XXX
«Les hypothèses anthropomorphiques ont eu - tendance à égarer profondément l’humanité. L‘univers ne Fonctionne pas selon nos lois.»
Raja Lon Flatterie, Le Livre de la nef.
Quelque part dans sa conscience, Flatterie avait l’impression qu’une accumulation d’éléments de réponse se déversaient de leurs circuits de stockage, traversaient un analyseur programmé pour leur décodage et s’assemblaient en une terrible conclusion.
La nef devait être détruite — et tous ses occupants avec.
Quand la porte du sas s’ouvrit, cette unique pensée dominait toutes les autres. Il se précipita par 1 ouverture et se jeta dans le boyau. La perspective qui semblait réduire le diamètre du tube avec la distance lui donna l’impression qu’il devenait plus petit à mesure qu’il tombait. L’idée se fit si insistante qu’il dut faire un effort pour l’écarter.
Il entendit Timberlake qui le suivait de près.
- Vous avez vu ce robox ? dit Timberlake, haletant. Qu’est-ce qui l’a fait ouvrir ?
Flatterie poursuivit sa course sans répondre.
- Cette voix, dit Timberlake. Était-ce Bickel, cette voix ? On aurait dit Bickel.
Ils atteignirent la bifurcation qui menait à Central-com, puis le sas.
Flatterie l’ouvrit et se glissa à l’intérieur. Il réfléchissait à toute vitesse. Saborder la nef immédiatement. Détruire le démon furieux qu’ils avaient créé. Il ne fallait pas que Timberlake soupçonne quoi que ce fût, ni qu’il tente de l’en empêcher. Et Bickel - Bickel se trouvait dans la cabine où il pouvait neutraliser le bouton rouge. Mais il y en avait un autre.
Je dois me comporter normalement, pensa Flatterie. Il faut que j’attende le moment propice. Tim pourrait m’en empêcher.
Prudence était étendue sur le sol à mi-chemin entre la porte et son siège de quart.
Flatterie s’agenouilla près d’elle, redevenu totalement médecin face aux nécessités de l’instant.
Pouls faible et irrégulier. Lèvres cyanosées. Taches brunes sur le cou, aux endroits où celui-ci apparaissait à la jointure du casque. Il détacha le casque de sa charnière et posa une main sur sa nuque. Elle était moite.
Pour qui m’a-t-elle pris ? se demanda-t-il. Elle n’était plus sous anti-S et se servait de son corps comme terrain d’expérience. Les stocks de sérotonine et d’adrénaline fractionnées de la pharmacie diminuaient régulièrement.
Flatterie pensa aux décalages de régulation nerveuse et aux souffrances psychiques qui ne manquaient pas de survenir quand on manipulait la chimie du corps de cette façon. Les sautes d’humeur et l’étrange comportement de Prue lui devenaient plus clairs.
Il se releva et prit au support de la cloison la trousse médicale d’urgence. Il vit que Timberlake s’était installé au pupitre directeur.
Qu’est-ce que ça va changer si je la sauve ? se demanda Flatterie. Mais il concentra son attention sur la jeune femme évanouie et entreprit de lui donner des soins tout en vérifiant son état. Pas de fracture. Aucun signe de blessure externe détectable à travers sa combinaison.
Timberlake n’avait accordé à Prudence qu’un coup d’œil rapide. C’était à Flatterie de s’en occuper. Il s’était précipité vers son siège de quart, avait transféré le pupitre directeur et cherché d’abord au clavier les circuits ouverts.
Tout l’équipement semblait faire preuve de léthargie. Il fallait attendre, tandis que les servomécanismes accomplissaient leur tâche en bourdonnant paresseusement et que les circuits regimbaient à produire des résultats apathiques.
Il avait de chaque commande et de chaque instrument une conscience aiguë, orientée par la nécessité. La relation entre les appareils de cette salle et ceux de la nef entière constituait un ballet complexe, une configuration qui lui apparaissait de plus en plus claire dans sa lenteur même.
Il procéda à un réglage délicat des écrans protecteurs de la coque et vit le changement de température résultant s’inscrire sur ses instruments sous forme d’une variation de potentiel dans les accumulateurs à cellules radiantes - un minuscule déplacement de poids dans l’ensemble de l’astronef, causé par le réajustement de l’équilibre masse-température-proton.
Mais le processus était d’une incroyable lenteur, et il se ralentissait encore.
Timberlake fit pivoter le pupitre de l’ordinateur à son côté et composa au clavier une demande de diagnostic. Il n’obtint aucune réponse.
Au pupitre directeur, les voyants de contrôle s’éteignaient un à un. De plus en plus frénétique, Timberlake fit tout ce qu’il pouvait pour découvrir la source du problème.
Les circuits étaient morts.
Aucune réponse.
Les touches de la console principale commencèrent à se verrouiller. Plus de courant dans leurs circuits.
Le dernier, voyant s’éteignit. Toutes les touches du pupitre étaient bloquées, tous les servos silencieux. Plus aucun murmure de ventilateur d’aération, plus aucune pulsation vitale dans toute la nef. Timberlake tourna lentement la tête vers la droite, où se trouvaient les répétiteurs des cellules d’hibernation. Les voyants étaient éteints, mais les compteurs analogiques indiquaient que les fluides nourriciers circulaient toujours dans les conduits principaux du système. Les lampes de la salle clignotèrent, puis se rallumèrent à mesure que les batteries des circuits locaux prenaient en charge l’éclairage de bord.
Les occupants des hibernateurs n’étaient pas morts… pas encore. Quels que fussent les réglages au moment où le pupitre s’était éteint, c’étaient ceux-là qui prévaudraient pour chaque cellule - tant que les accumulateurs auxiliaires conserveraient un potentiel suffisant… tant que les pompes continueraient à fonctionner.
Mais le délicat système de contrôle et de réglage rétroactif était hors circuit.
Timberlake se leva de son siège de quart et parcourut du regard la salle de Central-com, étrangement silencieuse. Les seuls bruits étaient ceux que produisait Flatterie en essayant de ranimer Prudence.
Celle-ci battit légèrement des paupières, et Timberlake songea avec amertume : A quoi cela sert-il de la sauver ? Nous sommes tous perdus.
Flatterie s’assit sur ses talons. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour elle, se dit-il. Maintenant…
Il prit conscience du silence qui régnait dans la salle, leva les yeux vers la console éteinte, puis lança à Timberlake un regard interrogateur.
- Bickel a vraiment réussi, cette fois, dit Timberlake. Plus de courant… l’ordinateur arrêté. Rien ne fonctionne plus.
Il me suffit d’attendre, pensa Flatterie. Sans courant, la nef va mourir.
Mais les efforts qu’il avait déployés pour ranimer Prudence avaient sapé sa détermination. Vivre, après tout, présentait un certain attrait - même s’ils n’étaient qu’un ramassis de chairs développées en culture, de clones, de répliques, d’éléments sacrifiables.
Vous êtes au type humain, n’en doutez jamais, avait répété Hempstead. Vous êtes issus de cultures de cellules prélevées sur des candidats sélectionnés. Produire des clones est une simple question de bon sens. Il serait absurde de sacrifier des gens au cas où la nef devrait être détruite… comme l’ont été les autres. Nous pouvons vous lancer dans l’espace autant de fois qu’il sera nécessaire.
Mais si la nef mourait de cette façon, elle ne laisserait sans doute aucune Capsule-message pour aider ceux qui viendraient après… pour la prochaine tentative.
- Comment va-t-elle ? demanda Timberlake, avec un signe de tête en direction de Prudence.
- Je pense qu’elle va s’en sortir.
- Et pour aller où ? grommela Timberlake. Si vous cherchiez à savoir ce qu’est devenu Bickel ?
- A quoi bon ?
Le ton de Flatterie, cette soumission absolue au destin provoquèrent chez Timberlake un sursaut de colère.
- Renoncez si vous le voulez, mais si Bickel est vivant, il sait peut-être ce qu’il a fait… et comment le réparer. Il se dégagea de son siège et se dirigea vers la porte des cabines.
- Attendez, dit Flatterie. La rebuffade de Timberlake l’avait piqué au vif, et il s’en étonnait.
Ai-je acquis un goût nouveau pour la vie ? se demanda-t-il. Dieu quelle est Ta volonté ?
- Gardez un œil sur Prue, dit-il. C’était une commotion d’origine chimique. Il faut qu’elle reste tranquille et au chaud. J’ai ouvert le chauffage de sa combinaison. Laissez-la comme…
Il se tut en voyant la porte des cabines s’ouvrir lentement.
Bickel entra en titubant et se raccrocha à une épontille. Un bloc de plastique calciné s’échappa de sa main et tomba sur le sol. Cramponné à son support, Bickel n’y prêta aucune attention.
Flatterie l’observa, notant les poches noires sous ses yeux, le blanc blafard de sa peau, les joues caves, comme amaigries par des mois de jeûne.
- Ainsi, votre boîte blanche ne vous a pas tué, dit-il. Dommage. Vous n’avez réussi qu’à tuer la nef.
Bickel secoua la tête, encore incapable de parler.
Le silence de la nef l’avait tiré d’un sommeil si profond qu’il en sentait encore les brumes adhérer à ses pensées. Une immense lassitude alourdissait ses membres. Le moindre mouvement, agitant cette terrible torpeur, propageait dans son corps d’étranges douleurs.
La première chose sur laquelle s’était fixée son attention à son réveil avait été le bloc d’alimentation à bandes de Möbius, l’astucieux dispositif de son invention destiné à fournir au «Bœuf» une source constante de référence énergétique. Une langue de matière grise carbonisée s’échappait en grésillant par les joints brisés, et les moteurs étaient silencieux. Les moteurs et les bobines, des éléments conçus pour fonctionner virtuellement sans friction pendant mille ans, n’étaient plus qu’une pâte de plastique et de métal fondus.
Il lui avait fallu plusieurs minutes pour rassembler assez d’énergie et s’approcher de l’appareil afin de l’examiner. Son esprit avait peiné sur les plus simples observations - l’isolant carbonisé des fils d’alimentation et du circuit de synchronisation… les bobines tordues sur leurs axes.
La conclusion lui était venue lentement : quelque chose avait modifié le potentiel fourni aux moteurs… et leur synchronisation. Quelque chose avait essayé de changer la périodicité de cette pulsation… et son intensité.
Forçant chacun de ses muscles à réagir, il avait débranché l’appareil et s’était traîné jusqu’à Central-com, le tenant toujours à la main. Le silence de mort qui régnait dans la nef l’avait pressé d’avancer.
Il faut que Raj… ou Tim… quelqu’un dont l’esprit est en état de marche… voie ça, se dit-il.
Mais maintenant qu’il avait réussi à atteindre Central-com, il ne trouvait plus assez d’énergie pour parler.
Timberlake ramassa le bloc d’alimentation fondu et l’examina.
Flatterie s’approcha de Bickel, porta une main à sa tempe pour vérifier son pouls, lui souleva une paupière et lui examina les lèvres et la langue. Puis il se pencha sur la trousse d’urgence et en sortit une seringue automatique qu’il lui appliqua sur le côté de la nuque.
Bickel sentit l’énergie se remettre à brûler dans ses veines.
Flatterie lui glissa entre les lèvres le goulot d’un flacon souple :
- Allez, buvez ça.
Un liquide frais et pétillant se déversa dans la gorge de Bickel. Flatterie reprit le flacon.
Bickel retrouva en guise de voix un demi chuchotement rauque:
- Tim, murmura-t-il. Timberlake tourna les yeux vers lui.
Bickel montra d’un signe de tête le bloc d’alimentation et entreprit de lui expliquer ce qui s’était passé.
Flatterie l’interrompit.
- Pensez-vous que le transfert boîte noire - boîte blanche se soit accompli ?
Bickel réfléchit à la question. Il sentait son esprit s’éclaircir sous la pression du stimulant — et de ses souvenirs jaillit la sensation que la nef était son propre corps, qu’il était lui-même un être composé de métal et de milliers de senseurs.
- Je… le pense, dit-il.
Timberlake leva le bloc de plastique qu’il tenait à la main.
- Mais… il a détruit ceci et… il s’est apparemment mis hors circuit.
Une idée se fit jour dans l’esprit de Bickel.
- Cela pourrait-il être un message à notre intention… une sorte d’ultime message ?
- C’est Dieu qui nous dit que nous sommes allés trop loin, marmonna Flatterie.
- Non! cria Bickel. C’est «le Bœuf» qui nous dit quelque chose.
- Quoi ? demanda Timberlake.
Bickel essaya de s’humecter les lèvres. Il avait la bouche sèche et ses lèvres étaient douloureuses.
- Quand la nature transfère de l’énergie d’un point à un autre, dit-il, la plus grande partie de ce transfert est inconscient.
Il resta un instant silencieux. C’était un plan de conceptualisation si délicat qu’il devait le manier avec la plus grande douceur.
- Mais la plupart des transferts d’énergie effectués pour les masses énormes de données dans «le Bœuf-ordinateur» sont acheminés par des programmes-directeurs… et une conscience totale les mettrait tous en route, obligeant le système global à en supprimer certains tout en laissant certains autres se dérouler. Ce serait comme s’il devait conduire à la fois des milliards d’animaux sauvages.
- Vous lui avez donné trop de conscience ? demanda Timberlake.
Bickel regarda le pupitre de transmission du système Récepteur-Traducteur, placé à côté de son siège de quart.
Timberlake se retourna pour suivre le regard de Bickel.
Prudence remua et gémit. Flatterie se pencha sur elle.
Timberlake n’y prêta aucune attention. Il commençait à percevoir la direction qu’avaient prise les pensées de Bickel. La nef était en train de mourir, mais là résidait une lueur d’espoir.
- Tous les programmes directeurs traitant de la traduction des symboles sont contrôlés par des boucles rétroactives connectées au RT, dit Timberlake. Les symboles!
- Rappelez-vous que, chez l’homme, les impulsions issues du système nerveux central ont un facteur additionnel d’intégration/modulation - la synergie. Un transfert inconscient d’énergie.
Flatterie, agenouillé près de Prudence, se demandait pourquoi il ne parvenait à apporter à ses soins qu’une partie de son attention. La conversation entre Timberlake et Bickel 1’electrisait.
Quelque chose s’était ajouté aux impulsions qui sortaient du système nerveux central.
L’idée bouillonnait dans son esprit, et il dut faire un effort de concentration pour s’occuper de Prudence tandis qu’il lui appliquait une seringue automatique de stimulant contre la nuque.
Une addition. Une addition gestaltique.
Pour que des grandeurs soient additives, il fallait qu’elles possèdent suffisamment de similitudes. Sinon, comment un sens humain aurait-il pu prendre deux sensations superposées d’une même couleur et dire que l’une était une version de cette couleur plus intense que l’autre ? Qu’est-ce qui rendait un vert plus intense qu un autre vert - pour les sens ? L’accroissement d’intensité devait être une forme d’addition.
- Cela se passe peut-être chez «le Bœuf» dans les axones collatéraux des fibres de convergence accélérée, dit Bickel.
Flatterie se rassit sur ses talons, attendant que le stimulant fasse son effet sur Prudence.
Bickel a raison, songea-t-il. Si on superpose une convergence suffisamment rapide de données sensorielles, cette superposition peut s’interpréter comme une intensification. L’une des images contiendra plus d’unités que l’autre.
Mais des unités de quoi ? Tout cela n’explique pas la façon dont les données se chevauchent dans la conscience humaine… la conscience…
Flatterie leva les yeux vers Bickel et Timberlake. Ils semblaient perdus dans leurs pensées.
- Mmmphhh, fit Prudence.
D’un geste presque automatique, Flatterie posa une main sur sa tempe pour vérifier son pouls.
Quand je cherche dans ma mémoire, pensa-t-il, je trouve des données qui se détachent sur un arrière-plan. La conscience fonctionne par opposition à cet arrière-plan, quel qu’il soit. C’est lui qui donne à la conscience sa mesure et son échelle - sa dimension.
- Les organes sensoriels du «Bœuf» ont été modelés sur les nôtres, mais leur gamme de perception est plus étendue, fit observer Timberlake.
Bickel hocha la tête.
- Les différences, dit-il. Et il se souvint du caractère terrifiant des globes de radiations en train de se surimprimer et de se fondre.
- Et tous ces contacts avec les humains et le bétail en hibernation ? demanda Timberlake. Aucune femme a-t-elle jamais porté autant… d’enfants… de cette façon ?
- Si la conscience résulte d’une combinaison de sensations…, dit Bickel.
- C’est évident! s’exclama Timberlake.
- Très probablement, dit Bickel. Et il est capable de recevoir et de discriminer dans toute la gamme des radiations. On ne peut pas dire qu’il entend, qu’il voit ou qu’il sent… ou qu il ressent. Ce ne sont que différentes formes de radiations.
- Et leur combinaison pourrait produire des qualités sensorielles tout à fait étranges, telles que nous ne pourrions même pas les imaginer, dit Timberlake.
- C’est ce qui se passe, chuchota Bickel qui se souvenait.
- Mais il est mort, intervint Flatterie. Il a… refusé de vivre. Il leva les yeux vers eux tout en continuant à surveiller la façon dont Prudence reprenait conscience.
- Il ne s’agit pas d’un être humain, dit Bickel. Si nous pouvons trouver la réponse - découvrir pourquoi il s’est mis hors circuit, pourquoi il nous a envoyé ce message…
- Vous le remettriez en route ? demanda Flatterie.
- Pas vous ? fit Timberlake.
- Avez-vous oublié son agressivité ? Vous étiez avec moi, là-bas… pris au piège.
Nous sommes en train de jouer à colin-maillard, pensa Bickel. Nous savons qu’il y a là quelque chose -quelque chose d’utile et de dangereux à la fois. Nous tâtonnons pour essayer de l’appréhender et de le définir, mais Raj a raison. Nous ne savons pas si ce que nous obtiendrons sera la chose utile ou le monstre -l’outil ou le Golem.
- Mais il surpassera notre conscience, nos compétences, dit Timberlake.
- Exactement, dit Flatterie.
- Sa conscience comporte une progression infinie de nuances, toutes englobées dans cette nouvelle forme de perception, dit Bickel. Nous avons construit là une sorte d’entité fondamentalement étrangère. La question de
Raj est aussi valable que la nôtre. Devons-nous le remettre en route ? Pouvons-nous le remettre en route ?
Prudence tendit le bras à l’aveuglette et repoussa la main que Flatterie avait posée sur son front. Elle tenta de s’asseoir. Flatterie l’aida.
- Doucement, dit-il.
Elle porta la main à sa gorge, qui lui faisait mal. Depuis plusieurs minutes, elle avait absorbé les propos qui se tenaient autour d’elle, et elle se souvenait. Elle se souvenait qu’il y avait eu tout un enchaînement de pensées, des efforts frénétiques pour joindre Bickel sur f’intercom et communiquer avec lui. Elle se souvenait de ses efforts insistants, mais la raison précise qui lui avait fait abandonner son poste pour se précipiter à la recherche de Bickel lui échappait.
- Il faut que nous éliminions de nos esprits les informations fausses, dit Bickel. Nous prenons l’hypothèse d’un robot totalement conscient, dont toute l’activité serait dirigée par la conscience. C’est impossible, à moins que chacun de ses actes soit contrôlé simultanément.
Ses paroles provoquèrent chez Prudence un vague sentiment de colère. Il esquivait sans cesse le… Quelle était cette pensée ?
- Aurait-il l’illusion d’être le centre de l’univers ? demanda Timberlake.
- Non, dit Bickel en secouant la tête. Une phrase lui revenait à l’esprit : Il n’y a pas de centre dans l’univers. C’était ce que lui avait dit l’ordinateur.
Il s’agissait d’un problème de programmation posé par le concept du vous et le concept du je- de l’identité. Bickel hocha pensivement la tête. Êtes-vous conscient ? Suis-je conscient ? Il regarda les autres.
L’objet et son environnement.
Il se sentit un instant submergé par un intense désespoir. Il avait envie de gémir.
- La vie telle que nous la connaissons, dit Timberlake, a commencé à évoluer il y a quelque trois milliards d’années. Quand elle a atteint un certain stade, la conscience est apparue. Avant cela, il n’y avait pas de conscience… du moins chez nos formes de vie. La conscience est sortie de cet océan inconscient de l’évolution - Il regarda Bickel - Elle existe en ce moment même dans cet océan d’inconscience universel.
Comme si les paroles de Timberlake avaient ouvert les vannes d’un barrage, Prudence se rappela l’enchaînement d’idées qui l’avait poussée à abandonner son poste pour aller à la recherche de Bickel.
Le déterminisme agissant dans un océan d’indéterminismel Et elle tenait la clé mathématique du problème. Son enchaînement de pensées, c’était cela. Elle avait essayé de cerner, en termes mathématiques, une nouvelle définition de la probabilité quantique. Elle avait senti une grille tridimensionnelle se former dans son esprit, et un faisceau de conscience se concentrer sur cette grille pour l’explorer.
Elle perçut à nouveau cet énorme accroissement de conscience et le souvenir de cette soudaine compréhension : elle avait poussé les processus chimiques de son corps au-delà d’un certain point d’équilibre. Elle se rappelait comment l’obscurité l’avait engloutie, juste au moment où la beauté mathématique et la simplicité de l’idée s’étaient répandues dans son esprit.
Tout dépendait de l’origine des impulsions et de leur réflexion. C’était un champ de réflexions - et là était la clef de la sensation de conscience.
C’est de cette façon que nous construisons la conscience.
Nos corps nous emportent jusqu ‘à un certain point, et l’identité se charge du reste.
L’identité… une illusion… une supposition.
Mais ce n’était qu’un instrument de travail… comme pour un navigateur estimant sa position sur une mer sans limites… estimant sa position sur une carte - une hypothèse sur une hypothèse, un symbole de symboles. En estimant ainsi sa position; même une position qu’il savait être fausse, le navigateur pouvait arriver mathématiquement à une approximation très proche de sa véritable situation.
Approximation.
Ondes ou particules - peu importait. Ce qui était important, c’était que l’hypothèse fonctionne.
Tout ce processus conceptuel n’avait pas duré plus d’un clignement d’yeux, mais il produisit une flambée de conscience qui l’emplit d’énergie.
Et cette flambée de conscience pointait sans doute possible dans une direction précise : le système RT. L’espace d’un instant, elle retint dans son esprit toute la complexité du système RT pour en manipuler l’intrication continue à l’aide de sa grille symbologique. C’était d’une telle simplicité - le RT était un continuum tétradimensionnel, un élément de géométrie spatiotemporelle sujet aux considérations de courbure, de rapport durée/distance et de transfert ondes-particules par l’intermédiaire d’une multitude de lignes sensorielles qui se recoupaient mutuellement.
Pour le système nerveux humain, instrument adapté à cette tâche, rien n’était plus simple que de visualiser et manipuler cette toile d’araignée en quatre dimensions -une fois que la nature de Ta toile d’araignée avait été comprise.
- John, dit-elle, «le Bœuf» n’est pas l’instrument de la conscience; c’est le RT, le manipulateur de symboles. Les circuits du «Bœuf» ne sont qu’un outil que peut utiliser ce manipulateur pour atteindre son véritable potentiel, pour connaître ses propres dimensions.
- L’objet et son environnement, chuchota Bickel. Le sujet et l’arrière-plan, la grille et la carte… la conscience et l’inconscience!
- «Le Bœuf» est l’élément inconscient, dit-elle, une machine à transmettre l’énergie.
Toujours dans son état de superconscience, elle expliqua le cheminement mathématique qui l’avait amenée là.
- Un système de matrices, dit Bickel, se rappelant sa propre tentative pour attaquer le problème sous cet angle, et le flamboiement de conscience qu’elle avait déclenché. Avec des sous-matrices et des sous-sous-matrices à l’infini.
Flatterie se leva, voyant où ces réflexions allaient les mener, et redoutant le moment de l’action à venir. Il abaissa les yeux vers Prudence, assise sur le sol; elle avait les joues colorées et ses yeux brillaient.
- Et cette association «Bœuf-RT», quelle place occupe-t-elle ? demanda Flatterie. Y avez-vous réfléchi ?
Prudence croisa son regard, comprenant maintenant pourquoi les cellules d’hibernation étaient pleines de colons.
- Les colons, dit-elle avec un hochement de tête. Un champ d’inconscience dans lequel peut puiser tout inconscient, un terrain qui porte et qui nourrit - et ce sont les colons endormis qui le fournissent.
Flatterie secoua la tête. Il se sentait à la fois irrité et déconcerté.
Bickel, les yeux fixés sur Prudence sans la voir, absorbait les paroles qu’elle venait de prononcer. Les idées fusionnèrent et l’ordre, par niveaux entiers, s’établit dans son esprit. La nef avait été armée, manœuvrée, pointée et mise à feu. Il se rappelait Hempstead, la sagesse gnomique de son visage, ses yeux brillants, sa voix irrésistible qui disait : Ce qui importe, c’est la recherche elle-même. Elle est plus importante que les chercheurs. La conscience doit rêver; il lui faut un territoire pour ses rêves et, rêvant elle doit invoquer des rêves toujours nouveaux.
- Le savoir est impitoyable, dit Bickel. Prudence ne lui prêta pas attention. Elle s’intéressait à Flatterie, consciente de la confusion qu’éprouvait le psychiatre-aumônier.
- Ne comprenez-vous pas, Raj ? Pour séparer le sujet de l’objet, il faut qu’il y ait un arrière-plan. Il faut pouvoir le distinguer sur un fond quelconque. Quel est l’arrière-plan de la conscience ? L inconscience.
- Des zombies, dit Bickel. Vous vous souvenez, Raj ? Vous nous avez traités de zombies. Et pourquoi pas ? Nous avons vécu la plus grande partie de notre vie dans un état qui s’apparente à l’hypnose.
Flatterie savait que Bickel avait dit quelque chose, mais les mots refusaient de s’associer en formes intelligibles, c’était comme si Bickel avait dit : «Saute limbo promet à la classe irrigante des insectes son érection à la première conserve de comportement.» Les mots se traînaient dans son esprit comme s’ils avaient été projetés devant sa conscience pour lui cacher autre chose.
Quoi ?
Un profond silence régnait dans Central-com, troublé seulement par les mouvements de Prudence qui changeait de position sur le sol.
Bickel se sentait devenir aussi calme que ce silence, comme si un autre moi avait attendu le silence pour prendre les rênes. La sensation dura l’espace d’un battement de cœur et se diffusa en une impression de bien-être, un équilibre détendu qui illuminait tout ce qui l’entourait, comme si un univers avait été substitué à un autre, comme si une amplification sensorielle d’une formidable intensité avait été branchée sur son univers.
Il lut l’inconscience totale sur le visage de Flatterie et sur celui de Timberlake - une semi conscience sur le visage de Prudence
Des zombies, pensa-t-il.
- Raj, vous nous avez traités de zombies, répéta Bickel. Si nous étions en état d’hypnose, même légère, quelqu’un qui jouirait d’un état de conscience plus élevé nous jugerait sans doute partiellement morts.
- Vous croyez-vous obligé de marmonner ? demanda Timberlake.
Flatterie fixait intensément Bickel. Il sentait que celui-ci usait de mots réels et qu’il essayait de communiquer, mais toutes les significations glissaient et ondulaient dans son esprit sans établir aucune connexion.
Prudence se sentit transportée par les paroles de Bickel, et l’univers finit par tourner autour d’un point immobile qui était lui-même. Puis l’impression se transforma : le moi n’était plus limité à sa personne. En renonçant au moi vint la clarté. Elle se souvint des paroles de Flatterie : Il n’y a rien de ce qui nous concerne à propos de quoi nous puissions être réellement objectifs, si ce ne sont nos réactions physiques.
Les expériences chimiques auxquelles elle s était livrée sur son propre corps n’avaient jamais eu une chance réelle de résoudre leur problème, mais elles lui avaient fourni un terrain propice à la compréhension de sa propre identité. L’espoir d’obtenir davantage avait été illusoire… parce que les expériences ne pouvaient pas être menées simultanément sur tous les occupants de la nef - leur monde clos.
Nous partageons notre inconscient1, pensa-t-elle.
Et elle se rendit compte que ce devait être la véritable raison pour laquelle les cellules d’hibernation avaient été emplies d’humains endormis. Quelque part dans leurs raisonnements, les responsables du Programme avaient compris cette nécessité. Il fallait à l’équipage ombilical une base minimale d’inconscience partagée sur laquelle s’appuyer. Il leur fallait un point de référence, une petite île dans la vaste obscurité, qu’ils pourraient partager avec ce qu’ils produiraient - quoi que ce fût - à partir de leurs fibres neurales et de leurs multiplicateurs Eng. Il leur fallait une base sur laquelle se tenir avant de pouvoir prendre leur essor.
Le miroir ne peut pas se réfléchir lui-même, pensa-t-elle.
- Hypnotisés, dit Bickel. C’est une chose que nous avons trouvée normale parce que c’est pratiquement la seule forme de conscience que nous ayons jamais connue. Vous connaissez la vidéo terrestre. On se dit que même un crétin ne se laisserait pas influencer par les publicités, et pourtant ce martèlement rythmique, cette répétition…
- A moitié morts, dit Prudence. Des zombies.
Elle a dit : «Zombies», pensa Flatterie. La voix de Prudence l’effrayait :
Bickel vit apparaître dans les yeux de Prudence une vivacité nouvelle - l’éveil.
- Nous aurions dû penser au RT quand le montage s’est manifesté, au moment de la réception du message de LBA, dit Bickel.
- Vous voyez ce qu’il faut faire ? demanda Prudence. L’excitateur…
- Le stimulateur, dit Bickel.
- Stimulateur, répéta-t-elle. Il faut qu’il soit connecté à l’entrée du RT.
- En lui laissant du mou, dit Bickel. Il ne faut pas que les rênes soient trop tendues. Les signaux ont des fonctions multiples, et il leur faut de la place pour se déployer.
Timberlake les regarda tour à tour. Il sentit son esprit s’alléger. Laisser du mou… des modules sensoriels. Les symboles!
Timberlake se remémora brusquement leur conversation à propos du stimulateur. Tous les programmes directeurs chargés de la traduction des symboles sont contrôlés par les boucles de rétroaction liée au RT. Il entendait sa propre voix résonner dans son esprit.
Symboles!
L’aspect global de leur problème se déploya dans l’esprit de Timberlake avec la force soudaine d’une chose qu’on lui aurait jetée. Le problème et la solution s’organisaient sous une forme physique, et il vit les réseaux nerveux qu’ils avaient construits se disposer en une série de figures triangulaires s’inversant comme le ruban de Möbius - des prismes de triangles cellulaires entrelacés dont les flux d’énergie progressaient à travers une infinité de dimensions, formant des données sensorielles et des images mémorielles hors de l’espace conventionnel, stockant les bits et modifiant les rapports selon des extensions dimensionnelles illimitées.
Bickel vit que Timberlake s’éveillait, lui aussi.
- Pensez au RT, Tim. Vous vous rappelez ce que nous disions ?
Timberlake hocha la tête. Le RT. Il recevait des centaines de répliques du même message comprimées dans la décharge laser modulée. Il éliminait les lacunes et les distorsions, filtrait les bruits parasites, comparait les significations possibles des bits douteux et envoyait le résultat dans un vocodeur d’où il ressortait sous une forme sonore intelligible.
- C’est à peu près ce que nous faisons quand nous entendons quelqu’un dire quelque chose… et que nous le répétons pour nous assurer que nous avons bien entendu, dit Timberlake.
- Vous oubliez tous quelque chose, dit Flatterie. Us se retournèrent et virent Flatterie assis dans son siège de quart, la main posée sur son pupitre répétiteur. Un seul voyant rouge y était allumé. Flatterie regarda tour à tour Bickel, Prudence et Timberlake. Il remarqua leurs yeux anormalement brillants. La démence! Et leurs visages échauffés, leur expression surexcitée.
- Raj, attendez, dit Bickel. Il parlait d’une voix apaisante, surveillant la main que Flatterie avait posée sur une touche, au-dessous de ce voyant rouge.
J’aurais dû me douter qu’il y avait un autre bouton, pensa-t-il.