XXIII
«Je me sens des devoirs de créateur envers cette Conscience Artificielle. Il me semble que mon principal objectif soit de rendre cette créature heureuse, de lui procurer toute la joie dont je suis capable. Tout ce projet, autrement, semblerait dépourvu de sens. Il y a déjà suffisamment de créatures malheureuses dans l’univers.»
Raja Lon Flatterie, Communion privée avec le “Bœuf”.
Il fallut plusieurs minutes au message pour se frayer un chemin à travers le RT et les développements du «Bœuf» que Bickel avait ajoutés au système. Dans Central-com, l’attente fut chargée de tension. Le regard de Flatterie courait d’un bout à l’autre des rangées de voyants de son pupitre. Le système comportait maintenant d’énormes inconnues, et toute introduction de données risquait de provoquer d’étranges comportements dans des secteurs dangereux.
Comportement! pensa Flatterie, saisissant le mot au vol dans son esprit.
Il y avait dans ce terme des assertions anthropomorphiques.
Pourquoi devrait-il jouer selon nos règles ? Dans l’atelier, Bickel était tendu, lui aussi. Le message se transformerait-il encore en charabia ?
Prudence, qui se tenait près de lui, percevait l’odeur des muscs non lavés de son corps, tous les indices de sa concentration sur leur problème commun.
Pourquoi pas ? Il veut vivre autant que je le veux.
Bickel parcourut des yeux les répétiteurs de l’atelier, vit les aiguilles tressaillir et s’immobiliser à des valeurs normales. Puis vint le bourdonnement aigu caractéristique du RT, qu’on entendait maintenant dans l’atelier depuis que «le Bœuf» faisait partie du circuit. A ce bruit, Bickel ressentit un picotement sur les flancs et le long des bras.
Les compteurs enregistrèrent la pause habituelle du RT. Les giclées multiples du message étaient triées, comparées, traduites et envoyées dans le réseau de sortie.
Jetant un coup d’œil à l’écran, Bickel vit que Flatterie avait branché le système sur le mode auditif.
La voix de Morgan Hempstead retentit dans les vocodeurs.
- Ici Programme, appelle nef LBA Terra. Ici Programme. Nous sommes incapables de déterminer avec exactitude la cause des avaries signalées. Nous supposons qu’il s’agit d’une erreur de transmission ou de données insuffisantes. L’une des analyses laisserait entrevoir la possibilité d’une rencontre avec un champ de neutrinos de type théorique A-G. Pourquoi n’avez-vous pas accusé réception de nos directives concernant la procédure de retour ?
Bickel observait ses compteurs. Le message sortait avec une clarté remarquable; sans aucune déformation apparente maintenant qu’il était acheminé par les circuits du «Bœuf».
On entendit distinctement le bruit que fit Hempstead en s’éclaircissant la voix.
Prudence éprouva un sentiment particulier à l’audition de ce bruit banal - un homme se raclant la gorge. Ce détail sans importance avait été transmis à des millions de kilomètres simplement pour leur apprendre que Hempstead avait été gêné par un peu de flegme.
Dans les vocodeurs, la voix de Hempstead reprit :
- LBA est soumis à de lourdes, je répète, lourdes pressions politiques concernant l’ordre d’abandon. Accusez immédiatement réception de ce message. La nef doit être ramenée sur orbite autour de LBA en attendant que votre sort et celui de la cargaison soient réglés.
- Que votre sort soit réglé, répéta Prudence en regardant un Bickel impassible. Quelle expression horrible!
Flatterie sentait son cœur battre violemment. Il se demandait si les paroles suivantes apporteraient le signal codé de sabordage.
Bickel fixait le vocodeur d’un regard perplexe, les sourcils froncés. Comme la voix de Hempstead était claire! Jusqu’au raclement de gorge, que le RT aurait dû normalement éliminer du message. Il reporta son attention sur l’excroissance surréaliste du «Bœuf», contre la paroi de l’ordinateur.
La voix de Hempstead poursuivait :
- Nous espérons recevoir une analyse plus complète de vos dégâts. La nature et l’étendue des dommages sont d’une importance capitale. Accusez réception immédiatement. Ici Programme, terminé.
- Prue, comment avez-vous trouvé la voix du Vieux ? demanda Bickel d’un ton normal et désinvolte.
- Soucieuse, dit Prudence. Et elle se demanda pourquoi Bickel, malgré ses inhibitions à l’égard d’un retour en arrière, prenait les choses avec autant de calme.
- Si vous vouliez traduire les émotions contenues dans un message parlé, comment .feriez-vous, Prue ?
Elle le regarda, surprise :
- Je qualifierais l’émotion ou j’imiterais le ton original, pourquoi ?
- Le RT n’est pas censé être capable d’une chose pareille, fit Bickel. Il leva les yeux et croisa le regard de Flatterie, sur l’écran. N’accusez pas réception, Raj.
- Le RT fonctionne mieux que jamais, n’est-ce pas ? demanda Prudence.
- Non, dit Bickel. Il ne devrait pas être capable de fonctionner ainsi. Le message laser a été réduit à l’essentiel. Les modulations originales de la voix en font théoriquement partie, et conservent souvent suffisamment de force pour qu’on puisse identifier certains maniérismes, mais les subtilités sont censées dépasser les capacités du système. Ce que nous venons d’entendre, c est de la haute-fidélité. . - Les circuits du «Bœuf» l’ont affiné.
- C’est possible.
- Avez-vous noté une activité des réseaux nerveux ? demanda Flatterie.
- Même un poisson a une activité nerveuse, fit Bickel. Cela n’a rien à voir avec la conscience.
- Mais c’est le même type de sensibilité, dit Flatterie.
Bickel hocha la tête.
- Élévation et abaissement sélectifs des seuils, articula Flatterie. Contrôle des seuils.
A nouveau, Bickel hocha la tête.
- Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Prudence.
- Ce truc, dit Bickel en montrant «le Bœuf», vient de montrer qu’il était capable d’un contrôle de seuil… comme nous le faisons quand nous identifions quelque chose. Il la regarda. Quand vous abaissez votre seuil de réception, vous étalez le message spatio-temporel et vous le projetez à travers une zone de reconnaissance interne en vue de procéder à une comparaison mentale. Le message est une configuration spatio-temporelle que vous superposez à une région d identification. Cette région d’identification est capable de distinguer grossièrement entre «exactement», c’est-à-dire une similitude maximale, et une sorte de flou que vous pourriez appeler «quelque chose d’approchant». Le contrôle de seuil effectue la mise au point nécessaire pour ce genre de comparaison.
Avec des gestes précis, Bickel se replongea dans les circuits sur lesquels il travaillait avant d’être interrompu par le message de LBA. Il prit un faisceau de fibres portant l’étiquette caractéristique des neurones et le glissa dans un micromanipulateur au moyen duquel il acheva la connexion avec une fiche multiple.
Dans Central-com, Flatterie tendit la main gauche et saisit l’épontille qui se trouvait à côté de son siège de quart, en la serrant jusqu’à faire blanchir ses phalanges.
Ils désobéissaient à Hempstead de façon flagrante et absolue. Le psychiatre-aumônier avait des instructions précises en vue d’une telle éventualité. Obéissez! Si d’autres essaient de vous en empêcher, faites sauter l’astronef. Mais il sentait que Bickel était sur le point de trouver une solution au problème prioritaire du Programme. Ils allaient réussir. Cela autorisait sans doute une certaine latitude.
Qui peut me dire ce que je dois faire, ô mon âme ? Qui me dira où peut bien être mon âme ?
Les paroles du Psaume 139 se glissèrent dans son esprit : «Je Te loue de ce que je suis une créature si terrible et si merveilleuse.»
Trahissons-nous Dieu en construisant une chose terrible et merveilleuse ? se demanda-t-il. Il chuchota : «Notre Père qui êtes aux Cieux…» Mais je suis dans les cieux. Et les cieux m’exposent néanmoins à un péril spirituel!
Les bruits que produisaient Bickel et Prudence au travail dans l’atelier se transformaient presque en onde porteuse pour ses pensées.
Foi et savoir, pensa-t-il. Et il devina l’éternel conflit qui avait maintenant choisi son corps pour arène - le savoir attaquant les frontières de la foi. Il sentit les émotions constructives que sa foi était chargée de contenir.
Je pourrais mettre fin à cette absurdité. Mais nous sommes tous dans la même impasse, et la violence nous trahit.
La religion et la psychiatrie ne sont que deux branches de l’art de guérir. Il se rappelait clairement les paroles du maître de conférences des «Usages de la Foi», durant la seconde année des cours qui devaient le préparer à son rôle. «La religion et ta psychiatrie partent du même tronc.»
Guéris-toi toi-même, pensa-t-il. Des larmes jaillirent de ses yeux. Où étaient la foi, l’espoir et le rire - l’amour et la créativité dont on lui avait enjoint de faire usage ?
Flatterie leva les yeux vers l’écran; il vit à travers ses larmes Bickel et Prudence, si absorbés par leur travail qu’ils ne lui prêtaient aucune attention.
Vois comme leurs mains se touchent, pensa Flatterie.
Il se sentit coupable à cette vue et se rappela l’avertissement de Brooks : «Gardez-vous de la dissimulation; gardez-vous de la nécessité de dissimuler.»
- Quel horrible moment que celui où l’on éprouve pour la première fois le besoin de cacher quelque chose, murmura-t-il. Plaise à Dieu, ai-je oublié la manière de prier ?
Oubliant la présence cruciale de la console, Flatterie ferma les yeux et serra violemment l’épontille :
- Le Seigneur est mon berger, murmura-t-il. Je ne manquerai de rien.
Mais les mots avaient perdu tout pouvoir sur lui. Il n’y a pas d’eaux calmes, ici… ni de verts pâturages, pensa-t-il.
Ces choses n’avaient jamais été pour lui - ni pour aucun de ceux qui sortaient des bacs d’embryogenèse et des crèches stériles de LBA. Il n’y avait eu que la vallée de l’ombre de la mort.
NE DÉVERROUILLEZ PAS CETTE PORTE ÉTANCHE SANS AVOIR PRIS CONNAISSANCE DE LA PRESSION D’AIR DANS LE COMPARTIMENT SUIVANT.
Tous les matins en allant suivre ses cours - pendant onze ans - il avait franchi le passage qui portait cet avertissement.
TENUE SPATIALE OBLIGATOIRE AU-DELÀ DE CETTE LIMITE.
Ce panneau omniprésent avait établi les frontières de leur libre activité - et continuait à le faire.
La combinaison spatiale s’ajoutait aux inhibitions sociales pour imposer ses limites particulières au comportement. Elle restreignait votre contact avec les autres humains, vous imposait de communiquer par tapotements codés ou par les vuphones où chacun se réduisait à une poupée dansante sur un écran d’oscilloscope.
L’ennemi omniprésent, c’était l’extérieur - cette totale absence des éléments nécessaires à la vie, ce vide qu’on appelait l’espace. C’était une menace, et ils la craignaient - constamment. La verge et la houlette pouvaient servir de réconfort face à l’espace, mais on rêvait toujours d’air frais et d’une cellule rassurante, hermétiquement close, dans laquelle on pourrait se dépouiller de la maudite combinaison. C’était la seule véritable source de confort, et peu importait qu’elle vînt du Diable lui-même.
La seule rémission sur laquelle on pût compter en présence de cet ennemi était la chute d’une bouteille souple depuis une étagère. De l’huile sur la tête ne pouvait que voiler une visière. Il fallait se couper les cheveux courts et réduire la sécrétion des huiles naturelles à force de détergents.
- La bonté et la miséricorde ? Cela se ramenait à tout ce qui préservait l’espoir de pouvoir un jour vivre sans combinaison à ciel ouvert.
J’ai perdu ma foi, pensa Flatterie. Dieu, pourquoi m’avez-vous ôté ma foi ?
- Bénis soient ceux qui ont le cœur pur : car ils verront Dieu, murmura-t-il.
Matthieu, tu étais un imbécile. Une courtisane ne peut pas retrouver sa virginité.
- Tout l’univers est une question de chimie et de mécanique, murmura-t-il encore, de matière et d’énergie.
Mais Dieu seul était censé maîtriser totalement la manipulation de la matière et de l’énergie.
Nous ne sommes pas des dieux. Nous blasphémons en essayant de fabriquer une machine qui pense à elle-même et par elle-même. C’est pour cette raison que je suis chargé de surveiller cette mission. Nous blasphémons en essayant d’introduire une âme dans une machine. Je devrais descendre sans plus attendre pour démolir cette chose!
- Raj!
C’était la voix de Bickel qui retentissait dans l’intercom.
Flatterie leva les yeux vers l’écran, la bouche soudain desséchée.
- Je détecte une activité indépendante dans les boucles photosensorielles des circuits d’enregistrement et de stockage de l’ordinateur, dit Bickel. Prue, vérifiez la consommation de courant.
- Normale, dit-elle. Ce n’est pas un court-circuit.
- Il ne peut pas être… conscient, dit Flatterie d’une voix figée.
- D’accord, fit Bickel. Mais qu’est-il d’autre, alors ? Il se programme lui-même dans tous… Il y eut un silence pesant, puis, Bon Dieu!
- Que s’est-il passé ? demanda Prue.
- Il s’est arrêté, dit Bickel.
- Qu’est-ce qui l’a… déclenché ? demanda Flatterie.
- J’ai connecté un bloc inhibiteur à la branche d’un simulateur de réseau nerveux isolé et j’y ai envoyé une combinaison d’impulsions pour le tester. L’essai a manifestement créé une combinaison résonnante qui est allée fouiller tout droit à travers «le Bœuf» et dans les réseaux de l’ordinateur par l’intermédiaire des connexions de contrôle. C’est à ce moment que j’ai commencé à détecter la réaction d’autoprogrammation.
Prudence, visant le long de son doigt, déplaça celui-ci au long d’un épais faisceau de fils multicolores qui formaient une boucle pendante sous «le Bœuf».
- La liaison de contrôle est à sens unique vers l’enregistrement et le stockage. Elle est protégée par un tampon, là.
Bickel arracha le fil qu’elle indiquait.
- Que faites-vous, demanda-t-elle.
- Je déconnecte. Je vais extraire des blocs-mémoires la configuration de l’essai et l’analyser avant de poursuivre.
Silence.
Flatterie leva les yeux vers l’écran avec une profonde répugnance qu’il savait inhérente à sa formation religieuse.
On le lui avait assez répété : «Vous n’êtes pas quelqu’un. Vous êtes un clone.»
On avait toujours trop insisté sur cette affirmation pour qu’il pût l’accepter totalement. Il comprenait cependant les raisons de ce conditionnement et il les acceptait.
Mais cette chose que Bickel est en train de construire ?
LBA disposait d’une réserve complète de clones qui suffirait à recréer l’équipage de la nef tel qu’il se présentait au moment du lancement, à quelques menues variantes près et avec des Noyaux-Psycho-Organiques différents. Il n’avait jamais réussi à en découvrir la raison précise, mais il savait qu’il était plus économique de produire les NPO à partir d’humains endommagés que d’élever des clones et de les former pour cette tâche.
Par cet étrange biais, les NPO étaient peut-être génétiquement plus humains que l’équipage.
Flatterie savait qu’il était censé n éprouver aucun sentiment de culpabilité à l’idée de saborder la nef -avec lui à bord. Le message était clair : «Nous pouvons recréer chacun de vous, ici, sur la Lune. Vous êtes infinis. Vous ne pouvez jamais mourir vraiment, car vos cellules vivront toujours.»
Mes cellules à moi ? se demanda-t-il. Ma conscience à moi ?
Mais n’était-ce pas là le problème qui se trouvait au centre de tout leur programme ? Qu’est-ce que la conscience ?
Son regard revint à l’écran. Si je détruis le cerveau/ordinateur/nef à présent… vais-je tuer quelqu’un ?