XX
«Chez un droitier, la fonction dite ” de raisonnement ” opère principalement depuis l’hémisphère gauche du cortex cérébral La fonction” intuitive ” cependant, a son siège principal dans l’hémisphère droit. Certains indices solides tendent à prouver qu’il existe une rétroaction positive entre les deux hémisphères, au travers du corps calleux. La nature exacte de cet échange demeure assez mystérieuse pour sa plus grande part, mais il ne fait aucun doute qu’il joue un rôle important dans la conscience.»
Morgan Hempstead Conférences à Lunabase.
Timberlake s’était élancé dans le boyau de communication avec une hâte désespérée; il savait qu’il devait avancer rapidement s’il ne voulait pas être paralysé par la terreur.
Au sas de distribution du boyau, il referma derrière lui la porte étanche et empoigna sur un râtelier un chariot robox, dont il accorda les senseurs à la piste imprimée dans les parois du boyau. Puis il abattit les roues sur les repères de guidage et saisit les commandes manuelles. Les yeux fixés sur l’extrémité du boyau, sur la longue courbe infinie qu’il en apercevait à travers les sas de sécurité transparents, il se sentit saisi à nouveau d’une terrifiante répugnance à avancer.
Je ne peux pas revenir en arrière, se dit-il.
D’un geste brusque, il tourna à fond la poignée de commande du petit tracteur robox et se laissa emporter dans une grande secousse au long de cette piste incurvée.
L’air lui sifflait doucement aux oreilles. Il avait l’impression d’être un piston courant librement dans un immense cylindre. Les sas s’ouvraient automatiquement au signal du robox et se refermaient derrière lui. Il ralentit pour absorber la secousse au passage du bouclier de protection, vira dans l’embranchement qui contournait les cellules d’hibernation, puis replongea à travers l’écran hydraulique et s’arrêta dans le compartiment du sas qui menait aux cellules.
Il rangea le robox sur un râtelier, et contempla un moment la porte étanche. C’était un grand ovale jaune, avec un avertissement en grosses lettres bleues :
LA COMMANDE D’OUVERTURE DE LA PORTE INTÉRIEURE NE PEUT FONCTIONNER QUE SI LA PORTE EXTÉRIEURE EST VERROUILLÉE!
Maintenant qu’il était au pied du mur, Timberlake sentit qu’il était prêt à se soumettre calmement au destin… Il saisit les verrous de la porte et libéra le joint d’étanchéité. Une ligne de givre apparut à l’intérieur tandis que le battant pivotait sur ses gonds et qu’un courant d’air glacé se déversait depuis le sas; les générateurs de sa combinaison changèrent aussitôt de régime pour compenser la chute de température.
Timberlake se glissa dans le sas, referma hermétiquement la porte extérieure et se tourna de l’autre côté. Il y avait au-dessus de la porte intérieure un râtelier chargé de générateurs surpuissants, surmonté d’un avis :
DANGER DE MORT! SCAPHANDRE SPATIAL OU COMBINAISON BASSE TEMPÉRATURE INDISPENSABLES AVANT L’ENTRÉE DU SAS SUIVANT. ASSUREZ-VOUS QUE VOUS DISPOSEZ D’UN GÉNÉRATEUR DE SECOURS EN ÉTAT D*E FONCTIONNEMENT AVANT D’OUVRIR CETTE PORTE.
Timberlake empoigna un générateur de secours par ses lanières de fixation et le suspendit à son épaule. Il enclencha la turbine un bref instant pour en vérifier le fonctionnement, puis il écarta le râtelier, ouvrit la porte suivante, se glissa à travers l’ouverture et reverrouilla derrière lui.
Une porte plus petite l’accueillit, qui portait elle aussi une inscription :
ENTRÉE RÉSERVÉE AUX INGÉNIEURS DES ÉQUIPEMENTS BIOFONCTIONNELS ET AU PERSONNEL MÉDICAL. AU-DELÀ DE CETTE LIMITE, LE FONCTIONNEMENT DE VOTRE COMBINAISON DOIT ÊTRE VÉRIFIÉ EN PERMANENCE. N’OUVREZ PAS CETTE PORTE AVANT D’AVOIR RÉGLÉ VOTRE THERMOSTAT POUR LES TRÈS BASSES TEMPÉRATURES D’HIBERNATION.
Timberlake accoupla le générateur de secours à sa combinaison, vérifia les deux appareils et shunta la sécurité de température. Le processus appris par cœur occupait son esprit, lui évitant de penser à ce qui l’attendait derrière cette porte. Les fermetures étanches de sa combinaison glissèrent sous ses doigts gantés, et il rabattit la visière antibuée sur la lunette de son casque; puis il passa un ruban de contrôle au long des glissières hermétiques.
Le moment de la décision finale était arrivé.
Timberlake se força à agir lentement et calmement. C’était plus que sa vie qui allait dépendre de ce qu’il ferait maintenant. Une fuite de chaleur à l’intérieur des cellules risquait de mettre en danger des vies impuissantes. Il fit passer les déflecteurs de sa combinaison devant un thermodétecteur, l’œil fixé sur le compteur.
Zéro.
Il saisit de ses mains gantées les verrous de la porte intérieure et libéra le dilatateur d’étanchéité. La porte émit un léger bruit de bouteille qu’on débouche, indiquant une petite différence de pression - rien d’anormal. Il franchit le seuil et pénétra dans le froid sec et scintillant du premier bloc d’hibernateurs. C’était là qu’ils étaient venus chercher Prudence. Il vit sa cellule vide sur la gauche, les fils pendants, le chariot capitonné encore ouvert à l’intérieur.
Autour de lui, tout baignait dans une âpre lumière bleue. Il examina le compartiment.
Celui-ci ressemblait à un baril géant dont l’espace libre du centre était entouré de barils plus petits : les cellules individuelles d’hibernation. Une passerelle grillée franchissait l’ouverture centrale et permettait d’accéder aux différentes cellules par l’intermédiaire de courtes échelles et de poignées.
Timberlake franchit la longueur du baril en trois enjambées aériennes et saisit une poignée à côté du sas de séparation qui menait à la section suivante.
Il regarda derrière lui. Non… ce ne sont pas de simples barils, se dit-il. Les cellules individuelles s’alignaient devant lui et autour de lui comme autant de tronçons de tuyaux gris attendant d’être assemblés pour un usage quelconque… un égout, par exemple.
Inutile d’examiner les cellules dans cette partie, il le savait. C’était la section Numéro Un : les remplaçants d’équipage prioritaires. S’il y avait supercherie, ce serait plus loin sur la ligne - dans des sections plus éloignées.
Timberlake libéra la soupape de sécurité du sas de séparation, ouvrit la porte et franchit l’ouverture; puis il rétablit le mécanisme pour isoler la section en cas de dommage partiel.
Il parcourut des yeux ce nouveau compartiment -identique au précédent, sauf qu’aucune cellule n’y avait été ouverte.
Timberlake sentit sa gorge se serrer. Il avait les joues humides et froides. Quelque chose le démangeait entre les omoplates.
Il se souvint soudain du professeur Aldiss Warren, maître assistant de biophysique à LBA. C’était un vieil homme à barbiche, avec une voix sénile et un esprit coupant comme un cimeterre.
Pourquoi est-ce que je pense au vieux Warren -maintenant ? se demanda Timberlake.
Comme si la question avait libéré une question subconsciente, il se rappela le vieil homme divergeant un jour d’un exposé, au cours d’une séance de travaux pratiques, pour parler de la force morale.
- Vous voulez faire un test sur la force morale ? avait-il demandé. C’est simple. Construisez un ordinateur de diagnostic médical avec un terminal téléphonique dans une cabine publique. Programmez-le de façon que quiconque se soumettant à l’examen de l’ordinateur puisse apprendre à un jour près la date de sa mort… de causes naturelles, évidemment. Si l’on peut appeler la vieillesse une cause naturelle. Ensuite, vous vous cachez dans un coin et vous regardez qui va se servir de l’appareil.
Quelqu’un - une étudiante - avait demandé :
- Ne serait-ce pas une forme de courage de ne pas utiliser cet ordinateur ?
- Peuh! s’était exclamé le vieux Warren. Un autre étudiant avait déclaré :
- Les spéculations de ce genre m’ont toujours prodigieusement barbé.
- Évidemment, avait répondu le vieux Warren. Vous, les jeunes, vous êtes tellement blasés que l’idée ne vous est même pas venue à l’esprit. Un tel ordinateur, nous pourrions le fabriquer dès maintenant, aujourd’hui même. Il y a plus de trente ans que nous en serions capables. Ce ne serait même pas très coûteux - pour ce qui est de ce genre de chose. Mais nous ne le construirons pas, parce que très peu de gens^- même parmi ceux qui seraient capables de le réaliser - auraient assez de force morale pour s’en servir.
Timberlake demeura immobile et silencieux dans le compartiment d’hibernation. Il comprenait maintenant pourquoi il s’était rappelé cette anecdote. Entrer dans ce compartiment à l’éclairage glacial revenait à utiliser l’hypothétique prophétiseur de mort du vieux Warren.
Bickel m’a injecté de la certitude que cet astronef n’est pas ce qu’il semble, pensa Timberlake. Il a pris le commandement, il m’a écarté. Et la seule raison d’être qui m’a été laissée - il leva les yeux et regarda autour de lui - se trouvait ici. Si on me la retire, je serai vraiment inutile… sauf en tant que larbin pour les travaux de Bickel.
Oui, Bickel. Tout de suite, Bickel. Autre chose pour votre service, Bickel ?
Étonné lui-même de la façon dont il avait inconsciemment dramatisé la transformation des rapports au sein de l’équipage, Timberlake éprouva une certaine fierté d’avoir ainsi pris conscience de ses mécanismes intérieurs et des bizarreries de son esprit, comprenant du même coup que tout cela découlait en partie de son conditionnement.
Il s’approcha d’une cellule individuelle suspendue assez bas sur la gauche, au centre du compartiment. L’hibernateur ressemblait à tous les autres, qui s’alignaient en rangées cylindriques autour de lui. Il alluma éclairage intérieur, saisit une poignée et se pencha sur le hublot d’inspection de la cellule.
La lumière froide clignota avant de s’allumer totalement, illuminant les tubes principaux qui descendaient depuis l’autre côté de la cellule et les faisceaux de spaghettis multicolores qui traînaient de part et d’autre de la silhouette étendue là.
Il discerna le teint de cire d’un visage d’homme taillé à coups de serpe, une légère barbe noire. On aurait dit un mannequin - et Timberlake pensa immédiatement à des poupées grandeur nature minutieusement exécutées et rangées dans les hibernateurs pour accréditer la mise en scène.
Le nom de l’homme était inscrit sur la plaque d’identification, juste au-dessous de l’endroit où entraient les fils des connexions biofonctionnelles.
«Martin Rhoades», et le nombre codé qui indiquait les spécialités qu’on lui avait inculquées. Il était organisateur, administrateur… et faisait également partie du personnel médical.
S’il s’agissait réellement d’une personne. Timberlake s’aperçut que ses pensées voletaient d’un concept à l’autre. Personne. Persona. Être Persona fournit-il une raison d’être ? Quelle est ma raison d’être ?
Il examina les cadrans de contrôle des équipements biofonctionnels, au-dessus des faisceaux de spaghettis. Tous indiquaient qu’une faible lueur de vie se maintenait à l’intérieur de la cellule. Timberlake modifia légèrement le réglage du débit d’oxygène; l’électrœncéphalographe réagit aussitôt.
Le débit d’oxygène se rétablit automatiquement à sa valeur normale.
C’était donc bien un homme en hibernation. Cette rétroaction, accompagnée du jeu complexe de l’électrœncéphalographe, n’aurait pu être programmée pour une variation inattendue, et la modification du débit d’oxygène à ce moment précis n’aurait manifestement pas pu être prévue. Un homéostat humain, cependant, 1 avait détectée et avait correctement réagi-
Timberlake se laissa retomber sur la passerelle grillée, alla vérifier une autre cellule à l’opposé, puis une autre un peu plus loin dans la file.
Il les parcourut au hasard, ne s’arrêtant que pour vérifier que chacune d’elle contenait un être humain vivant.
Les noms inscrits sur les plaques d’Identification lui sautaient au visage. «Tossa Lon Nikki.» «Artemus Lon St John.» «Peter Lon Vardack.» «Legata Lon Hamill.»
Il reconnut l’un d’eux - cheveux noirs, teint olivâtre avec des nuances cireuses, traits finement ciselés -Frank Lipera, un de ses compagnons de cours en ingénierie humaine.
Timberlake passa à la section suivante… puis à une autre. Il reconnaissait de nombreux occupants, ce qui l’emplit d’un sentiment de solitude. Il avait l’impression d’être un gardien de musée conservant de vieilles reliques le temps d’une brève durée de vie humaine, séquestrant sous ces froides lumières bleues une part de la culture et du savoir de l’humanité.
Il atteignit enfin un angle de la section sept, un autre visage reconnaissable de son passé à LBA - blond et germanique, un teint pâle et cireux. Timberlake lut le nom gravé au-dessus du hublot d’inspection : «Peabody, Alan-K-7a.»
Oui, c’est bien Peabody, se dit Timberlake. Pourtant, d’une certaine façon, ce n’était pas Al… Il avait l’impression que son compagnon des cours de gym, son adversaire au handball et au tennis lunaire, s en était allé quelque part pour attendre.
Mais Peabody, Alan-K-7a, se révéla être un humain viable doté de réactions homéostatiques individuelles. Il pouvait être réveillé pour parler, agir et penser. On pouvait le ramener à la conscience.
Et la conscience est au-delà de la parole, de l’action et de la pensée, songea Timberlake.
Il lâcha la poignée et se laissa retomber avec légèreté sur la passerelle. Il n’éprouvait aucun besoin de vérifier plus avant, sachant avec certitude que toutes les cellules contenaient des humains en hibernation. Bickel avait peut-être raison quand il affirmait que l’Œuf de Fer Blanc n’était qu’un simulacre très élaboré, mais ici la simulation allait trop loin pour que les choses ne soient pas ce qu’elles semblaient être. Aucune supercherie évidente n’apparaissait dans les hibernateurs.
J’étais censé passer par ici pour aller surprendre Bickel et l’arrêter, pensa Timberlake. Pour l’empêcher de faire quoi ?
Une perception ténue, glissant à la lisière de sa conscience sans être enregistrée, lui disait que ce que faisait Bickel dans l’atelier ne présentait aucun danger immédiat pour ces dormeurs sans défense.
Quoi que fasse Bickel, il doit être en train de le faire en ce moment même, pensa Timberlake. Je suis parti… depuis presque une heure.
Il leva les yeux vers les rangées de cellules.
Et pourtant, toutes les cellules que j’ai vérifiées fonctionnaient au mieux de leurs capacités, comme si le système tout entier était réglé à un point d’équilibre optimal.
Timberlake hocha la tête. On aurait dit qu’un Noyau-Psycho-Organique contrôlait encore les parties vitales de l’astronef. Il avait presque l’impression d’entendre les oscillations infiniment ralenties de la vie qui l’entourait.
Sa démangeaison entre les omoplates avait disparu, mais il éprouvait soudain une fatigue douloureuse; il se sentait quelque peu étourdi et ses muscles avaient du mal à traîner son corps.
Il lui vint alors à 1 esprit qu’ils abordaient le problème de la conscience d’une façon trop littérale. Devrons-nous installer des systèmes qui permettront au «Bœuf» d’éprouver de la fatigue ? se demanda-t-il. Nous prenons les choses trop au pied de la lettre… Comme le bon génie qui exauce les trois souhaits des paysans. Peut-être ne serons-nous pas très heureux du résultat.
Bon Dieu que je suis fatigué.
Quelque chose bougea près de la cloison du fond -une silhouette en tenue spatiale. L’espace d’un instant, Timberlake eut l’impression irréelle qu’un de ses pensionnaires s’était réveillé. Puis la silhouette mouvante apparut en pleine lumière, et il reconnut les traits de Flatterie derrière la visière antibuée du casque-bulle.
- Tim! cria Flatterie.
Jaillie des amplificateurs de son scaphandre, la voix de Flatterie se répercuta avec une résonance métallique dans l’air froid du compartiment.
- Votre récepteur ne fonctionne pas ? demanda Flatterie en s’arrêtant devant Timberlake.
Timberlake abaissa les yeux vers le boîtier de contrôle placé près de son menton, et s’aperçut que le voyant du circuit n’était pas allumé.
Je l’avais laissé débranché, pensa-t-il. Je n’y avais même pas pensé. Pourquoi ?
Flatterie observa soigneusement Timberlake. Ses mouvements, lorsqu’il T‘avait aperçu depuis l’autre extrémité du compartiment, ne semblaient indiquer aucune perturbation sérieuse. Il bougeait. Il semblait conscient de son environnement.
- Ça va, Tim ? demanda Flatterie.
- Mais oui. Mais oui… ça va très bien.
Comme les trois souhaits, pensa Timberlake. Comme les trois S de notre plaisanterie, à l’école : Sécurité, Sommeil, Sexe.
Quelque chose le toucha à l’épaule, et il se rendit compte qu’il avait entendu s’ouvrir la cloison intérieure.
Il se retourna et vit Bickel, qui se tenait derrière lui.
- Vous vous sentez en forme pour travailler; Tim ? J’ai besoin de votre aide.
Une légère inflexion dans la voix de Bickel, une nuance subtile du ton disaient à Timberlake que Bickel s’était inquiété pour lui.
Mars il doit savoir qu’on m’a envoyé par ici… pour essayer de l’arrêter.
En cet instant, Timberlake prit conscience de l’intimité qui les rapprochait, et se rendit compte que ce rapprochement dépassait leur proximité physique.
- Ce que vous avez fait jusqu’à présent n’a aucun effet adverse sur les hibernateurs, Bick, dit Timberlake. Dans toutes les cellules que j’ai vérifiées, les pensionnaires dormaient paisiblement.
- Tous les… Bickel hocha la tête. Vous avez trouvé… ah…
- Regardez vous-même, dit Timberlake, s’apercevant que Bickel n’avait pas encore osé vérifier ses soupçons. Ils^sont tous occupés.
- Excusez-moi. Il semblait étrange d’entendre cette formule de politesse émaner du scaphandre de Bickel. Celui-ci sauta pour agripper une poignée supérieure, gravit une échelle et, curieusement, choisit la cellule de Peabody, Aland-K-7a.
Il suivit la rangée des cellules K, ne s’arrêtant que pour jeter un coup d’œil par les hublots d’inspection. Il redescendit sur la passerelle près du centre et revint vers eux.
- Tous ? demanda-t-il avec un signe de tête vers les autres sections.
- La seule cellule vide est celle de Prue, dit Timberlake.
- Prue! dit Flatterie. Elle est seule dans Central-com. Il pressa la touche extérieure de son émetteur-récepteur pour changer le circuit. Les autres virent ses lèvres remuer, mais sa voix n’était qu’un faible chuchotement.
Bickel abaissa les yeux et s’aperçut qu’il avait oublié de brancher son circuit. Il enfonça la touche, entendit Prudence qui disait :
- … jusqu’à présent. Mais je n’aime pas l’idée de me trouver seule en cas de véritable urgence.
Bickel a lui aussi préféré le silence, pensa Timberlake. Il voulait rester un moment seul.
Flatterie rebrancha le circuit de son scaphandre sur l’amplificateur vocal et regarda Bickel d’un air interrogateur. Nous ferions peut-être bien de rentrer ?
Raj semble plus soulagé que Tim de savoir que ces cellules sont vraiment ce qu’elles doivent être, pensa Bickel. Pourquoi ?
- Vous ne voulez pas vérifier vous-même les cellules ?
- Je vous crois sur parole, dit Flatterie.
- Vraiment ?
Que fait-il ? se demanda Flatterie. Essaie-t-il de me provoquer ?
Timberlake perçut le ton railleur de Bickel, et sentit leur moment de rapprochement se dissiper. Sans que leurs corps aient bougé, ils s’étaient séparés. Mais il se rendit compte avec un curieux sentiment d’exultation qu’il était passé du côté de Bickel.
- Ceci n’a rien d’une illusion, dit Flatterie avec un geste en direction des cellules qui les entouraient.
- Et vous êtes conscient, dit Bickel.
Flatterie réprima sa fureur, mais il éprouvait un soudain sentiment d’amertume. Je ne me laisserai pas provoquer.
- Évidemment, dit-il. Je suis conscient.
- Ne dites jamais «évidemment» en parlant de conscience, dit Bickel sur un ton de réprimande. La conscience peut projeter des illusions - des objets de stimulation imaginaires - sur l’écran de notre perception. Il montra les cellules qui se trouvaient au-dessus d’eux. Allez-y, vérifiez. Nous attendrons.
Flatterie se réfugia dans l’obstination :
- Il n’en est pas question, dit-il en poussant Bickel pour se frayer un passage.
- Où allez-vous ? demanda Bickel, qui avait saisi le bras de Flatterie de sa main gantée.
- Par le plus court chemin - à travers l’atelier. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient! Flatterie secoua son bras pour se dégager.
- Faites comme chez vous, dit Bickel, et il s’écarta.
Timberlake ne quittait pas des yeux le psychiatre-aumônier. Celui-ci dégagea les crampons de verrouillage, ouvrit la porte étanche et se glissa dans le compartiment voisin.
Si Flatterie a eu peur, ce n’était pas pour moi, se dit Timberlake ? Sa peur ne l’a pas quitté.
Bickel prit le bras de Timberlake pour l’aider à franchir le seuil, entra à son tour et verrouilla le panneau derrière lui. Flatterie s’occupait déjà de la porte suivante, qu’il ouvrit
Fichue façon de procéder, pensa Timberlake. Mais il laissa faire.
Ils atteignirent enfin les sas inférieurs, puis la coursive arrière qui passait sous l’installation principale de l’ordinateur avant de remonter vers l’atelier. Ils franchirent la dernière porte étanche, qu’ils verrouillèrent derrière eux.
Bickel fit basculer son casque en arrière. Flatterie et Timberlake en firent autant. Bickel ouvrait déjà les glissières hermétiques de ses gants.
Timberlake regardait toujours Flatterie, observant la façon dont le psychiatre-aumônier examinait les blocs et les aspérités du «Bœuf», l’entrelacs des fils conducteurs.
- Réseau de comptage infini ? demanda Flatterie.
- Pourquoi pas ? répondit Bickel. Vous en possédez un. Vous êtes capable de compter au-delà du total de votre capacité nerveuse. «Le Bœuf» doit pouvoir en faire autant.
- Vous connaissez le danger, dit Flatterie.
- Une partie du danger, reconnut Bickel.
- Cette nef pourrait devenir une gigantesque surface sensorielle. Ses récepteurs pourraient opérer des combinaisons qui nous seraient inconnues, contacter des sources d’énergie dont nous ignorerions l’existence.
- Est-ce l’une des théories admises ? Flatterie se rapprocha du «Bœuf».
- Avant que vous fassiez quoi que ce soit de destructif, dit Bickel avec un signe de tête en direction de la confusion ordonnée qui s’accrochait à la paroi de ses tentacules de fils, sachez que j’obtiens déjà des réactions de type conscient à petite échelle. Le système actionne lui-même divers senseurs, comme un animal qui clignerait des yeux - un capteur thermique par-ci, un audio-senseur par-là…
- Ce n’est peut-être qu’une combinaison de mouvements aléatoires dus aux effets de salve, dit Flatterie.
- Pas lorsque chaque réaction s’accompagne d’une activité des réseaux nerveux.
Flatterie absorba l’impact. Il sentit sa vigilance conditionnée à l’égard du danger - la réaction dont il n’était que le déclic - atteindre son amplitude maximale. Ses pensées se concentrèrent sur les deux boutons rouges et sur le programme d’autodestruction qu’ils déclencheraient par l’intermédiaire des liaisons de l’ordinateur avec la nef.
- Tim, êtes-vous très fatigué ? demanda Bickel.
Timberlake regarda Bickel. Est-ce que je suis fatigué ? Quelques minutes plus tôt, il s’était senti épuisé. Maintenant, quelque chose l’avait revigoré, empli d’un nouvel enthousiasme.»
- Des réactions de type conscient!
- Je suis prêt pour un autre quart.
-.Ce truc est encore trop simple pour approcher, même de loin, la pleine conscience, dit Bickel. La plupart des senseurs de bord shuntent les circuits du «Bœuf». Les commandes robox ne sont pas connectées, et il n’a pas de…
- Une seconde!
Ils se retournèrent, surpris par le ton furieux de Flatterie.
- Vous admettez que ce mécanisme chercheur d’objectif peut échapper totalement à votre contrôle, dit Flatterie, et vous avez quand même l’intention de lui donner des yeux… et des muscles ?
- Raj, avant que nous soyons fichus, ce truc doit avoir le contrôle absolu de l’astronef.
- Pour nous faire traverser sains et saufs le Grand Vide jusqu’à Tau Ceti, dit Flatterie. Vous présumez que c’est le programme de base de l’ordinateur ?
- Je ne présume rien. J’ai vérifié. C’est le programme de base.
Jusqu’à Tau Ceti\ pensa Flatterie. Il avait à la fois envie de rire et de pleurer. Il ne savait pas s’il devait leur dire la vérité - les imbéciles! Mais… non, ce serait diminuer leur efficacité. Mieux valait jouer la charade jusqu’à son absurde conclusion.
Il prit une profonde inspiration pour retrouver le contrôle de soi :
- Très bien, John, mais vous ne pouvez pas prévoir tous les objectifs de votre… «Bœuf».
- A moins d’avoir conçu et d’y avoir intégré tous ses objectifs, répondit Timberlake.
Flatterie fit taire Timberlake d’un geste de la main.
- Ceci irait à l’encontre de vos intentions.
- Il faudrait que nous puissions envisager tous les dangers possibles, dit Bickel. Et c’est précisément parce que nous ne nous pouvons pas envisager tous les dangers possibles que nous avons besoin de cette conscience éveillée pour guider la nef, avoir la… main sur toutes les commandes.
Flatterie réfléchit, cherchant une faille dans le raisonnement de Bickel. Ses paroles n’étaient qu’un écho des nombreuses séances d’instruction qu’avait suivies Flatterie à LBA. Il faudra que vous trouviez une technique de survie dans un environnement fondamentalement différent. Rappelez-vous que vous ne pourrez pas prévoir chacun des dangers nouveaux qui vous guetteront.
- Les sécurités intégrées ne serviront à rien, évidemment, dit Flatterie
- Même raison, dit Bickel. Les sécurités intégrées ne sont utiles que si tous les dangers sont connus et prévus.
- Pouvez-vous empêcher que l’unité centrale de l’ordinateur ne soit endommagée ?
- Elle sera protégée par une flopée de tampons. J’ai déjà commencé à les installer.
- Il y avait donc un programme superviseur prioritaire, dit Flatterie. Une procédure chargée de nous faire parvenir sains et saufs à Tau Ceti - vous en êtes sûr ?
- Le programme est là. Ils ne l’ont pas truqué.
- Et il s avère qu’il est désastreux d’aller à Tau Ceti ?
Pourquoi ergote-t-il ? se demanda Bickel. Il doit certainement connaître la réponse à sa question.
- Une simple décision binaire peut résoudre · le problème. Nous lui laisserons la possibilité de faire demi-tour.
- Ahhh! dit Flatterie. Le meilleur coup possible, hein ? Mais nous sommes dans le jeu de croquet de la Reine, vous l’avez dit vous-même. Et si la Reine de cœur change la règle du jeu ? Dans ce pays des merveilles, nous n’avons pas d’Alice pour nous ramener dans la réalité.
Un coup volontairement médiocre dans le cours de la partie, pour modifier la structure théorique du jeu, pensa Bickel. C’est une possibilité qui semble indiquée.
Il haussa les épaules :
- Alors on nous enverra au bourreau.