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«La chasse a passionné l’humanité depuis toujours, et avec juste raison. Ce que beaucoup n’ont pas compris, cependant, c’est que la chasse peut être exaltante même si la chose poursuivie n’est qu’une idée, un concept, une théorie. A mesure que s’est développée la conscience, il est devenu évident que c est de toutes la poursuite la plus importante, celle dont l’issue conditionne la survie ou l’échec de toute l’humanité.»
Raja LON FLATTERIE, Le Livre de la nef.
Le grincement de leurs sièges de quart, le cliquètement des relais - tous les bruits subtils et familiers de Central-com — harcelaient Prudence aux frontières de sa perception.
Depuis une demi-heure, Bickel s’affairait parmi les schémas, calculant son cheminement au sein de l’ordinateur, partageant avec les autres des bribes de son plan. Elle en était arrivée à détester le son produit par le glissement des schémas.
Elle percevait des tensions qu’elle ne comprenait pas pleinement, mais son rôle demeurait clair - apaiser et aiguillonner… apaiser et aiguillonner.
La puanteur habituelle de Central-com s’était chargée d une âcreté qu’elle identifia comme de la peur.
Nous avons une chance de connaître la gloire, se dit-elle. Peu de personnes ont jamais eu cette occasion.
Ce n’étaient que des paroles vides par lesquelles elle tentait de se donner courage, à jamais confrontée à cette vérité inéluctable :
Je ne suis pas une personne.
Pour la première fois depuis qu’elle était sortie de l’hibernateur, elle ressentit la vieille souffrance familière devant cette question sans réponse : à quoi cela ressemblait-il d’être né dans une famille normale, de façon normale, d’avoir grandi dans l’intimité étroite et tumultueuse des non-choisis ?
Vous êtes la fine fleur, le petit groupe des élus, n’avaient cessé de leur rappeler Morgan Hempstead et ses cohortes. Mais ils savaient tous quelle était l’origine de la fine fleur. Un fragment de tissu normal, obtenu par biopsie d’un volontaire humain, avait été mis en suspension dans une cuve d’embryogenèse; puis on avait stimulé l’empreinte génétique et laissé croître la chair, qui était devenue un jumeau parfait - un jumeau sacrifiable.
Le petit groupe des élus! pensa-t-elle. On nous a ôté une chose précieuse, qu’aucune compensation n’a jamais pu remplacer.
Elle régla le petit écran latéral de son pupitre sur l’un des télescopes de poupe et porta son regard vers le centre du système solaire, vers la planète qui les avait engendrés.
Un violent accès de nostalgie lui étreignit la poitrine, et elle eut pendant quelques instants du mal à respirer.
Ils avaient été façonnés, motivés, distordus, entraînés et inhibés - remontés comme des jouets mécaniques et expédiés dans les ténèbres avec un «sifflet» laser qui permettait à LBA de savoir où ils étaient.
Et où sommes-nous ? se demanda-t-elle en éteignant l’écran.
- Prue, il va falloir que vous preniez le pupitre, dit Flatterie. Normalement, votre tour vient après celui de John.
La vue des cadrans et des compteurs du pupitre directeur l’emplit soudain de colère et d’angoisse. L’emprise de 1 émotion lui desséchait la gorge et lui chauffait les joues.
- Je… je n’ai pas quitté le pupitre depuis assez longtemps… pour récupérer, dit Flatterie d’une voix hésitante. Sans cela, je…
- C’est bien, dit-elle. Je le prends.
Elle inspira profondément, se radossa dans son siège, et fit signe à Timberlake de commencer le compte à rebours.
Il a fallu faire appel à son instinct maternel, pensa Flatterie. Elle était sur le point de se dégonfler. Il fallait qu’elle prenne le pupitre maintenant, ou elle risquait de ne jamais pouvoir faire face.
Il jeta un regard à Timberlake, vit le soulagement qui se peignit sur son visage quand il transmit la flèche verte à Prudence.
Timberlake, dominé par l’intuition, était terrifié par la responsabilité de Central-com. Prudence, toute en sensibilité, partageait cette peur
Et parce que je ressens leur peur, je surmonte ma propre répugnance, pensa Flatterie.
Seul Bickel, avec sa logique et son intelligence pénétrante, semblait insensible à cette angoisse. C’était une imperfection dans la personnalité de Bickel, mais Flatterie savait que leur vie pouvait dépendre de cette imperfection.
- Tim, prenez le manifeste et les plans de chargement de l’astronef, dit Bickel. Je vais vous donner une liste de ce qu’il nous faut dans les magasins de la colonie. Nous pourrons nous installer à côté, dans la salle d’entretien de l’ordinateur. Ce sera plus facile pour…
- Ne restez pas trop longtemps à l’extérieur de la zone protégée, dit Prudence. Vous devriez brancher vos dosimètres sur les répétiteurs de Central-com; nous pourrons garder un œil sur vous.
- D’accord, dit Bickel.
Il se glissa hors de son siège avec un regard en arrière, vers Prudence. Il observa son profil, sa concentration attentive devant le pupitre directeur. Puis il regarda Flatterie, étendu, les yeux clos, qui se reposait avant son prochain quart. Et enfin Timberlake, qui sortait des imprimantes de l’ordinateur les copies des plans de chargement du vaisseau.
Aucun d’eux n’a vraiment réfléchi à ce que nous devons faire, pensa Bickel. Ils n’ont pas voulu se rendre compte qu’il faudra finalement connecter directement le simulateur à l’ordinateur. Ce que nous allons construire - si nous réussissons - ne sera rien d’autre qu’un ensemble de lobes frontaux. Et notre «Bœuf» ne peut avoir recours, pour devenir vivant et conscient, qu’à une seule source d’expérience — l’ordinateur et ses mémoires.
Quand les autres prendraient conscience de ce fait, Bickel savait qu’ils lui donneraient du fil à retordre. Une grande partie de la nef dépendrait presque uniquement des programmes directeurs, et jongler avec ceux-ci allait impliquer une sorte de quitte ou double dangereux. Bickel voyait là une erreur de conception de 1 Œuf de Fer Blanc. Il n’y trouvait aucune raison logique. Pourquoi la nef entière devait-elle dépendre d’une intervention ou d’un contrôle conscients - même les unités-robots de réparation ?
Prudence sentit l’attention de Bickel fixée sur elle. Elle distingua le reflet de son visage sur la vitre en plastique a un cadran, et y lut les interrogations, les doutes et la détermination aussi aisément qu’elle pouvait lire le compteur qui se trouvait sous le couvercle transparent. Elle l’avait mis en condition - et se dit qu’elle avait accompli cette partie de sa tâche aussi bien qu’on pouvait l’espérer. Puis elle se concentra sur la totalité de la console, sentit les impulsions sensorielles de la nef irradier jusqu’à la coque et au-delà.
La routine du travail commençait à émousser le fil de sa peur. Elle inspira profondément et brancha un senseur extérieur de proue sur l’écran central pour observer le champ pailleté d’étoiles qui se déployait devant l’Œuf de Fer Blanc.
Voilà notre récompense, pensa-t-elle en regardant les étoiles. Nous devons d’abord nettoyer les écuries d’Augias - ensuite, nous pourrons être les premiers… là-bas. La carotte et le bâton. Voici la carotte, un monde vierge pour nous seuls (et nos hibernateurs sont pleins de colons, pour nous prouver la bonne foi de la Terre), et moi… je suis le bâton.
Le spectacle offert par l’écran lui parut soudain intolérable; elle l’éteignit, puis reporta son attention sur le pupitre-directeur et ses exigences.
C’est l’incertitude qui nous ronge, pensa-t-elle. Trop de choses nous sont inconnues, là où nous sommes - il faut que quelque chose flanche. Mais nous ne savons pas ce que ce sera… ni quand. Tout ce que nous savons, c’est que le coup peut être totalement destructeur, et ne laisser aucune trace. C’est déjà arrivé - six fois.
Elle entendit Bickel et Timberlake sortir de la salle, puis le sifflement des dilatateurs d’étanchéité qui reprenaient leur place après leur passage. Elle se tourna pour regarder Flatterie. Il avait une petite traînée bleue sur la joue, juste au-dessous de l’œil gauche, et cette tache lui apparut soudain comme un défaut énorme chez un être par ailleurs parfait. Elle en fut terrifiée, et se retourna vers le pupitre pour cacher son émotion.
- Pourquoi… pourquoi les six premiers ont-ils échoué ? demanda-t-elle.
- Il faut avoir la foi, dit Flatterie. L’une des nefs réussira… un jour. Peut-être la nôtre.
- Il me semble que c’est un tel… gaspillage, murmura-t-elle.
- Bien peu est gaspillé. L’énergie solaire est bon marché, à Lunabase. Il y a des matières premières en abondance.
- Mais nous sommes… vivants! protesta-t-elle.
- Là d’où nous venons, il y en a beaucoup d’autres. Ils seront tous presque exactement semblables à nous… et tous sont des enfants de Dieu. Son œil ne nous quitte pas. Nous devrions…
- Oh assez! Je sais pourquoi nous avons un aumônier - pour nous débiter ces salades quand nous en avons besoin. Je n’en ai pas besoin, et je n’en aurai jamais ^ besoin.
- Quel orgueil! dit Flatterie.
- Vous savez ce que vous pouvez faire de vos foutaises métaphysiques. Il n’y a pas de Dieu, seulement…
- Taisez-vous! aboya Flatterie. Je vous parle en tant qu’aumônier. Je suis surpris de votre stupidité, de la témérité qui vous permet de proférer un tel blasphème, là où nous sommes.
- Oh, oui! fit-elle, sarcastique.”J’oubliais. Vous êtes aussi notre rusé pisteur indien chargé de flairer le terrain inconnu sur lequel nous avançons. Vous êtes notre contrepartie, le facteur «si», le…
- Vous n’avez aucune idée de l’inconnu que nous devons affronter, dit-il.
- Tout droit sorti de Hamlet, railla-t-elle. Elle prit une voix grave et solennelle. «Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio, qu’on ne l’imagine dans les rêves de ta philosophie.»
Il éprouva pour elle une peur soudaine. Je prierai pour vous, Prudence. Il maudit intérieurement le son de sa propre voix, qui l’avait rendu stupidement pontifiant. Mais je prierai pour elle, se dit-il.
Prudence revint à son pupitre. Un bâton sert à battre les gens…à les aiguillonner pour les pousser au-delà d eux-mêmes. Raj ne peut pas être un aumônier comme les autres; il faut qu il soit un super-aumônier.
Flatterie prit une inspiration profonde et mal assurée. Le blasphème de Prue avait touché ses doutes les plus secrets, et il se dit que les gens soupçonnaient bien peu ce qui se terrait sous leur vernis de science, au fond de cette boîte de Pandore ou Tout était possible.
Tout ? se demanda-t-il.
C’était l’impasse, bien sûr. Ils atteignaient en ce moment les frontières du Tout… et Tout avait toujours été jusque-là une prérogative divine.