XIV


«Le maître Zen nous dit qu’une idée omniprésente peut être cachée par son omniprésence même - la forêt perdue parmi les arbres. Dans notre comportement quotidien ordinaire, nous sommes totalement égarés, en proie à une idée illusoire du moi. Chaque inclination enchanteresse de l’orgueil et de son ego, de la convention et de son maître - le dressage social -conspire à maintenir l’illusion. Le sémanticien l’appelle l’inertie des vieilles prémisses. Et c’est ce qui maintient nos analyses de la conscience à l’intérieur de limites fixes.»

Elle écrivit «Prudence Lon Weygand» au bas de la bande avant de la faire passer dans l’auto-enregistreur et de commander le passage synchronisé sur la bande de Flatterie tandis que celui-ci reprenait le pupitre. Le compteur indiquait qu’elle en était à son trente-cinquième changement de quart.

Flatterie se contorsionna, cherchant une position confortable pour assurer ses quatre heures de quart. La réflexion de la lumière sur les cadrans l’hypnotisait. Il secoua la tête pour s’éclaircir les idées, entendit le crissement de la combinaison spatiale de Prudence qui s’extrayait de son siège. Elle resta debout un moment, s’étira, puis elle effectua une douzaine de flexions complètes.


Avec quelle facilité ils ont admis que je pouvais être l’exécuteur, pensa Flatterie. Il vit combien Prudence semblait alerte et vive. Ce roulement de quatre heures serait supportable tant qu’aucun problème sérieux ne se présenterait, mais il allait bouleverser leurs cycles métaboliques. Alors que Prudence aurait dû aller se nourrir et se reposer, elle était manifestement bien éveillée.


Elle jeta un regard à Flatterie, vit qu’il était installé pour le quart, et vérifia le registre des réparations. Aucune urgence n’était signalée. Depuis plus de vingt-cinq heures, ils n’avaient procédé qu’à de légers réglages au pupitre directeur. Tout allait bien. Trop bien.


Le danger maintient les sens en alerte, pensa-t-elle. Un calme prolongé les émousse.


Mais elle se demandait si ceux du Programme avaient prévu le danger particulier dont elle se trouvait menacée  : Suis-je le bâton qui doit servir à battre non seulement les autres, mais moi aussi bien  ?

Sa ligne de recherche personnelle semblait pourtant bien évidente  : définir la mer chimique dans laquelle baignait la conscience. La clef, à son avis, devait se trouver dans le fractionnement de la sérotonine et de l’adrénaline. Ce qu’elle cherchait, c’était un principe actif, quelque chose qui se situerait entre le synhexyl et la noradrénaline, un producteur éclair de neurohormones. Le produit fini serait un stimulant de base de la conscience humaine. Si elle découvrait cet analogue chimique, elle pourrait obtenir des détails précis sur le fonctionnement de la conscience, établir une mise en séquence point par point qu’ils pourraient suivre par une simulation en machine.

Dans le processus qu’elle avait choisi, elle exposait sa propre personne à des dangers énormes, mais elle ne disposait d’aucun autre cobaye sur lequel tester les dérivés que lui suggérerait son ingéniosité. La possibilité d’une erreur mortelle était toujours présente. La dernière substance qu’elle avait expérimentée, apparentée au cohoba avec une addition d’azote, avait enflammé son esprit et l’avait transportée dans un étrange domaine de conscience. Tous les sons étaient devenus des liquides qui se mêlaient en elle pour être traduits par un processus centrifuge de perception. L’expérience avait été terrifiante, mais elle s était refusé à l’interrompre.

Elle ne pouvait procéder à ses essais que durant ses périodes de repos intégral, dans sa cabine particulière, car elle risquait toujours de se trahir par une réaction physique quelconque. Elle ne pouvait pas se le permettre; les autres s’uniraient pour lui interdire ses essais; elle le savait. Ils étaient ainsi conditionnés.


- Vous feriez bien d’aller manger quelque chose et vous reposer, dit Flatterie.

- Je n’ai pas faim.

- Essayez au moins de vous reposer.

- Plus tard, peut-être. Je crois que je vais aller faire un tour pour voir où en sont Tim et Bickel. Elle leva les yeux vers le grand écran, branché sur les objectifs d’angle de l’atelier d’électronique.

- Il faut que nous puissions nous surveiller mutuellement en permanence, avait affirmé Timberlake. Nous ne pouvons pas attendre que quelqu’un appelle au secours.


Sur l’écran, on voyait Bickel seul dans l’atelier, mais un autre objectif avait été connecté; il montrait Timberlake endormi dans son box, adjacent à l’atelier.


Quatre heures de service et quatre heures de repos, plus cette surveillance mutuelle constante — nous allons devenir dingues avant une semaine, pensa-t-elle.


Bickel leva les yeux vers son écran-objectif, et vit Prudence qui le regardait. Aux mains oisives, Satan fait faire le mal, dit-il.


Ils se moquent de moi, pensa Flatterie. Ils rient de Dieu, du Diable, de moi.


- Que diriez-vous d’une tasse de café  ? demanda Prudence en s’adressant à Bickel.

- Plus tard, dit-il. Plus aucune nourriture d’aucune sorte par ici, de toute façon. Nous sommes obligés de laisser les couvercles ouverts, et nous ne pouvons pas prendre le risque de contaminer les éléments microscopiques. Si vous êtes libre, je ne refuserai pas un peu d’aide.


Un seul pas en basse gravité suffit à l’amener devant la porte de l’atelier. Elle entra et s’arrêta près du seuil pour examiner ce que Tim et Bickel avaient accompli depuis sa dernière période de repos.

A l’emplacement qu’occupait auparavant le lecteur optique de caractères, sur le grand panneau qui se trouvait en face du sas, s’étendait maintenant une excroissance mécanique - un empilement de blocs de plastique protubérants  : des circuits de multiplicateurs Eng, dont chacun était enfermé hermétiquement dans un isolant de plastique. Les blocs étaient reliés entre eux par un fouillis de boucles, d’écheveaux et de torsades — une sombre toile d’araignée composée de fibres pseudoneurones isolées.

Bickel l’avait entendue entrer. Affairé à l’extrémité opposée de cette protubérance anguleuse, il lui dit sans lever les yeux  :

- Prenez l’autre visionneuse à microconnexions, sur l’établi. J’ai besoin de vingt et un centimètres zéro zéro six de neurofibre K-A4, avec des bulbes terminaux et des multisynapses à intervalles quelconques. Faites les connexions comme je l’ai indiqué sur ce schéma, le numéro G-20. Il doit être sur le dessus de la pile, à droite sur l’établi.

Bickel s’assit par terre et glissa un nouveau bloc de multiplicateurs Eng en position. Puis il fit pivoter une visionneuse à microconnexions au-dessus du bloc, posa son front sur l’appui de l’oculaire et entreprit de réaliser les connexions. Oui, capitaine! pensa Prudence. Elle trouva le schéma, débobina la neurofibre et l’introduisit dans la visionneuse, puis elle se pencha sur l’oculaire. L’image agrandie du fil conducteur, avec le code vert de ses sections synaptiques et le jaune de ses bulbes terminaux, parut lui sauter au visage. Elle jeta un dernier coup d’œil au schéma avant de procéder aux connexions demandées.


- Que sommes-nous en train de faire, patron  ? demanda-t-elle.

- Nous installons un système d’itérations sélectives, répondit Bickel.


- Pourquoi  ?

- Une machine peut reproduire n’importe quel type de comportement. Nous pouvons concevoir ce dispositif de façon à satisfaire n importe quelles spécifications données d’entrée-sortie. Il se comportera comme nous l’entendrons dans toutes circonstances spécifiées. C’est ce que Raj m’a expliqué.


Elle s’efforça de parler d’un ton léger  :


- C’était faux, hein  ?

- Vous parlez! Environnement et comportement spécifiés - c’est du déterminisme. Le constructeur garderait le contrôle. Le pire, c’est qu’il faudrait pour y parvenir une mémoire complètement détaillée - tout le passé de la machine immédiatement disponible… ici et maintenant! La charge de la mémoire augmenterait de seconde en seconde. Tout serait présent et immédiat. Et nous serions renvoyés au problème de la conception infinie!


Elle déroula la longueur requise de fibre latérale et exécuta la boucle indiquée sur le schéma  :


- Conception infinie. Ce qui veut dire une forme indéterminée, et par définition l’indéterminé est impossible à construire. Alors, qu’allons-nous faire  ?

- Réfléchissez un peu, dit Bickel. Nous allons intégrer au réseau une configuration aléatoire d’invalidation - un comportement qui répondra aux exigences de probabilité. Il quitta l’oculaire de la visionneuse et se redressa, essuyant la sueur qui lui couvrait le front. Une structure de comportement qui résulte d’un défaut de fonctionnement intégré.


C’est la manière dont le comportement de la nef a été programmé pour nous, pensa-t-elle.


- Comportement déterministe à partir d’éléments non fiables, dit-elle. Elle sentit dans ses paroles l’influence de Flatterie, un argument, un léger coup de coude.

- Bickel, dit-elle, j’ai longuement réfléchi à vos soupçons. Même si vous avez raison, si l’un de nous est censé nous faire sauter au cas où quelque chose tournerait mal, comment pouvez-vous être sûr que cette personne, cette «sécurité intégrée» est encore parmi nous  ? Trois membres de l’équipage originel sont morts.

- D’accord, dit Bickel. Supposons que vous ayez appris quand on vous a sortie d’hibernation que notre psychiatre-aumônier avait été tué. Quels étaient vos ordres  ?

- Mes ordres  ?

- Allons! Nous avions tous des ordres particuliers.

- J’aurais demandé qu’on déshiberne un autre psychiatre-aumônier, dit-elle d’une petite voix. Qu’auriez-vous fait  ?


- J’avais mes ordres. Les mêmes que les vôtres. Elle leva les yeux vers Flatterie, visible sur l’écran qui les surplombait. Il semblait se concentrer sur le pupitre sans prêter attention à la conversation qui lui parvenait de l’atelier par l’intercom, mais c’était de la comédie, elle le savait. Tout ce qui se disait ici aboutissait à son cerveau pour y être pesé et analysé.


Bickel a raison, pensa-t-elle. C’est Raj.


- Prêtez attention à ce que vous faites! dit Bickel. Elle se retourna, vit qu’il l’observait.


- Si vous sabotez les connexions de cette boucle, je vous remets en hibernation, dit-il.

- Ne faites pas de menaces que vous ne pourriez pas mettre à exécution, dit-elle. Mais elle se retourna vers la visionneuse à microconnexions, termina une série de boucles interannulaires, les testa pour vérifier qu’elles ne provoquaient pas d’oscillations réciproques, repéra le faisceau de sortie et y fixa une prise pour la connexion d’un multiplicateur Eng.

- Donnez-moi l’assemblage G-20 dès que vous l’aurez terminé, dit Bickel. Il bâilla et se frotta les yeux.


Quand elle eut comparé son assemblage au schéma et vérifié que tout était conforme, Prudence le sortit doucement de la visionneuse pour le porter à Bickel. Elle se rendit compte que celui-ci manquait de repos et continuait néanmoins à se surmener.


- Voilà, dit-elle en lui tendant l’assemblage. Quand vous aurez connecté ça, vous devriez aller vous reposer.

- Nous sommes presque prêts à le lancer sur un programme initial, dit Bickel. Il prit l’assemblage, le connecta au bloc de multiplicateurs Eng qu’il venait d’installer, et fit remonter un faisceau de fils jusqu’à un panneau de connexions de l’ordinateur.


Prudence recula de quelques pas pour contempler l’excroissance mécanique qui faisait saillie sur la paroi. Comme si elle la voyait pour la première fois, la construction prit soudain à ses yeux une signification nouvelle.


- C’est plus qu’un dispositif d’analyse, dit-elle.

- C’est juste.


Bickel se releva, s’essuya les mains sur les cuisses de sa combinaison spatiale et fit pivoter de côté son micromanipulateur et sa visionneuse.


- Ce petit «Bœuf» que nous allons construire nous fournira non seulement une analyse des défauts de fonctionnements intégrés, mais également un échange interactif d’énergie à trois voies.

- Vous êtes relié à l’ordinateur, accusa-t-elle en montrant les connexions du tableau de branchements. /

- Chaque ligne de ce tableau est protégée par une diode. Les impulsions peuvent passer de l’ordinateur à notre montage d’essai, mais tout ce qui retourne à l’ordinateur doit être codé par l’un de nous et introduit


Far ici. Bickel indiqua les têtes d’entrée alignées dans angle droit de la paroi.


- Échange interactif à trois voies  ? demanda-t-elle.

- Nous allons tester mon étude de la théorie des champs. Nous avons un programme source prêt à être introduit. Si notre «Bœuf» ne fonctionne pas, il ne fournira qu’un transfert inconditionnel des données à l’unité d’affichage. S’il produit le champ prévu, il agira comme un filtre et opérera les troncations en ne laissant passer que les digits significatifs.

- Et les itérations aléatoires sélectives  ?

- L’élimination des zéros sera intermittente, dit-il, mais nous ne récupérerons quand même que les digits significatifs à l’affichage.


Prudence regarda Bickel avec un hochement de tête; ce qu’il faisait lui apparaissait à présent plus clairement. L’entrée de toutes les données sensorielles dans la conscience est intermittente.


C’était une pensée explosive. Des signaux! Tout ce que la conscience pouvait identifier devait se déplacer d’une façon organisée, se mouvoir sur un arrière-plan qui mette en valeur… qui souligne… l’organisation. Donc  : intermittence. Et Bickel avait perçu cette nécessité.


Elle se rendit compte avec une certaine inquiétude qu’elle trouvait dans cette prise de conscience une résonance profondément sexuelle. Il lui était absolument impossible d’inclure des anti-S dans le régime expérimental qu’elle suivait actuellement. Elle se demanda si son corps n’allait pas finalement la trahir.

Se forçant à un calme qu’elle n’éprouvait pas, elle poursuivit  :


- Pour que nous puissions la voir et l’identifier, il faut qu’une chose soit discontinue et significative, il faut qu’elle danse sur une toile de fond distincte.

- Maintenant, vous avez compris, dit Bickel. Mais nous considérons que celui qui perçoit les données est continu - un courant de conscience. Quelque part en nous, ce qui est discret devient amorphe. La conscience élimine tout ce qui n’est pas significatif pour se concentrer sur ce qui l’est.

- C’est le jugement, dit-elle, et c’est là que la théorie physicaliste se casse la figure. Si c’est un dispositif d’introspection, il ne sera pas conscient. L’introspection confond la conscience avec la pensée. Mais percevoir, sentir et penser sont des processus physiologiques… alors que la conscience…

- Est autre chose, dit Bickel. C’est une relation, un champ, un échange sélectif. Elle supprime les éléments non significatifs. C’est un sélecteur. Maintenant, nous allons voir si notre dispositif peut sélectionner à partir de données intermittentes, dont certaines sont erronées.

- Données erronées - résultats significatifs, chuchota-t-elle.


- Quoi  ?

Mais elle ne parut pas avoir entendu et se tourna pour regarder l’écran principal, où l’on voyait Flatterie surveillant calmement le pupitre directeur. Des paroles qu’il avait prononcées un jour lui revinrent à l’esprit comme si on les avait amplifiées à plein volume.


Nous ne pouvons pas être véritablement objectifs en ce qui nous concerne, sauf pour ce qui est de nos réactions physiques — les réflexions du comportement. Nous vivons au milieu d’une forêt d’illusions où le concept même de conscience se confond avec l’illusion.


Elle se retourna pour regarder Bickel au travail, les muscles tendus sous le tissu de sa combinaison spatiale tandis qu’il se penchait pour achever l’assemblage. Pour être conscient, il faut surmonter l’illusion. Bickel avait compris cela avant moi.

Un instant d’illumination envahit son esprit, et elle vit dans l’homme au travail plus que de la chair, des muscles et des nerfs - plus que des processus chimiques dont il fallait remplir les espaces vides. Bickel était à la fois une créature minuscule et vulnérable et, au-delà, un être dont les pouvoirs pouvaient franchir n’importe quel univers. Elle fut frappée par le caractère presque religieux… sacré, de cette compréhension momentanée. Elle la savoura, sachant que c’était une expérience personnelle et particulière qu’elle ne pourrait jamais totalement communiquer à qui que ce soit.

Bickel, la dernière connexion de l’assemblage G-20 terminée, se redressa en se frottant les reins. Ses mains tremblaient, maintenant qu’il se détendait après l’intense concentration exigée par la tâche qu il venait d’accomplir.

- Faisons un essai. Prue, vous surveillerez le tableau de diagnostic, dit-il en lui montrant sur sa gauche un panneau couvert de cadrans, qui attendaient comme autant d’yeux luisants. J’enverrai dans chaque réseau d’itérations sélectives une giclée du générateur d’effet de salve pendant un cinquième de seconde. Il contourna l’empilement de blocs du montage d’essai, enjambant les fils avec une prudence infinie. Puis il fit basculer une rangée d’interrupteurs pour envoyer le programme source aux organes d’entrée.


- Mark.

- Mark, dit-elle, tandis que les aiguilles des cadrans marquaient d’un bond l’enregistrement de l’impulsion.

- Donnez-moi le seuil moyen des synapses et des bulbes terminaux, et le délai d’action dans chaque réseau. Bickel enfonça simultanément trois boutons. Échanges interactifs enclenchés.


Il attendit, l’estomac serré par le suspense grandissant.


- L’échange interactif fait apparaître l’impulsion d’entrée, dit Prudence.

- Réseau Un, dit Bickel en introduisant la giclée synchronisée venant du générateur d’effet de salve.

- Il y a un bourrage aux nœuds de la cinquième couche. Elle concentra son attention sur les compteurs de la cinquième couche, comme si la seule force de ses pensées avait pu les déclencher; mais ils restaient à zéro. Aucune impulsion ne passe, dit-elle.

- Je vais essayer de balayer les itérations sélectives, dit Bickel. Il tourna un bouton gradué.

- Rien.


Bickel releva sa rangée d’interrupteurs et déplaça les cavaliers de connexions vers la gauche. Voilà, essayons un potentiel à oscillations trigonométriques dans les boucles. Donnez-moi les nouveaux affichages pour chaque couche de réseaux. Mark un.


- A présent, vous avez une réaction non linéaire dans tous les réseaux, dit-elle. Linéarité presque nulle.

- C’est impossible! s’écria Bickel. Ce sont encore des circuits ouverts, quel que soit le nom que vous leur donniez. Il enfonça un autre bouton. Relevez l’affichage des autres réseaux.


Prudence réprima un sentiment de frustration en parcourant du regard les autres compteurs.


- Non linéaire, dit-elle.


Bickel recula, fixant d’un œil furieux le tableau d’entrée.


- C’est dingue! Ce que nous avons là n’est en fait qu’un transducteur. Les sorties devraient correspondre!


Prudence lut de nouveau les compteurs. Vos produits sont toujours à zéro.


- Est-ce que ça chauffe  ? demanda Bickel.

- Rien de particulier.


Bickel se pinça les lèvres. D’une façon ou d’une autre, nous avons obtenu un système orthogonal unitaire pour chaque réseau et pour tout l’assemblage, dit-il. Et c’est une contradiction. Cela signifierait que nous avons plus d’un système dans chacun de ces différents réseaux.


- Vous avez un élément inconnu qui absorbe de l’énergie, dit Prudence, dont l’excitation se ravivait soudain. N’est-ce pas votre définition de…

- Il n’est pas conscient, dit Bickel. Quoi qu’il soit exactement, ce système ne peut pas être conscient… pas encore. Ce montage est trop simple, il ne dispose pas de données de base suffisantes…

- Alors c’est une erreur de raccordement, dit Prudence.


Les épaules de Bickel s’affaissèrent. Il prit une profonde et laborieuse inspiration. Ouais. Ce ne peut être que ça.


- Où avez-vous enregistré vos tests d’assemblage et de circuits  ? demanda Prudence^

- J’ai isolé une mémoire de stockage auxiliaire, dit Bickel avec un geste vague sur sa gauche. C’est celle qui porte un indicateur rouge. Tout y est… y compris tout ça. Il fit un geste en direction du tableau de diagnostic.

- Allez manger quelque chose et vous reposer. Je vais vérifier le cheminement des circuits.

- Nous avons un bourrage en essai direct, dit Bickel. Ce n’était pas une réaction de circuit ouvert. Et l’essai d’échange interactif des réseaux donne zéro à la sortie sans indication du point de déperdition. Ce truc est une foutue éponge!

- Ce doit être une erreur simple, dit-elle. Réveillez Tim et envoyez-le ici, pendant que vous y serez. Il a eu plus que ses quatre heures de repos.

- Je suis fatigué, reconnut Bickel. Il réfléchit, se demandant depuis combien de temps il ne s’était pas reposé. Trois quarts complets, au moins.


Je suis allé au-delà de mes forces, songea-t-il, et je sais que c’est idiot. C’est un travail astreignant. Y passer trop de temps sans interruption est le plus sûr moyen de commettre des erreurs.


- Ce doit être quelque chose de simple, dit-il, mais il savait en le disant que c’était faux. Dormir. Il avait besoin de dormir.


Bickel se dirigea vers sa cabine en ressassant intérieurement le problème. Le montage produisait une réaction contradictoire. Il était peu probable qu’une contradiction aussi complexe pût s’expliquer par des causes simples.

Derrière lui, Prudence enclenchait les unités de lecture de la section du tableau qu’il lui avait indiquée, s’efforçant de «sentir» peu à peu l’essence du montage. Elle savait qu’en matière d’ordinateur on pouvait parfois se mouvoir intuitivement au cœur du problème vers la zone critique, et s’épargner ainsi des heures de recherches. On peut sentir ce qui ne va pas dans un montage.

Un moment plus tard, Timberlake la rejoignit en bâillant  :


- Bick m’a parlé du problème.

- Un problème bizarre.

- C’est ce que j’ai cru comprendre. Il se racla la gorge. Que s’est-il passé exactement  ?


Elle lui parla des essais, du bourrage aux nœuds de la cinquième couche et du désaccord qui en résultait entre l’entrée et la sortie.


- Linéarité nulle  ? demanda-t-il.

- Presque.

- Et pas de dégagement de chaleur  ?

- Les senseurs n’ont rien montré.


Timberlake examina l’affichage et le tableau sur les deux côtés.


- C’est la mémoire de stockage que nous avons isolée. Avez-vous vérifié toute la procédure  ?

- J’étais juste en train de me familiariser avec le montage quand vous êtes arrivé.

- Ce truc aurait dû marcher, dit Timberlake. C’était un montage net et simple d’un bout à l’autre. J’aurais juré qu’il allait nous donner cet affichage intégré à la sortie en supprimant les digits non significatifs, et qu’à partir de là, nous aurions pu…


Il se tut un instant, puis reprit  : une rétroaction imprévue aurait pu provoquer une réaction de ce genre.


- Je ne vous suis pas.

- Une oscillation. Une impulsion en retour que nous n’aurions pas prise en compte.

- Cela pourrait bloquer 1 essai direct, dit^elle, mais ça n’expliquerait pas l’autre réaction. Si vous aviez une entrée sur l’ordinateur, évidemment… mais c’est à sens unique… n’est-ce pas  ?

- Il y a des portes d’un bout à l’autre. Notre montage


Pouvait recevoir des données sélectionnées depuis ordinateur, mais rien ne pouvait y retourner. Non… je pensais à cette mémoire de stockage, là. Il indiqua d’un signe de tête le tableau qui se trouvait devant Prudence.


Elle se tourna vers le tableau, intriguée  :


- Mais ce n’est que… qu’un enregistreur complexe. Il ne sert qu’à suivre notre travail pas à pas. Il est isolé du reste de l’ordinateur, n’est-ce pas  ?

- Et s’il n’était pas isolé du reste de l’ordinateur  ? hasarda Timberlake.

- Mais Bickel m’a assuré…

- Ouais, dit Timberlake, et c’est sans doute ce qu’il croyait. J’ai vérifié le travail, moi aussi. Si les schémas sont corrects, il est isolé. Mais si les schémas sont faux  ?

- Pourquoi le seraient-ils  ?


- Je n’en sais rien, mais s’ils le sont  ? Timberlake explora le tableau vers la gauche, et s’arrêta à la tête de sortie d’un traducteur  :


- Il est facile de s’en assurer. Je vais faire un tri pour voir si une partie quelconque des données d’essai est passée dans les banques pilotes.

- S’il est passé quelque chose, impossible d’évaluer le gâchis que ça a pu causer, dit-elle.

- Pas forcément, dit Timberlake.


Il entreprit de préparer une bande programme, en se référant aux banques mêmes de l’ordinateur pour y puiser les données nécessaires  :


- Voilà qui devrait convenir, annonça-t-il au bout d’un moment.


Quelques secondes plus tard, le signal de chargement-exécution se mit à clignoter au panneau d’affichage. Timberlake enfonça les touches de sortie imprimée en direct et lut la traduction automatique.


- C’était rudement rapide, dit Prudence. Timberlake ne répondit pas. Il parcourait la bande à mesure qu’elle sortait dans le cliquetis de l’imprimante.


- Bon Dieu! fit-il.

- Qu’y a-t-il  ? demanda-t-elle, réprimant un élan de peur irraisonnée.

- Allez chercher Bickel, dit Timberlake. Ce foutu machin nous donne la sortie tronquée, ici même.

- Quoi  ?

- Le résultat que nous attendions de ce montage s’il fonctionnait, dit Timberlake. Nous l’avons ici maintenant!

- C’est impossible, dit-elle.

- Et comment! Vous avez participé à la programmation de ce truc; regardez vous-même.


Il fit volte-face, et fonça vers les cabines en la frôlant au passage.

Prudence se pencha sur l’état imprimé, parcourut les bits sélectionnés, parmi lesquels elle reconnut certains éléments des calculs qu’elle avait inclus dans le programme demandé par Bickel.

Le souffle coupé de stupéfaction, elle s’aperçut que l’état imprimé était dépourvu de tout digit non significatif. Il avait été réduit à l’essentiel.