IV
«Le statut légal qui fiait du clone un bien d’équipement ne peut être remis en question. C’est une décision que nous avons prise en tant qu’espèce pour la survie de l’espèce. Le clone est une réserve de pièces détachées, et bien plus encore. Le clone n’entre pas dans le domaine de la prohibition légale qui interdit de pratiquer des expériences sur des êtres humains sans leur consentement formel. Les clones appartiennent à leurs propriétaires et c’est tout.»
Morgan Hempstead. Conférences de Lunabase.
Bickel entendit Flatterie et Timberlake revenir dans Central-com, mais il dut garder son attention fixée sur le pupitre principal. Une impulsion périodique insolite était apparue dans les boucles primaires des registres analogiques de navigation de 1 ordinateur. Elle apparaissait et disparaissait sans cause apparente. Chaque bizarrerie de l’ordinateur obligeait à reposer la question fondamentale : Qu’est-ce qui avait causé la défaillance des NPO ?
Cette étrange pulsation était-elle une chose à laquelle les cerveaux n avaient pas été préparés ? Comment était-ce possible alors que les tests indiquaient que tous les circuits des NPO étaient ouverts et opérationnels ?
Bickel avait l’impression que les défaillances des NPO relevaient du domaine psychologique. Le nœud du problème résidait en ce lieu unique qu’ils ne pouvaient pas sonder - dans la matière grise qui avait jadis fait partie d’un être humain.
Bon, je sais comment nous devons nous attaquer à ce gâchis, se dit-il. Mais les autres suivront-ils ?
Il entendit Flatterie se glisser dans son siège de quart et jeta un regard dans sa direction. Flatterie risquait d’être difficile à manier. Il était docteur en médecine et navigant breveté. Il pouvait tenir un quart, réparer les servos et les senseurs les plus simples, et observer les précautions courantes de sécurité qu’exigeaient les équipements biofonctionnels. Mais il y avait un autre Flatterie : le psychiatre-aumônier. Pour Bickel, la partie psychiatre de l’homme comportait son utilité particulière, mais l’énigme de l’aumônier n’offrait que mysticisme et discussions sans conclusion.
Je ne sais jamais quel masque porte Flatterie, pensa Bickel. Il souhaitait soudain que 1 Œuf de Fer Blanc eût pu se dispenser d’aumônier. Mais c’était hors de question; les millions de fidèles du monde entier payaient d’énormes quantités d’impôts. Les psychiatres, lorsqu’ils avaient formé Flatterie, avaient fait honnêtement leur travail. Ils avaient eu peu de choix. Les psychiatres avaient depuis longtemps renoncé à nier qu’ils remplissaient les fonctions de sorcier de la tribu… et du sorcier à l’ecclésiastique, il n’y a qu’un pas.
Timberlake, venu se placer derrière Bickel, observa l’impulsion périodique des registres analogiques de navigation.
- On dirait l’impulsion de référence Doppler du chrono-enregistreur, dit-il. Vous étiez en train de vérifier notre position ?
- Non, dit Bickel. A l’instant même où il parlait, il comprit soudain d’où venait cette pulsation insolite. Il avait programmé dans l’ordinateur un réseau de contrôle qui devait l’avertir dès que les avaries auraient atteint un point critique. Les détériorations du système de navigation pouvaient devenir cruciales - surtout les détériorations internes. Et contrairement à la destruction du matériel, les dommages internes ne se traduiraient que par des erreurs de position. Son circuit de contrôle avait déclenché l’un des programmes principaux de l’ordinateur, qui procédait maintenant à une vérification permanente de leur position par référence Doppler.
Bickel passa au pupitre de l’ordinateur, où il introduisit une série de tests dans les boucles de navigation. Il vérifia la résonance induite sur les compteurs : c’était bien cela.
Il expliqua ce qui se passait.
- L’ordinateur agit presque… humainement, dit Flatterie.
Bickel et Timberlake échangèrent un sourire entendu. Presque humainement, vraiment ? Cette fichue bécane ne faisait rien de plus que ce qu’elle était censée faire.
- Nous ferions bien de prendre les schémas et les fiches de spécifications de l’ordinateur, et de nous pencher sérieusement sur le problème. Il faut découvrir quelle influence peut avoir l’absence de NPO sur son fonctionnement, dit Timberlake.
Bickel hocha la tête. Il était heureux que Timberlake fût à bien des égards aussi bon électronicien que n’importe qui à bord - base indispensable à sa spécialité. Il y avait toujours, cependant, une certaine restriction à la qualification de ses aptitudes. La maintenance des équipements biofonctionnels reléguait les hommes dans le coin du «généraliste». Us avaient des connaissances étendues en biophysique, mais ils n’étaient pas médecins. Ils étaient experts en électronique, mais il leur manquait cette aptitude à jongler harmonieusement avec les variables qui caractérise l’ingénieur créatif.
- Prêt à faire une pause, John ? demanda Flatterie.
- Quand vous voudrez. Comment va Prue ?
- Le docteur Weygand dort, répondit Flatterie. Elle a besoin de récupérer pendant quelques heures encore.
Pourquoi ce formalisme ? se demanda Bickel. Raj doit savoir que j’ai suivi les cours avec elle. Je l’ai toujours appelée Prue. Pourquoi faut-il tout à coup qu’elle soit docteur Weygand ?
— Je prendrai le pupitre au top, dit Flatterie, et ils procédèrent au changement de quart.
Timberlake, qui devinait les questions que se posait Bickel, se rendit compte que l’accent mis par Flatterie sur le titre du docteur Weygand n’était pas destiné à l’ingénieur électronicien.
C est à moi que Raj parlait, pensa-t-il. Il me disait que l’étrange comportement du docteur Weygand pouvait avoir des raisons médicales. Raj me recommande de tenir ma langue.
Et Timberlake se sentit contrarié du fait que Flatterie ait cru nécessaire de le mettre en garde.
Bickel déconnecta les commandes, se glissa hors de son siège, et se livra aussitôt à quelques exercices de décontraction. Au souvenir des cours qu’il avait suivis en compagnie de Prue Weygand - maths informatiques, réparation des servo-senseurs, fonctionnement de 1 astronef - il se rappela la femme. Sa sensibilité et son intense féminité avaient quelque chose de troublant, et ses sentiments n’étaient que trop apparents. Bickel se rendit compte à ce moment qu’une photographie de Prue Weygand au repos n’aurait révélé qu’une femme plutôt ordinaire, aux traits réguliers et aux formes harmonieuses, mais sans rien de sensationnel. Pourtant, elle faisait partie de ces femmes qui attirent les regards masculins. Il émanait d’elle une vitalité provocante -surtout quand elle marchait.
Est-ce pour cela que je l’ai choisie ? se demanda Bickel. Il interrompit ses exercices pour réfléchir à la question. Au sein d un équipage entièrement masculin, ce genre de femme était une source d’ennuis - à moins qu’ils ne prennent tous des anti-S. Mais ils ne pouvaient pas se permettre d’émousser leurs facultés à ce point.
Je l’ai choisie, parce qu’à bord d’un vaisseau où chacun dispose de cinq remplaçants, elle représente une valeur particulière, se dit Bickel pour se rassurer. Elle a une formation d’écologiste, de médecin et d’informaticienne. Elle va nous être bigrement utile.
Mais le doute persistait.
Pour le chasser de son esprit, Bickel parcourut du regard Central-com, concentrant son attention sur la nef - avec son ordinateur et ses colons en hibernation. C’était un ensemble de ressources que Bickel avait l’impression de pouvoir ranger dans une case logique, évaluer, peser et utiliser selon les besoins.
Il sentait autour de lui les seize coques concentriques de l’astronef, cette énorme masse ovoïde longue de plus d’un kilomètre. Au-delà de la barrière hydraulique et des chicanes qui protégeaient le cœur de Terra, s étendaient des kilomètres de coursives, de boyaux de communication, de compartiments étanches, à travers lesquels se déployait le fouillis organisé des équipements indispensables à la vie humaine dans cet environnement étranger.
Ils avaient dans les caissons d’hibernation deux mille adultes et mille embryons humains, ainsi que plus de six mille embryons animaux - une «gamme écologique complète».
Bickel se retourna pour contempler son pupitre. Son plan comportait un risque sérieux pour l’ordinateur, mais c’était un risque nécessaire. Même si les autres s’y opposaient, ils seraient obligés de suivre.
Il regarda Flatterie, absorbé par le pupitre principal, Timberlake qui se décontractait, abandonné à l’automasseur de son siège de quart. Son regard revint au pupitre de l’ordinateur. L’ordinateur de l’Œuf de Fer Blanc était essentiellement un multisystème muni d’horloges internes en «temps réel» contrôlées par des lasers à rubis, ce qui lui permettait d’enregistrer ses «expériences» personnelles. Il comptait plus de huit cent mille programmes spécialisés, établis par une prodigieuse armée de techniciens. Bickel songeait au potentiel de l’ordinateur, jamais encore mis à l’épreuve; son temps de réaction d’une trinanoseconde et ses équipements polyvalents permettaient d’intercaler simultanément des milliers de programmes. Il pouvait contrôler leur enchaînement, leur intercalation et l’introduction de données grâce à une mémoire centrale dotée d’une vaste réserve de fonctions d’interruption, d’instructions de branchement et de réseaux d’alarme.
Du temps où ils étaient connectés au NPO qui tenait lieu de programme superviseur - d’arbitre suprême -l’ordinateur et la nef qu’il contrôlait avaient constitué une créature vivante de métal. Mais dans cette puissante et délicate relation, trois cerveaux avaient flanché. Or, Bickel-le-pragmatique n’accordait sa confiance qu’à ce qui fonctionnait. Sans NPO, l’ordinateur de bord n’était qu’une machine inerte qui suivait des processus figés, et dont les résultats ne pouvaient être acceptés ou refusés qu’après décision humaine.
- Dans combien de temps Prue viendra-t-elle nous rejoindre ? demanda Bickel.
- Environ trois heures, répondit Timberlake.
- Je veux son opinion sur les autopsies. Je ne suis pas satisfait de ce que nous avons trouvé dans les deux premiers cerveaux.
Timberlake coupa le contact de l’automassage et posa sur Flatterie un regard inquisiteur.
Le psychiatre-aumônier se contenta de sourire; il n’oubliait pas que Bickel était féru de logique et qu’il n’avait aucune considération pour tout ce qui sortait de la ligne maîtresse de raisonnement, ce qui le faisait paraître parfois un peu rustre.
- Lunabase va poser des questions pour lesquelles nous n’avons pas de réponses, dit Bickel. Nous ne pouvons pas nous permettre d’avoir l’air de tâtonner. Il regarda Timberlake :
- Ils vont nous disséquer un par un - depuis les équipements biofonctionnels jusqu’à…
- Les équipements biofonctionnels étaient parfaits! coupa Timberlake.
- Il vaudrait mieux que nous puissions le prouver, dit Bickel.
- J’ai examiné toute la console quand Cerveau Un a lâché, dit Timberlake. Vérifiez vous-même.
- Je l’ai fait. Il y a une ou deux choses qui m’ont intrigué. Cerveau Un préférait qu’on l’appelle Myrtle. Pourquoi ? Je n’ai rien trouvé dans la mémoire centrale qui puisse expliquer ça - sinon que Cerveau Un a été extrait d’un monstre génétique qui était probablement de sexe féminin.
- Aux tests de la Base Anders, l’équipement biofonctionnels particulier de Myrtle s’écartait de moins de deux millièmes du centre homéostatique, dit Timberlake.
- Ne vous laissez pas abuser par cette préférence d’identité, dit Flatterie. C’était à notre intention - pour que nous puissions anthropomorphiser le NPO de la nef.
- Ouais, dit Bickel, c’est la raison que chacun d’eux a fournie, mais est-ce la vraie raison ?
- Ces cerveaux étaient aussi parfaits que n’importe quel autre, dit Flatterie, tout en se demandant pourquoi il se laissait irriter par l’attitude de Bickel. D’accord, ils ont été élevés depuis leur petite enfance comme des parties intégrantes du système global servos-senseurs-nef et alors ? Ils n’ont jamais connu d’autre vie ni voulu…
- Vous avez dit qu’une ou deux choses vous intriguaient, interrompit Timberlake. Quelle est la seconde ?
- Votre rapport sur les équipements biofonctionnels, répondit Bickel, article 9107 sur Myrtle. Vous dites : «Aucun des équipements ne semble être en cause.» Pourquoi avez-vous employé le mot semble, Tim ? Vous avez des doutes que vous ne pouviez pas consigner dans le rapport ?
- Pas le moindre! répondit Timberlake. Ces équipements étaient parfaits!
- Alors pourquoi ne l’avez-vous pas écrit simplement ?
- Par prudence uniquement, dit Flatterie. Si vous avez vérifié les dossiers, vous verrez que mon rapport médical confirme en tous points ses conclusions.
- Sauf une, dit Bickel.
- Et laquelle ? demanda Timberlake. Le visage empourpré, la mâchoire crispée, il fixait sur Bickel un regard furieux.
Bickel ne releva pas ces symptômes de colère :
- Rien n’explique la brûlure interne que Raj a découverte dans ces cerveaux. «Brûlure interne», dites-vous, «surtout au long des axones collatéraux surdimensionnés du côté afférent». Que diable entendez-vous par surdimensionnés ? Surdimensionnés par rapport à quoi ?
- L’un des canaux principaux aboutissant aux centres supérieurs du cerveau était environ quatre fois plus gros que tout ce que j’avais jamais vu, dit Flatterie. Je n’en connais pas la raison, mais je suppose qu’il s’agit d’une croissance compensatoire. Ces NPO devaient manipuler un nombre beaucoup plus élevé de bits d’information, en provenance de capteurs plus nombreux, que n’en reçoit jamais un cerveau humain normal. Vous remarquerez que les lobes frontaux étaient également plus volumineux, mais le…
- Les spécifications du processus NPO expliquent tout cela, dit Bickel. Croissance compensatoire, ouais, mais je ne trouve pas un mot qui fasse allusion à des axones collatéraux surdimensionnés. Pas un mot.
- Ces cerveaux étaient intégrés à l’équipement depuis plus longtemps qu’aucun de ceux que nous avions examinés jusque-là, dit Timberlake. La documentation ne signale que quatre cas antérieurs de morts dues à des causes naturelles, et nous…
- Causes naturelles ? demanda Bickel. Qu’est-ce qu’une cause naturelle de mort pour un NPO ?
- Vous savez aussi bien que moi ce qui s’est passé, dit Flatterie. Des accidents : des corps irritants dans le bain nutritif, un bouclier antiradiations laissé ouvert pendant…
- C’étaient des erreurs humaines, pas des erreurs du NPO! coupa Bickel. Rien de naturel. Et encore une chose : Myrtle a été frappée de catatonie - ou d’autre chose - exactement dix jours, quatorze heures, huit minutes et onze secondes après notre départ de Lunabase. Nous avons mis Petit Joe en service, et il a duré six jours, neuf heures, une seconde. Nous avons alors confié l’astronef à Harvey - notre dernière chance - et Harvey a tenu quinze heures juste. Kaput!
- Soumis à un stress de plus en plus intense, ils ont flanché de plus en plus tôt, expliqua Flatterie. Mais vous observerez que les dernières paroles de chacun d’eux révélaient un type de dégradation apparenté à la schizo…
- Apparenté! ricana Bickel. Voilà ce qu’on trouve tout au long de ces foutus rapports : «Quelque chose de similaire à…», «Un état qui rappelle celui de…», «Apparenté à…» Son regard furieux alla de Flatterie à Timberlake. La vérité, c’est que nous ne savons fichtrement rien de ce qui se passe dans la matière grise d’un NPO.
Au-dessus de Flatterie, le pupitre principal se mit soudain à cliqueter et à bourdonner.
Bickel attendit, tandis que Flatterie se démenait pour ajuster manuellement la température dans une soute interne. Un moment plus tard, Flatterie essuya la sueur qui lui couvrait le front, puis il vérifia sur tous les indicateurs que l’équilibre se maintenait.
- Ce pupitre est infernal, marmonna Timberlake. Pas étonnant que les NPO n’aient pas tenu le coup.
Flatterie détourna les yeux du pupitre.
- Tim, vous savez très bien que cette partie du boulot était un jeu d’enfant pour un NPO en état de marche. Les cerveaux étaient capables de faire face à la plupart des problèmes homéostatiques du vaisseau par une sorte d’action réflexe
- Une sorte… dit Bickel.
- Exactement! aboya Flatterie. Vexé de s’être laissé démonter par Bickel, il feignit de s’affairer à son pupitre pour dissimuler sa confusion.
Un long silence s’établit dans Central-com; Flatterie ne le rompit que lorsqu’il eut recouvré son sang-froid :
- J’étais sur le point de vous expliquer qu’on relève sur les bandes témoins des trois cerveaux des propos similaires à l’écriture schizophrénique. On y trouve un faux-semblant de signification… et parfois une expression colorée, mais pour l’essentiel…
Il fut interrompu par l’apparition au pupitre principal de trois bandes diagonales qui jetaient des éclairs jaunes. Ses mains se précipitèrent vers les commandes, tandis que Bickel plongeait vers son siège en criant : «Une saute de gravité!»
Les cocons se refermèrent sur eux avec un claquement sec. Ils ressentirent aussitôt les brutales et angoissantes variations de pesanteur, les fluctuations désordonnées du système de centrage du champ - l’inexplicable dérèglement gravifique qui avait causé la mort de Maida.