alors c’est sûr, je deviens capitaine, j’essaie de montrer une attitude de sang-froid, mais je suis désespéré, et si l’on arrive malgré tout à nous sauver, alors je me change en câble et le câble se rompt, et si une chaloupe est fracassée, justement j’en étais toutes les planches, je coulais et devenu échinoderme ça ne durait pas plus d’une seconde, car, désemparé au milieu d’ennemis dont je ne savais rien, ils m’avaient tout de suite, me mangeaient tout vivant, avec ces yeux blancs et féroces qu’on ne trouve que sous l’eau, sous l’eau salée de l’océan qui avive toutes les blessures. Ah ! qui me laissera tranquille quelque temps ? Mais non, si je ne bouge pas, c’est que je pourris sur place, et si je bouge c’est pour aller sous les coups de mes ennemis. Je n’ose faire un mouvement. Je me disloque aussitôt pour faire partie d’un ensemble baroque avec un vice d’équilibre qui ne se révèle que trop tôt et trop clairement.
Si je me changeais toujours en animal, à la rigueur on finirait par s’en accommoder, puisque c’est toujours plus ou moins le même comportement, le même principe d’action et de réaction, mais je suis encore des choses (et des choses encore ça irait), mais je suis des ensembles tellement factices, et de l’impalpable. Quelle histoire quand je suis changé en éclair ! C’est là qu’il faut faire vite, moi qui traîne toujours et ne sais prendre une décision.
Ah ! si je pouvais mourir une fois pour toutes. Mais non, on me trouve toujours bon pour une nouvelle vie et pourtant je n’y fais que des gaffes et la mène promptement à sa perte.
N’empêche, on m’en donne aussitôt une autre où ma prodigieuse incapacité se montrera à nouveau avec évidence.
Parfois, il arrive que je renaisse avec colère… « Hein ? Quoi ? Qu’est-ce qui veut se faire casser en deux par ici ? Tas de Taciturnes ! Écornifleurs ! Roufflards ! Saletés ! Guenuches ! Coucougnasses ! » Mais quand il arrive ainsi que je sois à la hauteur, personne ne vient et peu après l’on me change en un autre être sans force.
Et toujours, et sans cesse.
Il y a tant d’animaux, tant de plantes, tant de minéraux. Et j’ai été déjà de tout et tant de fois. Mais les expériences ne me servent pas. Pour la trente-deuxième fois redevenant chlorhydrate d’ammonium, j’ai encore tendance à me comporter comme de l’arsenic et, redevenu chien, mes façons d’oiseau de nuit percent toujours.
Rarement, je vois quelque chose, sans éprouver ce sentiment si spécial… Ah oui, j’ai été ÇA… je ne me souviens pas exactement, je sens. (C’est pourquoi j’aime tellement les Encyclopédies illustrées. Je feuillette, je feuillette et j’éprouve souvent des satisfactions, car il y a là la photographie de plusieurs êtres que je n’ai pas encore été. Ça me repose, c’est délicieux, je me dis : « J’aurais pu être ça aussi, et ça, et cela m’a été épargné. » J’ai un soupir de soulagement. Oh ! le repos !)