XV


«Les ordinateurs ne sont que des systèmes dotés d’une grande inconscience  : tout y est tenu en mémoire de façon immédiatement accessible, et sujet à des programmes lancés par l’opérateur. L’opérateur, donc, est la conscience de l’ordinateur.»
Raja Lon Flatterie, Le Livre de la nef.

Il s’écoula au moins cinq minutes avant que Timberlake ne revînt avec Bickel. Tandis qu’elle attendait. Prudence répéta l’expérience une seconde, puis une troisième fois. Les deux essais fournirent la même impression tronquée.

Elle sentit sa poitrine se serrer. Tous les bruits de la salle l’oppressaient  : le moindre petit cliquètement métallique, le bourdonnement étouffé d’un rythmeur, le faible souffle d’un ventilateur. Elle avait l’impression que cette chose, devant elle, était profondément dangereuse, et qu’il lui fallait faire preuve de prudence et de circonspection. Une vie nouvelle s’était éveillée à bord de la nef.

La porte s’ouvrit brutalement derrière elle. Bickel l’écarta pour se pencher sur le terminal.

- Laissez-moi regarder!

Ses doigts coururent sur les touches. Il parcourut des yeux la bande imprimée  :


- Bon Dieu, c’est vrai!


Timberlake s’approcha derrière lui et regarda pardessus son épaule.


- Comment  ? demanda-t-il.

- Tim, lui dit Bickel, enlevez le panneau de cette mémoire de stockage. Vérifiez-la avec tout ce que nous avons. Il doit y avoir une ligne qui rejoint l’ordinateur principal d’une façon ou d une autre… une ligne qui n’apparaît pas sur les plans.

- Mais pourquoi ce truc se mettrait-il à nous donner la réponse maintenant  ? demanda Prudence.

- Ça  ? Bickel écarta l’idée d’un geste de la main. Le programme a été introduit avec une clef indiquant le traitement escompté, et il a été entièrement exécuté par l’ordinateur principal. Comme nous n’avons pas remis les mémoires à zéro, il est toujours là-dedans… et il agit comme un filtre. Il a tout éliminé, sauf la réponse que la clef désignait comme optimale. Mais bon sang, n’importe qui peut faire fonctionner un ordinateur comme ce genre de filtre. Ça ne veut rien dire.

- Pas si vite, dit-elle, en proie à une soudaine inspiration. Que représente réellement ce montage d’essai  ? Elle regarda l’assemblage que Bickel appelait irrévérencieusement «le Bœuf». Il était toujours là, pareil à une excroissance surréaliste sur la surface plane du tableau.

- Vous dites que c’est un transducteur… une sorte de transducteur, dit-elle. Qu’est-ce que ça signifie exactement  ? Ce truc est composé de blocs simulateurs de réseaux nerveux disposés de façon à intégrer trois lignes d’énergie. Le terme opérationnel est  : simulateurs de réseaux nerveux.


Elle s’excite beaucoup et elle parle trop, songea Bickel. Il savait que c’était en partie la fatigue qui le faisait penser ainsi, mais il se sentait remonté, revigoré par la rapide découverte de ce qui s’était passé. Il voulait couper la connexion vers l’ordinateur et refaire un essai.

Timberlake enlevait déjà le panneau d’accès à la mémoire de stockage. Le panneau grinça sur le pont lorsqu’il le poussa de côté.


- Ouais, des simulateurs de réseaux nerveux, dit Bickel.


Il observait Timberlake, admirant sa façon de travailler directe et déterminée. Timberlake connaissait son travail.

Prudence se méprit sur la réponse de Bickel  :


- Et qu’est-ce qu un réseau nerveux, sinon un espace d’intercalation  ? Il capte l’énergie… de la même façon qu’une toile d’araignée recueillerait l’encre que vous lui avez jetée. Le réseau fait un enregistrement en quatre dimensions de l’énergie que vous lui envoyez.

- Charmante analogie, commenta Bickel. Vous trouvez quelque chose, Tim  ?

- Pas encore, dit Timberlake. Il était maintenant allongé sur le dos, la tête, les bras et les épaules engagées dans le trou d’homme aménagé sous la première couche de câblage qui reliait le tableau aux mémoires de stockage.

- Je crois que vous visez juste, Tim, dit Bickel en voyant l’endroit où Timberlake concentrait ses recherches. Ça doit être là-dessous, avec les faisceaux primaires.


Prudence, concentrée sur sa propre ligne de pensée, poursuivait  :


- Nous avons donc un espace d’intercalation multiple, un capteur d’énergie en quatre dimensions. Le programme d’essai traverse cet espace sous forme d’impulsions variables en quatre dimensions, est filtré par les itérations sélectives d’invalidation vers…

- Comment dites-vous  ? coupa Bickel.


Elle leva les yeux et vit son regard fixé sur elle.


- Comment je dis quoi  ? demanda-t-elle.

- A propos des impulsions variables.

- Je disais que le programme d’essai traversait l’espace d’intercalation sous forme d’impulsions variables et se trouvait filtré par les itérations sélectives d’invalidation…

- Bon Dieu, vous avez raison, dit Bickel. Les itérations sélectives agiraient comme un filtre. Je n’y avais pas pensé sous cet angle-là. On se retrouverait avec un embouteillage d’impulsions nodales en des points aléatoires des couches du réseau. Le programme d’essai serait obligé de s’y frayer un chemin en s’annulant à certains points, mais en traversant partout où il aurait un potentiel suffisant.

- Et ce filtre passe le programme au crible par un système d’erreurs aléatoires, dit Prudence. C’est donc que vous vous êtes trompé sur la façon dont il a produit vos réponses tronquées. Le programme qui est passé dans 1 ordinateur n’avait certainement rien à voir avec ce que vous aviez introduit précédemment dans les mémoires. Pourtant, il a fourni les bonnes réponses.

- Repassons tout cela lentement, dit Bickel. Nous avons un ensemble de circuits - «le Bœuf» plus l’ordinateur - qui devrait connecter des événements ponctuels dans l’espace-temps. Exact  ?

- Exact. C’est votre espace d’intercalation en quatre dimensions.

- Alors nous y envoyons des impulsions d’énergie. Et ces…

- Aaahh! cria Timberlake, dont la voix résonna dans le trou d’homme.


Bickel abaissa les yeux et vit que seuls les pieds de Timberlake dépassaient à l’intérieur de l’atelier.


- J’ai trouvé, dit celui-ci. C’est un faisceau de cinquante lignes, prise unique. Je le débranche  ?

- Où mène-t-il  ? demanda Bickel.

- D’après le code des couleurs, il va-tout droit dans les blocs-mémoires de stockage annexes, dit Timberlake. Ses pieds disparurent totalement dans l’espace étroit. Tous les blocs-mémoires sont connectés de cette façon! Pourquoi diable n’est-ce pas indiqué sur les schémas  ?


Bickel se mit à quatre pattes devant l’entrée du trou d’homme  :


- Y a-t-il un système quelconque de tampons ou de portes, sur ces lignes  ?


Le faisceau d’une torche électrique balaya en tous sens l’espace réduit.


- Bon Dieu, ouais! dit Timberlake. Comment avez-vous deviné  ?

- Il le fallait, dit Bickel. C’est un système de sécurité intégré pour l’ordinateur… et autre chose. N’y touchez pas.

- Pourquoi… que voulez-vous dire  ? demanda Prudence.

- C’est un système d’enregistrement, dit Bickel. Il venait de trouver la réponse à une question plus ancienne. Lunabase aurait-elle installé des éléments secrets dans le système astronef-ordinateur  ? Oui, et ils en avaient un sous les yeux. „

- D’enregistrement  ? fit Prudence, interloquée.

- Oui! Bickel semblait furieux. Tout ce que fait l’ordinateur, tout ce que nous faisons - tout est enregistré.

- Pourquoi  ?

- Pour qu’ils puissent le récupérer et l’analyser même si nous ne sommes plus là pour en parler.

- Mais pourquoi ne nous auraient-ils pas dit que…

- Ils ne voulaient pas que nous mettions en doute les raisons d’être de ce… voyage avant qu’il ne soit trop tard pour changer d’itinéraire.


Prudence était sur la défensive  :


- Nous pourrions toujours retourner sur…

- Ne soyez pas obtuse, Prue. C’est un aller simple. Ils ne veulent pas que nous revenions. Nous pourrions être très dangereux. La seule chose utile que nous puissions leur offrir, ce sont des informations… des découvertes.


Bickel se redressa, essayant de réprimer le sentiment d’égarement, d’accablement, qui l’assaillait.


Les salauds! pensa-t-il. Ils savaient que nous découvririons ça la première fois que nous irions fouiner dans les entrailles de l’ordinateur. Ils nous ont lié les mains.


Timberlake jaillit du trou d’homme et se releva  :


- Il y a un carter de protection, là-dessous, avec une inscription en lettres rouges: «Danger de mort! Ne peut être ouvert que par le personnel de Lunabase!» Vous y comprenez quelque chose  ?

- Je préférerais ne pas comprendre, dit Bickel. Il regarda dans le trou.


Timberlake était aussi perplexe que l’avait été Prudence  :


- Mais un système d’enregistrement et de sécurité avec un tel…

- Tout cela sent le «Défense de toucher» à plein nez, dit Bickel. Je vous le garantis - tripotez quoi que ce soit, et vous déclencherez quelque chose de vraiment destructif. N’y changez rien.


Il se releva, enleva les fiches de blocage qu’ils avaient mises en place pour isoler leur système d’essai. Ses mouvements étaient raides et mal coordonnés.

Isoler! Il bouscula Prudence, qui semblait toujours aussi perplexe. Aucun des autres ne comprenait-il ce qui se passait réellement  ? Il jeta les fiches de connexion sur l’établi, où elles atterrirent en cliquetant.

Son expérience n’avait abouti qu’à changer le potentiel en un point donné et faire en sorte qu’ils n’aient aucune adresse des données d’essai qu ils venaient d’envoyer dans la totalité du système informatique.

Timberlake le suivit jusqu’à l’établi  :


- Mais ces résultats, la troncation des…

- Servez-vous de votre tête! coupa Bickel en se tournant brusquement vers lui. En ce qui nous concerne, cet ordinateur comporte un système d’accès sélectif - d’énormes blocs d’informations stockés bit par bit de telle façon que seule la totalité de l’ordinateur puisse les reconstituer pour nous. Voilà pourquoi nous avons tant de programmes de fonctions spéciales, de sous-programmes et de sous-sous-programmes ad infinitum. Et leurs adresses, nous les connaissons.

- Mais les sécurités intégrées, l’asservissement…

- Ça, c’est un message particulier à notre intention, dit Bickel.


Prudence savait qu’elle devait le distraire de ces conjectures. Elle dit vivement:


- Les Noyaux Organiques devaient savoir où se trouvaient leurs informations.

- Et ils sont morts, dit Bickel. Vous avez saisi le message  ?

- Attendez une minute! dit Timberlake. Voulez-vous dire…

- C’est l’ordinateur qui nous maintient en vie, dit Bickel. La seule chose qui nous maintienne en vie. Avec cet ordinateur, nous pouvons gagner… ou perdre.


Timberlake se retourna, les yeux fixés sur le panneau d’accès ouvert  :


- Mais nous… Il s’interrompit.


Prudence, partageant la prise de conscience de Timberlake, sentit sa gorge se dessécher. Une partie des informations contenues dans ce monstre seraient stockées plusieurs fois, selon la puissance avec laquelle elles avaient été introduites. Certaines informations n’étaient stockées qu’une seule fois, et risquaient d’être perdues d’un coup de proton malheureux. Et ce système dans son ensemble contrôlait leur destin.


- Les mémoires de stockage de cet ordinateur constituent un énorme système doté d’un équilibre interne, dit Bickel.


Prudence hocha la tête. Sous certains rapports, ce système ressemblait à une superbe mémoire humaine -et fonctionnait d’ailleurs comme une mémoire humaine - mais c’était un instrument délicat, avec toute la fragilité impliquée par ce terme.


- Nom de Dieu, chuchota Timberlake. Et nous y avons balancé un programme inconnu.

- Pire que cela, dit Bickel. A cause de cette connexion non mentionnée avec l’ordinateur…


Il déglutit péniblement, se demandant si les autres avaient déjà saisi l’étendue du désastre. Il se retourna, montrant la pile de cubes et de rectangles et les faisceaux de fibre nerveuse quasi biologique qui constituaient son «Bœuf».

Les autres se tournèrent dans la direction qu’il indiquait.


- Ce montage, en fait, est une extension de l’ordinateur, dit-il.

- Le facteur d’erreur! s’exclama Prudence en portant une main à la bouche.

- Nous avons introduit un facteur d’erreur dans l’ordinateur, dit Bickel. Et cela signifie d’abord que nous avons introduit la probabilité - non, la certitude -d’un nombre inconnu de sous-espaces au sein de l’espace-temps de l’ordinateur. Le programme que nous venons d’envoyer dans l’ordinateur - sans savoir où il va atterrir - va produire des enchaînements topologiques inconnus, de nouveaux réseaux à travers tout le système.

- Et principalement dans les blocs-mémoires de stockage, dit Timberlake.

- Et dans les réseaux du transducteur, ajouta Bickel.

- Mais cette unité de stockage, ici, nous a fourni les données d’analyse du circuit quand je les ai demandées, dit Prudence.

- Certainement, dit Bickel, mais pour un sous-programme standard, votre demande équivalait à un programme. D’où sont venues les données, Dieu seul le sait. Au premier stade seulement, il y a cinquante lignes qui sortent de ce périphérique. Et ces lignes sont filtrées par un système tampon, rappelez-vous. Les bits sortent d’ici, foncent à travers ce système tampon, et sont scindés en cinquante directions selon leur différence de potentiel. Ce n’est que le premier stade. A l’étape suivante, la division est de cinquante fois cinquante. Puis cinquante fois cinquante fois cinquante. Et ainsi de suite.


Cela revenait à vouloir travailler avec une mémoire dont la seule propriété certaine était que tout ce qui s’y trouvait stocké était ventilé selon une certaine configuration, et ne pouvait être reconstitué qu’à la condition que cette configuration soit connue.

Amnésie sélective garantie. Mais c’était en quelque sorte… humain.


- Ce bloc-mémoire a fonctionné exactement comme une machine à tricoter, dit Prudence. Il a pris les fils de l’enregistrement issus de ce montage d essai et les a entrelacés parmi les mémoires de stockage de l’ensemble du système… en étalant cet enregistrement dans un nombre inconnu de cellules de mémoire.

- Et un nombre inconnu de fois, dit Bickel. Ne l’oubliez pas. Et nous n’avons qu’une seule adresse pour tout l’enregistrement de cet essai, l’adresse d’un sous-programme standard. Si elle est perdue, tout l’enregistrement est perdu… à moins que nous ne parvenions à en assortir suffisamment de morceaux dans un autre programme pour le ressortir du système une autre fois.


- Mais n’est-ce pas à peu près la façon dont fonctionne la mémoire humaine  ? demanda Prudence. Et il y a autre chose  : il nous a fourni une réponse correcte au traducteur. Une réponse correcte.


Bickel la regarda, tout en réfléchissant à cette évidence. Elle a raison, parbleu! Et pas pour le motif qu’il avait si légèrement avancé.


Us avaient obtenu des réponses correctes en dépit d’erreurs et de fautes de programmation. La procédure de traitement ne valait pas grand-chose; elle était empirique et n’aurait dû en aucun cas fournir les résultats escomptés.


Mais c’était pourtant ce qui s’était passé. Pourquoi  ?


Bickel éprouva la sensation étrange que son esprit faisait une embardée. C’était une sensation tellement physique qu’il se demanda si les autres n’avaient rien remarqué.

La magnifique clarté avec laquelle il comprenait soudain ce qui s’était passé dans l’ordinateur déferla en lui comme un stimulant.


Les autres ne s’en apercevaient-ils pas  ?


Il regarda Prudence, puis Timberlake, et se rendit compte qu’il ne s’était écoulé qu’une fraction de seconde.


Car le mouvement ne produit rien d’autre que du mouvement.


Les mots résonnèrent à travers son esprit. Il était impressionné par la façon dont des bits apparemment dépourvus de relations - une ligne de poésie par-ci, une phrase technique par-là - pouvaient s’assembler par un simple tour de mathématiques pour former dans son esprit une réponse correcte.

Exactement comme cela s’était produit dans l’ordinateur.

Prudence, à qui l’expression de Bickel n’avait pas échappé, dit calmement  :

- Vous êtes sur quelque chose d’intéressant, John  ?


Il hocha la tête  :


- Prudence, vous êtes notre mathématicienne. Qu’est-ce que pi  ?


Elle le fixa d’un air perplexe.


- Je suis sérieux, dit Bickel.

- Le rapport de la circonférence d’un cercle à son diamètre, dit-elle. Vingt-deux sur sept serait une approximation rationnelle. Une approximation plus serrée nous donnerait trois cent cinquante-cinq sur treize.

- Pour la plupart des applications, cette approximation de pi nous fournirait des résultats valables  ? demanda Bickel.

- Vous n’avez pas besoin de me le demander. Vous savez que oui.

- D’accord, alors dites-moi pourquoi vous n’avez pas répondu à ma question en me disant que pi était un oiseau noir et blanc à longue queue, ou la mamelle d’une bête laitière  ?


Elle vit avec quel sérieux il attendait sa réponse, les yeux fixés sur elle. Il y avait là un rapport avec le problème. Elle regarda Timberlake, et celui-ci interpréta son mouvement comme un appel à l’aide.


- C’est évident, dit Timberlake. Vous avez d’abord défini une catégorie en disant  : «Vous êtes notre mathématicienne.» Et puis vous avez demandé  : «Qu’est-ce que pi  ?» Vous n’avez pas dit  : «Qu’est-ce qu’une pie, ou un pis.»

- Ouais, dit Bickel. Vous aviez deux références de sélection qui vous permettaient de filtrer la question et de fournir la bonne réponse. Et comme vous avez senti que c’était d’une certaine façon une question de rhétorique, vous n’avez pas essayé de m’expliquer d’abord qu il n’existait pas de nombre rationnel pour pi; vous vous êtes contentée de me donner des approximations rationnelles.

- Oui, mais je savais que je n’avais pas besoin de vous expliquer cela, dit-elle.

- Cela faisait partie de la catégorie «informations courantes», dit Bickel. Il vous suffisait de fournir la réponse significative.

- Nom d’un chien! explosa Timberlake, voyant où Bickel voulait en venir.

- Nom d’un «Bœuf»! vous voulez dire, observa Bickel.


Prudence fit volte-face, un doigt pointé frénétiquement vers le tableau de l’ordinateur  :


- Mais il n’était pas conscient! Il ne pouvait pas l’être!

- Il n’était pas conscient, reconnut Bickel. Mais au premier coup d’essai, nous avons obtenu un résultat important. Et ce n’était pas par accident. Que pouvons-nous dire des résultats de cet essai  ? D’abord, nous pouvons affirmer que l’ordinateur disposait d’informations suffisantes pour produire une réponse exacte en dépit d’erreurs dans le système. Deuxièmement, nous pouvons dire que nous avons introduit une nouvelle sorte de données sensorielles dans le système précédemment appelé ordinateur. Nous pouvons continuer à l’appeler ordinateur, mais il a monté d’un échelon, à présent. Il a appris à utiliser une nouvelle sorte de données sensorielles.


Prudence faillit parler, mais se retint.


- Rapprochez tout ce que j’ai dit de la théorie des champs, dit Bickel. Il leur sourit. Et rappelez-vous ensuite que nous avons assorti dans «le Bœuf» trois sources d’énergie. L’intégrateur a assuré leur transmission sous une forme identique. Le potentiel de «tamponnage» de cette unité de stockage a ventilé ces impulsions à travers le système. Elles ont été divisées et redivisées… mais partout où elles concordaient, elles se sont mutuellement renforcées.

- En elle-même, l’impulsion originelle du programme était une sorte de comparateur, dit Timberlake. L’ordinateur pouvait vérifier l’exactitude en se basant sur la force des signaux.

- Et l’ordinateur savait déjà vérifier par comparaison l’exactitude des signaux du RT en les filtrant par une grille d’assortiment des codes, dit Bickel. La force des signaux n’était finalement qu’une autre sorte de grille.

- Si vous n’êtes pas trop occupé à vous autocongratuler, dit Prudence, réfléchissez à la façon dont certains de ces signaux réassortis, ont dû voir leur puissance s’accroître. Il est probable que certains éléments de l’ordinateur ont été mis hors de…

- Nous fonctionnons toujours, dit Bickel. Mais il s’aperçut qu’il était sur la défensive, que Prudence avait raison. Il y avait des fusibles de surcharge à l’intérieur du filtre pour en protéger les composants, mais des signaux égarés avaient pu annuler le potentiel des barrières et semer la pagaille dans certains des programmes principaux. Il regarda l’écran, au-dessus d’eux, où l’on voyait Flatterie aux commandes du pupitre de Central-com.


Flatterie semblait décontracté mais vigilant, le regard fixé au-delà du pupitre directeur. Qu’elle aille au diable! se dit Bickel.


- L’espace d’un instant, tout avait semblé rose, et il s’était senti plein d’allégresse à l’idée que «le Bœuf» avait gravi un petit échelon - pas dans la conscience… mais vers elle. Et tout ce qu’elle trouvait à faire, c’était de les asperger d’eau froide.


Bickel croisa le regard de Flatterie sur l’écran.


- Vous avez écouté, Raj  ?

- J’ai écouté, dit Flatterie.

- Avons-nous déjà mal tourné  ? demanda Bickel.

- Vous pensez vraiment que je suis cet hypothétique dispositif humain de sécurité  ? dit Flatterie d’un ton qu’il nuançait harmonieusement de raillerie et d’innocence offensée.


Il va presque trop loin, se dit Prudence. S’il ne sous-estime pas Bickel, il force les limites. C’est aussi dangereux dans un sens que dans l’autre.


- Vous êtes le candidat logique, dit Bickel. Mais ce que je demandais, c’étaient vos commentaires sur nos progrès.


Flatterie réprima un brusque sentiment de jalousie. Bickel, en dépit de son imperfection évidente - et elle était de taille - faisait preuve d’un merveilleux équilibre, ou… semblait en faire preuve, ce qui revenait pratiquement au même en ce qui concernait l’opération en cours.


- Ahhh, les progrès! dit Flatterie. Si j’ai bien compris votre premier essai, les distances temporelles franchies par les impulsions ne correspondaient pas aux distances spatiales. Elles n’étaient pas proportionnelles.

- Pour l’essentiel, c’est ça. (Bickel se demanda pourquoi le ton de Flatterie le mettait sur la défensive.) La sortie moyenne était presque à zéro.

- Les réseaux nerveux artificiels produisent quelque chose qui ressemble vaguement à un espace psychologique.


Flatterie s’interrompit, parcourut du regard le pupitre de Central-com, puis revint à Bickel par écran interposé  :


- On peut dire que les impulsions d’essai sont plus ou moins semblables à des données sensorielles introduites dans l’espace psychologique - une région à peu près équivalente à ce que Prudence appelle espace d’intercalation. J’aime bien son analogie de l’encre et de la toile d’araignée. Mais il y a une grande différence entre l’espace physique et l’espace psychologique.


Il laissa son exposé en suspens pendant un long moment, obligeant Bickel à admettre qu’il dépendait d’une autre compétence que la sienne propre.


- Si vous voulez l’expliquer, alors allez-y, dit Bickel. Sa voix s’était nuancée de colère. Il n’aimait pas dépendre de Flatterie.

- D’accord. Flatterie avait répondu d’un ton uni et amical. Vous pouvez chronométrer un signal dans l’espace physique, le répéter, et obtenir des résultats concordants. Toute différence sera en relation directe avec une modification de la distance. Mais l’espace psychologique… C’est tout autre chose. Le temps, en ce cas, peut dépendre de l’humeur. Qu’est-ce que l’humeur, John  ? Est-ce la comparaison entre l’expérience présente et des expériences antérieures du même genre  ? Votre chronométrage des impulsions dans un espace psychologique sera soumis à un nombre de variables beaucoup plus élevé que dans l’espace physique.

- Entendez-vous par là que nous n’avons pas analysé correctement nos résultats  ? demanda Timberlake. Il fixait l’écran d’un regard furieux, avec l’impression que Prudence, Bickel et lui-même étaient en quelque sorte ligués contre Flatterie.


- Vous voulez établir une sorte de comparaison proportionnelle entre le monde sensoriel et le monde physique, dit Flatterie. Mais vous ne pouvez pas utiliser dans les deux cas les mêmes règles de mesure. Chaque neurone de votre réseau va introduire un élément aléatoire de temps de conduction, et ce caractère aléatoire sera encore accentué par une variation similaire des temporisations synaptiques. La différence entre le sensoriel et le monde physique, c’est la différence entre la distance temporelle et la distance spatiale. Et l’examen le plus superficiel de votre montage indique que vous aurez des distances temporelles aléatoires.


- Zéro par probabilité, dit Bickel. Ça ne prend pas.

- Dans cet essai à partir d’effets de salve, dit Flatterie d’un ton las, vous aviez des impulsions qui n’étaient pas synchronisées. Vous avez donc obtenu là et dans votre système une variété de retards qui ont pu s’annuler statistiquement - par la mécanique des probabilités.

- Sur le réseau entier  ? demanda Bickel.

- Pourquoi pas  ? Plus le réseau est étendu, plus il y a de chances pour que cela se vérifie. Et votre réseau couvrait tout l’ordinateur.

- Mais nous avons obtenu une réponse correcte du traducteur, dit Bickel d’un ton agressif. Essayez donc la probabilité là-dessus!

- Je n’y songeais pas, dit Flatterie. Pas plus que je ne penserais à tirer des conclusions définitives en me basant sur un seul essai.


Bickel le fixa d’un œil furieux:


- D’accord, nous allons le repasser!

- Non, dit Flatterie. Il n’en est pas question. Pas avant d’avoir trouvé un moyen d’isoler votre «Bœuf» de l’ordinateur… et avant de vouloir retrancher la moindre unité de stockage du système, demandez-vous laquelle ce sera. Est-ce que ce sera une unité chargée de protéger la vie d’un occupant des hibernateurs  ? Ou bien une des unités qui commandent la propulsion  ?

- Nous ne pouvons pas distinguer les unes des autres sans avoir procédé à un tri par groupes du système entier, protesta Bickel.

- Exactement. Ce qui ne devrait pas prendre plus de huit ou neuf ans - étant donné la main-d’œuvre dont nous disposons.


L’argument de Flatterie était irréfutable, Bickel le savait. Mais cela ne calmait pas pour autant la colère qui montait en lui devant l’attitude froide et supérieure u psychiatre-aumônier. Bickel avait pourtant l’impression qu’ils avaient côtoyé une évidence tacite, à la fois fuyante et vitale, que chacun d’eux aurait dû reconnaître. Ils s’en étaient approchés, puis s’en étaient écartés à nouveau.


- Alors nous allons transmettre le problème à Lunabase et leur laisser le soin de faire les essais à notre place, dit Bickel.

- En oubliant votre analyse des raisons qui nous valent d’être ici pour résoudre le problème, dit Flatterie.

- Ah, vous admettez que nous sommes ici pour apprendre à nager ou couler.

- Je n’admets rien du tout. Mais je suggère que vous veniez vous occuper du RT. Il y a une minute qu’un message de Lunabase est en train de s’enrouler sur les bobines.